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Si vous receviez une enveloppe contenant un dé à coudre et un ticket de transport vous conviant à un mystérieux rendez-vous juste avant Noël, que feriez-vous ? Michael, Baldwin, James, Allison, Arthur et Susan ne se connaissent pas et vivent aux quatre coins du globe. Poussés par la curiosité, tous les six répondront à cette même question en bousculant leur quotidien pour se rendre à Londres à 17 heures précises, Thackeray Street. Qui est l'expéditeur ? Pourquoi eux ?
Cette simple missive et ses conséquences les feront voyager jusqu'à l'autre bout de la Terre, où la frontière entre réalité et fiction est parfois très mince...
À PROPOS DE L'AUTEUR
Ayant suivi des études en latin et langues, puis un régendat en français langue étrangère, J.S. Piers a été professeur de français à Newcastle avant de travailler comme documentaliste. Il a également étudié la philosophie à Reims.
Des années de recherches lui ont permis de nourrir au mieux son intrigue, basée sur de nombreux faits véridiques.
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Seitenzahl: 417
Veröffentlichungsjahr: 2022
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LE DÉ À COUDRE
Du même auteur :
Première partie
Chapitre 1 : la lettre
Chapitre 2 : Londres
Chapitre 3 : de part et d’autre de la Manche
Deuxième partie
Chapitre 1 : le réveil
Chapitre 2 : l'exploration
Chapitre 3 : l'expédition
Chapitre 4 : le feu de camp
Chapitre 5 : la nuit sur l’île
Chapitre 6 : le retour
Chapitre 7 : le cadran solaire
Chapitre 8 : la descente
Troisième partie
Quatrième partie
Cinquième partie
Épilogue
Postface
Remerciements
Bibliographie
LE DÉ À COUDRE
ROMAN
J.S. Piers
Toute reproduction, adaptation et traduction, intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l'auteur ou ses ayants-droit ou ayants-cause, est illicite (article L.122-4). Ces représentations ou reproductions, par quelque procédé que ce soit, constitueraient donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Tous droits réservés.
© Les Éditions Panthère 2022 – CC asbl – Liège/Belgique
www.editions-panthere.com
ISBN : 978-2-9602735-6-4
Couverture : Philippe Sombreval
Du même auteur :
Le Dé à coudre, roman, éd. Panthère, 2022.
À la recherche du dé à coudre, carnet de voyage, éd. Panthère, 2022.
À mes parents,
qui les premiers m’ont donné le goût
des livres et des histoires.
À mes institutrices et à mes professeurs de français,
et en particulier à madame Vanden Berghe
et monsieur Gandibleux,
les derniers mais non les moindres.
Première partie
J’ai reçu une lettre
Il y a un mois peut-être
Arrivée par erreur
Maladresse de facteur
Renan Luce, La Lettre
(© Barclay, 2006)
Chapitre 1 : la lettre
Mercredi 14 décembre 2016
Domicile de Susan, Saint-Jean de Terre-Neuve, Canada
Ce matin-là, le facteur avait apporté une petite enveloppe brune qui contenait, Susan en était certaine, la fiole qu’elle attendait. Elle avait touché, palpé, manipulé le paquet avec prudence et avait reconnu entre ses doigts, à travers la mousse protectrice, la forme caractéristique de l’objet. La Canadienne, surprise qu’on n’eût pris davantage de précautions pour emballer cet objet fragile et dangereux, s’était toutefois obligée à patienter jusqu’au soir, quand le petit serait couché – moment qu’elle réservait habituellement à la lecture, au coin du feu de la bibliothèque. Susan était une femme mince d’une quarantaine d’années avec un visage fin, des yeux marron et des cheveux bruns coupés au carré. Elle vivait avec son fils Oliver, sept ans, dans une maison trop grande pour eux.
Le rez-de-chaussée était composé, outre l’indispensable cuisine à l’arrière, de deux grandes pièces, de part et d’autre d’une large entrée. La première, à droite, était un laboratoire de chimie dans lequel la scientifique menait des recherches au milieu d’un équipement professionnel dernier cri : un spectro-photomètre et un calorimètre récents étaient notamment visibles parmi un enchevêtrement de colonnes de distillation, de tubes à essai et autres ampoules à décanter qui encombraient une grande table blanche, au milieu de la pièce. De grandes étagères métalliques, sur lesquelles s’étalaient des centaines d’ouvrages scientifiques et autant de béchers, ballons et éprouvettes graduées de tous modèles et de toutes tailles, recouvraient tous les murs de la pièce. Accrochée au-dessus d’une cheminée, face à la porte, une sorte de casse d’imprimerie irrégulière contenait près d’une centaine de minuscules fioles bouchées de liège – certaines remplies de solides et de liquides variés, d’autres vides, toutes portant une étiquette descriptive. Le présentoir, dont la forme évoquait vaguement les États-Unis d’Amérique avec une excroissance pour le cap Flattery, à l’ouest, et une autre pour l’État du Maine, à l’est, comptait cependant deux cases inoccupées : celles qui se seraient situées aux emplacements des États contigus de l’Arizona et de l’Utah.
La seconde pièce, à gauche, était à la fois un salon et une bibliothèque, en tout point identique, du point de vue de l’architecture, au laboratoire auquel elle faisait face, mais en tout point différente en ce qui concernait l’atmosphère du lieu : la froideur du verre et du métal, d’un côté, contrastait avec la chaleur du bois et des tapis, de l’autre ; le mobilier blanc du labo faisait place aux rouges, bruns et ocres des vieux fauteuils et étagères du salon ; les manuels neufs étaient remplacés par de vieux romans classiques entourés de bustes et de divers objets antiques ; enfin, la cheminée, vide dans la première pièce, hébergeait dans la seconde un feu crépitant.
L’immense cuisine, que parfumait un bouquet d’immortelles séchées et qui servait également de salle à manger, se prolongeait en une large véranda, qu’on ouvrait dès que les températures extérieures devenaient agréables. Au printemps, on pouvait alors profiter de la vue sur le jardin avec son petit étang et ses pommiers – qui étaient pour l’instant respectivement gelé et nus. Le tout était des plus charmants, décoré avec beaucoup de goût, sobre, spacieux, sorte de compromis entre l’usuel et l’esthétique.
Le soir venu, après avoir raconté à Oliver la fin du Magicien d'Oz et comment Dorothy et son chien Toto avaient aidé leurs nouveaux amis l'Épouvantail, le Bûcheron en fer blanc et le Lion poltron, Susan se rendit donc dans son laboratoire.
Elle se dirigea vers l’étagère à la forme si singulière, la considéra quelques instants et approcha son doigt des deux cases vides. Lorsqu’elle appuya sur la frontière entre l’Utah et l’Arizona, trente nouvelles cases – deux rangées de quinze superposées, autant de nouveaux abris pour d’autres petites fioles – se dévoilèrent en glissant lentement, perpendiculaires aux autres. À raison d’un pouce par case, cette extension avait dû être enfouie dans le mur de la cheminée et le traverser même jusqu’à pénétrer l’ancien conduit de fumée. Il était évident, alors que Susan contemplait la structure dans son ensemble, que celle-ci représentait le tableau périodique des éléments chimiques de Mendeleïev. Ce que le mécanisme enclenché par la scientifique avait dévoilé n’était autre que les lanthanides et les actinides, qui devaient s’intercaler entre les métaux alcalino-terreux et les métaux de transition et qu’on plaçait généralement, pour plus de commodité dans les illustrations en deux dimensions, sous le tableau principal. Les fioles vides ne l’étaient donc probablement pas et devaient plutôt contenir quelque gaz invisible. Néanmoins, l’élément chimique qui intéressait Susan à cet instant-là était le seul qui manquait à sa collection – du moins jusqu’à aujourd’hui, se dit-elle. Cet élément de numéro atomique 117 et de symbole Ts, le pénultième connu, portait le nom de Tennesse et se situait peu ou prou à l’endroit où aurait dû se trouver l’État dont il avait tiré son nom, si le présentoir avait bien été une carte des États-Unis. Il s’agissait d’un transactinide très radioactif, d’où l’étonnement de la Canadienne quant au peu de précautions prises pour son transport.
Ayant enfilé ses gants, son masque et ses lunettes de protection, Susan ouvrit enfin l’enveloppe et en sortit le petit objet cylindrique qui se révéla être...
Mardi 13 décembre 2016
Domicile de James, Liverpool, Royaume-Uni
« …un dé à coudre, voyons ! répondit James, exaspéré, qui s’était reculé pour examiner l’objet accroché au bout du doigt menaçant de sa femme. Elle exhibait son index si près du nez de son mari qu’on eût dit qu’elle voulait le lui fourrer dans les narines.
– Ça je le sais, que c’est un dé à coudre, Jim ! Ce que j’aimerais savoir, c’est à qui il appartient !
– Sûrement à toi, tu en as plein les tiroirs. James commençait à perdre patience.
– Oui, j’en ai plein, mais je sais à quoi ressemblent mes dés, et celui-là n’est pas à moi ! Alors dis-moi immédiatement qui est venu perdre son dé sous le meuble de notre salon.
– Écoute Becky, j’en sais rien ! Personne n’est venu sans que tu le saches…
– Tu me mens, James, et c’est mon petit doigt qui me le dit ! cria-t-elle en agitant de nouveau le cafteur devant ses yeux. Tu me trompes hein, c’est ça ? Et avec une jolie minette, vu la taille de ce dé ! Regarde comme il me boudine, j’arrive à peine à l’enfiler ! Je le savais, oh je savais que ça arriverait un jour…
– Arrête ! implora-t-il en élevant la voix à son tour. Tu dis n’importe quoi ! Je ne t’ai jamais trompée et j’ignore à qui appartient ce dé. Si j’avais une maîtresse, tu crois réellement qu’on perdrait notre temps à faire de la couture ? »
Offusquée, Rebecca retira le dé de son doigt comme une femme trahie aurait ôté son alliance, le lui jeta à la figure et sortit en claquant la porte derrière elle. Le chien de Jim, un vieux Cavalier King Charles Spaniel à la robe blenheim, pris de pitié, sauta sur les jambes potelées de son maître et enfouit son museau sous son épaisse barbe rousse. « Je sais, mon gros, dit tristement l’homme. Je sais. »
James, professeur enseignant l’histoire de l’Angleterre à l’Université de Liverpool, se sentait blessé par les accusations infondées de Becky. Il n’était pas du genre à fréquenter ses jeunes étudiantes, qui lui préféraient de toute façon le prof d’espagnol, qui avait vingt ans – et vingt kilos – de moins que lui. Catholique très croyant et pratiquant, sa morale lui interdisait évidemment de tels écarts. Sa femme, ancienne vendeuse chez Littlewoods et d’un tempérament jaloux, occupait principalement son temps entre la couture, la broderie et le tricot, devant sa série télévisée de l’après-midi. Elle était sujette à une jalousie excessive, même après plus de trente ans de mariage, et James se félicita, à la suite de cet épisode, de ne pas lui avoir encore parlé de l’enveloppe reçue la veille et du ticket de train qu’elle contenait. Du dé à coudre qui l’accompagnait, il ne sut rien, puisque celui-ci, s’étant discrètement échappé du paquet à peine ouvert, avait rebondi sur le gros fauteuil, roulé en silence sur le tapis et atterri sous le meuble où sa femme l’avait trouvé...
Lundi 12 décembre 2016
Domicile de Baldwin, Louvain-la-Neuve, Belgique
Aspergée de parfum
Rouge à lèvres carmin
J’aurais dû cette lettre
Ne pas l’ouvrir peut-être
Il suffit parfois d’un rien pour qu’une chanson se mette à vous trotter dans la tête pendant des heures. Ce rien se présenta ce matin-là sous la forme d’une enveloppe brune que Baldwin, curieux, ouvrit en prenant son petit déjeuner. Affranchie d’un timbre à l’effigie de la reine Elizabeth II oblitéré à Londres, elle lui était personnellement adressée, mais ne portait aucune autre mention d’expéditeur qu’un énigmatique W. L’écriture était nette, ronde et régulière. Il s’agissait davantage d’un paquet que d’une simple lettre, et celui-ci semblait même contenir un petit objet, que le jeune garçon s’empressa d’extraire de l’enveloppe : un dé à coudre. Il ne pouvait s’agir que d’une erreur. C’est à cet instant précis que la chanson de Renan Luce vint s’insinuer en lui pour la première fois – Arrivée par erreur / Maladresse de facteur –, mais pas la dernière. Cette lettre-là n’était toutefois ni aspergée de parfum ni marquée de rouge à lèvres carmin. Sans doute une vieille grand-mère hypermétrope avait-elle confondu l’adresse d’une autre digiconsuériphile désireuse d’agrandir sa collection avec celle de l’annonce d’à côté dans le journal – celle de Baldwin, qui convoitait les cartes Crados – quand elle l’avait recopiée pour envoyer le dé qu’elle avait en double. Dans la tête du jeune garçon, les paroles se transformèrent : Envoyée par erreur / Maladresse de grand-mère. Il sourit. Ce qu’il ignorait, cependant, c’est que sa requête n’était pas encore parue. Cet envoi-là n’était en réalité lié à aucune annonce.
Dans l’enveloppe, un ticket d’Eurostar à destination de Londres pour le samedi suivant accompagnait le dé à coudre. Au dos du ticket, une adresse manuscrite, lacunaire : Thackeray Street, et une heure : 5 PM. Dans sa tête, le scénario changeait déjà : et s’il s’agissait plutôt d’une jolie jeune fille – Et en guise de paraphe / "Ta petite blonde sexy", disait la chanson – envoyant à son fiancé une invitation à la rejoindre le temps d’un week-end ? Le dé devait avoir une signification symbolique entre eux. Il fredonna le refrain de l’air qui décidément ne le lâchait plus :
Mais moi je suis un homme
Qui aime bien ce genre de jeu
(Je) veux bien qu’elle me nomme
Alphonse ou Fred, c’est comme elle veut
Entre la mémé au tricot et la pépée au tripot, Baldwin ne savait plus que penser de son expéditrice mystère. Le jeune homme, en dernière année de Master, étudiait les langues germaniques à l’Université catholique de Louvain, où il partageait une chambre avec deux autres garçons. Jeune métis au visage fin et au corps athlétique, ses potes disaient de lui qu’il pratiquait les langues autant pendant les cours qu’en dehors, mais Baldwin ne doutait pas qu’ils savaient au fond d’eux que c’était un gars sérieux. Ils ne le taquinaient que par jalousie, car il avait, c’est vrai, un certain succès auprès des filles. Il n’empêche qu’il cherchait toujours l’âme sœur, raison pour laquelle il n’hésita pas une seconde à avancer d'une semaine la fin officielle de ses cours et à tenter l’aventure de ce voyage, à la clef duquel se présenterait peut-être une rencontre intéressante... Il se mit immédiatement en quête d'une auberge de jeunesse disposant encore de lits disponibles et d'un billet d'Eurostar pour un retour avant Noël, qu'il avait prévu de passer en famille.
Quelques semaines plus tôt
Banlieue de Londres, Royaume-Uni
Debout, appuyée sur sa canne, la vieille dame se penchait au-dessus du long meuble acajou, d’un air distrait. De sa main libre, maigre et ridée, elle effleurait en tremblant les dés à coudre de sa collection, qui s’alignaient à l’infini de chaque côté. Substituant à ses yeux défaillants le bout de ses doigts décharnés, elle pouvait reconnaître chaque dé rien qu’en le touchant. Pour le commun des mortels, la plupart étaient plus ou moins identiques, avec parfois un motif original ou une forme improbable, mais dès qu’on s’y intéressait un tant soit peu, la multitude de leurs variétés était exceptionnelle : il y en avait en laiton, en cuivre, en argent ; d’autres, même, en or décorés de pierres précieuses ou de véritables perles, sans oublier ceux en ivoire et en porcelaine. D’un simple frôlement – sa peau servant de vecteur entre la matière, les reliefs du petit objet et sa mémoire – la collectionneuse était capable d’identifier n’importe lequel de ses dés, qu’elle possédait pourtant par centaines. « Tous, marmonnait-elle lors de ces absences, tous… hormis un seul. Tous sauf un. Celui-là est spécial. Magique. Où est-il ? » Lorsqu’on la tirait de ses errances, de plus en plus fréquentes, la vieille dame semblait désorientée, comme si elle se demandait pourquoi elle ne se trouvait soudain plus dans ce fauteuil, dans le coin du salon. Elle jetait ensuite un regard amusé à celui ou celle qui, incrédule, était en train de lui tenir le bras, et regagnait sa place en silence, le sourire aux lèvres. Ces incidents laissaient son entourage dans le désarroi le plus total, mais le médecin de famille assurait qu’il n’y avait pas lieu de s’inquiéter : pour quelqu’un de son âge, les crises de sénilité étaient normales.
Mourir ne lui avait jamais fait peur : elle considérait qu’être mort s’apparentait à n’être pas encore né, voire pas encore conçu, ce dont on ne souffrait pas. En revanche, elle détestait la perspective de se voir imposer le moment de son départ. Il lui restait des milliers de livres à lire et de grandes choses à accomplir. Non pas qu’elle tînt tant à la vie, loin de là – cette chienne avait été ingrate avec elle, elle le répétait assez souvent –, mais elle estimait que si on imposait la vie aux vivants, le moindre des égards aurait été de ne pas la leur retirer presque aussi vite. Elle ne reprochait rien à ses parents, ils n’avaient suivi que leur instinct, mais maudissait la Nature qui ne donnait que pour reprendre. Qu’avait-elle fait pour mériter un tel sort ? Qu’avaient-ils tous fait ? « Tous, hormis un seul, chuchota-t-elle de nouveau. Plus pour longtemps ! » ajouta-t-elle plus fort. Le chat, sur ses genoux, tourna la tête d’un air interrogateur. Malgré les tremblements, malgré cette hanche qui lui faisait mal, sa vue qui déclinait et tout un tas d’autres inconvénients causés par la vieillesse, elle refusait de se laisser emmener par la grande faucheuse. Pas maintenant, alors qu’elle venait de faire une telle découverte et qu’elle se trouvait si près de pouvoir mener à bien son projet. Dehors, la pluie projetait ses gouttes contre la vitre du salon tandis que, de l’autre côté, un vieux feu à pétrole peinait à réchauffer la pièce. La femme leva les yeux vers la photographie d’un homme d’âge mûr, suspendue au-dessus du manteau de la cheminée, et lui envoya un baiser imaginaire. Moins d’une minute plus tard, la vieille dame s’était endormie.
Samedi 17 décembre 2016
Centre-ville de Bruxelles, Belgique
Enveloppé dans le col relevé de son manteau épais, une casquette des Red Sox vissée sur la tête, Baldwin remonta la rue face à la cathédrale Saints-Michel-et-Gudule qui s’élevait, grandiose, à quelque distance. Il traversa obliquement la petite place et passa devant le buste du roi Baudouin qui tournait le dos au parvis de l’ancienne collégiale. Revenant sur ses pas, le jeune homme glissa sa main gantée entre les doigts de la statue, les serra affectueusement et reprit sa route. Il s’engouffra dans la bouche de métro où il emprunta le couloir souterrain qui menait à la gare Centrale. Là, il monta dans un train qui quitterait la capitale par le sud et descendit à Bruxelles-Midi cinq minutes plus tard. Armé d’un sandwich au filet américain1 qu’il venait d’acheter dans le hall de la gare, Baldwin attendait son tour dans la file qui grossissait à vue d’œil, à l’approche du départ de l’Eurostar qui devait l’emmener au cœur de Londres. Il était environ treize heures trente. La foule qui se pressait autour de lui se composait en grande partie de familles qui voulaient profiter du dernier week-end avant Noël pour faire des affaires. Les enfants, emmitouflés dans leurs écharpes colorées, riaient en courant autour de leurs parents qui se serraient amoureusement. Leur bonheur était patent. L’étudiant scanna le code de son ticket à la borne automatique, puis il déposa sac, manteau et ceinture sur le tapis roulant. Au moment de passer le portique de sécurité, un bip retentit et un garde l’arrêta :« Monsieur, je vais devoir vous fouiller. Veuillez écarter les jambes et les bras, s’il vous plaît.
– Bien sûr.
– Veuillez vider votre poche », continua d’un ton neutre le molosse, qui avait senti quelque chose de suspect. Il s’agissait du dé à coudre.
« N’allez surtout pas croire que je tricote ! lança maladroitement le jeune garçon.
– Avec ça ? se moqua le garde. Veuillez repasser sous le portique, s’il vous plaît. »
Pas d’humour pour un sou, celui-là ! pensa Baldwin. Néanmoins, il s’exécuta et repassa le test sans problème. Il reprit rapidement le dé et ses effets personnels et présenta sa carte d'identité aux douaniers belge et anglais. Il rejoignit ensuite le quai, vérifia le numéro de son siège et monta dans le dix-huitième wagon, le dernier du train, qui démarra quelques minutes plus tard.
Après une demi-heure de voyage, le train passa la frontière française et fit un arrêt à Lille, où le wagon acheva de se remplir. Une jeune femme prit place à côté de Baldwin, pour le plus grand plaisir de celui-ci. Jolie rousse aux yeux verts, la vingtaine comme lui, elle ne pouvait que lui plaire et il engagea immédiatement la conversation. Ils discutèrent de tout et de rien, il la fit beaucoup rire, et ils se quittèrent une heure et demie plus tard avec regret, comme s’ils se connaissaient depuis des années. En débarquant sur le quai, la rouquine arracha l'étiquette de sa valise dans un élan d'euphorie et la tendit à son soupirant, qui jubilait. Le charme avait opéré : il avait à présent son numéro.
À la gare londonienne de Saint-Pancras, Baldwin recula sa montre : il était quinze heures vingt, heure locale. Il rechargea son Oyster Card – la carte prépayée des transports publics londoniens, qu’il possédait de ses visites précédentes – et se dirigea avec assurance vers les souterrains bondés. Il doubla l’interminable file indienne qui se tenait avec discipline sur le côté droit des marches de l’escalier mécanique et sauta dans le premier métro de la Piccadilly line en direction de l’ouest. Le monde grouillait comme dans une fourmilière, mais une fourmilière typiquement londonienne, où on croisait côte à côte des punks portant haut leur crête multicolore et des businessmen en complet gris, des sans-abri puant l’alcool et des vieilles rombières trop parfumées. Le jeune homme adorait cela. Au milieu de cette foule bigarrée, il se sentait plus vivant que jamais. Dix arrêts plus loin, il prit une correspondance pour la District line en direction du nord, pour enfin émerger des entrailles de la Terre à la station de High Street Kensington, où il poursuivit sa route à pied. S’il connaissait si bien le chemin à parcourir, c’est qu’il avait fait des recherches préalables sur Internet, et il croyait même avoir deviné quel était l’immeuble exact où il devait se rendre, grâce à un indice repéré sur la façade lors de la visite virtuelle de la rue en question. Il prit à droite dans Derry Street, traversa diagonalement Kensington Square Garden et pénétra dans Thackeray Street. Il était seize heures dix. Il était en avance.
Samedi 17 décembre 2016
Gare de Liverpool Lime St, Liverpool, Royaume-Uni
À l’instant précis où le jeune Baldwin pénétrait dans le tunnel sous la Manche en charmante compagnie, James embarquait à bord du train de treize heures cinquante-deux en gare de Liverpool Lime Street. Il s’agissait d’un train à grande vitesse dont le trajet reliait Liverpool à Londres en deux heures environ. Le professeur avait prévu d’occuper ce laps de temps en préparant la matière qu’il présenterait à la rentrée, après les trois semaines de congés universitaires qui commençaient ce jour-là. Cependant, le pauvre Jim ne pouvait penser à rien d’autre qu’à ce qui l’attendait au bout de son voyage, et il n’avait encore rien lu ni rien écrit en arrivant à Runcorn, leur premier arrêt. Qui avait bien pu lui envoyer ce ticket de train ? Pourquoi n’y avait-il aucune lettre qui l’accompagnait ? Comment trouverait-il le lieu de rendez-vous précis parmi tous les immeubles de la rue indiquée ? Bientôt, le train fit un nouvel arrêt à Crewe sans qu’il eût pu trouver des réponses à ses questions. En tant qu’historien, il était plus à l’aise avec les faits historiques qu’avec l’imagination. Peut-être aurait-il pu prédire quelque événement futur à la lumière d’un enchaînement qui s’était déjà produit dans le passé, mais l’arrivée de cette enveloppe était inexplicable, et la suite de son aventure imprévisible. Si James lui-même n'avait pas longtemps hésité sur la conduite à tenir, poussé surtout par sa curiosité et par le fait qu'il comptait rentrer le soir même, le plus difficile avait été de convaincre sa femme et de la tranquilliser quant à ses intentions. Elle avait finalement cédé à la condition expresse qu'il s'assurât que son cousin Daniel pourrait l'accueillir pour la nuit, si son séjour à Londres devait se prolonger, et il devait bien avouer à présent que cette précaution était de nature à l'apaiser lui aussi. Il n’avait pas remarqué l’arrêt à Stafford et fut surpris d’entendre annoncer l’arrivée imminente du train à la gare terminus d’Euston. Ayant rassemblé ses affaires, il débarqua sur le quai et sortit sur Melton Street, où il héla un taxi. Il était seize heures dix.
« Thackeray Street, je vous prie.
– Vous êtes ici pour affaires ? l’interrogea le chauffeur en démarrant.
– À vrai dire, je l’ignore...
– Vous êtes un aventurier, alors ?
– Si on peut dire, oui. Bien malgré moi, cependant.
– Je vois, répondit le chauffeur qui ne voyait pas du tout. Thackeray Street est dans Kensington, nous y serons dans une demi-heure, si tout va bien.
– Merci, c’est parfait. »
James était tombé sur un bavard. Dès qu'il s'engagea sur Euston Road, le chauffeur se transforma en guide touristique : « Deuxième à droite et tout droit jusqu’à Mornington Crescent, dit-il, vous verrez un des plus beaux bâtiments de Camden, qui mêle le style Art déco et l'éclectisme égyptien. » Plus loin, il lui indiqua, au-delà de la foule qui se pressait à l’entrée, le musée de cire fondé par une certaine madame Tussaud. Il n'en fallut pas davantage au professeur pour retrouver ses réflexes d'enseignant et c'était à présent lui qui apprenait au taximan l'histoire de celle qui s'était d'abord appelée Marie Grosholtz : lors de la Révolution française, expliqua-t-il, on l'obligea à réaliser les masques mortuaires des victimes de la guillotine, à laquelle elle venait d’échapper grâce à ses talents de sculptrice. « J’ignorais cette anecdote, commenta le chauffeur qui l’ajouterait probablement à son répertoire pour les clients suivants. Il y a quelques mois, on pouvait encore voir la reconstitution des scènes des crimes de Jack l'Éventreur dans la fameuse Chambre des Horreurs, mais elle a fermé ses portes à la suite des nombreuses plaintes de visiteurs choqués. » Ils dépassèrent l’ancien planétarium et roulèrent au pas pendant deux cents mètres, à cause de la densité du trafic.
« C’est plutôt glauque cette histoire d'Éventreur, commenta le passager, qui n’était cependant pas mécontent qu’on lui changeât un peu les idées.
– Je ne vous le fais pas dire ! Là, c’est Baker Street, la rue où résidait Sherlock Holmes, le fameux détective. Au 221B, qui n’a jamais existé que dans la fiction. Mais il y a un petit musée au 221, pas mal du tout, conseilla par habitude le chauffeur qui n’y était jamais allé lui-même.
– J’irai peut-être y faire un tour, si j’ai le temps. Moi, je connais surtout Baker Street pour être celle qui a brièvement hébergé l’Apple Boutiquedes Beatles, au numéro 94.
– Vous êtes fan des Beatles ?
– Comme tout bon Liverpuldien qui se respecte...
– Il me semblait bien avoir détecté le fameux scouse2 », plaisanta le chauffeur.
Le taxi prit à gauche dans Old Marylebone Road, emprunta quelques raccourcis de sa connaissance, puis traversa Hyde Park sans que l’homme eût semblé une seule fois reprendre sa respiration. Dix minutes plus tard, à l’entrée est de Thackeray Street, Jim paya la course et remercia son guide qui le laissa seul sur le trottoir, de nouveau confronté à ses doutes. Il était seize heures quarante.
Samedi 17 décembre 2016
Quelque part au-dessus de l’Atlantique
Tandis que Baldwin, à Bruxelles, et plus tard James, à Liverpool, s’apprêtaient à prendre leur train, Susan longeait approximativement le cinquantième parallèle septentrional quelque part au-dessus de l’Atlantique. La scientifique était profondément endormie dans l’avion de la Lufthansa qui avait décollé vers sept heures de Saint-Jean de Terre-Neuve pour relier Londres en cinq heures. Elle n’avait rien dit à ses parents de l’invitation mystère et avait prétexté un déplacement professionnel. Elle devait leur confier son fils pendant quelques jours mais serait de retour avant Noël. Elle ne survolerait que l’océan et, aussi irrationnel que cela pût paraître, cette circonstance les rassura également : les avions n’explosaient pas lorsqu’ils s’écrasaient dans l’eau et leur fille était bonne nageuse. Sa montre affichait onze heures quinze lorsque la Canadienne se réveilla, et elle commanda à l’hôtesse de l’air un sandwich au poulet et un soda sans sucre. Oliver lui manquait déjà terriblement : elle prépara, dans la boîte d’envoi de son téléphone, un long message qu’elle lui enverrait dès son arrivée. Déjà, le chef de cabine annonçait l’atterrissage prochain et informait les passagers de la météo et de l’heure locales : froid et ensoleillé, quinze heures. Susan avança sa montre de trois heures trente tandis que la descente s’amorçait. Le train d’atterrissage se fit entendre en sortant, une zone de turbulence fit légèrement trembler l’appareil et l’avion toucha enfin le sol. Secousse, freinage, applaudissements. L’énigme londonienne allait bientôt connaître sa résolution. Du moins l’espérait-elle.
Lorsqu’elle monta dans un taxi à l’aéroport d’Heathrow, il était seize heures. Quarante-cinq minutes plus tard, Susan se trouvait elle aussi dans Thackeray Street, à la recherche d’un indice qu’aurait laissé l’expéditeur de l’enveloppe. Arrivée à hauteur d’une pâtisserie française répondant au nom évocateur de Montparnasse Café, la Canadienne repéra une chaise libre adossée à la façade, à côté d’une minuscule table ronde. « Vous permettez que je m’asseye ? demanda-t-elle au garçon qui occupait l’autre chaise.
– À vrai dire j’attends quelqu’un, s’excusa-t-il.
– Oh, je comprends.
– Mais elle ne devrait pas arriver avant un quart d’heure, ajouta-t-il en regardant sa montre, alors je vous en prie.
– C’est gentil, merci. Dans quinze minutes, je serai partie. »
Elle déposa sa petite valise à roulettes, commanda un café et sortit l’enveloppe brune qui contenait le dé à coudre, comme si le petit objet avait encore quelque chose à lui révéler maintenant qu’elle était au bon endroit. Au même instant, le métis avec qui elle partageait sa table manqua de s’étrangler en buvant son verre. « Tout va bien, jeune homme ? » demanda-t-elle en se précipitant à ses côtés.
Baldwin reprenait sa respiration et, tout en extrayant une enveloppe identique de la poche intérieure de sa veste, répondit dans un souffle : « Je crois que vous êtes mon rendez-vous. »
La Canadienne était stupéfaite à la vue des deux paquets posés là, que seule l’adresse du destinataire distinguait entre eux. Elle n’était donc pas la seule ? Quel lien avait-elle avec ce garçon qui semblait ne pas en savoir davantage sur leur expéditeur ? À quel numéro de la rue devaient-ils se rendre, dans moins de dix minutes maintenant ?
« Sur ce point, je crois pouvoir vous aider », lui répondit Baldwin, en soulevant son menton vers la vitrine voisine de la petite terrasse.
Elle se pencha sur sa chaise pour prendre du recul et lut à voix haute : « Thimble3». Un frisson la parcourut. Elle allait enfin apprendre le but de son voyage.
Il s’agissait d’une boutique de tailleur, dans laquelle une dame – on pouvait le voir à travers la porte vitrée – était en train de servir un couple de clients.
« Thimble ! répéta-t-elle. Comment ne l’ai-je pas vu en arrivant ? Entrons-nous ?
– Il n’est pas encore tout à fait l’heure. Je n’ai décelé aucun indice à travers la vitrine, quand je suis arrivé, mais je suppose que c’est ici.
– C’est évident !
– Excusez-moi madame, bonsoir jeune homme. Je n’ai pas pu m’empêcher d’apercevoir ces deux enveloppes sur votre table, alors que je passais à quelque distance, expliqua d’un ton jovial un homme à la barbe carotte, et... en voici un troisième exemplaire.
– Extraordinaire ! s’exclama Susan. Alors nous sommes trois ?
– Je suis Baldwin, enchanté, lança l’étudiant en serrant la main du professeur.
– Moi c’est Susan, enchaîna la scientifique.
– James. Enchanté aussi.
– Entrons ! répéta la femme, impatiente.
– On vous a donc donné un numéro de maison, à vous ?
– Non, l’indice, c’était le dé à coudre ! Ce jeune homme a eu l’œil !
– Le dé à... Oh je vois ! Rappelez-moi de passer un coup de fil à ma femme en sortant, si vous voulez bien... »
Dans son lit, le petit Oliver n’arrivait pas à s’endormir. Il fixait le plafonnier éteint, une montgolfière en papier, et imaginait sa mère en train de traverser l’océan à son bord, agrippée au panier de toutes ses forces, les cheveux au vent. Ayant vécu son baptême de l’air l’année précédente, à l’âge de six ans à peine, il connaissait les sensations que provoquaient les voyages en ballon et il se sentait grisé rien que d’y penser. Susan avait voulu lui faire plaisir en lui permettant de réaliser son premier rêve : voler comme Oz le magnifique, le héros du film éponyme qu’il avait vu et revu mille fois, et peut-être atteindre le monde fantastique d’Oz avec toutes ses créatures merveilleuses. Était-ce là-bas qu’était partie sa mère ? se demanda-t-il en lui faisant de grands signes. Pourquoi ne l’avait-elle pas emmené avec elle ? Tout à coup, il se sentit aspiré par une tornade et se retrouva lui aussi à bord de la nacelle, qui était devenue un dé à coudre. Le ballon, au-dessus d’eux, s’était transformé en simple baudruche. « Maman ! cria-t-il en la serrant dans ses bras. Comment se fait-il que nous soyons si minuscules ? » Le pilote, derrière lui, posa une main sur son épaule et, se penchant à son oreille, murmura : « Ce n’est pas nous qui avons rapetissé, c’est l’univers qui grandit… » Oliver se retourna et reconnut l’homme que Susan lui avait souvent montré en photo : son père, en chair et en os et bien vivant.
Chapitre 2 : Londres
Samedi 17 décembre 2016
Boutique Thimble, Londres, Royaume-Uni
Les trois voyageurs s’apprêtaient à passer la porte vitrée à l’instant où la vendeuse retournait le petit panneau open pour faire apparaître le mot closed, au verso, en raccompagnant vers la sortie ses derniers clients. « Nous fermons à dix-sept heures, je suis désolée, s’excusa-t-elle.
– Ça vous dit-il quelque chose ? demanda James en lui montrant son enveloppe.
– Oh ! dans ce cas, c’est différent, répondit-elle en souriant. Entrez, je vous en prie. Soyez les bienvenus. Avez-vous fait bonne route ? »
La dame, une sexagénaire dynamique aux yeux pétillants, verrouilla la porte derrière eux et les guida vers l’arrière-boutique, séparée du reste du magasin par un gros rideau clair et où les attendait une autre surprise. Il leur avait semblé, en entrant, entendre une conversation murmurée qui cessa néanmoins dès leur arrivée dans la pièce – un petit salon au milieu duquel se trouvait une grande table ronde entourée de sept chaises. Deux hommes et une femme occupaient trois d’entre elles, en silence, et dévisageaient les nouveaux venus. Devant chacun d’eux était posée une enveloppe brune, identique à la leur. Ils étaient donc maintenant six. Six inconnus ayant reçu chacun un paquet contenant un dé à coudre, une adresse et le moyen de s’y rendre. Six destinataires à présent rassemblés, et cette dame, qui était peut-être leur expéditrice.
« Qu’est-ce que c’est que cette mascarade ? » s’écria un des deux hommes assis à la table. Il s’agissait de Michael, un policier de Camden, dans l’État américain du New Jersey, arrivé un peu plus tôt dans l’après-midi, et parti de chez lui depuis la veille. C’était un grand gaillard à l’air autoritaire, le visage carré à la peau granuleuse et les cheveux rasés.
« Vous le saurez en temps voulu, je vous l’ai dit, répondit la petite dame qui était leur hôte, sans se laisser impressionner. En attendant asseyez-vous, continua-t-elle, tout sourire, en se tournant vers Susan, James et Baldwin. Je m’en vais vous faire du thé, puisque vous êtes tous là. »
Les six inconnus se présentèrent les uns aux autres. La jeune femme, une ravissante hôtesse de l’air de Toronto, au Canada, s’appelait Allison. Elle était blonde, avec de grands yeux bleus mis en valeur avec un trait de crayon noir. Ses sourcils foncés trahissaient la décoloration de ses cheveux mais ne lui donnaient que plus de charme encore. Elle aussi avait voyagé de nuit et, aussi perspicace que l’étudiant, s’était présentée dans la petite boutique un peu avant l’heure fixée.
Enfin, de l’autre côté, s’était levé pour leur serrer la main un homme du nom d’Arthur, professeur de mathématiques à la retraite. Grand mince à la longue barbe blanche et aux cheveux rares, il avait des yeux d’un bleu profond, remplis d’intelligence. Lui venait de Perth, en Australie, et bien qu’il fût celui qui détenait le record pour ce qui est de la distance et de la durée du trajet, il était celui qui avait trouvé le premier le lieu de rendez-vous de Thackeray Street. Voilà qui étaient ces quatre hommes et ces deux femmes, qui apprendraient bientôt à se connaître mieux encore.
« L’un de vous a-t-il une idée de qui aurait pu nous envoyer ces enveloppes ? demanda Susan à voix basse, ce qui lui semblait être le meilleur ton pour s’exprimer en ce lieu.
– Je suppose que c’est cette vendeuse, répondit Baldwin, en chuchotant lui aussi.
– Elle nous a dit que non », intervint Arthur. L'homme avait un accent australien très prononcé.
« Qu’a-t-elle dit d’autre en notre absence ? demanda James à ses compagnons.
– Pas grand-chose, en vérité. On nous a laissés seuls ici. Mais l’heure fixée est enfin arrivée. Patientons.
– Moi, je parierais pour un William, suggéra Allison. Même s’il est possible qu’il ne s’agisse que d’un pseudonyme.
– Pourquoi un William ?
– Le testament d’un excentrique, ça ne vous dit rien ?
– Non, avouèrent les trois nouveaux, à qui elle n’en avait encore rien dit.
– C’est le titre d’un roman de Jules Verne. J’ai eu le temps d’y réfléchir, depuis quelques jours. Le héros, William J. Hypperbone, un millionnaire membre de l’Excentric Club, lègue toute sa fortune – soixante millions de dollars de l’époque – à la personne qui remportera la partie du "Noble Jeu des États-Unis" qu’il a scrupuleusement réglementée dans son testament. Un jeu de l’oie à l’échelle des États-Unis d’Amérique, si vous voulez.
– Nous serions ici pour toucher l’héritage d’un vieil original ? s’enthousiasma Baldwin.
– C’est mon avis, n’en déplaise à ce monsieur, répondit-elle en désignant Michael du menton.
– Je le répète, c’est ridicule, grommela le policier. Allison l’ignora.
– Et ce n’est pas tout : dans le roman, six participants – six ! – sont tirés au sort pour disputer la partie. Ils voyageront à travers tout le pays. Un prétexte pour faire visiter l’Amérique au lecteur, en somme, mais quel prétexte !
– Ce scénario me paraît plausible, approuva Baldwin. Mais qu’il s’agisse ou non d’un mourant philanthrope, nous sommes à l’évidence les pions d’un milliardaire. Qui d’autre aurait pu nous payer ces tickets de train et surtout ces billets d’avion onéreux ? Mais pourquoi nous ?
– Le hasard, je suppose. Comme dans le roman…
– Ce qui signifie que nous sommes concurrents, désormais ? »
James et Susan, tout comme Michael mais de manière moins agressive, ne partageaient pas l’optimisme d’Allison et de Baldwin. De même Arthur, plus prudent, tenta de calmer leurs ardeurs : « Pas si vite, jeunes gens, nous n’avons encore reçu aucune consigne, n’est-ce pas ?
– Je n’ai fait que partager ce à quoi tout ça me faisait penser. J’aurais pu d’ailleurs aussi rappeler l’histoire d’un autre William, plus connu celui-là, propriétaire tout aussi riche et excentrique d’une immense chocolaterie…
– Willy Wonka ! cria presque l’étudiant.
– De mieux en mieux ! ironisa Michael, au comble de l’exaspération. Allison l’ignora de nouveau.
– Lui-même, qui recherche un héritier parmi cinq enfants ayant trouvé les fameux tickets d’or dans les plaques de chocolat qui portent son nom. Le choix du prénom de ces testateurs n’est pas arbitraire4 ! Voilà pourquoi je parierais pour un William. »
La discussion en était là lorsque la propriétaire des lieux revint avec un plateau chargé de tasses et de gâteaux anglais. Tous se turent instantanément, tandis qu’elle les servait avec méticulosité pendant ce qui leur parut une éternité. Enfin, elle s’assit, but une gorgée de thé et reposa sa tasse. Tous étaient pendus à ses lèvres.
« Au risque de vous décevoir, je n’en sais pas plus que vous, finit-elle par lâcher.
– Comment ça ? explosa Michael. Vous nous attendiez, n’est-ce pas ?
– Je n’ai fait que respecter les consignes que j’ai reçues...
– Expliquez-vous, de grâce ! » s’impatienta le policier.
Pour toute réponse, la couturière souleva l’assiette de petits gâteaux et prit l’enveloppe qu’elle avait glissée en dessous. Elle sortit une lettre tapée à la machine, la déplia et la tendit à Michael, qui la lut aux autres convives. Le message était concis, le style sobre, l’orthographe impeccable. Un chèque important avait accompagné la lettre anonyme, expliqua la petite femme, de sorte qu’elle n’avait pu refuser d’accueillir ceux qu’on lui avait annoncés dans le courrier, et de leur transmettre les instructions qui y étaient consignées. C’était là son seul rôle, pour lequel elle avait été généreusement rémunérée par avance. Bien sûr, elle avait craint de se rendre complice de quelque activité criminelle, mais son intuition et surtout sa curiosité avaient fait taire ses hésitations. Avec raison, se disait-elle à présent : ses invités, aussi désemparés qu’elle, n’avaient aucune mauvaise intention. Une voiture viendrait les chercher devant la boutique à dix-huit heures pour les conduire au Ritz, où on leur avait réservé une suite à chacun. Tout serait payé, ils n’avaient pas à s’en inquiéter. Mais qu’attendait-on d’eux, au juste ?
Samedi 17 décembre 2016
Hôtel Ritz, Londres, Royaume-Uni
Moins d’une heure plus tard, Baldwin, Allison, James, Michael, Susan et Arthur prirent congé de la vendeuse et montèrent à bord d’une luxueuse limousine. Ils longèrent la bordure sud de Hyde Park vers l’est, puis la bordure nord de Green Park sur Piccadilly et, passant sans le savoir devant la principale maison londonienne de l’immortel comte Dracula, virent bientôt s’élever sur leur droite le majestueux hôtel fondé par celui qu’Edward VII surnommait "l’hôtelier des rois et le roi des hôteliers" : le fameux entrepreneur suisse César Ritz. La façade de l’imposant bâtiment, d’inspiration française classique, brillait de mille feux et semblait tout entière reposer sur son arcade, ingénieux stratagème pour offrir plus d’espace aux chambres, au-dessus du trottoir. Dissimulée sous les pierres de Portland, la structure de l’édifice, immense squelette d’acier semblable à ceux des gratte-ciel américains, avait soutenu l’élégant établissement tout au long du vingtième siècle. Le véhicule ralentit, comme pour leur laisser le temps d’admirer la vue, et s’engagea dans une rue latérale, où se trouvait l’entrée principale. Il s’agissait donc bien de leur destination. Incroyable ! La limousine s’arrêta devant la demi-douzaine de marches qui menaient à la porte tambour, où un portier les accueillit pendant qu’un bagagiste se chargeait de leurs valises. Sans leur poser de questions, un groom les guida vers le restaurant de l’hôtel. Ils traversèrent la grande galerie centrale, en passant inévitablement par le vestibule circulaire où trônait un gigantesque arbre de Noël garni de boules, de guirlandes et de cadeaux multicolores. Un réceptionniste tout sourire, sur leur droite, les salua chaleureusement. À gauche, un large escalier menait aux chambres. Allison s’imaginait descendre ces marches dans une somptueuse robe de soirée tandis qu’un élégant gentleman l’attendrait pour dîner. Instinctivement, comme s’ils avaient pénétré dans une cathédrale, tous levèrent les yeux vers la rotonde, qui traversait les étages en autant de balcons. Michael y surprit le regard d’une vieille dame qui avait semblé les observer intensément depuis la rambarde en surplomb, juste avant qu’elle ne se dérobât : sans doute leur petit groupe devait-il paraître, aux habitués de ce lieu, assez curieux, avec leur air éberlué et leur bouche bée face à tant de luxe. Ils poursuivirent leur cheminement le long de l’épais tapis aux ornements rouge et ocre, au-delà de rideaux assortis qu’encadrait une grande voûte, en admirant au passage les volumineux bouquets de fleurs et les bustes gracieux, posés sur des meubles Louis XVI. L’or des tables et des fauteuils, des appliques au mur et des lustres au plafond, se reflétait dans de très hauts miroirs, rendant le tout incroyablement lumineux. Ils parvinrent bientôt au pied de la merveille qu’était Palm Court, où se pressaient des dizaines de touristes – surtout des Russes et des Chinois – dégustant le thé et les scones qu’ils avaient réservés plusieurs semaines à l’avance et dont le doux parfum se mêlait à celui des fleurs. Les palmiers qui donnaient leur nom à cette institution londonienne avaient fait place, pour les fêtes, aux traditionnels sapins décorés et illuminés, rappelant à ceux qui connaissaient l’histoire du lieu son nom originel : le Jardin d’Hiver. Derrière eux, et tandis qu’ils savouraient ce somptueux spectacle, un pianiste et une harpiste interprétaient une mélodie de Noël. Tout, à cet instant, leur sembla parfait : ce Versailles autour d’eux, rempli d’odeurs gourmandes et de sons harmonieux, la chaleur qu’il dégageait, la paix qu’il inspirait. Même Michael, qui se révélera plus loin être un fieffé rabat-joie, parut oublier sa mauvaise humeur permanente. Mais trop vite, leur guide les ramena à la réalité en les invitant à le rejoindre. Ils le suivirent de nouveau à travers un autre salon et furent introduits, par une porte à droite, dans une pièce où avait été dressée à leur intention une table pour le dîner, la seule de ce restaurant privé. « Bienvenue dans la suite Marie-Antoinette, annonça le groom. Veuillez prendre place, le maître d’hôtel viendra s’occuper de vous dans une minute. » Et il sortit, refermant la porte derrière lui.
La salle à manger était attenante au restaurant principal de l’hôtel, et le murmure des clients, de l’autre côté d'un grand miroir, leur parvenait faiblement. Un portrait de Louis XVI, accroché au-dessus d’une commode fin dix-huitième, veillait sur la table et de sensuelles déesses romaines, posées sur le marbre de la cheminée, assuraient la garde d’une pendule antique. Ici aussi, les dorures aux murs et les tons pastel donnaient l’impression d’un céleste séjour. « Eh bien... je suggère que nous nous asseyions ! » lança James en montrant l’exemple. Tous prirent place sur les six chaises qui entouraient une table ronde. « Cet hôtel est absolument magnifique, reprit le professeur d’histoire, qui tentait de détendre l’atmosphère.
– Mais à quoi tout ça peut-il bien rimer ? s’énerva une nouvelle fois le policier.
– J’aurais bien une théorie, mais...
– Oui, nous savons, mais je n’ai pas envie d’écouter une troisième fois cette histoire de William !
– Oh non, je pensais à autre chose, rectifia Allison. La théorie des six degrés de séparation, vous connaissez ?
– Ça me dit quelque chose, intervint le jeune Baldwin. On l’appelle aussi la théorie des six poignées de main, non ?
– Exactement. Elle a été établie par un écrivain hongrois, dont j'ai oublié le nom, qui a émis l’hypothèse que chaque être humain est relié à n’importe quel autre par une chaîne de six maillons au maximum. Cette hypothèse a été reprise par le psychologue américain...
– ...Stanley Milgram ! la coupa Baldwin. Ça me revient : c’est au cours de sociologie que j’ai entendu parler de cette étude. "L’étude du petit monde", si ma mémoire est bonne.
– Elle est excellente, approuva la jeune femme, admirative.
– On vous donne des cours de sociologie dans les cursus de langues, en Belgique ? s’étonna James.
– Disons que j’ai exploré d’autres voies avant de trouver la mienne », répondit l’étudiant en souriant. Le professeur lui fit un clin d’œil complice.
« L’expérience est également connue sous le nom de "paradoxe de Milgram", tant ses conclusions semblent contraires à l’intuition, reprit Allison. On peut pourtant la démontrer... »
C’est alors qu’apparut le maître d’hôtel, qui les salua comme s’ils avaient été les hôtes les plus prestigieux qu’il lui eût été offert de servir. C’était un homme très grand, un peu dégarni, en smoking noir et gants blancs. Il leur présenta le menu en six exemplaires identiques – du moins c’est ce qu’ils crurent au début – et prit congé. En évoquant les plats pour les commenter ou s’en réjouir d’avance, ils réalisèrent que chaque version était sensiblement différente, manifestement personnalisée : ici, le beurre d’arachide – auquel était allergique Susan – avait été remplacé par du tahini ; là, le veau – qu’Arthur ne mangeait pas du fait de son végétarisme – avait été échangé contre du seitan ; là encore, tel fruit – qui n’était pas au goût de James – avait été écarté en faveur de tel autre. Qui donc avait bien pu, même s’il apparaissait que ces indiscrétions semblaient bienveillantes, enquêter sur leurs préférences alimentaires et connaître jusqu’à leur dossier médical ? Et comment le maître d’hôtel était-il parvenu à leur distribuer ces menus individualisés sans commettre la moindre erreur ? Peut-être l’avait-on informé de leur identité après les avoir observés depuis une pièce contiguë, derrière un de ces miroirs qui devaient être sans tain, ou écoutés à l’aide de microphones cachés dans les conduits d’aération ? Tous se sentaient plutôt mal à l'aise, aussi tendus que si cent paires d'yeux et autant d'oreilles étaient braqués sur eux. C'est alors que parut de nouveau le maître d’hôtel, suivi par deux membres de son personnel. Michael l’interpella avec énergie, mais l’homme n’en savait pas plus que les autres, il ne faisait que son travail. Il leur présenta ses assistants : le chef de rang – plus petit que son supérieur, avec un visage rond orné d’une fine moustache blonde – qui s’enquit de savoir si le menu leur convenait, et le sommelier – un Indien à la peau foncée, aux cheveux de jais et aux sourcils épais – qui leur conseilla ses meilleures bouteilles. Avec un rare professionnalisme, on leur apporta les mets les plus délicats et les vins les plus nobles, mais aucun des six convives, rendus méfiants par la situation, n'osait goûter aux plats qu'on leur offrait. « Eh bien, quelles que soient les questions qui nous préoccupent à l'heure actuelle, lança James, je meurs de faim ! Vous permettez... ? » ajouta-t-il en portant un verre à ses lèvres. Très vite, il fut imité par ses compagnons, qui durent bien admettre que le repas était succulent.
Tout au long du dîner, le dévouement des deux serveurs n’avait d’égal que leur sourire impeccable, dont ils ne se départaient jamais.
« Si je puis me permettre de relancer le sujet, mademoiselle, où vouliez-vous en venir avec votre hypothèse sur la théorie des six ? demanda le professeur d’histoire entre deux gorgées d’un grand cru millésimé.
– Oh, bien sûr, oui. Tenez, choisissez une personne au hasard.
– Eh bien… Prenons notre Première ministre, Theresa May.
– Facile, je vous le fais en trois coups : sans doute avez-vous déjà serré la main du maire de votre ville ?
– Monsieur Anderson ? Oui, bien sûr.
– Bien. Lui-même a probablement déjà discuté avec son homologue de la capitale, le maire de Londres...
– C’est très probable, en effet. Monsieur Sadiq Khan et lui sont d’ailleurs du même parti.
– …qui, enfin, a inévitablement donné l’accolade à madame la ministre, lors d’une cérémonie officielle. C’est toujours plus facile avec des célébrités. Vous avez compris le principe, n’est-ce pas ?
– Oui, c’est limpide.
– D’après cette théorie, donc, vous devriez être relié à n’importe quel être humain, Theresa May ou un autre, par une chaîne comprenant cinq autres personnes au maximum. Eh bien... je crois qu’il est possible que nous soyons les six maillons d’une même chaîne.
– Mais ne faudrait-il pas pour cela que nous connaissions déjà au moins deux personnes : celle qui nous précède et celle qui nous suit ?
– Connaître est un bien grand mot. En ce qui nous concerne, la condition doit sans doute être moins contraignante, sans quoi nous aurions tout de suite établi le lien entre nous. Il suffit peut-être d’avoir échangé une poignée de main "anonyme", participé à un même événement…
– Nous serions-nous croisés par le passé ?
– C’est mon hypothèse. »