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L’ancienne locataire d’une disparue est le pivot d’une intrigue où culpabilité et innocence se confondent, tandis que deux inspecteurs ressuscitent des liens insoupçonnés. Les apparences se fissurent, révélant des vérités enterrées sous les conventions sociales et les secrets de famille. Au cœur de cette histoire, la frontière entre suspect et enquêteur s’estompe, laissant place à une exploration subtile de la nature humaine et de ses contradictions. Dans un style déroutant et incisif, Laurène Pinaud nous plonge au cœur d’une quête de vérité où chaque personnage devient le miroir de nos propres ambiguïtés.
À PROPOS DE L'AUTRICE
Sa passion pour la littérature réside dans la capacité de
Laurène Pinaud à disséquer le vivant, à comprendre les méandres de l’humain, de ses relations et de ses ambitions. Elle cherche à briser les fausses croyances, à aller au-delà des apparences pour plonger dans la complexité des personnages et des émotions, offrant ainsi une lecture captivante et profonde qui invite à une réflexion sur la nature humaine. "Le clan des fidèles insoumis" est son premier ouvrage publié.
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Seitenzahl: 423
Veröffentlichungsjahr: 2025
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Laurène Pinaud
Le clan des fidèles insoumis
Roman
© Lys Bleu Éditions – Laurène Pinaud
ISBN : 979-10-422-3854-4
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
12 janvier 2014
La sincérité n’a jamais été une qualité facile à porter, surtout quand vous n’arrivez pas à mentir. Pourtant, les relations sociales sont tissées sur un socle de petites inventions innocentes, des non-dits, des malentendus… Tout cela pour être accepté parmi ses congénères.
Si mes souvenirs sont justes, c’était en janvier. Deuxième quinzaine de janvier, l’air humide et froid était déjà bien installé. Un janvier à Paris. Un mois de décembre chaotique venait de se terminer. Il m’arrive d’ailleurs encore de le sentir, comme un coup de poing que l’on vous assène, sans même pouvoir l’anticiper. À ce moment-là, je ne savais pas que le mois de décembre était juste un prélude à ce qui allait venir. J’en étais vraiment très loin.
Je m’étais réveillée avec un mal de crâne insupportable. Impossible de rassembler quelques souvenirs, tout était trop confus et chaotique pour définir là où j’avais mis les pieds. Il fallait d’abord que j’arrive à ouvrir les yeux, mais je sentais que mes paupières étaient gonflées comme des soufflets. Et ça faisait un mal de chien, je pouvais sentir la douleur jusqu’au fond de mes deux orbites. D’où le mal de crâne donc. Ce n’était pas une gueule de bois où je me réveillais chez un ami de passage. Ce n’était pas un réveil après une nuit passée à pleurer qui transforme votre visage en ballon de baudruche. À ma grande surprise, je comprenais que ces blessures étaient d’ordre physique, que mon corps avait subi des sévices. La panique arrivait. Cette journée, il n’y avait que mon intuition qui parlait à ma place. Je lui obéissais comme un chien qui répond aux ordres de son maître (lorsqu’il est bien élevé). Je me mettais à inspirer de grandes goulées d’air en silence pour ralentir mon rythme cardiaque et reprendre le contrôle de la situation. Puis, en voulant rapprocher ma main droite de mon visage pour constater les dégâts portés sur mon visage, je me rendais compte que mes deux bras étaient attachés dans mon dos. L’effroi. Mon cœur avait repris son galop effréné que je ne cherchais même plus à calmer. Mes deux poignets étaient fermement tenus, dès que j’essayais de me contorsionner, je pouvais sentir la fine corde s’enfoncer davantage dans ma chair. Sous le coup de la peur, je réussissais à soulever mes deux paupières. Je voyais que j’étais au sol. Du vieux parquet moisi. Il faisait sombre. De ce que je pouvais voir et dans mon état lamentable, il s’agissait d’une petite pièce insalubre, froide et humide. Une odeur de pourriture était très forte. Je refermais et rouvrais mes yeux pour les habituer et retrouver une vue plus ou moins correcte. Les bords commençaient à s’éclaircir. Oui, j’étais bien ligotée dans une petite pièce moisie. Sûrement laissée à l’abandon depuis des lustres. À cet instant, mon corps me rappelait à quel point il avait froid. Les mains liées dans le dos, je ne pouvais pas faire grand-chose pour me réchauffer.
Avec le peu de forces que j’avais, je parvins à me redresser en m’appuyant sur mon crâne. Une fois assise, j’examinai mon environnement. Ma respiration était saccadée, j’étais en pleine crise de panique. Où étais-je ? Pourquoi étais-je là ? Qu’allait-il m’arriver ?
Mon esprit s’affola. Étais-je en prison ? Avais-je été kidnappée ? Allais-je mourir ? Ma mâchoire était tellement crispée qu’un goût de sang remplissait ma bouche. J’avais dû croquer ma langue. Mes yeux brûlaient, une énorme vague de fatigue me traversait par à-coups. J’avais été droguée, c’était une évidence. Mon corps peinait à se débarrasser de cette torpeur artificielle. J’avais l’impression d’être un animal que l’on pique avant de l’abattre. La rage montait. Beaucoup de rage. Il était hors de question que je crève dans ces conditions. Il était hors de question que je me laisse faire. Quitte à vivre un enfer, autant choisir sa propre mort.
Après plusieurs minutes d’hyperventilation, je m’étais endormie, assise par terre, la tête penchée, comme suspendue à mon cou sans vie.
Puis, je m’étais à nouveau réveillée. Mes cervicales avaient mal supporté cette position douloureuse. Je n’avais qu’une envie : m’enfuir, courir, me sentir en sécurité. Pourrais-je appeler à l’aide ? Est-ce que quelqu’un viendrait me chercher ?
Je tentais de me remémorer la veille au soir. Qu’avait-il bien pu se passer ?
La veille au soir… Oui, cela me revenait. Je basculais ma tête de gauche à droite, comme pour oublier la douleur physique et me souvenir de quelques éléments de cette soirée. De la musique résonnait partout dans mon appartement. Nous devions être au moins une bonne vingtaine, j’avais accepté que des amis viennent avec leurs amis, et ainsi de suite… Je pouvais me rappeler le vin qui tombait sur le parquet et qui le tachait. Une de mes amies avait accouru avec une serpillière pour limiter les dégâts. J’en fus touchée. Nous étions tous ivres morts. C’était un vendredi soir. Ce qui voulait dire que cette journée horrible était un samedi. Les images débarquaient à toute vitesse dans ma tête, j’avais la sensation d’être au cinéma sans vouloir regarder le film. Pourtant, je n’arrivais pas à accéder à cette fin de soirée. Était-ce une cellule de dégrisement ? C’était comme si l’on m’avait coupé un bout de mémoire. Je n’arrivais même plus à me souvenir de mes propres souvenirs. Étais-je en train de perdre la tête ? Avais-je fait du mal à quelqu’un ? Non, sûrement pas. Les minutes passaient et je continuais à mémoriser la composition de la cellule dans laquelle j’étais piégée. Les heures succédaient aux minutes. C’était très long.
Avec les années, j’avais compris que le gin tonic me rendait un peu trop dynamique et hyperactive. Mais au point de chercher des noises et me retrouver tuméfiée, ligotée dans une cellule ?
J’avais toujours été fascinée par le temps. J’imaginais que c’était un morceau de tissu qui s’étendait ou se rapetissait en fonction de nos tumultes intérieurs. Fermez les yeux et voyez une cathédrale qui se hisse vers le haut en fonction de l’ambition des Hommes, puis qui s’affaisse dans l’obscurité en fonction de leurs secrets. Le temps doit être à la hauteur de l’humanité, alors qu’à mes yeux, ce devrait être l’inverse…
À vrai dire, je ne m’attendais pas à une telle introspection pendant que j’essayais de me sortir de ce trou. La porte était massive, inébranlable. Je me risquais à la toucher du bout de mes semelles. Oui, c’était bien ce que je pensais : une porte blindée. En tournant mon regard vers le côté droit, je vis une lunette ornée de barreaux. Il y avait une vitre. Du double vitrage. J’aurais eu beau crier « À l’aide », personne ne m’aurait entendue. Comme je ne savais pas où j’étais, et surtout qui me retenait, je ne voulais pas me mettre à hurler pour tester l’insonorisation de la lucarne et prendre le risque de recevoir un nouveau coup sur la tête. Il fallait que je survive. C’était ma seule ligne directrice.
J’entendais des bruits de pas lourds qui marchaient juste au-dessus de ma tête. Je ne m’étais jamais sentie aussi faible et impuissante. Les bras coincés dans le dos, je n’avais rien pu faire mis à part accepter ce qui allait m’arriver. Les bruits de pas s’éloignèrent pour emprunter un couloir, puis descendirent un escalier. Ils se rapprochaient inexorablement de ma microscopique pièce. Aucune échappatoire n’était possible. Ces secondes étaient devenues plus longues que ces dernières heures. Toutes les autres choses que j’avais connues n’avaient plus aucun goût comparées à cette vase marâtre et froide coincée dans ma carcasse tremblotante. La terreur. Je n’osais même pas gémir, je me contentais donc de retenir ma respiration. Les pas étaient juste derrière la porte. J’entendis une clé rentrer dans la serrure et se tourner de manière calme, mais affirmée. Puis, la porte s’ouvrit dans un grand bâillement.
Ce jour-là, je rencontrais mon meilleur ami. C’était il y a six ans.
4 janvier 2020
Il est abîmé et sa composition est magnifique. C’est une personne qui a réellement vécu. Il a beau fuir dans les plus jolis recoins, la réalité reste patiente et ponctuelle. Il ne peut pas la tromper, juste l’accueillir. Jusqu’où sa fugue le mènera-t-elle ?
L’inspecteur Prévost déambule dans les couloirs du commissariat. Ses cernes forment de grands cercles noirâtres autour de ses yeux. Il fait peur à voir.
Il transporte, coincé sous son bras, un dossier épais comme une bible. Déterminé, il entre dans la pièce d’interrogatoire où je l’attends sagement. Je suis devenue la grande suspecte de cette affaire macabre en un temps record, sans être en mesure d’arrêter les rouages infernaux de cette machination. Dans un silence pesant, il s’assied en face de moi. Je suis fatiguée. Ma peau est moite d’accablement, mes muscles tendus me font un mal de chien. Plusieurs jours se sont écoulés et je n’ai pas pris de vraie douche. Un son de chaise métallique s’élève dans la pièce d’interrogatoire. En levant lentement mes yeux vers l’inspecteur qui vient tout juste de s’installer devant moi, je ne manque pas de lui montrer ma lassitude. Ça l’irrite. Il tire violemment un paquet de feuilles de son dossier trop garni à mon goût, et les place sous mes yeux secs.
Je suis en contact constant avec l’inspecteur Prévost depuis le 25 décembre. Je peux vous assurer que cette relation est des plus revigorantes. Nous sommes le 4 janvier à présent. Les fêtes de fin d’année ont été écourtées pour tous les deux. Cette situation ne m’inspire aucune déception, je n’ai jamais aimé fêter le réveillon. C’est un moment presque sinistre à mes yeux, pendant lequel je suis obligée de paraître joyeuse à des moments précis.
J’observe les photos des deux meurtres avec calme. Ce n’est pas la première fois que je les vois. Tout ce sang, cette mise en scène, ça fait froid dans le dos. Malgré cette horreur, mon cœur n’arrive pas à s’exciter. Je reste impassible. Ces photos sont des peintures. Deux personnes sont mortes dans d’affreuses conditions. Ce que j’ai devant moi, c’est une véritable boucherie. Et le pire, c’est qu’elle a dû être une partie de plaisir pour l’artiste.
L’inspecteur se repositionne sur sa chaise afin d’être plus à l’aise. Son dos s’enfonce dans son dossier. Il abaisse le regard vers moi avec insistance, attendant une réaction de ma part. Je le regarde en retour, sans aucune expression. Cet interrogatoire m’ennuie franchement, car il ne mène à rien. Il fronce ses grands sourcils noirs et serre ses lèvres. Ça y est, me dis-je, il va passer à l’attaque et lancer une tempête de questions incessantes. Sans difficulté, je l’imagine enfant en train de jouer au policier et harceler ses frères et sœurs.
— Mademoiselle DuPré, bienvenue au commissariat à nouveau ! dit-il avec cynisme.
Il doit être de sacré mauvais poil, pensais-je, je vais passer un moment inoubliable…
— Merci pour votre accueil, inspecteur Prévost.
Je ne pus m’empêcher d’imiter son air cynique. C’est très difficile de ne pas réagir à la provocation.
— Avec plaisir. Comme vous le savez, vous êtes en garde à vue pour des raisons évidentes. Vous êtes suspectée de deux meurtres.
— Oui, j’ai cru comprendre.
Face à mon insolence, l’inspecteur peine à contenir ses remarques. Deux têtes de mules sont enfermées dans une étroite pièce d’interrogatoire. Nous sommes tous les deux en manque de sommeil et au bord de la crise de nerfs. L’un tient parce qu’il a des comptes à rendre à la procureur, l’autre parce qu’elle souhaite se sortir de cette histoire et continuer le cours de sa vie tranquillement.
— Justement, commençons par là. Qu’avez-vous compris, Edwige ?
— On m’a dit que j’étais suspectée de deux meurtres, dont un à Toulouse et un autre à Paris. Les meurtres concernent deux membres de la famille Besnard.
— Bien. Et qu’avez-vous à dire à ce sujet ?
— À quel sujet ?
L’inspecteur ferme les yeux et inspire profondément pour se calmer. Je joue avec ses nerfs, il va exploser. C’est pour bientôt. Temps de cuisson estimé à sept minutes.
— Qu’avez-vous à dire au sujet des deux meurtres, Edwige ? Pourquoi étiez-vous à chaque fois sur les lieux du crime ? Ne perdons pas de temps.
— Je n’aime pas perdre mon temps non plus, et pourtant, depuis le début de cette enquête, c’est ce qui est en train de se passer.
— Je vous demande pardon ?
— Vous remuez du vent, inspecteur. Navrée de vous manquer de respect, mais je n’ai pas l’impression que vous faites avancer quoi que ce soit. On s’emmerde presque.
— Donc vous êtes plus habilitée que moi pour élucider cette histoire de meurtres qui remonte comme par hasard jusqu’à vous ?
— Concrètement, quelles sont vos preuves inspecteur ? Oui, j’ai l’habitude de faire mon footing dans le bois de Boulogne pendant ma pause déjeuner, et j’étais à Toulouse lorsque le deuxième meurtre a eu lieu. Ce sont les éléments qui sont censés prouver que je suis coupable de deux homicides ?
— C’est moi qui pose les questions ici, s’énerve-t-il.
À ce moment, quelqu’un toque énergiquement à la porte. Sans même demander de qui il s’agit, il sort avec précipitation. J’entends comme des chuchotements. Une dizaine de minutes passe, et j’attends encore, en compagnie de ces clichés ensanglantés. Mes yeux deviennent de plus en plus douloureux. Je les ferme quelques instants pour permettre à mes paupières de les humidifier un peu. Mes doigts massent mes arcades sourcilières. Ça calme le système nerveux. Je ne sais pas combien de temps j’ai dû faire ça, mais la porte s’ouvre à nouveau, doucement, et je vois les deux inspecteurs débarquer. Bon sang, c’est deux pour le prix d’un !
— Mademoiselle DuPré, je me permets de rejoindre l’inspecteur Prévost pour cet interrogatoire. Je suis l’inspecteur Charvez, et nous collaborons sur cette affaire. Pour revenir sur les faits, votre présence a été détectée le jour du double meurtre, à Boulogne-Billancourt et à Toulouse. Qui plus est, nous avons retrouvé des traces de votre ADN sur les deux corps. Vous comprenez que cela vous porte préjudice et fait de vous notre suspect numéro un ?
Paul Charvez récite son syllabus comme un prêtre dans une église vide.
— Pour les traces d’ADN sur les deux corps, je vous ai déjà dit qu’ils ont été mis là exprès. Je n’ai pas tué ces deux personnes, d’accord ? Et je vous signale que si j’étais à Toulouse la dernière fois, c’était pour calmer ce fou furieux de Jean-Eudes et régler cette affaire en direct. Il me harcelait depuis des jours, ne me lâchait pas. Il a même eu accès à mes comptes bancaires et à d’autres informations confidentielles sans l’autorisation de personne. Ça ne vous gêne pas qu’il y ait des gens qui piratent des données confidentielles ? On s’en fout ?
— Mademoiselle DuPré, nous avons déjà passé au crible les proches des victimes et leur entourage. Si Jean-Eudes vous harcelait, il fallait prévenir l’équipe.
— Je l’ai fait, mais seul votre collègue Jaffray a eu l’air d’y prêter attention.
— Quoi qu’il en soit, Jean-Eudes Besnard est mort. Et je pense que la confidentialité de vos comptes n’a plus vraiment d’importance…
L’inspecteur Charvez pointe du doigt les photos de son cadavre accrochées à un mur.
— Merci pour le rappel, mais j’étais au courant. Encore une fois, je n’ai rien à voir avec son meurtre !
Je répétais en boucle les mêmes choses sans être entendue. Cela n’avait plus aucun écho, j’étais face à deux personnes convaincues que j’étais l’assassin d’une famille toulousaine fortunée.
— Avant le meurtre de Jean-Eudes, nous savons que vous lui avez rendu visite le matin même. Son ami Marc peut le confirmer puisqu’il était sur place. Et avant que vous passiez le voir le jour de sa mort, nous avons trouvé plusieurs communications entre vous deux.
— Je vous l’ai déjà dit, il me harcelait et m’insultait.
— Edwige, reprit l’inspecteur Prévost, je pense que vous étiez proches de Jean-Eudes et aviez tous les deux prévu de vous débarrasser de sa mère, Isma Besnard, pour toucher l’héritage et faire votre vie loin de la France. Vous avez gardé secrète votre relation pendant un certain temps. Vous avez agi de concert. Après l’assassinat d’Isma Besnard, vous avez décrété qu’il serait plus avantageux pour vous de garder tout l’argent. Alors, vous avez tué Jean-Eudes. Votre banque nous a transmis vos informations bancaires. Vous avez reçu il y a quelques jours une somme très importante. Et ce virement a été fait par Jean-Eudes, les établissements bancaires sont formels.
Tout en l’écoutant me raconter sa version de l’histoire, la colère commence à monter en moi. Mon corps devient brûlant. J’essaie de me contenir.
— Messieurs, j’ai une question : ça ne vous paraît pas un peu gros ? Si je voulais vraiment me tirer avec l’argent de la vieille, je pense que j’aurais été un peu plus discrète, non ? Vous pouvez raconter ce que vous voulez, de toute façon je vais faire appel à un avocat parce que là, on n’arrive à rien et vous tournez en rond sur vos histoires. J’ai beau vous répéter que je n’y suis pour rien, vous continuez à aller dans cette direction. Il n’y a rien d’autre que je puisse vous répondre. Cet argent, je n’y toucherai jamais puisque je n’ai pas effectué la transaction.
— Edwige…
— Écoutez-moi un peu. Jean-Eudes mangeait à tous les râteliers, si vous voyez ce que je veux dire. Son travail se situait entre Londres et San Francisco. Oui, je me suis renseignée. Croyez-moi, j’ai envie de me sortir de cet enfer. Je continue. Ne m’interrompez pas. Mon ancienne propriétaire, c’était Isma Besnard. C’est comme ça que j’ai connu la famille Besnard. Oui, on a eu des rapports tendus avec Isma vers la fin de notre relation, pour la raison que vous connaissez. Elle était complètement folle. Comme son fils d’ailleurs. Jean-Eudes a commencé à me tyranniser dès l’ouverture de l’enquête. Je ne sais pas comment il a trouvé mon numéro, ça a dû être simple pour lui, il avait l’air d’avoir des contacts partout. Bref, je lui répète que je n’ai rien fait à sa mère et que je veux qu’il me foute la paix. Après, ce sont les fêtes de Noël. Vous m’appelez pour me signaler que j’ai été la dernière à voir Isma Besnard et que je dois participer à un procès-verbal. Chose faite le 27 décembre. Pour y donner suite, le corps d’Isma est retrouvé dans le bois de Boulogne, qui, comme par hasard, se trouve près de mon travail. Là, on retrouve non pas un cadavre, mais une mise en scène extraordinaire. La personne qui a fait ça a dû y passer des heures entières. Je repasse au commissariat, je n’ai pas d’alibi, car il se trouve que je vis seule dans mon appartement et que mes voisins n’étaient pas là. Vous ne me croyez pas. À la suite de cet épisode, Jean-Eudes me harcèle de plus belle. Mon amie Emmanuelle Marat s’est fait renverser, je vous le rappelle. J’appelle votre collègue Jaffray pour lui dire à quel point je me sens en danger. Il m’a dit qu’il vous avait passé le message. On dirait que ce n’est pas le cas. Ou peut-être ne l’avez-vous pas entendu. Je termine, Messieurs, ce sera rapide. Comme je me sens seule et prise au piège, je décide d’aller à Toulouse y rencontrer Jean-Eudes et le convaincre que je n’y suis pour rien dans la mort de sa mère. Il ne me croit pas totalement, mais se calme un peu. En allant chercher mon train pour rentrer à Paris, je croise une foule apeurée. Et là, je vois Jean-Eudes crucifié sur un mur en place publique. Comme par hasard, mon ADN a été retrouvé sur les lieux de la mort d’Isma et sur le corps de Jean-Eudes. La boucle est bouclée. Et tous les deux, en votre grande qualité d’inspecteurs, vous vous dites que cela ne fait pas l’ombre d’un doute et que j’ai tué deux personnes pour avoir un virement sur mon compte bancaire de manière totalement visible… Sérieusement ?
Les deux inspecteurs ne répondent pas tout de suite. Ils se regardent et décident de sortir à nouveau de la pièce d’interrogatoire pendant quelques instants, en me laissant attendre. Puis, Victor Prévost revient dans la salle, l’air décidé :
— J’espère que vous avez pris un pyjama, on va passer la nuit ici.
Il claque la porte, autoritaire.
4 janvier 2020
J’étais à nouveau seule. Pour éviter de consacrer trop de temps à mes problèmes, je me suis engouffrée tout entière dans la brèche du labeur. Mes journées étaient dictées par ce que j’avais à faire. Ne rien réaliser était une véritable terreur. Si je m’allongeais pour regarder le ciel, une déferlante noyait mes pensées dans les larmes. Une gonorrhée de saleté. La solitude n’est pas forcément le fait de se retrouver seule, mais plutôt une course après des fautes qui ne sont pas les nôtres.
À son tour, le coéquipier des deux inspecteurs débarque dans la salle d’interrogatoire. Il s’appelle Jean Jaffray. Ce type est le seul à qui j’arrive à faire confiance. En tout cas, il ne m’a jamais dupée depuis qu’il les a rejoints.
— Jean, tu peux ramener Mademoiselle DuPré dans sa cellule s’il te plaît ? lance l’inspecteur Prévost, autoritaire.
— Sérieusement ? ne puis-je m’empêcher de rétorquer.
— Ne faites pas la gamine Edwige, sauf preuve du contraire vous êtes toujours notre suspecte dans ce double homicide. Deux personnes sont mortes assassinées ! Alors oui, je vais vous garder en cellule un peu plus longtemps.
Jaffray me fait signe de le suivre. J’obtempère. De toute façon, quoi que je dise, je vais terminer sous les verrous. Alors, à présent, je vais me taire.
— Sans vouloir me rallier à sa cause, je suis d’accord avec elle, c’est trop gros pour être vrai, tenta son acolyte, l’inspecteur Paul Charvez.
— On ne sait jamais, les gens commettent des crimes passionnels pour de l’argent ou par amour. Ça arrive souvent, répondit Victor tout en me lançant un regard dédaigneux.
— Je le sais bien, mais là, elle n’a aucune raison de tuer pour de l’argent, sa famille est aisée. Je ne pense pas qu’elle ait tué Jean-Eudes par vengeance sentimentale.
— Je confirme, ce n’est pas une vengeance sentimentale, Messieurs. Ce n’est même rien du tout puisque je n’ai tué personne. Mais bon… je vous laisse rassembler vos preuves, je dois aller me faire enfermer.
Jaffray m’emboîte le pas et m’accompagne dans les cellules. Cette cellule, je commence à bien la connaître. Il referme lourdement la grille sous mon regard apitoyé.
Il s’adosse au mur tout en fixant le plafond. Il y a un moment de répit.
Pendant que j’étais en cellule, Jaffray passait souvent me voir pour faire la conversation. Cet énergumène était réellement gentil. Très gentil. Je me suis toujours demandé ce qu’il pouvait bien faire dans la police.
— Tout va bien ? hasardais-je, tentant de faire la conversation.
— Oui, Mademoiselle DuPré, et vous ?
— Le temps est long.
— Bientôt, vous sortirez d’ici, menottes ou non.
— Merci pour les scénarios !
Il hausse les épaules. Il a raison, quand je sortirai d’ici, je serais soit menottée, soit libérée.
— Vous me croyez coupable ?
— Je n’ai pas à répondre à cette question. L’enquête va y répondre.
— Oui, enfin, l’enquête est légèrement en berne en ce moment…
— Je n’ai rien à dire à ce sujet.
— Je comprends, ne vous inquiétez pas, je n’ai pas l’intention de vous tirer les vers du nez. Et puis vos deux supérieurs n’ont pas l’air commodes…
— Ils sont excellents !
— Oui, aucun doute, je ne…
— Ils ont élucidé ensemble des affaires extrêmement compliquées. Des affaires qui ont fait la une des journaux. Je les admire. J’aimerais être comme eux.
— Vous le serez, si vous ne vous faites pas tuer avant.
Il fixe à nouveau le plafond, ignorant totalement ce que je venais de dire. C’est vraiment un drôle d’oiseau ce Jaffray.
Puis, avec un sourire aux lèvres, il se met à me raconter les enquêtes qui ont fait le nom des deux inspecteurs. Tout en m’installant confortablement sur le lit métallique, je l’écoute. Ses récits me bercent.
Retour dans le passé. Nous sommes dans les années 2000.
Victor était tout fringant et bourré de prétention quand il prit les rênes de son métier d’inspecteur de police pour la première fois. Son corps était fuselé comme celui d’une danseuse, il pratiquait souvent la boxe française pour se maintenir en forme.
Paul, son acolyte, suivait le même schéma et adorait partager avec lui les dernières techniques pour optimiser son temps de pratique sportive et obtenir de meilleurs résultats.
De meilleurs résultats. C’était l’adage des deux jeunes inspecteurs à cette époque, dix-neuf ans plus tôt, dans la capitale. C’était le début d’internet. Les tubes planétaires de Britney Spears étaient diffusés partout. En 2004, nous avions vécu la mort de Ray Charles, le 7e titre de champion du monde de formule 1 de Michael Schumacher, la réélection du président Georges W. Bush, la mort du chef palestinien Yasser Arafat, ou encore un séisme de magnitude 9.3 dans l’océan indien, qui provoqua un tsunami et causa la mort de plus de 200 000 personnes en Indonésie, au Sri Lanka, en Inde et en Thaïlande. À peine quelques mois après être arrivés au poste de police, une affaire des plus sordides leur tomba dessus.
Leur supérieur hiérarchique leur expliqua qu’une dizaine d’enfants avaient disparu depuis deux semaines et n’avaient pas été retrouvés. Pour faire appel à deux bleus comme eux, c’est que les autres inspecteurs chargés de cette affaire devaient être désespérés.
En parcourant rapidement les photos de ces enfants, ils virent des visages de garçons et de filles souriants. Ils avaient entre cinq et dix ans. De tout petits humains, des petites personnes chétives. Leur supérieur leur donna les informations récoltées sur ces disparitions. Ce mois d’octobre fut une grande période pour les deux jeunes inspecteurs. C’était l’automne, une saison fraîche et orangée. À cette époque, Victor et Paul s’attelèrent à cette enquête dont personne ne voulait. C’était la bête noire du commissariat. Lorsqu’à la première réunion de briefing de l’affaire le lieutenant en chef Béranger expliqua qu’une dizaine de gamins avaient été retrouvés morts dans des poubelles, l’assemblée fut choquée. Ça allait de belles phrases en belles phrases. Des regards atterrés. Le commissariat se mit à ressembler à un cimetière tant les sensibilités des forces de l’ordre furent piquées à vif. Passé cet étalage de réactions vives, personne n’eut envie de mettre les mains dans le cambouis. C’est ce dont furent témoins les deux jeunes inspecteurs dès le début de leur carrière. L’hypocrisie. Ils se promirent de ne pas y céder.
Qui choisit ce métier pour éviter les cas difficiles ? Personne sur le papier, mais tout le monde dans la vraie vie. C’est un peu comme certains professeurs qui font cela par « vocation » et choisissent ensuite une tête d’âne et un privilégié. Dans tous les domaines se nichent ces comportements terrifiants d’immaturité, pourtant assumés à la vue de tous. Et cela ne choque personne.
Les deux inspecteurs travaillèrent d’arrache-pied sur le cas de chacun des enfants. Ils appelèrent leurs écoles, interrogèrent leurs parents, les amis des parents. Soi-disant, leurs prédécesseurs l’avaient déjà fait. Tout y passa. Ils épluchèrent le bottin et remontèrent des centaines de contacts.
Puis, un jour, sur un coup d’intuition, Paul décida de jeter un coup d’œil aux boulangeries aux alentours des écoles primaires des enfants. Les deux inspecteurs avaient besoin d’un fil rouge, d’un dénominateur commun à toutes ces disparitions. Ni les écoles, ni les parents, ni les professeurs, ni les amis des parents et des professeurs n’avaient apporté quoi que ce soit.
Les surveillants des écoles concernées se mirent même à culpabiliser de n’avoir rien pu faire pour ces pauvres gamins et commencèrent à plaider coupables, comme pour s’absoudre d’un péché. Paul expliqua à Victor que les boulangeries rassemblaient beaucoup d’enfants puisqu’elles vendaient des bonbons, des viennoiseries ou autres sucreries. Victor valida sa démarche, de plus en plus convaincu par le fait que travailler avec Paul était une bonne idée.
Ils passèrent donc au crible les boulangeries qui entouraient les écoles primaires.
En levant les yeux du plan de Paris sur lequel il avait entouré les zones concernées, Victor aperçut le lieutenant Béranger. Le géant se planta devant les deux jeunes hommes.
Il donna un léger coup de coude à Paul pour lui signaler que c’était l’heure du point de parcours. Paul se redressa et attendit patiemment que le lieutenant pose sa question. Il est courant que les supérieurs demandent fréquemment des comptes rendus aux jeunes recrues. C’est leur manière d’intégrer les nouveaux, et aussi de s’assurer qu’ils ne font pas n’importe quoi.
— Bien ? Tout va bien les filles ? Ça donne quoi ? lança Béranger avec sa carrure imposante qui surplombait largement les deux inspecteurs.
Quelques oreilles indiscrètes se mirent à écouter les propositions des deux jeunes inspecteurs. Ils étaient tellement nombreux à avoir fui cette affaire que leur attention se décupla d’elle-même. Avant que Victor ne prenne la parole, le bruit assourdissant des claviers d’ordinateurs de cette époque faiblit et laissa place au dialogue.
— Nous pensons avoir trouvé un point commun à toutes ces disparitions, lieutenant, répondit sagement Victor.
Paul indiqua la carte du cinquième arrondissement de Paris à Béranger tout en enchaînant sur ce que venait de dire Victor :
— Sur la dizaine d’écoles primaires recensées dans le cinquième, il y en a trois qui sont très proches les unes des autres. Le point commun n’est pas les professeurs qui peuvent parfois faire des remplacements entre établissements, ou encore les surveillants et les parents. Le point commun, c’est les commerces de proximité.
Béranger sourcilla. Cette piste commençait à l’intéresser, mais pas assez pour qu’il morde à l’hameçon. Le bruit des claviers continuait à baisser. Tout le monde se mit à écouter tout en faisant mine de travailler.
Jusqu’ici, les précédents comptes rendus tournaient en rond autour des richissimes familles du quartier. Toute famille a des pots cassés. Dans leurs cas, pas suffisamment pour transformer un oncle ou une tante en tueur d’enfants compulsif…
— Je vous écoute, encouragea poliment Béranger.
— Nous avons suivi des gamins sortant de l’école pour voir où ils allaient avant de rentrer chez eux. Une bonne partie ne prend pas forcément le métro. Parmi les familles dont les enfants ont été épargnés, la totalité rentre soit en transports en commun, soit accompagnée par une ou un baby-sitter qui vient les chercher à la sortie de l’école. Cela veut dire que les rapts ont eu lieu sur une zone proche des écoles, où l’on compte sept cas de kidnappings et meurtres d’enfant. Les trois autres cas sont un peu plus éloignés et se sont déroulés vers la fin de la période où les enlèvements ont eu lieu.
— D’où les commerces de proximité, conclut Victor.
— Et dans quel type de commerce peuvent aller les enfants après l’école ? demanda Paul de façon rhétorique.
Il y eut un léger temps mort pendant lequel le lieutenant se mit à réfléchir. Puis, une lueur illumina ses yeux. C’était évident, mais invisible.
Durant leurs rondes devant les écoles du quartier, les deux inspecteurs tombèrent sur une boulangerie avec une devanture de maison de poupée adorable, de couleur bleu marine. Grande comme un boudoir, ils y aperçurent un boulanger affairé à pétrir sa pâte à pain et à la transformer en pâtons. Il était très appliqué, imperturbable. Ses boules de pâte étaient alignées en motif symétrique. Rien ne dépassait.
Ils firent sonner la petite cloche accrochée à la porte d’entrée. Le boulanger tourna la tête en leur direction. Il sortit de sa cuisine, se frotta les mains sur son tablier et accueillit les deux jeunes hommes.
Paul et Victor ne faisaient clairement pas partie de sa clientèle habituelle. En général, il accueillait des familles pendant les week-ends, des employés pressés le soir, des restaurateurs…
Tout de suite, les deux inspecteurs en herbe sentirent qu’ils avaient affaire à un homme qui tendait vers la retraite, farouche, méfiant et peu avenant. Un ours.
Paul prit tout de suite la parole en lui demandant une tradition peu cuite puis Victor lui demanda un pain au chocolat. Comme le boulanger restait avare en mots, Paul reprit la parole en lui racontant qu’ils venaient tout juste d’emménager dans le coin dans le cadre de leurs études à la Sorbonne, et que c’était tout nouveau pour eux. C’est vrai que les deux jeunes hommes avaient fait exprès de s’habiller comme des étudiants. Le boulanger plaisanta sur les étudiants et leurs rythmes effrénés. Il leur raconta qu’il avait pris pour habitude d’embaucher quelques jeunes pour faire des extra lors des plus grosses saisons. « Comme ça, ils se font quelques sous en plus. »
Victor renchérit sur ses emplois imaginaires dans le domaine de la restauration, racontant qu’il avait été serveur dans une brasserie. Au fur et à mesure de leurs échanges, Paul repéra un étalage de bonbons absolument gigantesque par rapport à la taille de la boulangerie. Il y en avait de toutes sortes, le choix était impressionnant. Voyant Paul fasciné par toutes ces sucreries, le boulanger lui proposa un pochon.
— Ma foi, pourquoi pas ? Cela va faire des années que je n’en ai pas acheté ! Je le faisais souvent quand j’étais enfant, lança-t-il.
Voyant que le boulanger ne rebondissait pas, il alla plus loin :
— Avec un choix pareil, ce qui est rare, vous devez avoir une belle clientèle de gamins, non ?
Le boulanger se contenta d’acquiescer.
Les deux jeunes hommes prirent leurs commandes sous le bras et s’éloignèrent lentement de la boulangerie tout en feignant de retourner en cours pour ne pas éveiller de soupçons chez le boulanger.
Ils étaient sûrs d’être tombés sur un suspect. Malheureusement, c’était uniquement leur instinct qui parlait. Ils n’avaient aucune preuve. Rien de tangible. Uniquement des tonnes de rapports d’interrogatoires tournant en rond.
4 janvier 2020
On s’approprie autant les quartiers que les entreprises. Pourtant, rien ne nous appartient réellement, hormis nos convictions.
Avant de signer mon état des lieux de sortie avec Isma Besnard, je vivais en banlieue de Paris, dans une ville calme, bien entretenue et bordée de petits commerces sentant bon le bio et le bobo. Il y avait un château qui se tenait fièrement, une forteresse, faisant front à l’avenue très logiquement nommée Avenue du Château.
En poursuivant cet axe central jusqu’au bout, on trouvait mon appartement dans une rue perpendiculaire, un cul-de-sac. J’y vins la première fois en août 2016. Il y faisait une chaleur suffocante.
Vincennes, c’est boisé, aéré, familial. Cette ville est très appréciée et vue comme une solution confortable pour les familles aisées souhaitant profiter de la proximité de Paris et du poumon vert qu’offrent les environs. C’est d’ailleurs l’argument de choix des agences immobilières pour justifier le prix effrayant du mètre carré.
J’occupais donc un petit studio d’une vingtaine de mètres carrés dont le loyer était naturellement ahurissant, comme tous les studios à Paris et en banlieue. Pour vous décrire rapidement l’endroit où je vivais, c’était un cube aux murs blancs, en rez-de-chaussée, donnant sur une cour intérieure où étaient garés les vélos des voisins. L’immeuble respirait l’édifice de la fin de la Seconde Guerre mondiale. Le hall d’entrée puait l’humidité, des auréoles marron suintaient au plafond.
Je n’avais pas de lumière, les murs étaient incroyablement froids, la salle de douche était minuscule, à tel point que j’étais obligée de laisser la porte ouverte lorsque je m’asseyais sur la cuvette des toilettes pour éviter que mes genoux se cognent. Le ballon d’eau chaude étant limité, chaque instant sous les jets d’eau était minuté avec le plus grand scrupule. La petite cuisine était de loin la pièce la plus glaciale du studio. Une véritable chambre froide. Au moins, mes aliments étaient conservés au frais l’été et restaient congelés l’hiver.
Vous l’aurez compris, ce studio n’était pas fait pour y vivre. Avec mes journées interminables, je ne rentrais que tard le soir pour gober une soupe avant d’aller me coucher.
Lorsque j’avais commencé mon nouveau travail à Boulogne-Billancourt dans le département des Hauts-de-Seine, ma santé avait décliné comme neige au soleil. Ma tristesse était tellement intense qu’elle se manifestait par des symptômes physiques. J’avais une responsable, une petite dame très nerveuse.
Ses longs cheveux blonds et mousseux frémissaient en permanence, ses mains étaient couvertes de plaques d’eczéma, ses dents tachées par le tabac, et ses yeux tournaient sans cesse, à 360 degrés, comme pour inscrire le bureau dans sa mémoire. Vous l’aurez compris, cette petite dame subissait une hiérarchie mal organisée qui se reposait confortablement sur ses employés, comme sur des coussins. Bouillonnante d’énervement, elle passait ses nerfs sur son équipe.
Laissant au placard mes tenues de hippies des années soixante-dix, je m’étais mise à porter des blouses rentrées dans des jupes crayons. Puis, je m’étais acheté un fer à lisser pour aplatir ma chevelure abondante.
La vie de bureau, avec sa belle linéarité, m’écrasait par ses horaires réguliers, ses lumières à néon. Sans surprises, mon visage avait rapidement développé un teint grisâtre. Comme si l’air lourd de la capitale venait s’enfermer avec moi dans le petit cube où je vivotais. L’horizon devenait un voile étouffant. Il y avait des travaux partout, aussi bien dans mon corps angoissé que dans mon esprit. Ce fut une époque douloureuse, celle où l’on commence à se frayer un passage dans le monde professionnel. Je traversai ce bloc de coton sale, sans grande conviction, et atteignis les mois chauds du printemps avec une nouvelle respiration. C’était un rôle à jouer pour qu’un salaire tombe à la fin du mois. J’avais l’impression d’être une actrice payée à interpréter une jeune cadre ambitieuse. Lors de longues soirées en terrasse chauffée à fumer et à boire avec des amis, on se racontait nos journées, mais surtout nos rêves de voyages, de découvertes. Les aventuriers d’un nouveau monde.
Actifs de jour dans nos vies professionnelles, nous nous accordions ces instants d’insouciance nécessaire la nuit. Passé les années étudiantes, nous étions tous contraints de trouver une voie vers une vie prospère. Ou, du moins, une de celles qui nous semblaient remarquables et respectées, afin d’impressionner notre entourage.
Une vie de bureau, une vie rangée et bien ordonnée, conforme aux brochures que l’on peut trouver lorsque l’on arpente les allées du salon des métiers. Tous les matins, mes membres étaient automatisés par des rituels. Rapidement, il me devint évident que mes répétitions se devaient d’être à la hauteur de mes ambitions.
Avec mes collègues, nous travaillions de longues heures sur de longs bureaux blancs. Nous faisions de longues réunions dans de longues salles blanches. L’espace était vide. Les employés pianotaient tranquillement, une main sur le clavier et l’autre collée à une tasse à café. Ils savaient tous que ces courts instants délicieux de plénitude ne duraient pas.
Une belle matinée ou une belle journée harmonieuse équivalaient à une semaine dure, intraitable, lancinante. Dans ces longs couloirs blancs, des supérieurs couraient dans tous les sens et se livraient à un effort plus physique qu’intellectuel : aboyer des ordres contradictoires pour prouver leur autorité.
Chaque jour, une nouvelle directive faisait son grand débarquement sur les plages propres des employés pour allonger leurs journées à l’infini. Ils ne se regardaient même plus entre eux pour relever l’idiotie de ces décisions managériales. Ils faisaient ce qu’ils avaient à faire et attendaient tranquillement le chèque à la fin du mois. Dans les étagères communes, il y avait des kilos entiers de viennoiseries grignotées en permanence. Les employés gonflaient à vue d’œil. Le seul sport national était la révolte des « cadres prolétaires » : savoir qui gagnait combien et s’en insurger. La vie en entreprise est à l’image de l’esprit religieux sous le temps de l’Inquisition : à qui revient la faute ? Les employés croulaient sous les dossiers incomplets, essayaient d’atteindre la fin de la journée pour pointer leur heure de sortie. La moindre erreur professionnelle devenait un scandale, rampait sur les murs pour atteindre les esprits tordus des dirigeants, qui étaient prêts à tirer sur leurs équipes pour garder leurs pedigrees intacts.
C’est ainsi que nombre de travailleurs s’infligent des peines de mort psychologique pour survivre à la douceur et à l’absurdité de la vie.
Être puni, gratter le sol, c’est un acte rassurant. Cela veut dire que l’on est bien dans la réalité que l’on connaît. Vivre une autre réalité, c’est un enfer. C’est un cancer bénéfique.
Souvent, le chauffage était coupé au niveau des couloirs et des cages d’escalier pour réduire les factures d’électricité. Les employés se mettaient donc à marcher vite pour réchauffer leurs corps gelés par les mois froids. Chaque jour, lorsque je franchissais le seuil de mon entreprise, c’était une ambiance de couloir de la mort que je retrouvais.
Les collègues disaient tous à quel point cette entreprise était toxique, mais restaient en attendant un miracle. Ça non plus, je n’ai jamais compris pourquoi.
Les commerciaux chargés de prospecter faisaient face à leurs postes de travail, les yeux fatigués, la voix sèche. Ils enchaînaient les cafés, des tasses sales jonchaient les bureaux. Comme pour rendre l’ambiance encore plus glauque, la climatisation mal gérée de cet étage refroidissait l’espace. C’était congelé, un vent glacial soufflait en permanence entre les rangées. À la fin de la journée, les membres s’étiraient et craquaient, les employés s’étaient tous endormis. Le lundi était la journée la plus malade de la semaine : des visages tristes de retour de week-ends, abattus par les défis insoutenables de l’entreprise.
Pendant des années, je mis ce manteau de devoirs pour payer les factures et surtout pour rassurer mes parents qui avaient payé mes études. Je vous laisse imaginer le nombre de jeunes employés qui ont traversé une période similaire. Mon exemple est minime. Il a juste le mérite d’exister. Le week-end, j’osais à peine éternuer de plaisir par peur de dépenser trop d’argent.
Ces journées s’accumulaient, formaient un quotidien sans saveur. Le ciel gris parisien dévorait la bonne humeur des citadins. Alors, le soir venu, les employés se ruaient à la terrasse des bars voisins pour boire des litres de bière et s’enivrer de fatigue.
Quand je rentrais du travail, les magasins bouclaient les caisses, et les vitrines rejoignaient le noir. Je reprenais donc mes gestes automatisés du soir pour revêtir un pyjama et me réchauffer un bout de quelque chose, pourvu que ça se mange. Le chat respirait lourdement sur le divan. Petite bestiole ronronnante, qui se racontait encore quelques rêves. D’ailleurs, il est toujours vivant.
Dans la cour, j’entendais vociférer mes voisins, des restaurateurs dont la fenêtre de cuisine donnait directement sur mon petit bout de tranquillité.
Des Italiens de souche, des purs et durs. Des vrais. Je les aimais beaucoup, ils avaient toute cette énergie et ce soleil d’Italie qui manquaient à ce cube blanc. La mamma, une femme d’une cinquantaine d’années, portait de grosses lunettes noires qui lui écrasaient le nez, des lèvres charnues, des mains grandes et fortes. Ses bras ainsi que ses formes étaient généreux, je pensais souvent à m’enfermer dans cet océan de tendresse naturelle. C’étaient des bras pour offrir et recevoir des corps fatigués. Parfois, comme pour lui témoigner mon affection, je lui commandais des pâtes au pesto. Et souvent, je prenais deux jours à finir le plat, car la portion était celle d’un régiment. Son mari, celui qui était en cuisine, resplendissait également de toute la générosité méditerranéenne, ça sentait l’olive et le basilic. Il égouttait des kilos de fusilli, tortellini, spaghetti, et j’en passe.
Le seul problème de ces restaurateurs était que leurs activités en cuisine augmentaient l’humidité déjà présente dans les murs de l’immeuble. Je sentais qu’il faudrait bientôt plier bagage et trouver un nouveau coin où vivre. Un petit coin moins cher, plus grand. Et avec de la lumière.
Un jour, en revenant du travail, je vis à travers la lumière blafarde de mon entrée – une lumière qui mettait quelques minutes à s’allumer – une énorme tache d’humidité dans l’entrée. J’en avertis tout de suite Mme Besnard, la propriétaire de l’appartement à qui je louais ce studio à Vincennes.
Et c’est à partir de ce moment que nos relations se détériorèrent. Cette histoire que je vous relate a commencé d’un petit rien pour terminer en un grand tout.
Les accusations que je recevais étaient délirantes. Isma Besnard me soupçonnait de jeter des seaux d’eau sur le mur, ou de ne pas fermer la porte de la salle de bains. Je ne dis rien dans un premier temps et enquêtai auprès de mon voisin de palier qui s’avéra être un vieil homme un peu fou, passant son temps à fumer et à parler fort au téléphone. Il me montra ses murs. Le constat était sans appel : il pouvait y faire rentrer des crayons à papier tant l’humidité les avait rendus mous. Il laissait souvent sa porte d’entrée ouverte sur le couloir de l’immeuble, enivrant les cages d’escalier de ses odeurs de tabac et de cassoulet. Une véritable infection. C’est à ce moment-là que je posai mon préavis de départ. La vie dans ce petit appartement n’était plus possible.
J’avais dû effectuer le constat de dégâts des eaux, investiguer auprès des autres voisins pour m’assurer que l’humidité ne venait pas de l’étage du dessus. Naturellement, tout était compliqué, sans compter le harcèlement de Madame Besnard, persuadée que j’humidifiais les murs avec mon pommeau de douche.
Bref, je passe les détails de ces longs mois.
Finalement, je déménageai tant bien que mal tout en laissant ma caution à cette vieille femme. « Il faut savoir perdre des batailles pour gagner la guerre ». Cette bataille avait duré trois mois. J’étais épuisée à force de répondre à ses appels tardifs. Un soir, le ton était monté quand elle m’appela « la dégueulasse ». C’en était trop. Déjà que je payais une fortune ce carré blanc, et m’occupais des problèmes d’humidité en dehors de mes horaires de travail, je ne trouvai plus la force de serrer les dents et je lui répondis très sincèrement qu’elle n’avait pas à juger mon train de vie. D’une manière moins polie naturellement. Isma Besnard avait pris la mouche et décidé de transformer mon quotidien en cauchemar.
Elle n’attendait que ça. J’avais sous-loué son appartement pour arrondir les fins de mois. La vieille rentière, bien consciente de cela, avait décidé de le garder pour elle afin de jouer sa carte maîtresse lors de l’état de sortie des lieux et d’embarquer la caution avec elle.
Début décembre de l’année 2019, je déménageai dans un nouvel appartement à Vincennes. C’était merveilleux, cette sensation de liberté. Je me souviens que lorsque j’ouvris mes cartons, mon visage baignait dans la lumière du soleil. Oui, le soleil rentrait chez moi.
Aujourd’hui, mon nouveau deux-pièces est situé au troisième étage d’une petite copropriété. Les fenêtres sont grandes, on voit le ciel ainsi que les toits avoisinants.
Le plus grand soulagement fut de ne plus dormir avec mon chat, qui devint libre de sortir la nuit, comme bon lui semblait, sans me réveiller.
Tout en déballant mes affaires, je pensais aux quelques jours qui me restaient avant de rejoindre ma famille en montagne pour les fêtes de Noël.
Comme pour fêter ma liberté, je pris au pied levé un billet de train hors de prix pour le 23 décembre en direction de Genève Cornavin. Ces vacances de fin d’année, je les attendais depuis des lustres avec une grande impatience. Cette année m’avait éreintée. Grâce à ma prime de fin d’année, j’avais pu me payer ce billet et les cadeaux de Noël pour ma famille. Je voulais jouer aux rois mages.
Quand on change de ville, on change de point de vue. Nos motivations deviennent désuètes et se font remplacer par de nouvelles aspirations qui remodèlent toutes nos valeurs. Il ne s’agit pas de partir à l’autre bout du monde pour se libérer un peu l’esprit. Parfois, il suffit de changer de trottoir.
Isma Besnard était une de ces personnes qui était en mesure de se faire des ennemis chaque jour – talent largement partagé parmi la population terrestre. Sa seule panique étant l’argent, elle s’employait à soutirer tout ce qu’elle pouvait aux plus modestes sans oublier de critiquer leurs faibles moyens. J’ai réussi à obtenir ces informations grâce à l’enquête et à mon expérience en tant que locataire.
Utiliser les transports en commun, ou même marcher dans une rue qui n’abritait pas des magasins réservés aux personnes aisées l’angoissait considérablement. Il fallait que tout soit aseptisé, symétrique, blanc. Son petit corps rabougri était replié sur lui-même, comme si son rectum avait une envie menaçante.
Un poulet malade.
Une peau blafarde, dégoulinante, tournant au jaune, et une démarche de déambulateur. Sa voix grave d’ancienne fumeuse – d’ailleurs le malheur voulut qu’elle échappât au cancer – se rapprochait du son d’un chat plaintif en fin de vie. Isma Besnard était un cliché de méchanceté et de vanité à elle seule. Et le hasard avait fait que ce vieux poulet soit mon ancienne propriétaire.
Quand cette dame sortait de Toulouse – parce qu’elle vivait à Toulouse – pour aller surveiller ses appartements en région parisienne, elle ne se gênait pas pour jeter des coups d’œil à l’intérieur lorsqu’ils étaient en rez-de-chaussée. Lorsque je louais son appartement, elle aimait regarder par mes fenêtres. Elle voulait s’assurer que je sois un être suffisamment propre pour mériter de payer une fortune ce carré blanc, sombre et froid.
Naturellement, je le maintenais du mieux que je pouvais, comme tout un chacun.