Le Château - Franz Kafka - E-Book

Le Château E-Book

Franz kafka

0,0
18,99 €

oder
-100%
Sammeln Sie Punkte in unserem Gutscheinprogramm und kaufen Sie E-Books und Hörbücher mit bis zu 100% Rabatt.
Mehr erfahren.
Beschreibung

Écrit de janvier à septembre 1922, "Le Château" est le troisième et ultime roman de Franz Kafka ; resté inachevé, il s’interrompt abruptement dans le dernier chapitre. L'ouvrage est publié en 1926 à titre posthume à l'initiative de Max Brod, ami de l'auteur.

RÉSUMÉ
C'est par une sombre nuit que K. arrive dans un village étrange où l'attitude des habitants l'inquiète. Par ailleurs sa curiosité est attisée par l'existence d'un château inaccessible auquel ils semblent tous rendre des comptes... K.,nommé arpenteur, met tout en oeuvre pour rencontrer Klamm qui appartient au Château. Mais il se heurte aux secrétaires. Ceux-ci font partie du château et constituent le lien avec le village : ils résident à l'auberge des messieurs. K s'allie avec Frieda qui devient sa fiancée après avoir été l'amie de Klamm. Les gens du village (entre autre l'hôtelière) semblent former un rempart entre lui et le château (représenté par Klamm). D'autres paraissent le soutenir comme la famille Barnabé... Ce très grand roman de Frank Kafka nous emporte dans un tourbillon de situations absurdes qui ne sont cependant pas sans nous rappeler certains aspects de nos sociétés modernes...

Das E-Book können Sie in Legimi-Apps oder einer beliebigen App lesen, die das folgende Format unterstützen:

EPUB

Veröffentlichungsjahr: 2025

Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



table des matières

LE CHÂTEAU

I.

II.

III.

IV.

V.

VI.

VII.

VIII.

IX.

X.

XI.

XII.

XIII.

XIV.

XV.

XVI.

XVII.

XVIII.

XIX.

XX.

VARIANTE DU DÉBUT

Notes

LE CHÂTEAU

Franz Kafka

I.

Il était tard lorsque K. arriva. Une neige épaisse couvrait le village. La colline était cachée par la brume et par la nuit, nul rayon de lumière n’indiquait le grand Château. K. resta longtemps sur le pont de bois qui menait de la grand-route au village, les yeux levés vers ces hauteurs qui semblaient vides.

Puis il alla chercher un gîte ; les gens de l’auberge n’étaient pas encore au lit ; on n’avait pas de chambre à louer, mais, surpris et déconcerté par ce client qui venait si tard, l’aubergiste lui proposa de le faire coucher sur une paillasse dans la salle. K. accepta. Il y avait encore là quelques paysans attablés autour de leurs chopes, mais, ne voulant parler à personne, il alla chercher lui-même la paillasse au grenier et se coucha près du poêle. Il faisait chaud, les paysans se taisaient, il les regarda encore un peu entre ses paupières fatiguées puis s’endormit.

Mais il ne tarda pas à être réveillé ; l’aubergiste se tenait debout à son chevet en compagnie d’un jeune homme à tête d’acteur qui avait des yeux minces, de gros sourcils, et des habits de citadin. Les paysans étaient toujours là, quelques-uns avaient fait tourner leurs chaises pour mieux voir. Le jeune homme s’excusa très poliment d’avoir réveillé K. et se présenta comme le fils du portier du Château, puis déclara :

« Ce village appartient au Château ; y habiter ou y passer la nuit c’est en quelque sorte habiter ou passer la nuit au Château. Personne n’en a le droit sans la permission du comte. Cette permission vous ne l’avez pas ou du moins vous ne l’avez pas montrée. »

K. s’étant à moitié redressé passa la main dans ses cheveux pour se recoiffer, leva les yeux vers les deux hommes et dit :

– Dans quel village me suis-je égaré ? Y a-t-il donc ici un Château ?

– Mais oui, dit le jeune homme lentement, et quelques-uns des paysans hochèrent la tête, c’est le Château de monsieur le comte Westwest.

– Il faut avoir une autorisation pour pouvoir passer la nuit ? demanda K. comme s’il cherchait à se convaincre qu’il n’avait pas rêvé ce qu’on lui avait dit.

– Il faut avoir une autorisation, lui fut-il répondu, et le jeune homme, étendant le bras, demanda, comme pour railler K., à l’aubergiste et aux clients :

– À moins qu’on ne puisse s’en passer ?

– Eh bien, j’irai en chercher une, dit K. en bâillant, et il rejeta la couverture pour se lever.

– Oui ? Et auprès de qui ?

– De monsieur le comte, dit K., il ne me reste plus autre chose à faire.

– Maintenant ! À minuit ! Aller chercher l’autorisation de monsieur le comte ? s’écria le jeune homme en reculant d’un pas.

– C’est impossible ? demanda calmement K. Alors pourquoi m’avez-vous réveillé ?

Le jeune homme sortit de ses gonds.

– Quelles manières de vagabond ! s’écria-t-il. J’exige le respect pour les autorités comtales ! Je vous ai réveillé pour vous dire d’avoir à quitter sur-le-champ le domaine de monsieur le comte.

– Voilà une comédie qui a assez dure, dit K. d’une voix étonnamment basse en se recouchant et en ramenant la couverture sous son menton. Vous allez un peu loin, jeune homme, et nous en reparlerons demain. L’aubergiste, ainsi que ces messieurs, sera témoin, si toutefois j’ai besoin de témoins. En attendant je vous préviens que je suis l’arpenteur que monsieur le comte a fait venir. Mes aides arriveront demain, en voiture, avec les appareils. Je n’ai pas voulu me priver d’une promenade dans la neige mais j’ai perdu plusieurs fois mon chemin et c’est pourquoi je suis arrivé si tard. Je savais très bien que ce n’était plus l’heure de se présenter au Château sans que vous ayez besoin de me l’apprendre. Voilà pourquoi je me suis contenté de ce gîte, où vous avez eu, pour m’exprimer avec modération, l’impolitesse de venir me déranger. Je n’ai pas autre chose à vous dire. Et maintenant bonne nuit, messieurs. Et K. se retourna vers le poêle.

« Arpenteur ? » prononça encore derrière lui une voix qui semblait hésiter ; sur quoi tout le monde se tut. Mais le jeune homme ne tarda pas à se ressaisir et demanda à l’hôte, sur un ton assez bas pour marquer quelque égard à l’endroit du sommeil de K…, mais assez haut pour pouvoir être entendu de lui :

– Je vais me renseigner au téléphone.

Eh quoi ! le téléphone était-il installé dans cette auberge de village ? Quelle merveilleuse organisation ! Le détail en surprenait K. bien qu’il se fût attendu à l’ensemble. L’appareil se trouvait presque au-dessus de sa tête – K. avait eu tellement sommeil qu’il ne s’en était pas aperçu – ; si le jeune homme téléphonait il ne pourrait le faire sans troubler le dormeur, quelque bonne volonté qu’il y mit ; il ne s’agissait que de savoir si K. le laisserait oui ou non téléphoner : il décida de le laisser. Mais il devenait inutile dès lors de feindre le sommeil. Il voyait déjà les paysans se rapprocher pour parler entre eux, car la venue d’un arpenteur n’était pas mince événement. La porte de la cuisine s’était ouverte ; la puissante silhouette de l’hôtesse l’emplissait toute ; l’aubergiste s’approcha de sa femme sur la pointe des pieds pour lui faire part des événements ; et la conversation téléphonique commença. Le portier était endormi, mais il y avait un sous-portier à l’appareil, l’un des sous-portiers, un Monsieur Fritz.

Le jeune homme s’était nommé – il s’appelait Schwarzer – raconta comme quoi il avait trouvé K., un homme de trente à quarante ans, tout déguenillé, dormant tranquillement sur une paillasse avec son sac pour oreiller et un bâton noueux à portée de la main. Naturellement il lui avait paru suspect, et, comme l’aubergiste avait visiblement négligé son devoir, il avait dû, lui Schwarzer, étudier cette affaire pour accomplir le sien. K. avait pris fort mal la chose quand il s’était vu réveillé, interrogé et menacé, comme de rigueur, d’être expulsé ; il avait peut-être d’ailleurs le droit de s’irriter, car il affirmait qu’il était un arpenteur venu sur les ordres du comte. Le devoir exigeait qu’on examinât, ne fût-ce que pour la forme, le bien-fondé de cette affirmation. Schwarzer priait en conséquence Monsieur Fritz de demander au bureau central si l’on attendait vraiment un arpenteur et de téléphoner immédiatement ce qu’on aurait appris.

Puis tout se tut ; là-bas, Fritz devait se renseigner, et on attendait la réponse. K. ne changea pas de position, il ne se retourna même pas, ne témoigna aucune curiosité et resta là à regarder devant lui dans le vide.

Ce rapport de Schwarzer où se mêlaient la prudence et la méchanceté lui donnait une idée des ressources diplomatiques dont jouissaient au Château même d’infimes employés. C’étaient des travailleurs puisqu’il y avait un service de nuit au bureau central, et ce service devait donner très vite les informations demandées car Fritz rappelait déjà. Sa réponse dut être bien courte, Schwarzer raccrocha aussitôt violemment :

– Je le disais bien, s’écria-t-il, pas plus d’arpenteur que sur ma main, un vulgaire vagabond qui raconte des histoires, et pis encore probablement.

Un instant K. pensa que tous, Schwarzer, patron, patronne et paysans allaient se précipiter sur lui. Pour éviter le premier choc il se recroquevilla sous sa couverture. À ce moment le téléphone rappela encore, et assez fort. K. sortit lentement la tête. Bien qu’il fût très invraisemblable que ce deuxième appel le concernât aussi, tout le monde s’arrêta et Schwarzer retourna à l’appareil. Il écouta une assez longue explication, puis il dit à voix basse :

– C’était une erreur ! Voilà qui est très gênant pour moi. Le chef de bureau a téléphoné lui-même ? Étrange, étrange. Comment expliquer la chose à Monsieur l’arpenteur ?

K. dressa l’oreille. Le Château l’avait donc nommé arpenteur. D’un côté c’était mauvais ; cela montrait qu’au Château on savait de lui tout ce qu’il fallait, qu’on avait pesé les forces en présence et qu’on acceptait le combat en souriant. Mais d’autre part c’était bon signe aussi, car cela prouvait, à son avis, qu’on sous-estimait ses forces et qu’il aurait plus de liberté qu’il n’en eût pu espérer de prime abord. Si l’on croyait pouvoir le tenir en état de crainte constante en reconnaissant ainsi sa qualité d’arpenteur – ce qui donnait évidemment au Château la supériorité morale, – on se trompait ; il en éprouvait bien un petit frisson passager, mais c’était tout.

Comme Schwarzer s’approchait de lui timidement, il lui fit signe de s’éloigner ; il refusa aussi de s’installer, comme on l’en pressait, dans la chambre même de l’hôte ; il n’accepta qu’un peu de boisson de l’aubergiste et de l’hôtesse qu’une cuvette avec une serviette et du savon ; il n’eut même pas à demander qu’on évacuât la salle, tout le monde se retira vivement en détournant la tête pour ne pas risquer d’être reconnu le lendemain.

On éteignit la lampe et il put enfin se reposer. Il s’endormit profondément et s’éveilla au matin d’un sommeil qui n’avait été troublé qu’une ou deux fois par les promenades des rats.

Après le déjeuner qui, d’après l’aubergiste, devait être réglé par le Château comme tout l’entretien de K., il voulut se rendre au village immédiatement. Mais comme son hôte, avec lequel il n’avait encore échangé que les paroles les plus nécessaires – car il se souvenait de la scène de la veille, – comme son hôte ne cessait de rôder autour de lui d’un air suppliant, il le prit en pitié et le fit asseoir un instant.

– Je ne connais pas encore le comte, lui dit-il ; il paraît qu’il paye bien le bon travail, est-ce vrai ? Quand on part comme moi si loin de sa femme et de son enfant, ce n’est pas pour revenir les mains vides.

– Vous n’avez pas besoin de vous tracasser à ce sujet, répondit l’aubergiste, personne ne se plaint d’être mal payé.

– Tant mieux, dit K…, je ne suis pas un timide et je ne me gênerais pas pour parler à un comte, mais il vaut naturellement mieux que tout se passe sans discussion.

L’aubergiste s’était assis en face de K. sur le rebord de la fenêtre, il n’osait pas s’installer mieux et ne cessait de regarder K. de ses grands yeux noirs apeurés. Au début il le recherchait, et maintenant on aurait dit qu’il voulait le fuir. Craignait-il d’être interrogé sur le comte ? Se méfiait-il de K., maintenant qu’il voyait en lui un « Monsieur » ? K. sentit le besoin de se débarrasser de lui. Il regarda sa montre et dit :

– Mes aides ne vont pas tarder, pourras-tu les loger ici ?

– Certainement, répondit l’hôte. Mais ne logeront-ils pas au Château avec toi ?

L’aubergiste renonçait-il donc si facilement à des clients – surtout à K., – pour les renvoyer ainsi au Château ?

– Ce n’est pas encore sûr, dit K. Il faut d’abord que je connaisse la tâche qu’on va me donner. Si je dois travailler en bas, dans le village, il vaudra mieux que je loge ici. Je crains d’ailleurs que la vie ne me plaise pas au Château. Je veux rester libre.

– Tu ne connais pas le Château, dit l’aubergiste à voix basse.

– Évidemment, dit K., il ne faut pas juger trop vite. Pour le moment tout ce que je sais du Château c’est qu’il s’entend à choisir ses arpenteurs. Peut-être a-t-il d’autres qualités.

Et il se leva pour se délivrer de l’aubergiste qui mordillait nerveusement ses lèvres. Décidément la confiance de cet homme n’était pas facile à gagner.

En s’en allant, K. fut frappé par un portrait sombre qui pendait au mur dans un cadre noir. Il l’avait déjà remarqué de son lit, mais, ne pouvant distinguer les détails à distance, il l’avait pris pour un vêtement noir. Pourtant, c’était bien un tableau, il le voyait maintenant, c’était le buste d’un homme d’environ cinquante ans. Ce personnage penchait la tête si bas qu’on distinguait à peine les yeux ; le front était très haut, très lourd, et le nez fort et recourbé. La barbe, aplatie par le menton contre la poitrine, reprenait plus bas son ampleur. La main gauche, les doigts ouverts, s’enfonçait dans les grands cheveux, et l’homme ne pouvait plus relever la tête.

– Qui est-ce ? demanda K. ; le comte ?

Il se tenait devant le tableau, il n’avait même pas regardé l’aubergiste.

– Non, dit l’hôte, c’est le portier.

– Ils ont vraiment un beau portier dans ce Château, déclara K., dommage que son fils lui ressemble si peu.

– Mais non, dit l’aubergiste, et il fit pencher K. pour lui chuchoter à l’oreille : – Schwarzer a exagéré hier soir, son père n’est que sous-portier, et encore l’un des derniers.

L’aubergiste faisait dans cet instant à K. l’effet d’un enfant.

– Ah ! l’animal ! dit K. en riant.

Mais l’aubergiste ne rit pas, il déclara :

– Son père est puissant lui aussi.

– Allons donc ! dit K., tu crois tout le monde puissant, peut-être même moi ?

– Non, toi, dit l’hôte d’une voix timide mais d’un ton grave, je ne te crois pas puissant.

– Tu observes fort bien, dit K. ; en effet, entre nous, je ne suis pas puissant ; sans doute, je n’ai pas moins de respect que toi pour ceux qui le sont, seulement je suis moins franc, je ne veux pas toujours l’avouer.

Et il tapota la joue de l’hôte pour le consoler et gagner ses bonnes grâces. L’autre sourit alors un peu. Il ressemblait vraiment à un adolescent avec son visage délicat et son menton presque sans barbe. Comment s’était-il apparié avec cette femme volumineuse et d’air âgé que l’on voyait remuer, les coudes loin du corps, par la petite fenêtre qui donnait sur la cuisine ? Mais K. ne voulait plus sonder l’homme ; il eût craint de chasser le sourire qu’il avait fini par obtenir. Aussi lui fit-il simplement signe d’ouvrir la porte et il sortit dans la rue où l’accueillit un beau matin d’hiver.

Maintenant il voyait le Château qui se détachait nettement là-haut dans l’air lumineux ; la neige qui s’étalait partout en couche mince en accusait nettement le contour. Elle semblait d’ailleurs moins épaisse sur la montagne qu’au village où K. avait autant de peine à marcher que la veille sur la grand-route. La neige montait jusqu’aux fenêtres des cabanes et pesait lourdement sur les toitures basses, tandis que là-haut, sur la montagne, tout avait un air dégagé, tout montait librement dans l’air, c’était du moins ce qu’il semblait d’ici.

En somme, tel qu’on le voyait ainsi de loin, le Château répondait à l’attente de K. Ce n’était ni un vieux Château féodal ni un palais de date récente, mais une vaste construction composée de quelques bâtiments à deux étages et d’un grand nombre de petites maisons pressées les unes contre les autres ; si l’on n’avait pas su que c’était un Château on aurait pu croire qu’on avait affaire à une petite ville. K. ne vit qu’une tour et ne put discerner si elle faisait partie d’une maison d’habitation ou d’une église. Des nuées de corneilles décrivaient leurs cercles autour d’elle.

K. poursuivit son chemin, les yeux braqués sur le Château ; rien d’autre ne l’inquiétait. Mais en se rapprochant il fut déçu ; ce Château n’était après tout qu’une petite ville misérable, un ramassis de bicoques villageoises que rien ne distinguait, sinon, si l’on voulait, qu’elles étaient toutes de pierre, mais le crépi semblait parti depuis longtemps et cette pierre semblait s’effriter. Un souvenir fugitif vint frapper l’esprit de K… : il songea à sa ville natale. Elle le cédait à peine à ce prétendu Château ; si K. n’était venu que pour le voir, ç’aurait été un voyage perdu et il aurait mieux fait d’aller revoir sa patrie où il n’était plus retourné depuis si longtemps. Il comparait en pensée le clocher de son village avec la tour qui se dressait là-haut. Celle du clocher, sûre d’elle, montait tout droit sans une hésitation et se rajeunissait en haut, terminée par un large toit qui la couvrait de tuiles rouges ; c’était un bâtiment terrestre, bien sûr, – que pouvons-nous construire d’autre ? – mais qui plaçait son but plus haut que le plat ramassis des petites maisons et qui prenait une expression plus lumineuse au-dessus des tristes jours et du travail quotidien. La tour d’ici – la seule que l’on vît – était la tour d’une maison d’habitation – on s’en rendait compte maintenant, – peut-être celle du corps principal du Château ; c’était une construction ronde et uniforme dont le lierre recouvrait gracieusement une partie ; elle était percée de petites fenêtres que le soleil faisait étinceler ; elle avait quelque chose de fou et se terminait par une sorte de plate-forme dont les créneaux incertains, irréguliers et ruineux, gravaient dans un ciel bleu des dents qui semblaient avoir été dessinées par la main craintive ou négligente d’un enfant. On eût dit qu’un triste habitant, contraint de vivre enfermé dans la pièce la plus reculée de la maison, avait crevé le toit et s’était levé pour se montrer au monde.

K. s’arrêta encore une fois, comme si ces haltes lui eussent permis de mieux réfléchir. Mais il fut dérangé.

Derrière l’église près de laquelle il s’était arrêté – ce n’était qu’une chapelle agrandie, pour recevoir les fidèles, par des corps de maçonnerie qui lui donnaient de faux airs de grange, – derrière l’église du village se trouvait l’école. C’était un long bâtiment bas, qui mariait étrangement le caractère du provisoire et celui des très vieilles choses, au fond d’un jardin grillé transformé en steppe neigeuse par la saison. Les enfants en sortaient avec l’instituteur. Ils entouraient leur maître d’une troupe compacte, tous les regards étaient fixés sur le maître et toutes les langues se démenaient ; les enfants parlaient si vite que K. ne comprenait rien. L’instituteur, un jeune homme, petit et étroit d’épaules, mais sans être ridicule, et qui se tenait très droit, avait aperçu K. du plus loin ; il faut dire que K., en dehors de ce groupe, était le seul homme qu’on pût voir jusqu’à l’horizon. En sa qualité d’étranger il salua le premier le petit homme autoritaire.

– Bonjour, monsieur l’instituteur, dit-il.

Tous les enfants se turent d’un coup ; ce silence soudain, préludant à ses mots, dut plaire au jeune instituteur.

– Vous regardez le Château ? demanda-t-il plus doucement que K. ne s’y fût attendu, mais sur un ton qui semblait désapprouver cette occupation.

– Oui, dit K., je ne suis pas d’ici, je ne suis arrivé que d’hier.

– Le Château ne vous plaît pas ? demanda hâtivement l’instituteur.

– Comment ? riposta K., un peu ahuri ; puis il répéta la question plus doucement : Le château ne me plaît pas ? Pourquoi voulez-vous qu’il ne me plaise pas ?

– Aucun étranger ne le trouve à son goût, dit l’instituteur.

Pour éviter une réponse désagréable, K. détourna le cours de l’entretien et demanda :

– Vous connaissez sans doute le comte ?

– Non, dit l’instituteur qui voulut s’en aller.

Mais K. ne le lâcha pas et demanda encore :

– Comment ! Vous ne connaissez pas le comte ?

– Comment le connaîtrais-je ? dit l’instituteur tout bas, et il ajouta en français à haute voix : Songez à la présence de ces enfants innocents.

K. en prit motif pour demander :

– Pourrai-je venir vous voir, Monsieur l’instituteur ? Je dois rester longtemps ici et je me sens déjà un peu seul ; je ne suis fait ni pour les paysans ni, sans doute, pour le Château.

– Il n’y a pas de différence entre les paysans et le Château, dit l’instituteur.

– Soit, dit K., mais cela ne change rien à ma situation. Ne pourrai-je venir vous voir ?

– J’habite chez le boucher, dans la petite rue du Cygne.

C’était un renseignement plutôt qu’une invitation, K. répondit cependant :

– Eh bien, merci, je passerai.

L’instituteur fit un signe de tête et partit avec les enfants qui se remirent immédiatement à crier. Ils disparurent bientôt au fond d’une ruelle abrupte.

Mais K. restait distrait, fâché de l’entretien. Pour la première fois depuis son arrivée il ressentait une vraie fatigue. Le long chemin qu’il avait dû faire pour venir ne l’avait pas épuisé pendant l’effort lui-même ; comme il avait marché patiemment ces jours-là, pas après pas, sur cette longue route ! Les suites de ce surmenage se faisaient sentir maintenant, et c’était au mauvais moment. Il éprouvait un irrésistible besoin de faire de nouvelles connaissances, mais toutes celles qu’il trouvait augmentaient sa fatigue {i}. S’il se contraignait dans son état présent à poursuivre sa promenade jusqu’à l’entrée du Château, ce serait plus que suffisant.

Il poursuivit donc son chemin ; mais que ce chemin était long ! En effet la route qui formait la rue principale du village, ne conduisait pas à la hauteur sur laquelle s’élevait le Château, elle menait à peine au pied de cette colline, puis faisait un coude qu’on eût dit intentionnel, et, bien qu’elle ne s’éloignât pas davantage du Château, elle cessait de s’en rapprocher. K. s’attendait toujours à la voir obliquer vers le Château, c’était ce seul espoir qui le faisait continuer ; il hésitait à lâcher la route, sans doute à cause de sa fatigue, et s’étonnait de la longueur de ce village qui ne prenait jamais de fin ; toujours ces petites maisons, ces petites vitres givrées et cette neige et cette absence d’hommes… Finalement il s’arracha à cette route qui le gardait prisonnier et s’engagea dans une ruelle étroite ; la neige s’y trouvait encore plus profonde ; il éprouvait un mal horrible à décoller ses pieds qui s’enfonçaient, il se sentit ruisselant de sueur et soudain il dut s’arrêter, il ne pouvait plus avancer.

Il n’était d’ailleurs pas perdu : à droite et à gauche se dressaient des cabanes de paysans : il fit une boule de neige et la lança contre une fenêtre. Aussitôt la porte s’ouvrit – la première porte qui s’ouvrait depuis qu’il marchait dans le village – et un vieux paysan apparut sur le seuil, aimable et faible, la tête penchée sur le côté, les épaules couvertes d’une peau de mouton brune.

– Puis-je entrer un instant chez vous ? demanda K., je suis très fatigué.

Il n’entendit pas la réponse du vieux mais accepta avec reconnaissance la planche qu’on lui lança sur la neige et qui le tira aussitôt d’embarras ; en quatre pas il fut dans la salle.

Une grande salle crépusculaire : quand on venait du dehors, on ne voyait d’abord rien. K. trébucha contre un baquet, une main de femme le retint. Des cris d’enfants venaient d’un coin. D’un autre coin sortait une épaisse fumée qui transformait la pénombre en ténèbres. K. se trouvait là comme dans un nuage.

– Il est ivre ! dit quelqu’un.

– Qui êtes-vous ? cria une voix autoritaire, et, s’adressant probablement au vieux :

– Pourquoi l’as-tu laissé entrer ? Doit-on recevoir tout ce qui traîne dans la rue ?

– Je suis l’arpenteur du comte, dit K., cherchant à se justifier aux yeux de l’homme qu’il ne voyait toujours pas.

– Ah ! c’est l’arpenteur du comte, dit une voix de femme ; ces paroles furent suivies d’un silence complet.

– Vous me connaissez ? demanda K.

– Certainement, fit brièvement la même voix.

Ce fait n’avait pas l’air de le recommander.

Finalement la fumée se dissipa un peu et K. put voir où il était. Il semblait que ce fût grand jour de lessive. Près de la porte on lavait du linge. Mais le nuage venait de l’autre coin où deux hommes se baignaient dans l’eau fumante d’un baquet de bois tel que K. n’en avait jamais vu ; il tenait la place de deux lits. Pourtant c’était le coin de droite qui semblait le plus surprenant sans qu’on pût discerner au juste d’où provenait cette étrangeté. D’une grande lucarne, la seule du fond de la pièce, tombait une blafarde lueur de neige qui devait venir de la cour et donnait un reflet de soie aux vêtements d’une femme fatiguée qui se tenait presque couchée sur un haut fauteuil dans ce coin de la salle. Elle portait un nourrisson sur son sein. Des enfants jouaient autour d’elle, des fils de paysans, comme on pouvait le voir, mais elle n’avait pas l’air d’être du même milieu ; la maladie et la fatigue affinent même les paysans.

– Asseyez-vous, dit l’un des hommes, qui portait une grande barbe, et une moustache, par surcroît, sous laquelle sa bouche béait car il ne cessait de souffler ; il indiqua comiquement un bahut en tendant le bras au-dessus du baquet avec un geste qui éclaboussa d’eau chaude tout le visage de K. Le vieux qui avait fait entrer K. avait déjà pris place sur ce bahut et se tenait là, les yeux dans le vide. K. fut heureux de pouvoir enfin s’asseoir. Personne maintenant ne s’occupait plus de lui. La femme qui lavait, une blonde dans toute l’opulence de la jeunesse, chantait à voix basse en frottant ; les hommes dans leur bain s’agitaient et se retournaient, les enfants voulaient s’approcher d’eux, mais les éclaboussures d’eau, qui n’épargnaient pas K. non plus, les arrêtaient toujours à distance, la femme du grand fauteuil restait comme inanimée, elle n’abaissait même pas les yeux sur l’enfant qu’elle portait, elle regardait en l’air dans le vague.

K. avait sans doute passé longtemps à contempler cette belle image qui ne se modifiait jamais, mais il avait dû s’endormir aussi par la suite, car, lorsqu’il sursauta à l’appel d’une voix forte, sa tête se trouvait sur l’épaule du vieillard assis à côté de lui. Les hommes, qui avaient fini de se baigner, – c’étaient maintenant les enfants qui gigotaient dans le grand baquet sous la surveillance de la femme blonde, – les hommes se tenaient devant K., vêtus de pied en cap. Le hurleur à grande barbe était le plus négligeable des deux. L’autre, en effet, qui n’était pas plus grand et dont la barbe était beaucoup moins importante, était un homme taciturne, un homme de lentes pensées, large d’épaules, et de visage aussi, qui tenait la tête penchée :

– Monsieur l’arpenteur, dit-il, vous ne pouvez pas rester ici. Excusez-moi de cette impolitesse.

– Je ne voulais pas rester non plus, dit K., je voulais simplement me reposer un peu. C’est fait, maintenant je m’en vais.

– Vous êtes sans doute surpris, dit l’homme, de notre peu d’hospitalité. Mais l’hospitalité n’est pas d’usage chez nous, nous n’avons pas besoin d’hôtes.

Un peu remonté par son sommeil, l’oreille plus nette qu’auparavant. K. fut heureux de ces franches paroles. Il bougeait plus librement ; il s’appuyait sur sa canne et allait tantôt ici, tantôt là, il s’approcha de la femme étendue dans le fauteuil ; il était d’ailleurs physiquement le plus grand de toute la salle.

– Certainement, dit-il, qu’avez-vous besoin d’hôtes ? De temps en temps pourtant cela peut arriver, par exemple, avec moi, l’arpenteur.

– Je ne sais pas, dit l’homme lentement ; si l’on vous a fait venir c’est sans doute qu’on a besoin de vous, je pense que c’est une exception, mais nous, qui sommes de petites gens, nous nous en tenons à la règle, vous ne pouvez nous en vouloir.

– Certainement, dit K., je ne vous dois que des remerciements à vous et à tous ceux d’ici.

Et, à la grande surprise de tous, il se retourna littéralement d’un bond et se trouva devant la femme. Elle se mit à regarder K. de ses yeux bleus et fatigués ; le châle de soie qu’elle portait sur la tête lui retombait jusqu’au milieu du front, le nourrisson dormait contre son sein.

– Qui es-tu ? demanda K.

D’un air de mépris dont on ne savait s’il s’adressait à K. ou à sa propre réponse, elle dit : « Une femme du Château ».

Cette scène n’avait demandé qu’un instant ; mais K. avait déjà un homme à droite et l’autre à gauche, et, comme s’il n’y avait plus eu d’autre moyen de se faire comprendre, on le traîna jusqu’à la porte sans mot dire mais avec toute la force possible. Le vieux en parut heureux, car on le vit battre des mains. La laveuse riait aussi près des enfants qui s’étaient mis à faire soudain un tapage fou.

K. se trouva bientôt dans la rue, les hommes le surveillaient du seuil. La neige avait recommencé, pourtant l’air paraissait moins trouble. L’homme à la grande barbe cria impatiemment :

– Où voulez-vous aller ? Ici c’est le chemin du Château, et là celui du village.

K. ne lui répondit pas, mais il dit à l’autre, qui, malgré son embarras, semblait le plus abordable :

– Qui êtes-vous ? Qui dois-je remercier ?

– Je suis, lui fut-il répondu, le maître tanneur Lasemann, mais vous n’avez personne à remercier.

– Bien, dit K…, peut-être nous retrouverons-nous.

– Je ne crois pas, dit Lasemann.

À ce moment l’homme à la grande barbe cria en élevant la main :

– Bonjour Arthur, bonjour Jérémie !

K. se retourna ; il y avait donc quand même des hommes dans les rues de ce village !

Deux jeunes gens venaient du côté du Château ; ils étaient de taille moyenne et très sveltes tous deux, vêtus d’habits collants, et leurs visages se ressemblaient beaucoup. Leur teint était d’un brun foncé, mais le noir de leurs barbes en pointe tranchait quand même violemment sur ce ton. Ils marchaient à une vitesse qui étonnait dans une telle neige, leurs minces jambes se mouvaient au même pas.

– Qu’avez-vous ? cria l’homme à la grande barbe. On ne pouvait, tant ils allaient vite, se faire entendre d’eux qu’en criant ; ils ne s’arrêtèrent pas.

– Aux affaires, lancèrent-ils en souriant.

– Où ?

– À l’auberge.

– J’y vais aussi, cria soudain K., plus fort que tous les autres ; il avait grande envie de se faire accompagner par les deux jeunes gens ; il ne lui semblait pas que leur connaissance pût devenir bien avantageuse, mais ce devait être de bons compagnons dont la société serait réconfortante. Ils entendirent les paroles de K. mais se contentèrent de faire un signe de tête et disparurent.

K. restait toujours dans sa neige ; il n’était pas tenté d’en retirer ses pieds qu’il eût fallu y replonger un peu plus loin ; le maître tanneur et son compagnon, satisfaits de l’avoir définitivement expédié, rentrèrent lentement dans la maison par la porte entrouverte en retournant fréquemment la tête pour jeter un regard sur lui, et K. resta seul au milieu de la neige qui l’enveloppait. « Ce serait l’occasion, se dit-il, de me livrer à un petit désespoir, si je me trouvais là par l’effet d’un hasard et non de par ma volonté ».

Ce fut alors que, dans le mur de la petite maison de gauche, une minuscule fenêtre s’ouvrit qui avait paru d’un bleu foncé, peut-être sous l’effet de la neige, tant qu’elle était restée fermée et qui était si minuscule en vérité que, même ouverte maintenant, elle ne laissa pas voir tout le visage de la personne qui regardait, mais seulement ses yeux.

– Il est là, dit la voix tremblante d’une femme.

– C’est l’arpenteur, dit une voix d’homme.

Puis l’homme vint à la fenêtre et demanda, sans brutalité, mais cependant sur le ton de quelqu’un qui tient à ce que tout soit en ordre devant sa porte :

– Qui attendez-vous ?

– Un traîneau qui me prenne, dit K.

– Il ne passe pas de traîneau ici, dit l’homme, il n’y a aucune circulation.

– C’est pourtant la route qui mène au Château ! objecta K.

– Peu importe, dit l’homme avec une certaine cruauté, on n’y passe pas.

Puis ils se turent tous deux. Mais l’homme réfléchissait sans doute à quelque chose, car il gardait sa fenêtre ouverte : il en sortait de la fumée.

– Un mauvais chemin, dit K. pour lui venir en aide.

Mais l’homme se contenta de répondre :

– Évidemment.

Il ajouta pourtant au bout d’un instant :

– Si vous voulez je vous emmènerai avec mon traîneau.

– Oui, faites-le, je vous prie, répondit K. tout heureux, combien me demanderez-vous ?

– Rien, dit l’homme…

K. fut très étonné.

– Vous êtes bien l’arpenteur ? dit l’homme, vous appartenez au Château ! Où voulez-vous donc aller ?

– Au Château, fit K. hâtivement.

– Alors je ne vous prends pas, dit l’homme aussitôt.

– J’appartiens pourtant au Château, dit K. en reprenant les paroles propres de l’homme.

– Ça se peut, dit l’homme sur le ton d’un refus.

– Conduisez-moi alors à l’auberge, dit K.

– Bien, dit l’homme, j’amène tout de suite mon traîneau.

Rien de bien aimable en tout cela, on eût plutôt été tenté d’y voir le souci égoïste, anxieux et presque pédantesque d’éloigner K. du seuil de cette maison.

La porte de la cour s’ouvrit, livrant passage à un traîneau léger, complètement plat, sans aucun siège, tiré par un petit cheval fragile et suivi de l’homme, un être voûté, faible, boiteux, avec une tête maigre et rouge d’enrhumé qui paraissait toute petite dans l’écharpe de laine qui l’enveloppait étroitement. L’homme était visiblement malade, et il était pourtant sorti rien que pour pouvoir éloigner K. K. y fit une allusion mais l’homme secoua la tête. K. apprit seulement qu’il avait affaire au voiturier Gerstäcker et que si l’homme avait pris cet incommode traîneau c’était parce que celui-là se trouvait prêt et qu’il eût fallu trop de temps pour en amener un autre.

– Asseyez-vous, dit le voiturier en indiquant du fouet l’arrière du traîneau.

– Je vais m’asseoir près de vous, dit K.

– Je m’en irai, dit Gerstäcker.

– Pourquoi donc ? demanda K.

– Je m’en irai, répéta Gerstäcker et il fut prit d’un tel accès de toux qu’il dut se camper les jambes écartées dans la neige et se cramponner des deux mains au bord du traîneau.

K. ne dit plus rien, s’assit sur l’arrière du traîneau, la toux se calma petit à petit et ils partirent.

Là-haut, le Château, déjà étrangement sombre, que K. avait espéré atteindre dans la journée, recommençait à s’éloigner. Mais, comme pour saluer K., à l’occasion de ce provisoire adieu, le Château fit retentir un son de cloche, un son ailé, un son joyeux, qui faisait trembler l’âme un instant : on eût dit – car il avait aussi un accent douloureux – qu’il vous menaçait de l’accomplissement des choses que votre cœur souhaitait obscurément. Puis la grande cloche se tut bientôt, relayée par une petite qui sonnait faible et monotone, peut-être là-haut elle aussi, peut-être au village déjà. Ce drelindin convenait d’ailleurs mieux au lent voyage que faisait K. en compagnie de ce voiturier miteux mais inexorable.

– Écoute, lui dit K. soudain – ils n’étaient plus loin de l’église, le chemin de l’auberge était tout proche, K. pouvait déjà se risquer – je suis très étonné que tu oses prendre sous ta propre responsabilité de me voiturer ainsi à travers le pays, en as-tu bien le droit ?

Gerstäcker ne s’inquiéta pas de cette question et continua à marcher tranquillement à côté de son petit cheval.

– Eh ! cria K., et, ramassant un peu de neige sur le traîneau, il en fit une boule qu’il lança sur Gerstäcker. Il atteignit le voiturier en pleine oreille. Gerstäcker s’arrêta et se retourna ; mais lorsque K. le vit si près de lui – le traîneau avait continué à avancer légèrement – lorsqu’il vit cet être courbé, cette silhouette pour ainsi dire maltraitée, ce mince visage rouge et fatigué aux joues dissymétriques, l’une plate, l’autre tombante, cette bouche ouverte d’attention où ne restaient que quelques dents perdues, il ne put que répéter avec un ton de pitié ce qu’il avait d’abord dit méchamment : Gerstäcker ne serait-il pas puni de l’avoir transporté ?

– Que veux-tu ? demanda Gerstäcker sans comprendre ; il n’attendit d’ailleurs pas de réponse, il cria : « Hue ! » au petit cheval et ils poursuivirent leur route.

II.

Quand ils furent tout près de l’auberge, ce dont K s’aperçut à un certain coude de la route, il constata à son grand étonnement qu’il faisait déjà complètement nuit. S’était-il donc absenté si longtemps ? Cela n’avait pourtant duré qu’une heure ou deux d’après ses calculs. Et il était parti le matin ! Et il n’avait pas eu faim ! Et le jour n’avait cessé, jusqu’à l’instant précédent, de garder la même clarté, la nuit n’était venue que maintenant. « Courtes journées, courtes journées », se dit-il, et il descendit du traîneau et se dirigea vers l’auberge.

Il fut heureux de voir, en haut du petit perron, l’aubergiste qui l’éclairait en brandissant une lanterne. Se souvenant subitement du voiturier, il s’arrêta ; il l’entendit tousser quelque part, dans le noir. Après tout il le reverrait ! Ce ne fut qu’une fois près de l’aubergiste, qui le salua humblement, qu’il aperçut deux hommes plantés chacun d’un côté de la porte. Il prit la lanterne de la main de l’aubergiste et les éclaira tous deux ; c’étaient les hommes qu’il avait déjà rencontrés et qu’on avait appelés Arthur et Jérémie. Ils saluèrent comme des soldats. Se souvenant de son service militaire, heureuse époque, K. se prit à rire.

– Qui êtes-vous ? demanda-t-il en promenant ses regards de l’un à l’autre.

– Vos aides, répondirent-ils.

– Ce sont les aides, confirma l’aubergiste à voix basse.

– Eh quoi ! demanda K., vous êtes mes anciens aides, ceux que j’ai fait venir, ceux que j’attends ?

Ils répondirent affirmativement.

– C’est bien, dit K. au bout d’un instant, vous avez bien fait de venir. D’ailleurs, ajouta-t-il après une autre pause, vous arrivez en retard, vous avez été bien négligents.

– La route était longue, dit l’un d’eux.

– La route était longue, répéta K., mais je vous ai vus revenir du Château.

– Oui, dirent-ils sans plus d’explications.

– Où sont les instruments ? demanda K.

– Nous n’en avons pas, dirent-ils.

– Les instruments que je vous ai confiés, dit K.

– Nous n’en avons pas, répétèrent-ils.

– Ah ! quels êtres vous faites ! dit K., entendez-vous quoi que ce soit à l’arpentage ?

– Non, dirent-ils.

– Mais si vous êtes mes anciens aides, vous connaissez forcément le métier ! dit K.

Ils se turent.

– Allons, venez, dit K. et il les fit entrer devant lui dans la maison.

Ils s’attablèrent donc tous trois en silence autour des verres de bière, à une toute petite table, K. au milieu, les aides à sa droite et sa gauche. Il y avait une autre table, entourée de paysans comme le soir précédent.

– On a du travail avec vous, déclara K., comparant leurs visages ainsi qu’il l’avait souvent fait ; comment m’y prendre pour vous distinguer ? Vous ne différez que par vos noms ; à cela près vous vous ressemblez comme… – il hésita un instant, puis continua involontairement – vous vous ressemblez comme des serpents.

Ils sourirent.

– Les autres nous distinguent pourtant bien ! dirent-ils pour se justifier.

– Je le crois, dit K., j’en ai été moi-même témoin, mais je ne vois qu’avec mes yeux, et ils ne me permettent pas de vous distinguer. Je vous traiterai donc comme si vous ne faisiez qu’un, je vous appellerai tous deux Arthur, c’est bien le nom de l’un d’entre vous ? Le tien peut-être ? demanda-t-il à l’un des deux.

– Non, dit celui-ci, je m’appelle Jérémie.

– Peu importe, dit K…, je vous appellerai tous deux Arthur. Si j’envoie Arthur quelque part vous devez y aller tous deux, si je donne un travail à Arthur vous devez le faire tous deux, cette méthode a pour moi le gros inconvénient de m’empêcher de vous employer en même temps à des besognes différentes mais en revanche elle me permet de vous rendre tous deux responsables de tout ce que je vous chargerai de faire. Répartissez-vous le travail comme vous l’entendez, cela m’est indifférent, tout ce que je vous demande c’est de ne pas vous rejeter les responsabilités l’un sur l’autre, vous ne faites qu’un pour moi.

Ils réfléchirent et dirent :

– Cela nous serait très désagréable.

– Évidemment, dit K., évidemment, il ne peut en être autrement, mais je maintiens mes ordres.

Depuis un moment il voyait rôder autour de la table un paysan qui, finissant par se décider, alla trouver l’un des aides et voulut lui parler à l’oreille.

– Pardon, dit K. en se levant et frappant la table du poing, ces deux hommes sont mes aides et nous sommes en conférence. Nul n’a le droit de nous déranger.

– Oh ! pardon, pardon, dit peureusement le paysan en retournant à reculons vers ses amis.

– Faites surtout bien attention à ceci, dit K. se rasseyant : ne parlez à personne sans que je vous le permette. Je suis ici un étranger et, si vous êtes mes anciens aides, vous êtes des étrangers aussi. Étrangers tous les trois nous devons nous tenir les coudes ; allons, tendez-moi vos mains !

Ils les tendirent immédiatement, avec trop de docilité.

– Allons, bas les pattes ! dit K., mais rappelez-vous mon ordre. Maintenant je vais aller au lit et je vous conseille d’en faire autant. Nous avons perdu un jour de travail, il faudra commencer demain de très bonne heure. Procurez-vous un traîneau pour monter au Château et soyez ici devant la porte à six heures.

– Bien, fit l’un.

Mais l’autre : – Tu dis « bien », et tu sais pourtant que ce n’est pas possible.

– Paix, dit K., vous voulez sans doute commencer à vous distinguer l’un de l’autre ?

Mais le premier dit alors aussi : – Il a raison, c’est impossible, nul étranger ne doit entrer au Château sans une permission…

– Où demande-t-on cette permission ?

– Je ne sais pas, peut-être au portier.

– Eh bien ! adressons-nous à lui, appelez-le au téléphone immédiatement, et tous les deux.

Ils coururent à l’appareil et demandèrent la communication, – comme ils se pressaient aux écouteurs ! Ils paraissaient d’une docilité ridicule ! – Ils demandèrent si K. pourrait venir le lendemain au Château avec eux. K. entendit de sa table le « Non » qu’on lui répondit. La réponse était d’ailleurs plus complète, elle ajoutait : « Ni demain ni une autre fois. »

– Je vais téléphoner moi-même, dit K. en se levant.

Sauf au moment de l’intervention du paysan, K. n’avait été que peu remarqué, mais sa dernière déclaration éveilla l’attention de tous. Tout le monde se leva en même temps que lui et, malgré les efforts de l’aubergiste qui cherchait à les refouler, les paysans se groupèrent en demi-cercle autour de l’appareil. La plupart étaient d’avis qu’on ne répondrait rien à K. Il dut les prier de rester tranquilles et leur dire qu’il ne leur demandait pas leur avis.

On entendit sortir de l’écouteur un grésillement tel que K. n’en avait jamais perçu au téléphone. On eût dit le bourdonnement d’une infinité de voix enfantines, mais ce n’était pas un vrai bourdonnement, c’était le chant de voix lointaines, de voix extrêmement lointaines, on eût dit que ces milliers de voix s’unissaient d’impossible façon pour former une seule voix, aiguë mais forte, et qui frappait le tympan comme si elle eût demandé à pénétrer quelque chose de plus profond qu’une pauvre oreille. K. écoutait sans téléphoner, il avait posé le bras gauche sur la boîte de l’appareil et écoutait dans cette position.

Un messager l’attendait, il ne savait depuis quand ; l’homme était là depuis si longtemps que l’aubergiste finit par tirer K. par la veste.

– Assez ! dit K. sans aucune retenue, et sans doute même devant l’appareil, car quelqu’un se fit entendre alors au bout du fil.

– Ici Oswald ; qui est à l’appareil ? cria une voix sévère et orgueilleuse ; l’homme avait, sembla-t-il à K., un petit défaut de prononciation qu’il cherchait à pallier par un redoublement de sévérité. K. hésitait à se nommer ; il était désarmé en face de ce téléphone, l’autre pouvait le foudroyer ou raccrocher le récepteur et K. n’aurait alors réussi qu’à gâcher une possibilité peut-être très importante. Son hésitation impatienta l’homme.

– Qui est à l’appareil ? répéta-t-il et il ajouta : – J’aimerais bien qu’on ne téléphonât pas tant de là-bas, on vient encore de le faire à l’instant.

K. ne s’inquiéta pas de cette observation et déclara, pris d’une résolution subite :

– Ici, l’aide de monsieur l’arpenteur.

– Quel aide ? Quel monsieur ? Quel arpenteur ?

K. se souvint de l’entretien de la veille.

– Demandez à Fritz, dit-il sèchement.

À sa grande surprise, cette réponse fit de l’effet. Mais, plus encore que de cet effet, il s’étonna de la parfaite cohésion des services du Château. On lui répondit : – Je sais déjà. L’éternel arpenteur. Oui, oui. Et puis quoi maintenant ? Quel aide ?

– Joseph, dit K.

Le murmure des paysans qui bavardaient derrière lui le gênait un peu ; sans doute discutaient-ils l’exactitude de ses dires. Mais K. n’avait pas le temps de s’occuper d’eux, l’entretien l’absorbait trop.

– Joseph ? demanda-t-on en réponse. Les aides s’appellent… – suivit une petite pause, Oswald devait demander les noms à un autre, –… s’appellent Arthur et Jérémie.

– Ce sont les nouveaux aides, dit K.

– Non, ce sont les anciens.

– Ce sont les nouveaux, moi je suis l’ancien arpenteur qui a rejoint aujourd’hui monsieur l’arpenteur.

– Non, cria-t-on.

– Qui suis-je donc ? demanda K. sans se départir de son calme. Et au bout d’un instant la voix, qui était bien la même voix avec le même défaut de prononciation et qui semblait être pourtant une autre voix plus profonde et plus vénérable :

– Tu es l’ancien aide.

K., préoccupé du timbre de cette voix, faillit ne pas entendre la question : « Que veux-tu ? » qu’elle lui posa ensuite. S’il s’était écouté, il aurait raccroché. {ii} Devant l’urgence il demanda hâtivement : « Quand mon maître pourra-t-il venir au Château ? – Jamais », lui fut-il répondu. « Bien », dit K., et il raccrocha.

Derrière lui les paysans s’étaient déjà fortement rapprochés. Les aides tâchaient de les maintenir à distance. Mais il semblait que ce fût simple comédie ; d’ailleurs les paysans, satisfaits du résultat de l’entretien, reculaient petit à petit. Ce fut alors qu’un homme, arrivant derrière eux, fendit leur groupe d’un pas rapide, s’inclina devant K. et lui tendit une lettre. K. la garda en main et considéra l’homme qui lui semblait le plus important pour le moment. Il ressemblait beaucoup aux aides, il était aussi svelte qu’eux, vêtu d’habits aussi collants que les leurs, il avait leur souplesse et leur agilité ; mais il était pourtant si différent. Ah ! si K. l’avait eu pour aide ! Il rappelait un peu la femme au nourrisson qu’il avait vue chez le maître tanneur. Ses vêtements étaient presque blancs, non pas en soie, – c’étaient des vêtements d’hiver pareils aux autres – mais ils avaient la finesse et la solennité de la soie. Son visage était clair, sa physionomie lumineuse, ses yeux prodigieusement grands. Son sourire était extraordinairement réconfortant ; il passait la main sur son visage comme pour chasser ce sourire, mais il n’y réussissait pas.

– Qui es-tu ? demanda K.

– Je m’appelle Barnabé, dit-il, je suis un messager qu’on te dépêche.

Quand il parlait ses lèvres s’ouvraient et se fermaient visiblement et cependant avec douceur.

– L’endroit te plaît-il ? lui demanda K. en indiquant les paysans pour lesquels il n’avait encore rien perdu de son intérêt et qui le regardaient bouche bée avec leurs lèvres boursouflées et leurs visages torturés ; leur crâne avait l’air d’avoir été aplati à coups de maillet et il semblait que les traits de leur visage se fussent fermés dans la douleur de ce supplice ; ils regardaient puis ne regardaient plus car leur regard se détournait parfois, errant, et s’attachait avant de revenir à quelque objet indifférent ; puis K. montra aussi les aides qui se tenaient enlacés, joue contre joue, et souriaient sans que l’on pût savoir si c’était humilité ou ironie ; il montra donc à Barnabé tous ces gens comme pour lui présenter une escorte d’individus qui lui eût été imposée par des circonstances spéciale ! », et attendit du messager – complicité qui lui tenait à cœur – que celui-ci le distinguât de cette escorte. Mais Barnabé – en toute candeur évidemment, cela se voyait, – laissa la question de côté comme un serviteur bien stylé qui ne répond pas à une phrase que son maître ne lui destine qu’en apparence ; il se contenta de jeter les yeux autour de lui par déférence pour la question, salua d’une poignée de main quelques paysans qu’il connaissait et échangea quelques paroles avec les aides, tout cela librement, fièrement et sans se mêler à eux. K. – évincé mais sans humiliation – revint à sa lettre et l’ouvrit. Elle disait :

« Monsieur,

« Vous êtes pris, comme vous le savez, au service de notre maître. Votre supérieur immédiat est le maire du village qui vous donnera tous les renseignements nécessaires sur votre travail et votre salaire ; c’est à lui que vous devez des comptes. Cependant de mon côté je ne vous perdrai pas des yeux. Barnabé, qui vous apportera ce mot, viendra vous voir de temps en temps pour apprendre vos désirs et me les transmettre. Vous me trouverez toujours prêt à vous obliger dans la mesure du possible. J’ai à cœur d’avoir toujours des ouvriers satisfaits. »

La signature était illisible, mais on voyait à côté, sur le tampon, l’indication : « Le chef du 10 ème Bureau. »

– Attends, dit K. à Barnabé qui s’inclinait déjà devant lui ; puis il appela l’hôte pour se faire montrer sa chambre, il voulait rester un instant seul avec sa lettre. Se souvenant que Barnabé, malgré toute la sympathie qu’il inspirait, n’était au fond qu’un messager, il fit lui servir de la bière. Il regarda comment le jeune homme prenait la chose ; il la prit visiblement très bien et vida son bock sur-le-champ. Puis K. disparut avec l’hôte. On n’avait pu lui préparer dans cette petite maison qu’une minuscule mansarde ; encore cela ne s’était-il pas fait sans difficultés car il avait fallu trouver un autre gîte pour deux hommes qui avaient couché là jusqu’alors. À vrai dire, on s’était contenté de les déloger, c’était la seule modification qu’on eût fait subir à la mansarde ; pas de draps à l’unique lit, quelques coussins seulement, et une couverture de cheval qu’on n’avait pas touchée depuis la nuit précédente. Au mur quelques images de saints et des photographies de soldats ; on n’avait même pas aéré ; on avait visiblement espéré que le client ne resterait pas longtemps et on ne faisait rien pour le retenir. Mais K. s’accommoda de tout, il s’enveloppa de la couverture, s’assit à la table et se mit à relire la lettre à la lueur d’une bougie.

Le ton de cette lettre n’était pas partout le même ; il y avait des passages où l’on parlait à K. comme à un homme indépendant dont on reconnaît le libre arbitre : ainsi la souscription et le passage concernant ses désirs. Mais il en était d’autres aussi où on le traitait, ouvertement ou indirectement, comme un petit employé subalterne qui échappait, peu s’en faut, à lu vue d’un si grand chef ; ce chef devait se donner du mal pour « ne pas le perdre des yeux » ; son supérieur immédiat n’était qu’un maire de village auquel il devait des comptes, son seul collègue était peut-être le garde-champêtre. C’étaient là, sans conteste, des contradictions. Elles étaient si criantes qu’il fallait qu’elles fussent intentionnelles. K. ne se laissa pas effleurer par l’idée qu’elles pouvaient être dues à une certaine indécision, c’eût été fou de penser cela d’une telle administration ! Il crut plutôt voir qu’on lui offrait un choix ; être un ouvrier de village et conserver avec le Château des relations glorieuses mais de pure forme, ou ne garder que les dehors de l’ouvrier et travailler en réalité sur les seules données de Barnabé. K. n’hésita pas un instant ; même sans les expériences qu’il avait déjà faites il n’eût pas hésité non plus. Comme simple ouvrier du village, très loin des yeux de l’autorité, il serait en état d’obtenir quelque chose du Château ; ces gens qui le regardaient avec tant de méfiance se mettraient à parler quand il serait devenu non pas peut-être leur ami mais enfin leur concitoyen ; et une fois qu’on ne pourrait plus le distinguer de Gerstäcker ou Lasemann – et il fallait que cela se fît très vite, c’était la clef de toute la situation – toutes les voies s’ouvriraient à lui qui lui seraient certainement restées non seulement barrées mais même indiscernables s’il en avait été réduit à la faveur des Messieurs de là-haut. Évidemment un danger subsistait ; la lettre le soulignait assez, on l’y dépeignait même avec un certain plaisir comme inévitable. C’était le lot de l’ouvrier qui attendait K. Service, supérieurs, travail, conditions, salaire, comptes, ouvrier, la lettre fourmillait d’expressions de ce genre et, même si elle parlait d’autres choses, plus personnelles, ce n’était qu’en rapport avec les premières. Si K. voulait se faire ouvrier, libre à lui, mais ce serait avec le plus terrible sérieux, sans nul espoir d’autre perspective. K. savait bien qu’on ne le menaçait pas d’une contrainte effective et concrète, ce n’était pas ce qu’il craignait, surtout dans ce cas, mais la puissance d’un entourage décourageant, l’habitude des déceptions, la violence des influences impondérables qui s’exerceraient à tout instant, voilà ce qui lui faisait peur ; et c’était avec ce péril qu’il devait tenter le combat. La lettre ne dissimulait pas non plus que si la lutte s’engageait c’était K. qui aurait eu l’audace de commencer ; c’était dit subtilement : une conscience inquiète, – inquiète, je ne dis pas mauvaise, – pouvait seule s’en apercevoir ; c’était dit dans les quatre mots « comme vous le savez » qu’on lui adressait à propos de son engagement. K. s’était présenté et, de ce moment-là, il savait, comme le disait la lettre, que son admission était prononcée.

Il enleva une des images du mur et accrocha la lettre au clou ; puisque c’était la chambre où il habiterait, la lettre était là à sa place.

Puis il redescendit dans la salle de l’auberge. Barnabé était attablé en compagnie des deux seconds.

– Ah ! te voilà, dit K. sans autre motif, par simple joie de le revoir.

Barnabé se leva aussitôt d’un seul coup. À peine K. était-il entré que tous les paysans s’étaient levés aussi pour se rapprocher de lui ; c’était déjà devenu pour eux une habitude que d’être à chaque instant sur ses talons :

– Que me voulez-vous donc tout le temps ? s’écria K.

Ils ne prirent pas mal la chose et retournèrent lentement à leurs places. L’un d’entre eux expliqua en s’en allant d’un ton léger, avec un sourire énigmatique qu’adoptèrent aussi quelques autres : « On aime apprendre du nouveau », et il se pourléchait les lèvres comme si ce « nouveau » eût été une friandise. K. ne répondit rien d’aimable ; il était bon qu’ils lui gardassent un peu de respect, mais à peine fut-il auprès de Barnabé qu’il sentit de nouveau sur sa nuque l’haleine d’un des paysans. Cet homme venait, à ce qu’il dit, chercher la barrique de sel, mais K. ayant frappé du pied d’impatience, le paysan s’éloigna alors sans la barrique. Il était vraiment aisé de s’attaquer à K. ; on n’avait qu’à monter par exemple les paysans contre lui ; leur curiosité obstinée lui semblait plus pernicieuse que la sournoiserie des autres ; elle s’accompagnait d’ailleurs de cette même sournoiserie, car si K. était allé s’asseoir à leur table ils n’y seraient certainement pas restés. La présence de Barnabé le retint seule de faire un éclat. Il se tourna cependant vers eux d’un air menaçant : ils le regardèrent aussi. Mais quand il vit comme ils étaient assis, chacun pour soi, sans se parler, sans autre lien que la cible de leurs regards, il lui sembla que ce n’était pas la malignité qui les poussait à le harceler ; peut-être voulaient-ils vraiment de lui quelque chose qu’il leur manquait seulement de savoir exprimer, et, si ce n’était pas cela, c’était peut-être simplement une sorte de puérilité qui avait l’air de se trouver dans cette maison comme chez soi ; l’aubergiste n’était-il pas infiniment puéril, lui aussi ? Il tenait des deux mains un bock qu’il devait porter à un client, s’arrêtait pour regarder K. et en négligeait dans sa préoccupation l’appel de son épouse qui s’était penchée par la lucarne de la cuisine afin de mieux se faire entendre.

Plus calme, K. se retourna vers Barnabé ; il eût volontiers éloigné les seconds, mais il ne trouva pas de prétexte. D’ailleurs ils contemplaient paisiblement leur bière.

– J’ai lu la lettre, dit K. ; sais-tu ce qu’elle contient ?

– Non, dit Barnabé. Son regard n’avait pas l’air d’en dire plus long que ses paroles. Peut-être K. se trompait-il en bien avec lui comme il se trompait en mal avec les paysans ; mais la présence de cet homme lui faisait du bien.

– On me parle de toi dans la lettre ; tu es chargé de venir de temps en temps pour faire la liaison entre le chef et moi, c’est pourquoi j’avais pensé que tu savais ce qu’on m’écrit.

– On m’a simplement ordonné, dit Barnabé, de te remettre le message, d’attendre que tu l’aies lu, et de rapporter, si tu le jugeais bon, une réponse écrite ou verbale.

– Bien, dit K., il n’est pas nécessaire d’écrire, présente à monsieur le chef de bureau – comment s’appelle-t-il à propos ? je n’ai pas pu lire sa signature…

– Klamm, répondit Barnabé.

– Présente donc à Monsieur Klamm les remerciements que je lui adresse pour mon engagement et pour son amabilité particulière ; dis-lui que, n’ayant pas encore pu faire mes preuves, je sens tout le prix de cette amabilité. J’agirai de la façon la plus conforme à ses intentions. Je n’ai pas, pour aujourd’hui, de désir particulier.

Barnabé, qui avait prêté la plus grande attention, pria K. de lui permettre de répéter ses paroles. K. le permit ; Barnabé les répéta textuellement, puis il se leva pour prendre congé.

K., qui n’avait cessé de tout ce temps d’examiner le visage de l’homme, le fit encore une dernière fois. Barnabé paraissait de même taille que lui ; cependant son regard semblait se pencher vers K., mais c’était presque humblement, il était impossible que cet homme humiliât jamais personne. Évidemment ce n’était qu’un messager, il ignorait le contenu de la lettre qu’il transmettait, mais son regard lui-même, son sourire, sa démarche, semblaient être message aussi à son insu. K. lui tendit la main, ce qui le surprit probablement, car il était sur le point de s’incliner.

Mais aussitôt qu’il fut parti – avant d’ouvrir il avait encore appuyé l’épaule contre la porte et embrassé toute la salle d’un regard qui ne s’adressait plus à personne en particulier – K. dit aux aides : – Je vais chercher mes papiers dans ma chambre et nous allons parler des premiers travaux à entreprendre. Ils voulurent le suivre. Restez, leur dit-il. Mais ils s’obstinèrent. K. dut alors répéter l’ordre encore plus sévèrement. Dans le vestibule Barnabé avait déjà disparu. Il venait cependant à peine de sortir. D’ailleurs, même devant la maison, – la neige tombait de nouveau, – K. ne put l’apercevoir. Il cria : Barnabé ! Nulle réponse. Barnabé se trouvait-il encore dans la maison ? C’était, semblait-il, la seule explication possible. Pourtant K. jeta encore le nom de toute la force de ses poumons. Le nom passa comme un tonnerre dans la nuit. Une faible réponse parvint, à une distance incroyable. Barnabé était-il donc déjà si loin ? K. l’appela encore une fois tout en allant au-devant de lui ; à l’endroit où il le rejoignit on ne pouvait plus les voir de l’auberge.

– Barnabé, dit K. sans pouvoir maîtriser le frisson de sa voix, j’avais encore quelque chose à te dire, et je m’aperçois à ce propos que nos rapports sont mal organisés ; j’en suis réduit à attendre ton arrivée éventuelle si j’ai besoin de quelque chose au Château. En ce moment si le hasard ne m’avait pas permis de te rattraper – tu files comme le vent ! Je te croyais encore à l’auberge – qui sait pendant combien de temps j’aurais dû attendre ta venue !

– Tu n’as, dit Barnabé, qu’à demander au chef de me faire venir à des moments déterminés que tu indiqueras toi-même.

– Cela ne suffirait pas non plus, déclara K., peut-être resterai-je un an sans avoir rien à faire dire, et peut-être aurai-je quelque chose d’extrêmement urgent à annoncer un quart d’heure après ton départ.

– Dois-je alors, dit Barnabé, demander au chef de se mettre en rapport avec toi autrement que par mon entremise ?

– Non, non, dit K., pas du tout ; je ne mentionne cette objection qu’accessoirement, cette fois-ci j’ai eu la chance de te rattraper.

– Si nous montions à l’auberge ? dit Barnabé ; tu pourrais m’y donner ta nouvelle commission. Il avait déjà fait un pas dans la direction de la maison.

– Ce n’est pas nécessaire, dit K., je vais t’accompagner un instant.

– Pourquoi ne pas aller à l’auberge ? demanda Barnabé.

– Les gens m’y dérangent, dit K., tu as vu toi-même l’indiscrétion des paysans.

– Nous pouvons aller dans ta chambre, dit Barnabé.

– C’est celle des bonnes, dit K., une chambre sale et qui sent le moisi ; c’est pour ne pas être obligé d’y rester que je voulais t’accompagner. Tu n’as, ajouta-t-il pour mater définitivement son hésitation, qu’à me laisser prendre ton bras, car tu as le pas plus sûr que moi.

Et K. s’accrocha à son bras. Il faisait noir ; K. ne voyait pas le visage de Barnabé, la silhouette du jeune homme était elle-même incertaine, K. avait dû d’abord chercher en tâtonnant. {iii}

Barnabé céda et ils s’éloignèrent de l’auberge. K. sentait bien que, malgré tous ses efforts pour suivre le pas de Barnabé, il l’empêchait de marcher librement et que ce détail aurait tout fait échouer même en temps ordinaire, surtout dans des ruelles comme celle où la neige l’avait déjà paralysé l’après-midi et dont il ne pourrait jamais sortir que porté par Barnabé. Mais il chassait de tels soucis de son esprit et le silence de Barnabé l’encourageait ; s’il se taisait, Barnabé lui-même ne pourrait que continuer à marcher en sa compagnie pour que cette rencontre eût un but.

Ils allaient donc, mais K. ne savait où ; il ne reconnaissait rien ; il ne savait même pas s’ils avaient dépassé l’église. La fatigue que lui causait le seul fait de marcher ainsi l’empêchait de lier ses pensées. Au lieu de se concentrer vers le but elles s’égaraient. L’image de sa patrie surgissait à chaque instant aux yeux fatigués de K. et les souvenirs qu’il en gardait se pressaient dans son esprit. Là-bas aussi une église se dressait sur la grande place du village au milieu d’un vieux cimetière qu’entourait un mur élevé. Bien peu de gamins pouvaient escalader ce mur, K. n’y avait jamais réussi. Ce n’était pas la curiosité qui les poussait à essayer. Le cimetière n’avait plus de secret pour eux. Ils y étaient souvent entrés par une petite porte grillée, mais c’était ce grand mur lisse qu’ils voulaient vaincre. Un après-midi cependant – la place silencieuse et vide était inondée de lumière, K. ne l’avait jamais vue ainsi ni auparavant ni plus tard – il avait réussi enfin à sauter le mur avec une facilité surprenante à un endroit d’où il était souvent retombé ; il avait pu grimper cette fois du premier coup, un petit drapeau entre les dents. Les miettes de chaux dégringolaient encore sous ses pieds qu’il était déjà sur le faîte. Il avait planté son drapeau, le vent avait tendu l’étoffe, il avait regardé à ses pieds les croix qui s’enfonçaient dans le sol ; nul en ce moment ne se trouvait plus grand que lui. L’instituteur passant, l’avait fait redescendre avec un regard courroucé. En sautant, K. s’était blessé au genou ; il n’était revenu chez lui qu’à grand-peine, mais il était monté sur le mur. La sensation de sa victoire lui avait donné sur le moment l’impression d’une sécurité qu’il garderait toute sa vie, ce qui n’était pas tellement fou, car maintenant, au bout de tant d’années, elle venait à son aide en cette nuit de neige tandis qu’il avançait au bras de Barnabé.

Il s’accrochait de plus en plus lourdement, Barnabé le traînait presque, le silence ne cessait pas ; De la route K. savait seulement, qu’à en juger d’après l’état de la chaussée il n’avait encore pris aucune ruelle transversale. Il se louait de ne pas se laisser décourager par la difficulté du chemin ni par le souci de retour. Après tout, pour se faire traîner ses forces lui suffisaient bien ! Et puis la route ne prendrait-elle pas fin ? De jour le Château se présentait comme un but facile à atteindre et Barnabé le messager connaissait certainement le chemin le plus court.

Barnabé s’arrêta soudain. Où étaient-ils ? Ne pouvait-on plus avancer ? Barnabé allait-il prendre congé de K. ? Il n’y réussirait pas. K. tenait son bras si solidement qu’il en avait presque mal lui-même. Peut-être aussi l’incroyable s’était-il accompli ? Peut-être se trouvaient-ils déjà au Château ou à sa porte ? Mais, autant que K. s’en souvînt, ils n’avaient pas eu à monter. À moins que Barnabé ne lui eût fait prendre un chemin de pente presque insensible ?

– Où sommes-nous ? demanda K. à voix basse, parlant plutôt à lui-même qu’à Barnabé.

– À la maison, dit Barnabé tout aussi bas.

– À la maison ?