Le chauffeur de maître - Éric Bataillon - E-Book

Le chauffeur de maître E-Book

Éric Bataillon

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Beschreibung

Le 4 septembre 1922, à Monte-Carlo, Pierre Blanc est brusquement tiré de son sommeil dans sa chambre d’hôtel par la tragique nouvelle du décès de son patron, un industriel jalousé pour son procédé de tannage révolutionnaire. Il se voit rapidement désigné comme principal suspect. Déterminé à prouver son innocence, il s’associe à un commissaire monégasque pour percer le mystère. Leur enquête les mène à travers la Suisse, Lyon, Paris, et l’Allemagne, jusqu’à les conduire en Ardèche, dans une course effrénée contre la montre pour révéler la vérité. Qui avait réellement intérêt à faire disparaître cet industriel ? Pierre parviendra-t-il à se disculper ? Quels secrets obscurs sont enfouis derrière ce meurtre ?

À PROPOS DE L'AUTEUR

Après la parution de "Allons Z’enfants" aux éditions Trois Colonnes en 2022, Éric Bataillon revient avec "Le chauffeur de maître". Ce nouveau roman s’inspire des récits que lui a transmis son grand-père, retraçant ses sept années passées sous les drapeaux entre 1910 et 1918, puis son expérience en tant que chauffeur au service d’une famille d’industriels dans la Drôme.

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Veröffentlichungsjahr: 2024

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Éric Bataillon

Le chauffeur de maître

Roman

© Lys Bleu Éditions – Éric Bataillon

ISBN : 979-10-422-4942-7

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Chapitre 1

Mai 1909

Nord-Drôme

Cheveux au vent, Pierre Blanc fonce à travers la campagne. Il roule à la vitesse exceptionnelle de trente-sept kilomètres à l’heure, légèrement plus que le maximum autorisé. Sa crinière de grand adolescent déborde du petit bonnet de cuir en forme de bol posé sur sa tête. Pour se protéger du souffle du vent, il a, sur les yeux, des lunettes à coques collapsibles de chez Eugène Jeantet. Il a acheté d’occasion au fils de son patron, son ami Hubert, un moteur monocylindre Motosacoche à quatre temps refroidi par air de 215 cm3. Et ce dernier, installé astucieusement sur son vélo renforcé, donne à chaque sortie tout ce qu’il a dans le ventre, pour son plus grand plaisir. L’engin ainsi formé ne paye pas de mine, mais il confère à son pilote une certaine allure qui surprend les travailleurs dans les champs, tout au long de la route qui l’emmène depuis la modeste maison familiale dans le hameau de Montaney, jusqu’au gros bourg voisin de Beaurepaire. Et à son passage on l’interpelle, on l’invective ou on le salue avec des hourras enthousiastes et des lancers de chapeaux plus ou moins adroits.

Pierre aura vingt ans en octobre et il sait que le recensement militaire est imminent. Depuis qu’une loi a supprimé le tirage au sort, tous les hommes peuvent être appelés pour un service obligatoire de deux ans. L’armée ne lui fait pas peur, mais il veut accomplir son devoir de citoyen dans les meilleures conditions et, si possible, en tirer un avantage lors de son retour à la vie civile. Alors il a décidé de passer son permis de capacité à conduire des véhicules à moteur. En cette année 1909, c’est assez inhabituel, et plutôt osé à la campagne. Pierre ne se fiche pas mal des ragots et des racontars, lui veut aller de l’avant et vivre avec son temps. Et, en ces premières années du siècle, les industries mécaniques rivalisent de découvertes et d’innovations avec le secteur de la chimie, grâce notamment au développement du réseau électrique qui irrigue peu à peu tout le territoire, y compris dans les gros bourgs comme Beaurepaire et, il n’en doute pas un instant, bientôt au hameau de Montaney. Partout se créent des ateliers de construction de machines, d’outillage et de divers engins de locomotion, les motocycles et les automobiles. En février, il a lu dans le journal, chez son patron, qu’un mécanicien avait inventé un moteur à explosion qui équipera, bientôt, des avions. Et il n’a rien manqué des exploits relatés dans la presse d’un certain Wilbur Wright, un américain installé en France qui réalise des vols promotionnels courts en présence de personnalités. On y a aperçu le ministre de la guerre ainsi que les rois d’Espagne et d’Angleterre.

Bien qu’il ait quitté l’école à douze ans à l’issue de son certificat d’études, et avec une année d’avance sur le cursus habituel, Pierre continue de s’instruire. Il lit régulièrement le Journal de Vienne et de l’Isère, qui paraît deux fois par semaine, et plus épisodiquement l’hebdomadaire La Croix de la Drôme, qu’il trouve trop conventionnel à son goût. Un organe de curé, pour le dire franchement. Ce qu’il préfère cependant, c’est dégoter un numéro de « Je sais tout », ce magazine illustré qui parle des dernières innovations scientifiques et propose aussi des romans en feuilletons. Pierre adore suivre les aventures d’Arsène Lupin, auquel il aime s’identifier. Et il a suivi de près les enquêtes de Sherlock Holmes publiées l’année précédente dans les numéros de février, mars et avril.

Le permis de conduire, c’est pour lui un sésame, la clé pour s’ouvrir un monde hors de son univers campagnard encore marqué, en ce début de siècle, par la grande dépression qui a suivi la guerre avec la Prusse et la défaite de Sedan. Un conflit qui a fait émerger un solide concurrent industriel et commercial : l’Empire allemand unifié. À Beaurepaire, Pierre a rendez-vous avec un ingénieur des mines qui l’attend en mairie, un joli bâtiment en pierres de taille. Son arrivée pétaradante n’étant pas passée inaperçue, l’homme l’attend au bas des marches d’un large escalier en forme de coquillage. Un grand sourire aux lèvres, il tend à Pierre une main ferme que ce dernier, un peu surpris, s’empresse de saisir.

— Pierre Blanc ? interroge l’officiel.
— Euh, oui, monsieur, répond le motocycliste en ôtant ses lunettes et son bol.
— Appelle-moi Armand. Alors comme ça, tu veux conduire des automobiles ?
— Des camions mon… euh, Armand. Plutôt des camions.
— Tiens donc, des camions. Et tu peux me dire pourquoi ?
— Ben, explique le jeune homme pas très rassuré, c’est parce que mon patron en a un. Il est tout neuf.
— Dis donc, ce n’est pas banal par ici. Il fait quoi ton patron ?
— Il dirige une tannerie.

Armand n’est pas étonné. Il y a de nombreux ateliers de tannerie et de mégisserie dans les environs. L’eau qui descend directement des montagnes est fraîche et limpide, elle est propice à un blanchiment exceptionnel des peaux, comme ont pu le remarquer les hommes au fil des années. Les ateliers de chaussures de Romans, de gants ou de chapeaux de Lyon et de Saint-Étienne, les grandes cités de la région, en sont friands.

— Qu’est-ce que tu fais comme travail ? Tu n’as pas les mains d’un ouvrier d’atelier.
— Je ravitaille, je transporte, j’expédie, détaille Pierre avec fierté.
— Une sorte d’homme à tout faire, en quelque sorte ?
— Je crois bien, oui.
— Et tu connais la marque du camion ? relance l’ingénieur.
— Oui, c’est un Berliet type M. Mon patron l’a acheté avec la prime financière. En échange, l’armée peut réquisitionner le véhicule avec son chauffeur en cas de guerre. Dites, on aura une guerre bientôt ?
— Possible, répond prudemment Armand. Dis donc, ce camion, il a bien un moteur quatre cylindres essence et une boîte trois rapports ?
— Transmission par chaîne, freinage par double pédale sur l’essieu et sur la boîte, et une marche arrière, oui m’sieu, récite le jeune homme avec enthousiasme.
— Joli matériel, je comprends que tu veuilles le piloter. Malheureusement, ici, on n’a pas encore ce type d’engin. On se contentera d’un Purrey type B à vapeur. Tu verras, il n’a pas de changement de vitesse, il est d’une grande souplesse d’utilisation. En revanche, il consomme de l’eau, beaucoup d’eau, et du charbon en quantité. Viens, suis-moi jusqu’au garage.

Tout en se demandant en quoi consiste exactement l’examen qu’il va passer, Pierre emboîte le pas à son instructeur. Il se retrouve face à un drôle d’engin, un plateau de bois et d’acier à quatre grandes roues cerclées de cuir, surmonté d’un espace de pilotage à l’air libre composé d’une banquette, d’un volant central horizontal, flanqué d’un frein-manivelle à sa gauche et d’un avertisseur en cuivre à sa droite. Derrière la banquette se trouvent la chaudière tubulaire verticale et sa réserve de charbon. Quant au réservoir d’eau, il est fixé juste en dessous et relié au moteur à vapeur par une tuyauterie complexe. Un toit couronne le tout et peut accueillir des bagages, si nécessaire. Pierre est impressionné, et vaguement inquiet. Il n’a aucune idée de la façon dont cet engin se manie. Cela ne l’empêche pas de suivre Armand, qui vient de grimper prestement sur la plateforme pour ouvrir la trappe du foyer et enfourner rapidement le charbon nécessaire avant de l’allumer. Lorsque le feu crépite, il ferme la trappe et s’installe sur la banquette. Pierre n’a rien perdu de l’ensemble de la manœuvre, notant chaque détail et l’ordre dans lequel effectuer toute l’opération. Patient, l’ingénieur attend que son candidat ait terminé son observation, puis l’invite à s’asseoir à ses côtés. L’épreuve de conduite peut commencer.

— Bon alors, c’est assez simple : tu as devant toi le volant de direction, à ta gauche le frein général qui garde le camion immobilisé lorsqu’il stationne, à ta droite l’avertisseur et, à tes pieds, deux pédales : l’accélérateur à droite, le frein à gauche. Pour démarrer, tu desserres le frein général, et tu appuies sur l’accélérateur. Pour t’arrêter, tu appuies sur la pédale de frein. C’est bon ? Tu as compris ?

Pierre a évidemment saisi l’enchaînement des instructions. Sur le plan théorique, ce n’est pas très compliqué. Mais la pratique, ça, c’est une autre affaire ! Son expérience en la matière se borne à une seule fois lorsqu’Hubert, le fils de son patron, qui a son âge, l’a autorisé à conduire l’Ader A de son père dans l’arrière-cour de l’usine. Une élégante torpédo de 12 chevaux avec son moteur en V. Après l’avoir démarrée à la manivelle, il avait réussi à enclencher la première vitesse et calé deux fois avant de boucler un unique tour de cour, non sans avoir évité, de peu, d’emboutir un empilement de déchets tanniques entreposés dans un coin. Mais un camion, c’est autre chose : plus lourd, plus long, plus haut. Bref, beaucoup plus impressionnant.

Après un instant d’hésitation, le jeune homme se hisse jusqu’au milieu de la banquette. Il se saisit du volant à pleine main, respire un grand coup, dégage le frein général de la main gauche et appuie doucement sur la pédale de droite. Le Purrey s’ébranle alors avec une lenteur bienvenue et parcourt ses premiers mètres sans à-coup, et sans difficulté. C’est vrai qu’il fait preuve de souplesse, ce tacot. Pierre est aux anges, il sent qu’il peut maîtriser l’animal et qu’une aventure nouvelle commence. Armand l’encourage en lui désignant la rue droit devant, l’incitant à poursuivre son chemin hors du bourg en direction de la campagne. L’engin prend alors de la vitesse, mais beaucoup moins qu’avec sa motocyclette. Pierre a même le temps de contempler le paysage et de se laisser griser un court instant par la brise qui caresse les grands peupliers en bord de route. Son instructeur est attentif et il le met en garde contre une trop grande décontraction. C’est que le véhicule n’a rien d’un motocycle, il pèse son poids avec son réservoir à eau de huit cents litres et ses cinq cents kilos de charbon. Et puis la route demande de la vigilance, car c’est un axe secondaire macadamisé qui n’a pas encore reçu sa première couche de goudron, à l’inverse de nombreux axes importants de circulation dans l’hexagone.

De fait, dans un virage un peu plus serré, Pierre ne voit pas le nid-de-poule dans lequel s’enfonce la roue avant droite du Purrey. Celui-ci fait une embardée impressionnante et le volant manque de lui échapper des mains, mais l’apprenti a de bons réflexes et parvient à maintenir le camion bien dans l’axe de la route. Sur l’injonction de son instructeur, il ralentit l’allure et finit par s’arrêter au bord de la chaussée. Il actionne le frein général et descend de la plateforme de conduite. Un coup d’œil expert de l’ingénieur constate vite que la roue et son essieu n’ont pas subi de dommages. C’est une chance, et aussi une leçon supplémentaire pour le candidat qui a droit à un descriptif serré du fonctionnement du train de direction du camion. Connaître les caractéristiques mécaniques de son engin à moteur est tout aussi important que savoir le conduire, et peut sauver de bien des situations délicates qu’un pilote, expérimenté ou pas, peut rencontrer sur son chemin.

Rassurés, l’instructeur et son élève remontent sur le poste de pilotage et, tandis que le premier donne ses nouvelles directives, le second jette un œil à la chaudière en ouvrant le portillon d’accès. Constatant que le volume du charbon consommé a beaucoup baissé, il décide d’en rajouter trois pelletées, puis referme le portillon, s’installe derrière le volant et desserre le frein général. Gonflé à bloc, le Purrey roule de nouveau vers le garage de la mairie. Un parcours finalement sans encombres.

— C’est bien Pierre, tu as réussi ton test. Adresse, sang-froid, observation, maîtrise des évènements, attention portée au matériel, c’était vraiment très bien. Sois prudent toutefois avec le Berliet de ton patron, il te faudra passer les vitesses et prendre garde à ne pas tomber en panne de carburant. Moderne, mais plus contraignant !

Armand, qui est descendu du camion tout en félicitant Pierre, lui demande un instant et grimpe rapidement les escaliers de la mairie. Il en revient quelques instants plus tard, un papier à la main.

— Tiens, voilà ton certificat, signé et tamponné. Tu devras toujours l’avoir sur toi lorsque tu conduis, en cas de contrôle. C’est bien clair ?
— Oui mon… Armand.

Pierre regarde le document bleu et rose comme si c’était un billet de mille francs. Son nom y figure en grand avec la mention sibylline « admis ». Son passeport pour l’avenir qu’il plie lentement et place dans la poche intérieure de son veston. Ému et content à la fois, il serre vigoureusement la main de l’ingénieur des mines, enfile lunettes et bonnet et enfourche son motocycle en sifflotant un air à la mode. Le trajet de retour est avalé d’un trait dans une certaine euphorie, ignorant les invectives lancées depuis les carrioles à bras ou les chars à bœufs doublés à pleine vitesse.

Demain, il se présentera dès la première heure à son patron, certificat en main, bien décidé à tenter sa chance pour le Berliet. Et il pense déjà à la tête que fera le fils, son ami Hubert, à la fois son camarade de jeu et son concurrent depuis l’école communale. Cette fois, il en est certain, ce sera lui le lauréat, il sera premier.

Chapitre 2

Dimanche 3 septembre 1922

Hôtel Hermitage

Monte-Carlo

— Ah, Pierre, te voilà. J’espère que tout est prêt pour notre départ mercredi, tu sais que je dois impérativement m’arrêter à Valence pour cette réunion avec les autorités politiques départementales.
— Je m’en souviens, monsieur. Toujours ce même Monsieur le Comte dont vous m’avez déjà parlé ?
— Dieu m’en préserve, Pierre ! Avec celui-là, le dialogue est clos. Point final !
— Je l’ignorais, pardonnez-moi. Et pour demain, Monsieur, quelles dispositions dois-je suivre ?
— Tu passeras prendre Madame à neuf heures précises. Tu l’emmèneras à la manucure puis chez Jean Patou, son couturier.
— C’est bien noté, la manucure puis le couturier. Et ensuite ?
— Ensuite, Madeleine se rendra au restaurant de l’Hôtel de Paris pour déjeuner. Elle a rendez-vous avec l’ancien chef de l’établissement Auguste Escoffier.
— Celui qui fait de la réclame pour l’entreprise culinaire Maggi ?
— Lui-même. Madeleine adore ses recettes à faire à la maison. Une fantaisie à laquelle tu as eu le privilège de goûter Pierre, tout comme moi !
— Monsieur, son suprême de volaille Jeannette est formidable !
— Ah bon, tu crois ? Moi, je préfère ses crêpes Suzette, c’est plus léger. Mais assez de bavardages, surtout ne sois pas en retard à tous ces rendez-vous, tu sais que Madame en a une sainte horreur.

Si Pierre entend cette remarque comme un léger reproche, il n’en laisse rien paraître. Il est vrai qu’en retard, il ne l’est jamais. C’est un impératif de sa fonction. La ponctualité est au chauffeur de maître ce que la discipline est au soldat.

— Et vous, Monsieur ?
— Tu m’auras déposé un peu plus tôt au Yacht Club où je passe la journée. Je dois y rencontrer ces messieurs du Groupement national de la filière dans l’après-midi. D’ailleurs, je veux que tu m’y rejoignes après avoir déposé Madeleine au restaurant. Il est temps pour toi de te frotter aux affaires importantes. J’ai un projet qui te concerne au premier chef.

Pierre est surpris par cette sortie inattendue de son patron.

— Un projet ? Pour moi ? Que voulez-vous dire, Monsieur ?
— Patience, mon petit Pierre. Cette fois, c’est du sérieux. Je t’en dirais plus demain.
— Demain ? Bien, j’attendrai Monsieur. Puis-je disposer maintenant ?
— Bien entendu, tu peux. Madeleine et moi allons profiter du jardin, il semble qu’il soit superbement fleuri en cette fin d’été.

Suivre les consignes à la lettre est une autre qualité indispensable dont Pierre est largement pourvu depuis que sa période de conscription s’est allongé du temps de la guerre. Incorporé au service militaire obligatoire en 1910, prolongé de dix-huit mois en 1912, démobilisé au printemps 1914 puis rappelé au mois d’août de la même année, ce sont au total sept années que le chauffeur a concédées à la Nation. Sept ans pendant lesquels il n’a songé qu’à sa vie future avec celle qu’il avait rencontré un soir de juillet au bal des conscrits, Augustine, son Augustine. Un rendez-vous qu’il n’a cessé, depuis, de reporter. La faute à ses qualités, à son orgueil aussi, et à cette foutue fidélité qu’il accorde à ses patrons, depuis si longtemps. Et, tandis que la belle Augustine patiente dans leur maison de Montaney, lui court les routes et les palaces comme un chien suit son maître.

Libéré de ses obligations pour la soirée et, semble-t-il, jusqu’au lendemain matin, Pierre se rend dans les communs de l’établissement pour avaler un repas sur le pouce puis s’autorise une promenade à pied jusqu’au port tout proche. La veille, il a pu emprunter la superbe de Dion Bouton du patron, le dernier modèle IW tout juste sorti des chaînes d’assemblage de la marque, pour se rendre, seul, jusqu’au sommet du Rocher. Là, arrivé place du Palais, il avait délaissé la statue du faux moine François Grimaldi pour se planter devant celle d’Albert 1er récemment décédé. Ah, Albert, quel homme d’envergure ! Avec sa goélette L’Hirondelle, il s’était passionné pour les explorations océanographiques et avait parcouru tous les recoins de la Méditerranée et ceux de l’atlantique nord, organisant et dirigeant pas moins de vingt-huit campagnes entre 1885 et 1915. Pierre en avait lu les comptes-rendus dans les journaux. Quelques jours plus tôt, il avait pu visiter avec Madame, le musée océanographique que le prince navigateur a fait bâtir face à la mer, sur un à-pic, de l’autre côté du port. Non, ce soir, il préfère aller jusqu’au bout de la jetée respirer les embruns du large, observer de loin les magnifiques gréements et d’autres, plus modestes, plus modernes aussi, bateaux de plaisance ou chalutiers à vapeur, qui tanguent à l’unisson au gré des vagues. Une ambiance apaisante, propice à la réflexion, suscitant l’imaginaire et aussi « l’in-tro-spec-tion », un mot compliqué qu’il a lu et mémorisé voilà bien longtemps et qui l’accompagne dans les moments importants de sa vie. Tout à l’heure, à son retour dans la chambre exiguë qui lui a été allouée sous les combles de l’hôtel, il s’en fait la promesse, il écrira sa lettre de démission.

À trente-trois ans, il est vraiment temps pour lui de passer à autre chose, une autre phase de sa vie, centrée sur sa famille, celle qu’il désire construire avec Augustine. Au diable son patron, et tant pis si celui-ci lui retire ses promesses, celles maintes fois évoquées, mais rarement tenues et celle, la plus importante, d’une place à ses côtés dans la direction de la tannerie, en attendant une possible succession un jour à la tête de l’entreprise. Une destinée enviable et inespérée pour lui, né de basse extraction, devenu l’ami et le confident de ce fils unique, Hubert, disparu à la guerre lors d’une opération de renseignement. À vrai dire, voilà longtemps qu’il n’accorde plus beaucoup de crédit à cette perspective. Au fil des mois, il a pris conscience de n’être qu’un pis-aller sur lequel s’était reporté, par nécessité, un trop-plein d’affection désormais impossible. Une doublure de circonstance appréciée, mais cantonnée dans un rôle de factotum, et rien d’autre. Certes, il reçoit de temps à autre des signaux faibles de son patron, comme cette demande – cet ordre ! – de le rejoindre le lendemain avec les responsables nationaux du Groupement. Pierre les perçoit comme des tentatives maladroites de le maintenir dans l’illusion de la future promesse, ce que son quotidien vient contredire de la plus forte des façons. Peu importe, donc, ce qu’il pourrait perdre avec sa démission, il en pressent une forme de soulagement à venir, un véritable apaisement.

Ce soir, l’air est particulièrement doux sur cette Côte d’Azur adorée par les riches et fantasmée par les autres. Les quais du port près de la capitainerie sont encore très animés, les restaurants sont bondés, certains bateaux de plaisance résonnent d’éclats de voix enjouées, tandis que sur d’autres, des guitares accompagnent des airs fredonnés, parfois enflammés. Pierre, qui applaudit au passage une belle prestation vocale, se sent appartenir à ce monde de plaisir et d’argent qu’il côtoie depuis quatre ans maintenant, mais il a aussi conscience de n’en être qu’un observateur privilégié. Une pièce rapportée, disent les bourgeois avec dédain. Un terme qui lui paraît coller parfaitement à sa situation actuelle à la tannerie.

C’est en songeant à tout cela que Pierre arrive à l’Hermitage peu avant vingt-trois heures et monte jusqu’à sa chambre en empruntant l’un des escaliers de service, à l’arrière du bâtiment. Après s’être préparé pour la nuit, il s’installe derrière la petite table et rédige sa lettre avec application et précision. Pas de fioritures, pas de digressions, rien que l’essentiel. Une fois la missive terminée, il la plie en deux, la glisse dans une enveloppe blanche sur laquelle il inscrit le nom de son patron, et la pose à la verticale contre la carafe d’eau qu’il a récupérée dans la cuisine des communs en arrivant, juste avant de monter. Puis il éteint la lumière et se couche, l’esprit apaisé.

Ce n’est pas la pâle lumière du soleil à travers le fenêtron du toit qui le réveille au petit matin, mais de violents coups portés contre la porte de sa petite chambre. Une fois déverrouillée et ouverte, celle-ci laisse entrer deux hommes en noir à large moustache et chapeau feutre. Les enquêteurs de l’hôtel. Ils se saisissent de Pierre sans ménagement, le menottent et, tandis que l’un le pousse hors de la chambre en direction des escaliers, l’autre entame une fouille en règle de l’espace réduit qui lui est alloué. Trop choqué par cette intrusion matinale, Pierre n’a pas eu le temps de réagir. Cependant, il reprend peu à peu ses esprits et, tout en descendant les premières marches, demande ce qu’il se passe, proteste qu’il a deux rendez-vous importants en début de matinée puisqu’il doit emmener son patron au Yacht Club puis sa patronne chez sa manucure, et finit par demander que l’on prévienne Monsieur au plus vite. Mais l’homme en noir qui l’oblige à descendre en le tenant fermement par le bras ne répond rien. Et le silence s’installe jusqu’à ce qu’ils arrivent dans une pièce du sous-sol où Pierre est installé sur une chaise, toujours menotté. Désemparé, il fait face au mutisme de son geôlier jusqu’à ce que le second homme en noir les rejoigne.

— Comment vous appelez-vous ? commence celui-ci, le plus petit des deux.

Inquiet et quelque peu interloqué par la question, Pierre répond néanmoins par pur réflexe.

— Blanc. Pierre Blanc. Que se passe-t-il ?
— Ici, c’est nous qui posons les questions, rétorque sèchement le plus grand. Quelle est votre fonction ?

De nouveau une question déconcertante tant elle appelle une réponse évidente.

— Je suis chauffeur au service de monsieur et madame Leroux. Je suis sûr que vous le savez parfaitement. Vous pouvez les contacter, ils occupent une suite dans l’hôtel. Ils vous le confirmeront, si c’est vraiment néc…
— Que faisiez-vous hier au soir entre vingt et une heures et vingt-trois heures ? le coupe le petit.

Cette fois, Pierre est plutôt surpris par cette question précise qu’il n’attendait pas. Et il pense aussitôt qu’il est sans doute arrivé quelque chose de grave dont il ignore tout. Une agression ? Un vol, peut-être ? Que ferait Sherlock dans une situation pareille ? Pierre fouille dans sa mémoire à la recherche des intrigues qu’il a lues autrefois dans le magazine « Je sais tout ». Et la conclusion s’impose à lui : assurément il dirait la vérité. Ce qu’il décide de faire.

— Eh bien, après avoir été libéré par Monsieur, peu avant vingt et une heures, je suis allé prendre un léger repas à la cuisine des employés, puis je suis monté jusqu’à ma chambre pour récupérer un vêtement chaud. J’avais décidé d’aller me promener sur le port et les fins de soirée sont fraîches parfois. Pas question pour moi de m’enrhumer, nous sommes ici pour quelques jours encore.
— Vers quelle heure estimez-vous être sorti de l’établissement ? demande le petit.
— Vingt et une heures trente. J’ai entendu la cloche de Sainte-Dévote. Un seul coup pour la demie.
— Vous êtes sûr de vous ?

Pierre en est évidemment certain et il ne comprend pas pourquoi les deux enquêteurs chipotent de cette façon. Ou plutôt, il comprend trop bien leur volonté de le déstabiliser, de l’amener à se troubler, voire à se contredire. C’est leur métier et il doit en tenir compte.

— Et après ? reprend le grand.
— Après, je suis arrivé au port et je me suis promené jusqu’au bout de la jetée. J’ai regardé les bateaux, respiré l’air du large et beaucoup réfléchi, et puis je suis rentré.
— Quelle heure était-il ?

Le petit est décidément très pointilleux pour les horaires, et méfiant aussi.

— Il était onze heures à la pendule de la cuisine des communs lorsque j’y suis entré pour prendre un pichet d’eau. J’y ai jeté un œil machinalement parce que la pièce était vide, et cela m’a étonné. Ensuite, je suis monté dans ma chambre, j’ai écrit une lettre destinée à mon patron, et je me suis couché.
— La lettre, c’est celle-ci ? lui montre le petit en l’agitant sous son nez.
— Oui, c’est elle. S’il vous plaît, ne la froissez pas. Je dois la remettre à mon patron ce matin.

À ces mots, les deux hommes en noir se regardent et, après un léger mouvement de tête du petit, le grand dit :

— Je pense que ça ne sera pas possible.
— Pourquoi ? s’insurge Pierre. Je dois la lui remettre au plus vite, c’est important.
— Ce ne sera pas possible. Monsieur Leroux est mort.
— Mort ?

Pierre est abasourdi. Il s’attendait à tout, sauf à ça. Rien ne laissait présager…

— Mort, comment ? parvient-il à prononcer dans un souffle une fois la surprise passée.
— Il est mort, c’est tout ce que vous devez savoir pour le moment, le tacle le petit. Reprenons. Vous dites avoir entendu la cloche de Sainte Dévote sonner la demie de vingt et une heures. Quelqu’un vous a vu sortir de l’Hermitage ?

Pierre fouille rapidement dans sa mémoire. C’était une sortie banale, il était détendu et plutôt insouciant et il n’avait aucune raison de noter quoi que ce soit à ce moment-là. Il allait répondre que non lorsqu’un détail lui revient :

— J’ai croisé le groom chargé de l’ascenseur est. Il venait prendre son service de nuit et semblait plutôt pressé. J’ai pensé qu’il était en retard. On s’est salués à la va-vite. Je pense qu’il m’a reconnu, mais je n’en suis pas sûr.
— Bon, nous vérifierons. Ensuite, votre promenade sur le port, vous étiez seul ?
— Oui, évidemment ! répond vivement Pierre qui commence à s’agacer de cette litanie de questions soupçonneuses. J’étais seul au milieu de l’animation des bars et des restaurants sur le port. J’étais seul au milieu des embruns au bout de la jetée. J’étais allé me promener pour réfléchir, pas pour me divertir, ajoute-t-il avec un brin d’agacement. De quoi suis-je soupçonné ?
— Du calme, du calme, avertit le plus grand des hommes en noir. C’est une simple vérification, mais nous devons être précis, c’est très important. En rentrant du port, avez-vous croisé quelqu’un qui se souviendrait de vous ?

Cette fois encore, Pierre fouille dans ses souvenirs et en fait le récit qu’il veut le plus fidèle possible.

— Sur la jetée, il n’y avait pas âme qui vive. Personne non plus sur les quais. En revanche, il y avait du monde sur plusieurs bateaux, en particulier sur un voilier à deux mâts, une goélette je crois que ça s’appelle. L’un des marins jouait de la guitare et une femme chantait. J’ai applaudi à la fin du morceau et ils m’ont remercié dans un joyeux brouhaha.
— Vous vous souvenez du nom du bateau ? Toujours le petit et son souci du détail.
— Non, je n’ai pas fait attention.
— Et son pavillon ?
— Hollandais. Il portait trois couleurs horizontales, rouge-blanc-bleu, ça, je l’ai remarqué. Le drapeau faisait du bruit en claquant sèchement au vent.
— Rien d’autre ? Cherchez bien, relance le plus grand.
— Non, rien, constate Pierre piteusement. J’ignorais que j’aurais besoin d’un alibi ce matin alors je n’ai pas cherché le contact.
— Et à votre retour à l’hôtel ? reprend le petit. Vous n’avez croisé personne ?
— Je vous l’ai dit, réplique Pierre avec une pointe d’exaspération, je suis passé en cuisine pour prendre de l’eau. Compte tenu de l’heure tardive, il n’y avait personne, comme je l’ai déjà mentionné. Puis je suis monté dans ma chambre et j’ai écrit ma lettre. Ensuite, je me suis couché et j’ai dormi jusqu’à ce que vous me sortiez du lit ce matin.
— Bon, nous allons vérifier tout ça. En attendant, vous restez consigné dans votre chambre. Interdiction de sortir. Aucun contact avec l’extérieur.
— Mais… Je ne peux pas voir Madame au moins ?

Les deux hommes en noir se concertent à nouveau du regard et tandis que le petit lui enlève les menottes qui l’entravaient depuis le début de l’interrogatoire, le grand informe Pierre qu’il posera la question à sa patronne et que c’est elle qui décidera si elle veut le voir, ou pas. Puis il est reconduit à sa chambre dont la porte se referme à double tour.

Une heure plus tard, alors qu’il est étendu sur son lit en se demandant ce qui a bien pu arriver à son patron la veille au soir, Pierre entend une clé s’insérer dans la serrure. Entre alors l’une des employées de l’hôtel qui lui fait signe de se lever et de le suivre. De couloirs en escaliers dérobés, la femme l’entraîne jusqu’à une suite du deuxième étage, toque à ce qui semble être une porte de service et, sans attendre une réponse, fait signe à Pierre qu’il peut entrer, puis se retire discrètement. Surpris de se trouver apparemment seul dans cette petite pièce mal éclairée, Pierre se tient immobile pendant un long moment, scrutant la pénombre qui l’entoure et guettant le moindre bruit. Il finit par percevoir de lointains sanglots provenant d’une porte à double battant dont il s’approche résolument. Oui, c’est bien cela, une femme est en pleurs dans la pièce voisine et il devine sans peine de qui il s’agit. Alors il frappe trois petits coups rapides, ouvre la porte et entre. Madeleine Leroux se tient prostrée sur un sofa, un mouchoir brodé à la main, les yeux remplis de larmes.

— Ah, Pierre, c’est affreux, Claudius, mon Claudius, il est mort. On l’a tué, c’est certain.

Pierre ne sait pas trop comment réagir. La décence lui commande de garder une certaine distance avec sa patronne et en même temps, il voudrait la réconforter, il a de l’affection pour elle. C’est cette dernière qui l’emporte et il fait un pas en avant, se met à genoux et, doucement, lui prend la main qu’il enserre dans les siennes.

— C’est terrible, Madame. Quand est-ce arrivé ?

Madame Leroux relève la tête et dévisage son chauffeur.

— Vous ne savez pas ? On l’a trouvé dans le jardin aux premières lueurs du jour. Il était assis paisiblement sur un banc et les employés ont cru qu’il dormait.
— Mais il ne dormait pas…
— Le médecin de l’hôtel l’a examiné, il a constaté que son cœur ne battait plus. Il avait cessé de vivre.
— Aurait-il eu une crise cardiaque ? tente Pierre qui essaye dans sa tête de débrouiller la situation.
— Non, non, non ! rétorque Madeleine Leroux, le regard sévère, bien qu’embué de larmes. Il n’a pas pu mourir comme ça, il a été assassiné, j’en suis sûre !
— Comme ça, sur le banc ?

Tandis que sa patronne serre plus fortement encore son mouchoir brodé, Pierre est déconcerté par le fait que son patron ne se soit pas débattu lors de l’agression. « S’il s’agit bien d’une agression », ajoute-t-il pour lui-même.

— Oui, il devait s’être endormi et on en a lâchement profité, reprend Madeleine Leroux en gémissant de plus belle. Pauvre Claudius. Il était tellement enthousiaste pour ses deux nouvelles ambitions.

Pierre, qui ne prêt pas attention à la dernière remarque de sa patronne, repense à l’interrogatoire sans ménagement qu’il a subi plus tôt. On lui a demandé avec insistance, se remémore-t-il, ce qu’il a fait la veille au soir, et non ce matin. Ce qui veut dire…

— Madame, le médecin a-t-il déterminé l’heure de la mort de Monsieur ?

Au milieu d’une série de hoquets, Madeleine Leroux réussit à prononcer quelques mots.

— Il a dit : entre onze heures du soir et une heure du matin. J’étais montée me coucher un peu plus tôt et Claudius est resté dans le jardin parce qu’il voulait réfléchir encore un peu au projet qu’il pensait soumettre cet après-midi à ses amis du Groupement national des tanneries et mégisseries. Mon Dieu, qu’allons-nous devenir ?

Mais Pierre ne l’écoute plus vraiment. Il y a, il le sent, quelque chose qui cloche dans la chronologie temporelle. Si son patron a été tué APRÈS vingt-trois heures, pourquoi l’avoir interrogé, lui, sur son emploi du temps AVANT vingt-trois heures ? Veut-on lui faire porter le chapeau ? Le désigner coupable serait tellement simple, une affaire rondement bouclée, et qui se soucierait du sort d’un simple chauffeur ? Non, cela ne se passera pas ainsi. Il doit prendre les devants, réagir et d’abord, s’assurer que sa patronne ne le lâchera pas.

— Madame, si c’est un meurtre, il faut déposer plainte, et prendre un avocat. Voulez-vous que je m’en charge ?
— Ah, mon petit Pierre, je vous reconnais bien là, toujours serviable et aux petits soins pour nous. Mon Claudius vous aimait tant, et moi aussi vous savez. Depuis la mort d’Hubert…

Les derniers mots de Madeleine Leroux se perdent dans une fontaine de larmes et un sanglot sonore qui fendent le cœur de Pierre, très ému lui aussi. Ému, mais bien déterminé à ne pas se laisser entraîner dans cette sale affaire. Il prend alors congé de sa patronne avec tact et en douceur, descend à la réception laisser un mot à l’attention des deux détectives de l’hôtel pour les informer qu’il se rendait séance tenante au poste de police. Puis il sort de l’Hermitage par la grande porte.

Chapitre 3

Samedi 22 avril 1916

Bar-le-Duc

Deux mois que la bataille a commencé. Les Allemands poussent tout autour de Verdun. Ils ont pris Varenne, en bordure de la forêt d’Argonne, Damvillers et Etain. Ils sont à Saint-Mihiel depuis septembre 14. Le Front s’est stabilisé et les troupes françaises tiennent le choc malgré le déluge d’obus qui s’abat sur les tranchées et sur les bases arrière. Une pluie continue déversée par les pièces d’artillerie allemandes. Elles sont plus modernes et beaucoup plus nombreuses que celles censées se trouver dans la double ceinture de trente-quatre ouvrages fortifiés qui constitue la ligne de défense du Saillant de la Meuse. Joffre, le commandant en chef, ne croit plus aux places fortes et a préféré déplacer une partie de son artillerie vers la Somme, pensant que l’adversaire y mènerait sa grande offensive. Ce faisant, il a de façon regrettable dégarni la puissance de feu de ses défenses autour de Verdun, et offert au général Falkenhayn une opportunité dont le Prussien s’est immédiatement saisi.

— Gaaarde à vous !

Le colonel vient d’entrer d’un pas vif sous la tente de l’État-major du régiment. La voix de stentor de son ordonnance résonne méchamment dans l’oreille droite de Pierre Blanc qui se tient juste devant lui, droit comme un « i », depuis plus de vingt minutes. L’injonction lui fait claquer les talons et porter la main droite à hauteur du front dans un salut des plus conventionnels.

— Repos, maréchal des logis.

Le colonel attend que le soldat ôte son béret et se détende en écartant légèrement les jambes et en plaçant ses mains derrière le dos. Puis il lui tend un pli par-dessus la table de travail encombrée de cartes topographiques sur lesquelles l’officier a placé divers objets en bois représentant des bâtiments, des véhicules, des pièces d’artillerie. Il y a aussi des petits soldats de plomb dont l’un est juché sur un cheval : le commandant ennemi.

— Je veux que vous remettiez ce courrier confidentiel au général Mangin. Voici un sauf-conduit qui vous permettra de le lui donner en mains propres. À lui et à personne d’autre. C’est bien compris ?
— À vos ordres mon colonel. En mains propres. Dois-je prendre une voiture pour cette mission ?
— Sûrement pas. L’ennemi a des yeux partout. Vous ne changez rien à vos habitudes.

Le colonel se tourne vers son ordonnance.

— Lieutenant ?

Le subordonné s’exécute sur le champ en informant Pierre de sa mission de couverture :

— Avec le camion qui vous a été affecté… Il est en état ?
— Oui, mon lieutenant.
— Bien, avec votre camion, vous transporterez des éléments de la 5e et une pièce d’artillerie. Vous vous placerez au cœur d’un convoi à destination de Verdun, n’en sortez pas. En cas d’attaque aérienne ou de pilonnage allemand, tâchez de préserver votre équipage et votre cargaison humaine. Mais pas d’héroïsme, changez de monture si cela s’avère nécessaire. Votre mission principale avant tout. Départ dans une heure.

L’ordonnance a terminé son laïus. Il se tourne vers le colonel qui, toujours debout, affiche un large sourire qui tranche avec sa sévérité quotidienne que redoutent tous les membres de son État-Major, sans exception.

— Soldat, on m’a dit le plus grand bien de vos talents de chauffeur. Prouvez-le-moi en revenant rendre compte au plus vite du succès de cette mission. Ne me décevez pas. Rompez.

En quittant la tente du colonel, Pierre est à la fois enthousiaste et inquiet. Ce sentiment mitigé est induit par la menace à peine voilée qui se cache derrière le compliment de son commandant. Oui, il est un bon chauffeur, il le sait. Oui, il fera tout ce qu’il peut pour réussir. Mais la petite route qu’il va emprunter pour relier Bar-le-Duc à Verdun n’est pas une sinécure. Large d’à peine sept mètres et très sinueuse, elle doit être empierrée en permanence par les gars du Génie pour éviter que les fortes pluies du printemps ne la transforment en bourbier, comme c’était le cas deux mois plus tôt lorsque le général Pétain avait décidé d’en faire l’axe principal du ravitaillement de Verdun. On avance donc avec précaution sur cette route dangereuse, d’autant qu’une voie ferrée jumelle l’accompagne à quelques mètres seulement pendant les cinquante-six kilomètres du parcours. Une aubaine pour l’ennemi qui peut faire coup double en bombardant à la fois le train et la route. Dans cette perspective, le risque d’être touché par un obus et de rester en plan au bord de la chaussée est extrêmement fort. Or, en cas d’arrêt et quelle que soit la panne, la règle est de pousser le véhicule dans le fossé pour dégager le passage. Et Pierre n’a pas l’intention de perdre son camion, qu’il bichonne comme si c’était le sien. Alors non, il ne décevra pas le colonel, et pas pour ses beaux yeux ou d’éventuelles félicitations bien hypothétiques. Il ne le décevra pas parce qu’il arrivera sain et sauf à bon port, à l’aller comme au retour, avec son camion en état, quoi qu’il arrive.

Regonflé, Pierre se dirige vers les hangars où stationnent les innombrables véhicules achetés ou réquisitionnés par l’armée pour assurer son intendance. Il y a le Peugeot 1504 à plateau pour le matériel, le Renault type EG pour tracter des remorques, l’américain White reconnaissable à sa bâche sur le modèle de celle des chariots du Far West, sans oublier les ambulances Fiat. Si ce matériel moderne est impressionnant, son préféré reste le Berliet CBA, déjà nommé « l’increvable », dont il pilote un exemplaire. Mais le sien est spécial, vraiment spécial. Propriété de son patron dans le civil, il a été réquisitionné en même temps que lui-même était rappelé sous les drapeaux. Mais là n’est pas l’essentiel. Ce Berliet CBA ne fonctionne pas seulement à l’essence comme tous les autres, il possède aussi un gazogène, un appareil qui permet par pyrolyse de matières solides et combustibles d’alimenter en gaz pauvre des moteurs à explosion classiques. Celui de Pierre n’utilise pas du coke ou de l’anthracite, mais du bois, d’où son surnom de « gazobois ». C’est une expérience entamée dès la sortie de l’engin des ateliers Marius Berliet de Lyon-Monplaisir fin 1913, et avec la bénédiction des ingénieurs, la perspective de la guerre ayant convaincu à la fois son patron et le constructeur d’anticiper une probable pénurie des carburants. Inconvénient ? Il doit transporter une cargaison de bois importante. Avantage ? Il peut se ravitailler en route plus facilement, en bois ou en essence.

Pierre repère rapidement son véhicule dont la bâche arrière est ornée d’un énorme trèfle, emblème de la TP 12, la 12e section transport de troupes à laquelle il appartient. Le capitaine qui la commande est déjà en train de former une colonne avec dix de ses camions auxquels s’ajouteront six bahuts de la TM 116 pour le matériel, deux SMA de la 70e pour les munitions et deux RVF chargés à ras bord de ravitaillement. Le convoi comptera donc vingt véhicules et celui de Pierre sera placé en troisième position, de telle sorte qu’il puisse facilement s’extirper de la colonne si celle-ci était attaquée.

— Prêt, Maréchal des Logis ?
— Prêt, mon capitaine. Mon capitaine, avez-vous remarqué les nuages noirs et denses qu’on distingue vers l’Est ? Vous croyez qu’ils vont nous causer des ennuis ?

L’officier lève les yeux dans la direction indiquée pour décider de sa réponse.

— Probable, s’ils arrivent jusqu’à nous pour nous arroser. Mais tu vois, avec un peu de chance, ils pourraient bien s’arrêter en route, sur les lignes ennemies par exemple. Et puis, avec ce plafond bas, les Allemands seront moins tentés de nous bombarder.
— Et les avions, mon capitaine ?
— Écoute Pierre, ça fait trois jours qu’on n’en a pas vus. Ils ne sortent que quand il fait beau. À mon avis, il y a peu de chance qu’on les voit aujourd’hui.

Dubitatif, Pierre relève la tête et lance un regard circulaire qui embrasse la totalité du ciel. Patiemment, il scrute chaque point de l’horizon, cherchant à débusquer le moindre point sombre qui indiquerait la présence d’un ennemi aérien. Au bout d’un moment, lassé de ne rien trouver, il fixe de nouveau son supérieur avec une évidente déception.

— Alors ? interroge ce dernier.
— Rien, répond Pierre. Il n’y a rien là-haut, que les nuages portés par le vent.
— Tu vois, je te l’avais dit, ils préfèrent sortir par beau temps. Allez, on y va.

Et tandis que le capitaine remonte toute la file des véhicules pour grimper dans le premier camion du convoi, Pierre se dirige tranquillement vers le sien. En chemin, il ôte sa lourde redingote bleu horizon qui le tasse au sol, en ressent une soudaine liberté de mouvement qui lui sera précieuse pour conduire. Arrivé au poids lourd dont le moteur tourne déjà, il constate qu’Alfonse a bourré le four à bois jusqu’à la gueule. Cela ne l’étonne pas, son co-pilote est efficace. C’est un conscrit de la classe 15, il a à peine plus de vingt ans et très peu d’expérience au volant. Mais il apprend vite, est très réactif et Pierre l’a vu à l’œuvre lors des nombreux ennuis mécaniques qui n’ont pas manqué d’émailler leurs précédents déplacements. Un as de la clé à molette. Alfonse travaillait chez Berliet depuis quatre ans quand il a été appelé sous les drapeaux, et cette expérience s’avère chaque jour très précieuse.

— En route Fonfon, arrête de traîner.
— Je ne traîne pas, chef. Je vous attendais. Tout est prêt.
— Alors, dépêche-toi de monter.

Le jeune homme ne se fait pas prier, prend appui sur le marchepied et s’installe à la place du passager sur la plateforme de conduite. L’air réjoui, il fredonne les paroles d’une chanson que Pierre ne connaît pas :

« Le mécanicien Jean, sur sa locomotive,

Regarde l’air mauvais Blaise, le beau chauffeur ;

La colère en ses yeux luit d’une flamme vive,

De sa femme chérie, Blaise a volé le cœur…

— Qu’est-ce que c’est ? demande Pierre.
— Ça raconte l’histoire d’un train qui court à la catastrophe parce qu’il n’a plus ni chauffeur ni mécanicien.
— Pourquoi ? demande Pierre, interloqué.
— Ils se sont battus pour une femme, et ils sont tombés du train.
— Dis donc, ce n’est pas gai, ton truc. J’espère que ça ne va pas nous donner la poisse. Tu n’aurais pas autre chose ?

Alfonse ne répond pas. C’est vrai, les paroles sont plutôt tristes, mais évoquer l’idée d’un train qui file à pleine vitesse sans pilote, paradoxalement, ça le rassure, car lui est bien installé dans un convoi de vingt véhicules dont chacun possède un chauffeur et un mécanicien. Aucun risque que ça déraille. Il cherche malgré tout dans son répertoire une chanson plus enthousiaste qui pourrait plaire à son chef, pense à un autre air chanté par Adolphe Bérard « Verdun, on ne passe pas ! », entame le premier couplet.

— Et ça, c’est mieux ? demande Alfonse.
— Beaucoup mieux, petit. Fais-moi plaisir, chante-la le plus fort possible, et jusqu’au bout s’il te plaît !

Et tandis que Pierre enclenche la première vitesse, les deux hommes entonnent ensemble le refrain :

— Et Verdun, la victorieuse,
— Pousse un cri que portent là-bas
— Les échos des bords de la Meuse,
— Halte-là ! On ne passe pas !

Une fois la caserne derrière lui, l’Ornain et le canal de la Marne au Rhin franchis, puis les faubourgs de Bar-le-Duc traversés, le convoi emprunte la seule route à peu près sécurisée qui mène à Verdun. Commence alors la lente procession qu’impose la réglementation que le capitaine Doumenc a mise en place dès février : une vitesse limitée, une interdiction de s’arrêter et aussi de doubler sauf pour les véhicules sanitaires ou les automobiles des différents Etats-Majors. Naives n’est qu’à six kilomètres de Bar-le-Duc, mais le convoi met près d’une heure et demie à s’y rendre. Il ne s’y arrête pas, préférant faire étape un peu plus loin, bien à l’abri dans le bois de Puiseux, le temps de ravitailler les engins et de laisser souffler les moteurs et leurs chauffeurs.

Pierre, qui est descendu de son camion pour en faire rapidement un tour d’inspection, allume une cigarette tout en remontant vers la tête du convoi. La matinée est déjà bien avancée et il se demande s’il pourra rallier Verdun avant la nuit.

— Aucune chance, lui répond le capitaine en secouant négativement la tête. On ne va pas assez vite.
— Et si je filais devant ?
— Tu connais les ordres : un convoi normal et toi bien au chaud à l’intérieur.
— Allez capitaine, oubliez le règlement, on est en guerre ! Seul, j’ai sans doute plus de chance d’arriver en bon état au QG.
— Commence pas à jouer les bravaches, Pierre, non c’est non. Ta mission est importante, tu as besoin de protection et de discrétion. Tu restes à ta place, point final.

Pierre tire sur sa cigarette en riant intérieurement. Il n’avait aucune intention de faire cavalier seul, juste asticoter un peu son supérieur. Il l’aime bien son capitaine, un officier de carrière qu’il a connu en août 1911 lorsqu’il effectuait son service militaire et qu’il s’était retrouvé à Beni Ounif, l’un des sept Ksars qui composent l’oasis de Figuig, aux portes du désert saharien. Jules Ficatier n’était que sous-lieutenant à l’époque et lui simple caporal, mais ils faisaient partie de la même compagnie dont le premier commandait l’une des sections tandis que le second la transportait. Une sacrée aventure dans ce coin perdu des confins de l’Atlas, cerné par le djebel Amour au nord et le djebel Grouz à l’ouest. Une oasis implantée sur un plateau avec, à une trentaine de mètres en contrebas, une immense palmeraie à laquelle on accédait par un chemin escarpé. Pierre se souvient en particulier des sources artésiennes, le long d’une faille située sur le plateau. Elles lui rappelaient son village drômois dans lequel des sources d’eau très fraîche émergent soudainement sous la place centrale, comme par magie. Avec le sous-lieutenant Ficatier, ils avaient pour tâche de surveiller les mouvements migratoires déclenchés par la révolte berbère qui avait menacé le sultan Moulay Hafid dans sa ville de Fez. La France était intervenue à sa demande en envoyant vingt mille hommes pour dégager la ville. Pour protéger leurs intérêts locaux, les Allemands avaient riposté en postant une canonnière devant le port d’Agadir le premier juillet, mais cette tentative d’intimidation avait échoué et, au contraire, renforcé la présence française dans la région. De nombreux conscrits avaient, comme lui, été très vite envoyés en Afrique du Nord et c’est comme cela qu’il s’était retrouvé cantonné près de Figuig.

— Mon capitaine, on devrait reprendre la route, vous ne croyez pas ?

Pierre n’aime pas rester stationné trop longtemps au même endroit. Même si les arbres cachent le convoi aux yeux ennemis, la colonne n’est pas à l’abri d’un pilonnage à l’aveugle depuis les lignes allemandes. La mobilité est leur atout, ils doivent s’en servir.

— Tu as raison. On s’est assez reposés. Allez, on y va.

Le capitaine Ficatier se tourne vers l’arrière et d’un grand geste aérien, fait des moulinets avec son bras droit tendu. Puis il remonte dans son camion au moment où celui-ci démarre.

Les quinze kilomètres suivants se déroulent sans incident majeur. Le convoi bifurque sur la gauche après Rumont, laissant à main droite la route qui mène à Saint-Mihiel, en longeant la rivière qui coule en contrebas, pour parvenir enfin à Chaumont sur aire. Le périple est bouclé en un peu moins de deux heures pour les premiers camions, presque trois heures pour les derniers, aucun ne faisant défaut, ce qui est déjà en soi un succès. Le but est d’atteindre Souilly avant la fin d’après-midi et de s’y cantonner jusqu’au lendemain matin. En février, Pétain avait transformé la mairie de ce village en QG pour lancer la bataille de Verdun, et l’armée avait depuis mis en place plusieurs points relais en divers endroits le long de la Cousances, cachés par les épais feuillages qui bordent la rivière. Pierre a choisi le sien, il est situé dans l’enceinte de l’ancien château médiéval dont il ne reste qu’une motte castrale. Et c’est justement de cette position plus élevée qu’il compte observer l’horizon plus à l’Est. Toujours cette crainte d’une attaque venue du ciel.

Alfonse profite de l’arrêt à Chaumont pour ouvrir le capot du Berliet, nettoyer la crasse sur certains tuyaux en cuivre et effectuer un réglage sur le carburateur. Alfonse ouvre également la trappe du gazobois pour y enfourner de quoi parcourir les douze kilomètres les séparant de Souilly. Puis il engage la conversation avec l’un des soldats que le camion transporte et qui en est descendu pour se dégourdir les jambes. C’est à ce moment précis qu’un vrombissement vient couvrir leurs voix et leur fait d’instinct relever la tête. Passe alors au-dessus d’eux un avion biplan flanqué d’une croix latine sur le fuselage et sur les ailes.

— C’est un Allemand ! crie quelqu’un.
— Planquez-vous ! hurle un autre.

L’appareil est en train d’effectuer un virage sur l’aile gauche. Le capitaine se saisit de ses précieuses jumelles que le lieutenant Escoffier, un copain du 112e régiment d’artillerie légère, lui avait données avant de mourir.

— C’est un avion de reconnaissance, annonce-t-il avant de poursuivre : deux hommes à bord. Ah, et aussi une mitrailleuse à disposition de l’observateur.
— Quelle marque, le biplan ? interroge Pierre qui vient de rejoindre son supérieur.
— Regarde par toi-même, répond le capitaine.

Le Maréchal des logis s’empare des jumelles que lui tend son supérieur, puis prend son temps. Il scrute l’appareil avec minutie, compare sa silhouette avec celles qu’il connaît déjà pour les avoir vues sur les catalogues militaires qui les répertorient. C’est un modèle récent, inhabituel, plus élégant et très différent des autres, les Albatros ou les Rumpler qui sillonnent la zone depuis 1915.

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