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Hélène Bouchut mène une existence de labeur et de silence aux côtés d’un mari brutal, dans une ferme où l’amour s’est éteint. Mais un colporteur au regard clair et au verbe charmeur bouleverse son être. Dans l’éclat d’un marché, au bord d’une rivière et au creux d’un été brûlant naît une passion inattendue, aussi brève qu’inoubliable. Ce souffle de liberté, d’éveil charnel et d’émancipation réveille en Hélène un désir de vie enfoui depuis toujours. Alors que gronde la guerre, elle se met en marche, portée par un nom : Victor Deffond. "Le colporteur" est une ode aux femmes qui osent défier le destin – entre sensualité, rage contenue et goût fulgurant de liberté.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Henri Montabonnet puise son inspiration dans les eaux profondes du Rhône, fleuve qu’il explore depuis des décennies à travers l’histoire, la mémoire et le mythe. Après dix années de recherches sur le halage, il publie en 1985 un roman autobiographique, Et malgré tout l’amour du Rhône. Il poursuit avec "Le chant du Rhône", immersion sensible dans la vie des bateliers du XVIII siècle, puis "Le rocher d’Hérode", une fresque gallo-romaine richement documentée.
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Seitenzahl: 258
Veröffentlichungsjahr: 2025
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Henri Montabonnet
Le colporteur
Roman
© Lys Bleu Éditions – Henri Montabonnet
ISBN : 979-10-422-8013-0
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Du même auteur
Et malgré tout l’amour du Rhône, auto-édition, 1985 ;
Le chant du Rhône, Les Passionnés de Bouquins, 2018 ;
Le rocher d’Hérode, Les Passionnés de Bouquins, 2021.
À Daniel, Yves et Noël.
§
La colline s’élève rapidement de terrasse en terrasse, vite remplacées par les pierres qui soutiennent les ruines du château fort perché sur le dernier éperon rocheux.
Tous les matins, les dernières habitantes envahissent les lieux, escaladent les murailles encore debout, faisant chaque fois tomber un peu plus de pierres. Elles apparaissent aux fenêtres ou partent dans des courses folles, bondissant, défiant les lois de l’équilibre.
De temps à autre, elles s’approchent d’une femme assise dans le petit replat de pré au bord d’une cascade. Hélène Bouchut monte ses chèvres, ou plutôt les accompagne pratiquement tous les jours dans les collines. Elle déballe son tricot et s’installe. Rapidement, ses mains font cliqueter les aiguilles avec une grande vivacité. Elle s’arrête souvent, perdue dans un rêve. Son regard se fixe sur le lointain, le Mézenc, le Gerbier de Jonc, mais elle ne les voit pas : elle est à l’intérieur de ses pensées. Il arrive qu’un chant mélodieux et nostalgique s’élève de ses lèvres, alors le temps a l’air comme suspendu…
Au bas de la pente, la minuscule plaine de l’Heyrieu déroule pourtant, entre ces montagnes, un paysage somptueux. La rivière sinue dans un rideau de verdure. Saint Martin de Valamas est un peu plus haut, au fond de la vallée.
Au pied de la dernière terrasse, dans une étroite prairie bien verte, la petite ferme de Marcel Bouchut est comme un havre de paix ponctué de gros marronniers qui ombragent une large cour et le chemin qui rejoint la grand-route. Tout respire la sérénité. Bien qu’il soit son mari, Hélène n’est jamais parvenue à se sentir chez elle dans cette vieille bâtisse.
Du bas de la vallée, un panache de fumée s’élève derrière la colline. Il précède le souffle puissant et le fracas de la locomotive à vapeur qui tire les quelques wagons du petit train. Le tacot passe tous les matins vers onze heures trente et la sort de sa rêverie. Il laisse au passage une forte odeur de charbon.
Elle rassemble son tricot, appelle ses chèvres qui, rapidement, la précèdent dans la descente et entrent seules dans leur petite étable. Dès qu’elle sort le seau à lait, elles viennent prendre leur tour pour la traite.
Marcel Bouchut arrive en même temps avec son char et ses vaches. Hélène active le feu et sort de la cheminée la petite marmite noire du potage, préparé le matin. L’homme et la femme mangent leur soupe en silence, seuls des chuintements ponctuent l’aspiration de chaque cuillerée. Aussitôt le morceau de fromage terminé, l’homme gravit l’escalier de la chambre pour faire sa sieste. Ils n’ont pas échangé un mot. La femme range, fait la vaisselle et somnole quelques instants sur sa chaise.
Il en va ainsi depuis quinze ans. Hélène retournera dans la colline avec ses bêtes jusqu’au soir où elle redescendra pour la traite, la fabrication des fromages, la préparation du petit marché du lendemain, la confection du repas d’un mari toujours sombre, grognon et indifférent à elle. Enfin, presque indifférent… Du moins, vaudrait-il mieux !
« Alors, la grosse ! Tu viens te coucher, oui ? »
Les paroles dégringolent tonitruantes du premier étage et HélèneBouchut se réveille d’un bond. Elle s’était assoupie sur le bord de la table. La faible lumière qui entre encore par la fenêtre ne parvient pas à éclaircir la noirceur de la pièce. La femme rassemble les assiettes, les couverts et les fait tinter maladroitement dans l’évier de pierre.
« Nom de Dieu ! Qu’est-ce que tu fous ? Demain, tu ne pourras encore pas te lever… » insiste la voix au premier étage.
La femme pousse un gros soupir et répond avec lassitude :
« Oui, oui, j’arrive ! »
Elle dénoue son chignon, sa chevelure presque entièrement blanche l’éclaire jusqu’à la taille. Elle laisse ses sabots au bas de l’escalier qu’elle gravit lentement accompagnée par la plainte de chaque marche de bois.
Elle n’est pas franchement grosse : juste un peu plus qu’il ne faut du côté du corsage et surtout sous la jupe noire qu’elle laisse glisser au sol avant de la ranger délicatement sur le dossier de l’unique chaise.
Elle soulève le drap avec précaution, mais comme elle se glisse dans ce qui lui reste de place, l’homme se retourne dans un grand grincement de sommier.
« Tu peux te plaindre que tu es fatiguée ! Tu ne viens jamais te coucher ! dit-il en malmenant un des énormes seins.
— Tu es sûr que c’est ma santé qui t’intéresse ? soupire-t-elle.
— Pour sûr ! répond l’homme qui s’installe sans autre forme de procès à la place du mâle.
— Aïe, tu me fais mal, tu pourrais au moins faire doucement, se plaint la femme, la voix pâteuse.
— Doucement, doucement ! il ferait beau voir, doucement ! répond l’homme dont le souffle devient court. Et puis, tu mettrais pas un peu de cœur à l’ouvrage, vain dieu ! On dirait une chiffe molle.
— C’est ça, c’est ça ! » répond avec un large bâillement la femme qui sombre déjà dans le sommeil, écrasée par une journée de travail, puis par le poids de l’homme qui n’a mis que quelques minutes à lui délivrer son petit cadeau.
« Heureusement que c’est vite fait ! » se dit encore Hélène en se retournant sur le côté, allégée de son fardeau qui ronfle déjà comme un sonneur.
« Pas possible, le jour est levé ! » se dit Hélène, tirée de son sommeil par le chant du coq qui s’égosille depuis un bon moment.
Les deux pieds à plat sur la descente du lit, elle frotte son visage rond, bouffi de sommeil. Ses mains, elles aussi, sont rondes et potelées comme celles d’un gros bébé. Elles courent sur son corps, grattent sous les bras, grattent sous les seins, la taille, le ventre avant de revenir au visage pour contenir un bâillement sonore.
« Dépêche-toi d’aller préparer mon café ! » grogne l’homme qui se réinstalle sur l’autre face accompagné d’un énorme craquement de ressort.
L’odeur de café a rempli la maison avant que la lumière du jour ne soit parvenue à en faire autant. La femme a avalé son grand bol de café au lait sans même s’asseoir. Elle empoigne le balai et envoie une volée de coups au plafond.
— C’est prêt, je pars ! crie-t-elle.
Elle saisit de chaque main un des gros paniers carrés remplis à ras bord de fromages et s’élance dans la cour où le jour a du mal à venir à bout de quelques restes de nuit accrochés çà et là.
« Tu penses à mon tabac ? » Lui rappelle l’homme, appuyé à la fenêtre du premier étage. Il a le visage mangé par une barbe d’une semaine, les cheveux hirsutes.
« C’est déjà le jour, tu aurais pu partir plus tôt quand même ! » Lance-t-il encore à sa femme, qui a tourné au coin de la maison.
Entre les arbres qui forment une courte allée, au milieu de l’étroite prairie, elle marche d’un pas rapide qui met en mouvement ses larges hanches.
« J’ai toujours peur qu’il m’accompagne, le bougre ! C’est le seul moment de la semaine où je ne l’ai pas sur le dos. Enfin, sur le dos : c’est une façon de parler… »
Le sentier s’élève brutalement pour rejoindre la grand-route et Hélène Bouchut est obligée d’interrompre son immanquable monologue. Celui qu’elle entreprend aussitôt passé la portée de la voix de son mari. En fait, ce n’est pas vraiment un monologue. La femme noue un dialogue avec une autre elle-même, assez différente de celle qui monte maintenant d’un pas lourd, appuyée par la charge et gênée par l’immobilisation des bras sur lesquels tirent impitoyablement les deux paniers de fromages.
Elle s’arrête au sommet du raidillon, le souffle court. Elle pose son fardeau sur le chemin et ses larges fesses sur une pierre tellement dure qu’elle ne s’est même pas laissé imprimer l’empreinte de milliers de postérieurs qui ont dû se poser là au fil des siècles.
« Tu vieillis ma grosse. Non seulement tu as le poil blanc, mais aussi le souffle de plus en plus court. »
Elle tire de sa poche un mouchoir à carreau et éponge consciencieusement les gouttes de sueur qui descendent sur son front et entre ses seins.
La petite ferme allongée au bout de la plaine semble avoir replongé dans un sommeil profond. « Pour sûr que le Marcel est retourné se coucher… » se dit la femme en secouant la tête.
Le jour finit de gagner sa partie, les dernières ombres s’estompent ; dans le ciel, au-dessus du château fort, le soleil trace un halo qui annonce sa proche venue.
« La journée sera encore chaude aujourd’hui », pense la femme en tendant l’oreille du côté de la petite route qui porte les pas de la Jeanne Charmerron. Chaque semaine, elles se retrouvent à la croisée des chemins. Elles ne s’aiment pourtant pas, ces deux femmes, et leurs conversations se terminent souvent par des propos acerbes.
À l’approche des pas, Hélène Bouchut se lève, secoue sa jupe et empoigne ses paniers.
« Bonjour ! dit simplement la Jeanne.
— Bonjour ! Oh ! Tu n’as pas l’air d’aller très bien ! répond Hélène, un demi-sourire accroché aux lèvres.
— C’est le moins que l’on puisse dire ! Je crois que me voilà de nouveau enceinte. C’est la douzième fois.
— Eh bien ! Les choses sont mal réparties !
— Toi tu n’as toujours rien ?
— Bien sûr que non : ton ventre est mort la grosse ! Comme dit mon homme et pourtant ce n’est pas qu’il ne fasse pas ce qu’il faut.
— Eh bien moi, c’est le contraire. Aussitôt relevée de couches, le premier coup c’est le bon. Je me demande laquelle a le plus de chance.
— Tout de même, j’aurais un marmot, ça ferait quelque chose dans ma vie.
— Oui, mais tu en aurais onze, bientôt douze, il faudrait que tu te remues un peu plus ! »
Hélène Bouchut ne répond rien. Elle avale sa salive et réajuste ses paniers qui lui allongent les bras. Les deux femmes avancent maintenant d’un pas rapide sur le chemin qui descend vers Saint-Martin-de-Valamas. Le silence s’est installé une fois pour toutes et aucune d’elles ne se sent le courage de le rompre.
§
Les brodequins cloutés lancent une petite gerbe d’étincelles qui scintillent un instant dans le noir. Une pierre roule et à nouveau, avec un grincement de briquet, un minuscule feu d’artifice se glisse sur le sol.
Dans le chemin à la pente raide, encore sombre, qui serpente au milieu des châtaigniers, Cyprien marche dans la nuit d’un pas rapide et décidé. Il lui reste près de deux lieues avant d’arriver à Saint-Martin pour le marché.
« Une bonne heure, puisque cela va presque tout du long à la descente, dit-il tout haut, ça me fait quand même tout drôle de me dire que c’est le dernier voyage. Trente ans que je sillonne ce pays dans tous les coins et recoins. »
Les cheveux noirs, un visage étroit et un regard bleu, très séduisant. Longiligne, taillé pour la marche, Cyprien est colporteur de son état. Sa première besace, c’est son père adoptif qui la lui posa en travers des épaules et depuis il ne l’a guère laissée. Il en a bien changé quelques fois ; d’abord quand il a grandi, sa besace grandissait avec lui ; et, avec ces fichues allumettes, lui est arrivé par deux fois en marchant en pleine chaleur, et malgré ses précautions, de voir son chargement s’embraser d’un seul coup. Il eut juste le temps de jeter le sac en feu et de se retirer vivement. La dernière fois – il y a bien de cela dix ans – c’était en arrivant à la foire de Montfaucon.
Il était en retard et activait le pas. Il n’était pas loin de midi. Dans la rue surchargée de monde Vlouff ! tout s’enflamme et le premier mouvement de recul passé, la foule fit cercle autour du sac en feu en riant et se gaussant de lui. Lui ne riait pas du tout. Son chargement c’était toute sa vie et il allait devoir marcher des lieues et des lieues pour recommencer.
Et puis voilà que dernièrement, vers Saint Symphorien-de-Mahun, Victor Deffond, un vieil homme, qui l’avait reçu maintes fois à sa table, lui dit :
— Tu vois Cyprien, je t’aime bien ! Moi je vais bientôt casser ma pipe. Si tu avais un peu envie de t’arrêter, je crois que je te laisserai tout mon bien. Enfin tout mon bien ! Cela ne représente pas grand-chose, mais quand même ! la petite maison, les Perrières, la pièce de terre là en bas, les prés de rivière. Trois hectares bien à moi et bien à toi si tu voulais.
Cyprien rejeta en arrière son chapeau à large bord. Son regard bleu, déjà pétillant par nature, s’éclaira comme ces allumettes qu’il charriait depuis des années.
— Père Victor, je crois que rien ne m’a jamais fait plus plaisir que la proposition que vous me faites. Mais je ne sais si je dois accepter, votre neveu…
Victor lui coupa la parole :
— Mon neveu ! Ah lui alors ! Il n’a commencé à venir me voir que quand il s’est rendu compte que je traînais la grolle. Avant, tout juste un bonjour au passage. Et sa bonne femme ! tu crois qu’elle m’aurait invité à dîner une fois ? Je t’en fiche ! Alors, pour ce qui est de l’héritage, je préférerais le donner… au curé tiens ! Oui, au curé plutôt qu’à ce gros bêta !
— Vous mettez pas dans cet état Père Victor, vous allez prendre un coup de sang.
— Mais ça m’énerve dès que j’y pense ! explose-t-il.
Parachevant sa colère, il lança son chapeau de l’autre côté de la table.
— Allez ! bois un coup Cyprien, mon petit ! ajouta-t-il, calmé aussi vite qu’il avait éclaté. Tu as le temps de réfléchir à ma proposition, je ne suis pas encore mort.
— Père Victor, ça me tente ! Il y a déjà longtemps que j’ai envie de poser cette sacrée besace, de faire mon trou quelque part et peut-être aussi d’avoir un petit coin de terre à moi qui n’ai eu depuis longtemps que celle des autres, avec tout juste le droit d’y poser les pieds par moments…
— Tu es encore jeune, tu pourrais t’établir, c’est pas les filles qui manquent au pays.
— C’est sûr ! répondit Cyprien, le regard planté bien au-delà du mur de pierres noires qu’il a l’air de fixer au fond de la pièce. Père Victor, je ne crois pas que je vais réfléchir davantage, je vous dis oui, tout de suite. Mon prochain passage sera vers la Toussaint.
Victor se leva d’un bond, les quelques cheveux qui lui restaient sur le crâne en bataille, il renversa la chaise dans son élan et s’approcha de Cyprien en contournant la table.
« Mon petit, tu me donnes la plus grande joie de ma vie. »
Le colporteur se leva et étreignit le vieil homme, sa gorge était nouée à lui faire mal. Victor s’en retourna à sa place légèrement plus voûté, ramassa la chaise et s’assit, essuyant du doigt une larme qui coulait au travers des rides et renifla un bon coup.
— Allez, bois un coup pour sceller ça, je vais m’occuper des papiers, ce sera prêt à la Toussaint.
— À condition que vous restiez avec moi, bien sûr !
— Je ne sais pas si je te serai d’un grand secours.
Cyprien portait depuis ce jour, en plus de sa besace emplie d’allumettes soufrées, la certitude qu’un petit coin à lui l’attendait.
« Ma journée commence bien ! Crie le colporteur qui rejoint les deux femmes sur la route au bord de l’Heyrieu. Voilà que je rencontre les deux plus belles femmes du pays ! »
Hélène sourit, mais la Jeanne se renfrogne et lance :
— Cela ne te coûte pas cher Colporteur, les compliments, tu n’as pourtant pas été fichu de t’en trouver une femme !
— Ah ! Ah ! éclate de rire l’homme qui se met à marcher à reculons face à la dame Charmerron. Trouver une femme, trouver une femme, mais je l’ai trouvée, la femme, la voilà !
Comme il fait mine de lui caresser la joue, la Jeanne qui a elle aussi les deux mains prises, envoie un coup de sabot dans le tibia de l’homme.
— Fichtre garce ! Voilà qu’elle est jalouse maintenant ! Elle croit que je lui fais des infidélités…
Cyprien reprend sa marche dans le bon sens et cette fois c’est l’Hélène Bouchut qui devient sa cible. Il passe le bras autour de ses épaules et dit :
— Pourquoi est-ce que je me tourne vers cette revêche alors que toi, ma douce, ma jolie, tu n’attends que mes caresses...
Comme la main de l’homme glisse et flatte le long de son dos de plus en plus bas :
— Finis voyons ! Si tu viens encore nous vendre ton fourbi, mon homme pourrait bien t’enfourcher !
— M’enfourcher, oh quelle horreur ! Moi qui ne fais que te donner les caresses qu’il te refuse !
— Tais-toi colporteur ! répond doucement Hélène en s’éloignant d’un pas.
— Tu vois, je sais tout moi, tout ! ajoute l’homme soudain sérieux.
Hélène marche d’une allure qui a l’air tout à fait normale, presque à hauteur de la Jeanne, alors que Cyprien est maintenant loin devant. Pourtant, malgré elle, son cœur cogne à grands coups dans sa poitrine, sa tête tourne un peu. Chaque fois qu’elle rencontre cet homme s’installe en elle ce trouble indéfinissable.
« À mon âge tout de même ! se dit-elle, c’est comme quand je croisais le fils Descombe, pareil, seulement à l’époque j’avais quinze ans. Où sont-ils passés tous mes rêves ? Rêves d’aller chanter à Paris ; tout de même, j’y ai cru… Il a fallu que mon père s’entiche pour moi du Marcel Bouchut. Sûr que c’était un bon parti, une des plus belles fermes du pays. Avec lui, c’était plutôt à l’envers que j’étais troublée. Quel sale type ! Je ne devrais pourtant pas dire cela de mon mari. Bien sûr ! Peut-être que si je lui avais donné un enfant… ton ventre est mort la grosse, au début qu’il me disait cette chose horrible, c’était comme s’il me donnait un coup de couteau dans le ventre, mais maintenant… Si j’avais pu avoir un homme comme Cyprien, qui vous dise des gentillesses : tant pis, même s’il en dit à toutes les femmes. »
Il faudrait qu’elle pose son panier pour essuyer une larme qui descend lentement le long de sa joue, mais elle penche rapidement la tête sur son épaule et accélère le pas.
La matinée touche à sa fin. Sur la petite place, la foule est encore compacte. Malgré l’ombre des immenses platanes, la chaleur est étouffante, elle arrive à grosses bouffées de la rue principale apportée par un souffle d’air imperceptible.
Hélène a presque terminé sa vente. Elle est assise sur une rangée de bancs côte à côte avec des marchandes de poules, de canards, de quelques fruits et surtout de fromages. La Jeanne Charmerron, quelques rangées derrière, a presque totalement liquidé sa marchandise.
Cyprien, le colporteur, bonimente de travée en travée, écoulant peu à peu sa mercerie et en douce ses blocs d’allumettes soufrées. Toutes les vendeuses sont ses « chéries », toutes les bourgeoises sont gratifiées de « ma belle », « mon amour », les grand-mères de « mon petit ». Nulle ne s’en offusque : l’étincelle qui s’allume bien souvent dans les yeux semble une menace permanente pour la besace encore à demi-remplie.
D’étal en étal, il finit par arriver face au panier d’Hélène qui pour l’instant attend le client. Il n’en faut pas plus pour que Cyprien se lance dans une de ces palabres dont il a le secret :
« Avancez mesdames et messieurs ! Vous avez ici les meilleurs fromages de toute la région. Que dis-je de toute la région ? De la France entière ! Et comme cadeau, vous êtes servis par la plus douce, la plus belle de toutes et je m’y connais, n’est-ce pas mesdames ? Et ce que vous voyez n’est rien à côté de ce qui est caché ! Comment je le sais, me dites-vous, c’est qu’à moi Cyprien le colporteur, ce ne sont pas quelques tissus qui me dissimulent, mesdames, votre beauté… »
Si au début la femme en question a commencé à sourire, au fur et à mesure que l’audace du colporteur monte, elle se sent devenir cramoisie de la tête aux pieds. Prise dans une bouffée de chaleur qui irradie tout autour d’elle, elle serait là assise, tout nue, qu’elle ne se sentirait pas plus gênée. Pourtant, le cercle se forme surtout autour du colporteur dont le verbe est intarissable. Un attroupement, presque essentiellement composé de femmes, attire l’attention : la sévérité de leur mise contraste avec le sourire et l’éclat de leur regard. On dirait que plus l’homme se donne d’audace, plus ces dames, dont le sérieux n’est nullement contestable, apprécient la chose et ces mots, qu’elles n’accepteraient jamais entre quatre yeux, les ravissent au milieu du groupe.
Plus l’homme se sent regardé, plus il explose, extériorise. Ce n’est plus un camelot, mais un comédien, un habile saltimbanque. Ses immenses bras emplissent le peu d’espace laissé vide par les mots, ils peuvent aussi bien saisir la taille de la plus guindée des bourgeoises que glisser une exquise caresse sur un visage fripé comme une vieille pomme. Quand finalement il en a terminé, c’est un tonnerre d’applaudissements qui accompagne la ruée de femmes : en quelques minutes, le stock d’allumettes et la mercerie sont dévalisés. Il en va de même pour les fromages d’une Hélène revenue à un calme apparent, mais dont la tête a l’air entourée d’un essaim d’abeilles. Elle se sent bien incapable de réfléchir, a l’impression que tout le monde la regarde d’un drôle d’air et manque oublier l’essentiel de ses commissions, en tous les cas, le tabac de Bouchut reste chez le marchand.
Il est à peu près une heure de l’après-midi, Hélène marche maintenant d’un pas assez lent. Le ciel est d’un bleu unique, sans une striure, sans le moindre nuage qui viendrait altérer l’éclat du soleil. La canicule de ce début juillet est terrible. Il n’y a pratiquement plus trace de verdure, les prés ne se distinguent plus des blés mûrs qui n’attendent que le passage de la faux, quand ils ne sont pas déjà rassemblés en javelles parfaitement alignées. La chaleur fait vibrer l’air et donne au paysage une drôle d’instabilité, effaçant la netteté des formes. Hélène a ajouté à sa coiffe son mouchoir à carreaux qui lui couvre la nuque. Elle sue à grosses gouttes.
Comme chaque semaine, elle a voulu passer au cimetière et glisser une prière sur la tombe de ses parents. Une pauvre tombe mangée de broussailles d’où émerge à peine une croix de fer forgé, plus rouillée que noire, au centre de laquelle est accroché un cœur d’où l’inscription a quasiment disparu. Si elle ne manque pas une messe du dimanche, qui lui coûte plus de deux lieues de marche, elle est aussi entrée à l’église pour faire ses dévotions et restée un long moment agenouillée devant l’hôtel de la Vierge. Mais les prières qui lui viennent par habitude ne font que franchir ses lèvres sans passer par son cerveau. À se demander si, ce jour-là, ce n’est pas surtout la fraîcheur du lieu qui lui apporte le plus de bien-être…
Quand elle a pris le chemin du retour, la place était déserte, les dernières charrettes s’en étaient allées par toutes les routes, laissant Hélène à une tranquillité que même le soleil de plomb ne parvenait pas à lui ravir.
C’est probablement cette énorme chaleur qui la décide à quitter la grand-route pour s’approcher de l’Heyrieux. Elle chemine un moment par un sentier de pêcheur, au milieu des aulnes et des saules, qui ne parviennent pas à lui apporter de la fraîcheur, c’est tout juste s’ils apaisent la brûlure du soleil, l’air à leur proximité est encore plus étouffant.
La femme, poussant ses paniers devant elle, finit par déboucher sur une minuscule grève à demi-ombragée grâce à l’opulence d’un saule dont les branches tirent une révérence vers l’eau immobile à cet endroit. Le fort du courant glisse un peu plus loin. Son seul chant sur les graviers calme déjà la chaleur ambiante. Les bas noirs en tas dans les sabots, Hélène s’est assise les pieds dans l’eau à peine fraîche à la bordure de l’ombre. Son mouchoir mouillé lui rafraîchit un peu le visage, mais ne peut pas grand-chose sous la noirceur de la lourde robe noire.
Comme chaque fois qu’elle se sent bien, sont chant s’élève doucement, se glisse sur l’onde, sous la fraîcheur relative des saules et tout se tait ; les insectes, les oiseaux, même la rivière, on retient son souffle quand Hélène chante.
« À la claire fontaine… Qu’elle est heureuse cette eau d’être libre comme ça ! Quoique… elle ne peut finalement pas choisir sa destination, pas plus que moi. Elle est obligée de filer par où ça descend et moi, par où est ma vie. Bien que moi, c’est sûr, rien ne m’obligerait à retourner là-haut. Rien ne t’obligerait, ma fille, tu en es sûre ? Crois-tu que tu puisses plus facilement que la rivière te détacher de ton lit ? Mon lit… C’est plutôt celui de Bouchut puisque moi je n’ai rien à dire, qu’à subir. Les hommes ont certainement de la chance de trouver du plaisir dans ces choses-là ! Ton ventre est mort la grosse, quel goujat quand même, il m’a marqué au fer rouge avec ça. » Elle pose sa main sur son ventre : « je ne parviens pas à croire qu’il soit mort. Mon sang ne s’écoule-t-il pas avec la pleine lune, aussi bien réglé qu’elle ? Pas un seul jour d’écart et ça depuis… pff… bientôt vingt ans. Pourtant c’est sûr que si j’étais normale, avec tout ce qu’il m’a mis, depuis quinze ans presque tous les jours. » Mais sa pensée part avec le reflet d’un groupe de martinets. « Quel homme quand même ce Cyprien, ce n’est pas possible de savoir parler aux femmes de la sorte, toutes bâillent d’admiration devant lui ! il y est tout de même allé un peu fort et moi qui ai rougi comme une gamine, je me demande s’il m’a vue ».
La femme a détaché un large morceau de pain frais qui se suffit à lui-même pour la régaler. Sous la robe de rude drap, la chaleur ne parvient pas à tomber. Hélène l’a déboutonnée jusqu’à la ceinture, dénudant presque entièrement sa généreuse poitrine, remontée largement sur ses jambes blanches qu’elle mouille peu à peu, elle a toujours chaud. Elle finit par se lever, regarde prudemment autour d’elle et bascule sur sa tête le lourd vêtement.
« Et puis zut ! Qu’est-ce qui m’empêche de me baigner ? Ma chemise aura bien le temps de sécher. » La femme descend lentement dans l’eau, le dernier vêtement relevé autour de la taille. Elle avance par étape, laissant sa peau s’habituer au contact liquide. Au moment où elle va se laisser glisser tout entière, elle se ravise, se rapproche de deux pas de la rive et fait voler sa chemise dans les airs à côté de sa robe. En trois pas vers le large cette fois, c’est la rivière qui couvre entièrement sa nudité. Elle n’ose plus bouger. La caresse est sur elle, partout à la fois, les yeux au ras de la surface, les flots ont l’air de filer encore plus rapidement. Hélène se sent attirée vers eux et avance à petits pas presque à la limite de sa hauteur. Ce n’est pas la première fois qu’elle se baigne entièrement, mais sans vêtement, cela change tout. Les audaces que l’eau se donne la stupéfient. Pas une once de sa peau qui ne soit épargnée par la caresse, par l’infinité de caresses. Chaque imperceptible déplacement la met en mouvement. Hélène ne pèse pas plus qu’un fétu de paille, l’onde la porte dans une multitude de bras. Ses seins ne sont plus lourds, ils flottent vers la surface. C’est à peine si ses pieds effleurent le fond de sable. Malgré la fraîcheur de l’eau, une douce et inconnue brûlure s’installe dans son ventre. Sa tête commence à tourner légèrement et elle remonte sur la berge : il lui semble que la rivière finirait par l’absorber tout entière, la diluer en elle.
Aussitôt sortie elle s’empare de sa chemise de toile blanche qu’elle plaque devant elle et va pour s’en vêtir, elle hésite, regarde de tous côtés et, rassurée, pose le vêtement sur le sable et s’allonge de tout son long sur celui-ci, vêtue de sa seule coiffe. À part son visage et ses bras hâlés, sa peau est aussi blanche que les fromages qu’elle a vendus ce matin. Hélène ne réfléchit plus, elle se laisse aller à un bien-être qui lui semblerait vite coupable. Mais la caresse de l’eau à peine écartée, c’est celle encore plus redoutable du soleil qui la remplace. La chaleur lèche sa peau à travers les gouttelettes qu’elle efface une à une. Si le sombre buisson qui tranche avec la blancheur de ce corps a l’air de conserver quelque fraîcheur, ce n’est qu’une apparence trompeuse. Là où Marcel Bouchut échoue lamentablement depuis quinze ans, le soleil fait merveille. Accroché au zénith, il fait circuler dans le ventre d’Hélène des ondes inconnues. Son ventre qui a l’air, à lui tout seul, d’être le centre du monde, son centre de vie… pas de mort.
Hélène Bouchut se sent revenir d’un long voyage. Elle s’est assoupie peu de temps, pense-t-elle, pourtant sa peau a déjà rosi comme une crevette. En même temps qu’elle réalise sa nudité au soleil, une drôle de sensation la tiraille au creux de l’estomac, elle sent sa peau se hérisser et se retourne d’un coup : à un demi-pas d’elle, le colporteur est assis sur le sable, un long brin d’herbe entre les dents. Son regard brille intensément et se fiche au plus profond de celui de la femme qui pousse un petit cri aigu et cache son visage dans son bras replié. L’homme avance une caresse légère au creux de la taille bien marquée et murmure tout contre l’oreille emprisonnée dans la coiffe :
« Je savais que tu étais belle, n’aie donc pas honte comme ça !
— Laisse-moi Cyprien, tu vois bien que je suis tout nue… c’est à cause de la chaleur… je me suis baignée. Hélène dit n’importe quoi, les mots ont du mal à franchir sa gorge desséchée surtout quand la main du colporteur monte avec lenteur et commence à parcourir le contour d’un sein.