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Jalenski, accablé par les déceptions et les écueils, semble destiné à ne jamais retrouver l’œuvre qui lui a été arrachée. Les faiblesses de ses proches et la cupidité de ses supérieurs lui apparaissent comme autant de stigmates, pesant sur sa quête. Pourtant, une rencontre inattendue sur la place Gambetta viendra chambouler ses certitudes, transformant à jamais sa vie personnelle et professionnelle. Son parcours amoureux influencera-t-il la reconquête de sa création perdue ? Peut-être découvrira-t-il que l’enjeu l’attend ailleurs, dans l’inconnu des terres nordiques ou à l’Est, loin des bureaux rigides et des regards intransigeants. Rien n’est joué, et chaque détour pourrait redéfinir le cours de son destin.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Pour décrire les vicissitudes qui l’entourent, les contours du monde de l’argent et la place à accorder aux sentiments dans nos vies,
Aymeric de Tarlé a naturellement embrassé le meilleur conseil du poète Rilke : donner sa vie pour écrire. Il présente ici un récit en première personne, travaillant la frontière entre réel et fiction, et invitant le lecteur à accepter ses sentiments plutôt qu’à les renier.
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Seitenzahl: 175
Veröffentlichungsjahr: 2025
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Aymeric de Tarlé
Le cœur se lève à l’Est
Roman
© Lys Bleu Éditions – Aymeric de Tarlé
ISBN : 979-10-422-4030-1
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122- 5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122- 4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335- 2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
La mesure de l’amour, c’est d’aimer sans mesure.
Saint Augustin
Ne vient-il pas un temps dans la vie où le devoir est le plaisir plutôt que le plaisir un devoir...
Philip Roth
Je suis prêt à tout accepter,
Figaro, Madame ou Libé.
Vincent Delerm – Tes Parents
Je n’ai jamais eu de premier amour. J’ai souvent souffert et me suis même trompé quelques fois. Jamais je n’ai eu en moi cette force solaire, capable de sacrifier des milliards d’êtres humains à un seul. Être prêt à isoler sa vie et s’offrir une nouvelle vision du monde, à dessiner des perspectives et à tracer un horizon commun. Seul l’amour peut provoquer cela. Évidemment, j’ai eu des histoires fades, des rapports physiques sans conviction et des désillusions aussi grandes que mes attentes. Que voulez-vous ? Je reste dans les clous de mon époque. Notre époque. Notre belle époque. Est-elle responsable ? Les romantiques étaient nostalgiques de la Renaissance. Est-ce que nos enfants, et leurs enfants après eux, seront nostalgiques de ce qui caractérise cette année 2019 ? Ces derniers temps, à mon abstinence sentimentale s’est ajouté mon abstinence artistique. J’allais droit dans un mur en accusant le mauvais coupable – alors qu’il a un nom et un visage, celui de Jalenski Bronicka. L’homme qui a vécu, mais n’a point aimé jusqu’à sa vingtième bougie.
Monteur chez Cinefactis Cinéma, on peut dire que je suis un passionné. Contrairement à mon ami Holden, j’aime le cinéma. Mais rassurez-vous : je ne suis ni un gros poisson ni Harvey Weinstein. Loin de moi Cannes, le red carpet, les paillettes sur le front et ma table au Silencio jusqu’au bout de la nuit. Peu de chance que vous connaissiez les films produits par la société pour laquelle je travaille, sauf si vous aimez les films bulgares sans sous-titres diffusés à 9 heures du matin, un dimanche 29 février au MK2 Beaubourg. Le cinéma d’auteur a ses vertus, comme sa bouleversante invitation au voyage et à la découverte de nouvelles cultures. En revanche, soyons honnêtes, ça paye moins. Beaucoup, beaucoup moins. J’ai juste assez pour un deux-pièces lugubre à Belleville, 32 rue de l’Orillon, à côté du square Jules Verne et à deux pas de l’église Saint-Joseph des Nations qui, des messes en tamoul aux offices en portugais, égaye le quartier et nous fait vivre chaque semaine un tour du monde en moins de 80 jours.
L’histoire avait pourtant bien commencé. J’ai quitté mon école de cinéma en deuxième année, car j’avais eu la chance de participer à l’écriture d’un long métrage sur l’histoire de Napoléon, tourné en France et en Europe. Trois mois plus tard, une société américaine pas très connue en France – Netflix – me propose d’être le showrunner pour réaliser une série sur un court métrage que j’avais fait et qui leur avait plu à la suite de sa présentation en festival : Paris Est. Deux saisons. Ils m’ont proposé deux saisons, de 8 épisodes chacune. Deux saisons, à 20 ans, c’était une montagne. Je l’avoue, c’est la seule fois dans ma vie où j’ai senti être tout ce que je n’étais et ne suis toujours pas sûr de moi. Le sentiment de briller, d’être un peu plus haut et beaucoup plus loin. Plus ange déchu qu’étoile montante, l’affaire était trop belle pour être vraie… et trop grande pour être pérenne. Ça ne pouvait plus durer, et c’est parce qu’elle fluctue que la vie vaut la peine d’être vécue. À la fin de la première saison, le producteur voulait faire disparaître le personnage d’Elise, ce qui était hautement incohérent. Dispute, renvoi, et retour à la vie réelle. Que dire de plus ? Au moins, je n’ai pas bradé mon art.
J’aime mon entreprise, mes amis et même ma famille. Je les aime comme depuis le premier jour, avec des jours avec et des jours sans, des moments inoubliables et d’autres à oublier. Je travaille, paie mes impôts, n’ai pas de problème avec mes proches. Le citoyen modèle n’est qu’un prolongement de moi-même. Je ne suis ni pauvre ni riche, ni subversif, ni timoré, ni trop bourgeois, ni trop bohème, bref le gendre idéal. Je suis beau pour quelqu’un d’intelligent, intelligent pour quelqu’un de beau, bref le gendre idéal. Celui capable de discuter Truffaut avec la mère, Houellebecq avec le père, et Jacques Demy avec les belles-sœurs. Je peux discuter football avec le beau-frère et aider les neveux à coller des images Panini. Je me fondrai dans la masse, ne ferai pas de vague, marcherai droit.
On dit souvent que l’amour est inné ; personnellement, je considère qu’il est un savoir-faire. Pour le dompter, il faut adopter un comportement spécifique, prendre des poses, tenir des postures, anticiper, penser, créer, innover, temporiser, tomber puis se relever, renoncer, aimer à nouveau. Apprendre de l’autre, façonner son altérité comme la sienne. Concéder parfois. Écouter beaucoup. L’amour est aussi (et surtout) un savoir-être, avec des choses à dire et d’autres à cacher, des habitudes à changer pour maintenir la flamme dans la lueur de ses yeux. Plus qu’une discipline, l’amour est un art : il m’en manque juste les codes. Après tout, je suis un artiste, je devrais y arriver.
Et j’ai le mal d’amour et j’ai le mal de toi.
Barbara – Dis quand reviendras-tu
Demain, c’est Noël. Je suis en plein décalage horaire parce que je reviens d’un tournage au Sri Lanka, où le réalisateur a souhaité que toute l’équipe de postproduction soit présente. Il est midi passé, comprenez cela comme tout ce qui suit mon cinquième café de la journée. Je m’aperçois que je suis en avance pour mon train, qui part en fin d’après-midi. Fatigué, je prends un vélo, ou plutôt un Vélib’. Je descends le boulevard de Ménilmontant, passe par la rue de la Roquette et longe la mairie du 11e arrondissement. À peine réveillé, je voulais me jeter de nouveau dans mon lit quand j’aperçus, au beau milieu de la place Léon Blum, J.M. Blanquer, l’homme de l’ESSEC qui « gère » l’avenir de nos enfants, entouré d’une dizaine d’hommes transis, décidément pas en marche. C’en est fini, je m’arrête et balaie d’une force effroyable et sèche mon Vélib’ et mon sang-froid. Le temps est glacial, mes doigts amorphes. Je finis à pied. Non sans peine, j’emprunte la rue Saint-Sabin et me rends chez un disquaire spécialisé en vinyles.
Les rayons des albums de musique apparaissent devant moi, des rayons bien plus puissants que ceux du soleil, qui vous frappent d’une chaleur vive en hiver et d’un souffle frais en été. L’envie me prend d’offrir un cadeau à Anna, l’une de mes collègues de Cinefactis Cinéma. Elle est mère d’une petite fille de quelques mois, Apolline, qui a les mêmes yeux vert persan que sa mère. À l’adjectif mère, ou plutôt à sa condition de cheffe de famille, il faudrait ajouter celui de divorcée. Elle s’est séparée de son mari lorsqu’il a appris qu’elle était enceinte, ou plutôt, il a quitté leur appartement pour s’installer à Bordeaux, loin des problèmes et de toute dignité.
Anna est remarquable : elle s’occupe seule de sa fille Apolline, de son métier de secrétaire de production et de ses parents, qui ont des problèmes de santé. Sa pugnacité m’a toujours ému.
Anna m’avait aidé à gérer l’échec d’une coproduction avec une société portugaise et m’avait bien défendu face à la direction, qui se plaignait du montage et me menaçait sérieusement de renvoi. Elle avait rappelé que ce n’était pas moi qui avais signé le film et que je n’étais pas responsable des 80 000 entrées en salle.
En passant dans le rayon chanson française, j’entrevois un disque de Barbara. Je sais qu’elle aime, tout le monde aime Barbara. Je saisis le 33 tours et l’imagine effectuer une trajectoire infiniment circulaire, libérant ainsi des notes de bonheur.
La porte du disquaire s’ouvre, et j’entends graduellement un bruit de pas venir dans ma direction. Ces pas, je les reconnais : ce sont ceux d’Anna, qui, même dans les Tartares de l’enfer, seraient mélodieux. Je me retourne, pensant naïvement revoir celle qui venait d’envahir mes pensées. Je m’avance vers une chevelure blonde tournée vers la sortie, je lui tape l’épaule et l’interpelle. Elle se retourne, me dévisage : ce n’était pas Anna.
Je ne sais ni pourquoi ni comment, mais je constate que mon cœur peine à raisonner. Vous voyez, mon amour ne prend pas de place ; il peut vivre dans les chansons de Barbara, dans les yeux de Stacy Martin. D’ailleurs, c’est sans doute là le problème. Mon amour prend peu de place, voire aucune, alors que l’on attend de moi un flot perpétuel de sentiments. Nul n’est inaltérable.
Je continue de regarder les vinyles, rayon par rayon, et m’arrête devant celui consacré à la chanson française. Anna est espagnole. Andalouse. Je passe furtivement mon index pour écarter chaque pochette, une à une, me résignant peu à peu à mon échec. Rien ne correspond à Anna, à son énergie, à sa profondeur.
Je quitte alors la chanson française pour le rock, section psychédélique. Tel un disque clandestin, qui n’avait rien à faire là et encore sous cellophane, apparaît à ma vue un 33 tours des Pink Floyd. Je le saisis. Un fond noir, une pyramide, un arc-en-ciel. Le disque est élégant, Anna est une esthète : seule une symbiose peut s’opérer. Le disque est commun aussi, mainstream, disons-le franchement.
Offrir The Dark Side of the Moon à un fan de rock, c’est un peu comme offrir Les Quatre Saisons ou le Canon en ré majeur de Pachelbel à un passionné de musique classique. Ce n’est pas foncièrement mauvais, mais cela ne témoigne en rien d’une culture approfondie du genre musical. C’est quasiment un CSC.
Je regarde ma montre et constate avec stupeur qu’il est presque dix-huit heures. Je sors donc du disquaire bredouille et fonce prendre la ligne 5 pour attraper mon train à 18 h 47, gare d’Austerlitz.
Ce week-end, je rends visite à ma sœur, Elina, pour rencontrer son nouveau conjoint. Ensemble depuis sept mois, je ne le connais qu’à travers les récits qu’Elina me fait. Elle m’a prévenu au téléphone :
— Il est un peu macho, mais ne t’énerve pas, il aime juste plaisanter.
Effectivement, le week-end s’annonce haut en couleur. Elle a ajouté :
— Mais tu verras, il est comme toi, il aime le cinéma !
Avant de conclure :
— Et il est coach sportif, c’est une bonne situation.
J’ai compris, Jalenski. J’ai définitivement renoncé à mon rêve de devenir ébéniste pour finir femme au foyer d’un homme d’abord macho, puis raciste, puis violent.
Je marque un temps d’arrêt dans mes pensées et me fige sur une autre partie de sa phrase :
— Et il est coach sportif.
Le week-end s’annonce musclé.
Quand on n’a que l’amour
Pour unique raison
Pour unique chanson
Et unique secours.
Jacques Brel – Quand on a que l’amour
Vierzon, c’est comme Vesoul, moins Jacques Brel. Je ne sais pourquoi elle est partie de notre ville natale. De ses allures médiévales perdues en plein cœur du Berry, Bourges est une contrée paisible. Pourquoi a-t-elle troqué ce plaisir visuel et quitté ses amis, sa famille, tout ce qu’elle a toujours connu, aimé, vécu ? Elle y a fait ses premiers pas, son baccalauréat littéraire au lycée Sainte-Marguerite, et enfin sa licence de commerce dans l’IUT du coin. Elle y avait bu ses premières bières – pris ses premières cuites, fumé ses premiers joints –, célébré ses premiers mariages, ceux de ses amis, et vu naître leurs premiers enfants. L’été de mes dix-neuf ans, je ne comprenais pas pourquoi elle avait tout quitté ; ou plutôt, je ne voulais pas comprendre. Je conservais l’espoir naïf que la quête du bonheur était universelle, la conviction vaine que l’île d’Utopie était notre refuge à tous. En réalité, je savais ce pour quoi elle était partie. J’en connaissais les moindres détails. Les faits et les gestes. Ce n’était l’histoire que d’une centaine d’euros sur sa fiche de paie, peut-être deux cents, et d’une voiture de fonction. Le résultat est celui de notre société : pour des raisons de chiffres non atteints et d’une rentabilité en berne, bref, pour des histoires de tableaux Excel, elle a été démise de ses fonctions, ce que d’aucuns considèrent dans le langage commun des non-dits comme inutile au fonctionnement de la société.
Notre monde est mercantile, et les griffes de notre monde-marchand s’étendent bien au-delà des griefs de la nature. Nos espaces communs, à l’instar des routes, des plages ou des forêts, sont privatisés ; au-delà du monde des objets où tout s’achète, tout se vend, et peu importe la morale ; et au-delà même du monde animal ; car nous-mêmes, indignes héritiers de l’évolution humaine, nous nous vendons nous-mêmes, et souvent pour très peu. Nous nous sous-estimons. Nous croyons au mythe qui impose que l’accroissement du confort matériel est synonyme d’une amélioration du niveau de vie, et c’est pourquoi les cadres supérieurs travaillent quarante, voire cinquante heures par semaine, et qu’ils ne voient pas leurs enfants apprendre à marcher, apprendre à parler, grandir, laissant le développement de leurs enfants à des nourrices elles-mêmes contraintes de laisser leurs enfants à des crèches. Pour celles qui ont la chance d’y avoir une place. Ma sœur Elina me disait souvent : « Des mômes, moi c’est sûr que j’en aurai, et peu importe le père, ça restera mes gosses. » Sa nouvelle condition de femme au foyer correspondait, au moins dans la tête de son mari, à une place idéale comme génitrice. Lorsque ma sœur a perdu son travail, elle a tout fait pour cacher ses sentiments, dire que ce n’était pas grave, et qu’elle serait plus heureuse sans, tant son poste la repoussait, comme le climat délétère qui régnait alors dans l’entreprise. Son mari l’écoutait, la consolait, séchait ses larmes, tout en lui assurant habilement que son travail suffisait pour leur vie commune, que l’organisation n’en serait que mieux pour le foyer. Il pensait évidemment à son organisation, tout cela avec l’arrière-pensée d’un premier de cordée qui réconforte son camarade ayant échoué à un examen en lui disant qu’un échec, ce n’est pas la fin du monde, tu réussiras l’année prochaine, et en creux, l’élève modèle et le travailleur non déchu tirent la même satisfaction, celle de se placer hiérarchiquement grâce à l’échec de l’autre. Consciemment ou inconsciemment.
Il y avait de cela dans la personne de Swann : un air paternaliste, insufflé par la tradition immuable de sa famille agricultrice. Ce n’était pas méchant, disait-il, ni immoral, mais c’était comme ça, comme ça a toujours été, et que c’est à l’homme d’assumer les charges ; et il n’y avait effectivement rien de contraire à la morale ni de réellement offensant. A priori. Il avait une idée du couple très arrêtée. Celui-ci devait fonctionner comme une entreprise : le travail doit être départagé. Mais il le faisait avec un air docile, rassembleur et aimable, et il ne disait pas toujours ce qu’il pensait. Et quand il disait « fais pas ton feuj » ou « voleur comme un Arabe », il ne le pensait pas, ce sont des expressions. Comme si les mots étaient plus impénétrables et difficiles à changer que leur sens, le signifiant restait plus fort que le signifié. Égaré dans mes pensées, dans mes extrapolations, dans l’ingérence même de la vie de ma sœur et de son conjoint, j’arrivai tout juste sur le quai numéro deux de la gare d’Austerlitz. Il était 18 h 35 et mon train partait à 18 h 37. Ma course se révéla salvatrice. Mon cœur battait très fort à la suite de mon échappée – et à un manque de condition physique évident. Je sortis mon MacBook Pro, ne pensant ni à Noël ni à Anna, et je repris l’écriture d’un scénario commencé l’été dernier. Je ne pensais dès lors plus à rien que l’histoire, sur ce que je voulais raconter, les oreilles scotchées aux vibrations sonores de mon casque et les yeux rivés sur mon écran. Un bruit me dérangea. J’enlevai mon casque brusquement, ce qui éreinta le fil, et entendis grâce aux haut-parleurs le conducteur qui bafouillait, bégayait, bloquait. Il tint à peu près ce langage : « Un train de marchandises en gare de Châteauroux a déraillé. Nos équipes font le nécessaire pour… » Il n’était pas sûr de lui, répétait ses mots, et gagnait surtout en confusion. Une petite demi-heure plus tard, le train s’arrêta en gare de Lamotte-Beuvron. Certaines villes s’appellent Capra, Bonifacio ou Milan, d’autres Lamotte-Beuvron, comme si l’onomastique agissait sur l’esthétique de ces cités. Quoi qu’il en fût, j’étais bloqué, ligoté dans un endroit que je ne connaissais pas, que je ne voulais pas connaître. Et même dans son erreur, la SNCF reste confuse, abstraite, et résolument non professionnelle. Selon les dires d’un chef de gare, le train pouvait repartir dans quelques minutes ou dizaines de minutes, dans plusieurs heures… J’imaginais des jours. C’est lorsque l’impossibilité de partir s’impose que nous révélons notre côté animal : le prisonnier rêve de transpercer ses barreaux alors que le misanthrope ne pense pas à quitter sa maison. J’entendais déjà ma sœur s’inquiéter, et je pris la résolution de l’appeler. Plus de batterie. Je n’étais pas encore à Vierzon et je pensais déjà à Anna. Le voyage allait être long.
I don’t believe in Jesus.
I don’t believe in Kennedy.
I don’t believe in Buddha.
I don't believe in Mantra.
John Lennon – God
Jour de fête, mais ce matin du 24, je me suis levé comme Lionel un 22. Après ma courte nuit, j’essayai tant bien que mal d’y voir clair. Mes pensées et ma vision demeuraient floues, comme erronées, et victimes de la nuit passée dans l’hôtel de la gare de Lamotte-Beuvron, avec comme seule témoin une bouteille de Reuilly vide à côté de mon lit, gouttant sur la manche de ma chemise, la seule que j’avais prise, comptant ne passer que deux jours – donc une nuit – chez ma sœur. Ainsi, je commençais cette journée de Noël avec un mal de tête chronique, sans cadeau pour ma sœur, triste et anxieux à l’idée de rencontrer son nouveau Roméo. Elle vint me chercher à 11 h à la gare, m’embrassa brièvement, et me fit installer sur la banquette arrière de sa voiture, une Espace, signe que j’allais devenir oncle plus vite que prévu. Après un bonjour aussi froid que la mer du Nord, Swann resta muet, les yeux rivés sur l’écran de son téléphone. Je me décidai alors à prendre la parole :
« Elle est comment, la crèche cette année ?
— Tu sais, je faisais surtout ça pour maman. Depuis qu’elle n’est plus là, ce n’est plus pareil, reprit Elina.
— Je pensais au moins que tu aimais les santons provençaux. Tu étais fascinée, petite, quand tu les voyais l’été au marché d’Aubagne. Tu pouvais rester des heures devant les stands, tu étais comme aspirée. Et chaque année, tu ramenais du bois mort et, du haut de la forêt, tu ramassais la mousse encore humide de ton jardin, et tu y prenais plaisir. Enfin, je croyais.
— Ce sont des conneries, tout ça, entonna Swann sans prendre la peine d’articuler.
— Des quoi ?
— Tu m’as très bien entendu. »
Question conne, réponse conne. Effectivement, Swann avait très bien compris la question – ce qui ne l’empêcha pas d’enchaîner pour donner son avis lumineux.
« J’ai dit que ta religion, là, ce sont des conneries. Et les figurines ont été vendues.
— Swann, ce sont des santons. Ils venaient de notre grand-mère.
— Qui les a légués à ta sœur, ma femme, qui a décidé de les vendre avec moi.
— Elina ?
— C’est vrai.
— 2000 €. Tu aurais fait quoi à notre place ? Plus que mon salaire. On en avait besoin pour faire des travaux. »
Je voulus répondre, mais la force me vint à manquer.