Le dernier imam - Said Kaced - E-Book

Le dernier imam E-Book

Said Kaced

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Beschreibung

Karim est un jeune banlieusard en quête permanente d’identité. Presque naturellement, il tombe dans les rets d’un prédicateur salafiste qui veut en faire un bras armé, lui faisant boire la potion du djihadisme. Au gré de ses errances, l’apprenti terroriste croise le chemin d’un imam éclairé, le dernier du nom, un professeur de foi qui va tenter de désamorcer la « bombe »…


À PROPOS DE L'AUTEUR


Said Kaced a été reporter, rédacteur en chef et directeur de publication dans divers journaux en Algérie. Il a également exercé en tant que journaliste polyvalent à L’Observateur du Valenciennois avant de se consacrer entièrement à l’enseignement du français et à l’écriture. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages parmi lesquels Le Relais de l’errance, paru aux éditions Le Manuscrit en 2010, et de Idir l’éternel, co-auteur avec Amer Ouali, publié en 2020 aux éditions Koukou.

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Seitenzahl: 206

Veröffentlichungsjahr: 2023

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Said Kaced

Le dernier imam

Roman

© Lys Bleu Éditions – Said Kaced

ISBN : 979-10-377-9067-5

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

À mes enfants.

Parce qu’ils croient entendre des messages divins, leurs oreilles restent sourdes à toute parole d’humanité.

Stefan Zweig

Chapitre I

L’imam, le dernier du nom, se confessait, sous un ciel chargé de périls, en un long soliloque :

— Qu’est-ce que rater ou réussir sa vie ? Retrouver la bonté première avant le religieux, puis mourir réconcilié !

Très expressif, son visage comme un temps d’automne, avec de brusques éclaircies, des opacités, des miracles de douceur, des noirceurs, la voix toute en nuances mordorées laissait son auditoire, qui se réduisait comme peau de chagrin à mesure qu’il évoquait les errements du prophète ultime, bouleversé, un rien chagriné. La forme a pris le pas sur le fond et son petit carré de suiveurs était en haleine : verront-ils l’aura sur la tête de leur inspirateur ? L’imam éclairé poursuivait sa harangue, après une prière du vendredi qui s’était déroulée dans une presque intimité. Le gros des troupes de fidèles avait déjà rejoint un autre prêcheur, plus incisif et surtout plus proche des préceptes de l’islam premier.

L’imam défroqué observa un long moment de silence, son corps tremblant sous l’effet d’une explosion de violence muette qui signe l’abandon du langage, son impuissance parfois. Puis, adoucissant sa voix au prix de mille efforts, il s’adressa à ses ouailles :

— À l’heure où triomphent les péremptoires, les postillonneurs étaleurs de pureté religieuse, les haineux, les montreurs de boucs émissaires, les incendiaires déguisés en pompiers, on peut s’écharper, s’opposer tout en restant drôles, courtois, bienveillants, et même plus. Qui nous sauvera de la méchanceté, de notre aveuglement, de l’effroi qui nous prend devant l’amour vrai ? Désir de ce moment où on ne sait plus où l’on va, où tout s’échappe, tout s’ouvre et se dénoue. On n’est pas entré dans la peau d’un autre, comme on serait tenté désespérément de le réaliser, on est enfin soi. Mais oui, cette soif de réussite, ce désir forcené de parvenir, ce refus de regarder ses échecs en face sont bien constitutifs de notre humanité.

Dans la petite troupe de ses fidèles, Karim retenait son attention. Il croyait avoir décelé chez lui un fort désir d’aller croiser le fer contre les incroyants. Ils sortirent dans la cour de la mosquée, deux verres de thé à la menthe à la main. L’imam luttait contre une envie irrépressible d’aborder de front le sujet qui taraudait son esprit. Comment aborder le chapitre du terrorisme islamiste sans froisser le jeune candidat au suicide ? Il s’assit face au jeune fidèle, prit une profonde inspiration et se jeta à l’eau, en se moquant d’une possible réaction épidermique de Karim qui scrutait le visage de l’imam, intrigué par son attitude fébrile. Le vieux prêcheur déroula son discours comme il le ferait avec son tapis de prière. Délicatement, sans empressement, une phrase à la suite de l’autre comme pour éviter de les entrechoquer :

— Aujourd’hui, dès qu’on parle de l’islam, tu sors ton fusil ! Ne te braque pas, je ne parle pas de toi en particulier. Certains philosophes voient du nihilisme dans ton engagement. Je sais, cela te convient bien, cela te conforte dans ta stature de futur martyr. Au sens strict, ce terme nous vient du latin « nihil » qui signifie « rien ». Sérieusement, toi qui t’apprêtes à te faire tuer en invoquant le nom d’Allah, on ne peut décemment pas te classer parmi les nihilistes. Ce serait absurde ! Par contre, les Occidentaux d’aujourd’hui, contre lesquels tu diriges ta vindicte, eux ne croient en rien, car ils ne pensent pas que le salut de nos âmes passe par la religion. Ils disent des illuminés comme toi que puisqu’ils ne peuvent pas comprendre vos névroses, il est plus sage de ne point vous combattre. Comme le pédophile, tu ne rends jamais les armes. L’IRA et l’ETA, des organisations terroristes comme celle que tu rejoindras tantôt, ont évolué et ont fini par négocier la paix avec leurs gouvernements respectifs. Mais pas toi, car tu es un djihadiste, ou du moins un candidat déclaré, et un djihadiste va jusqu’au bout. L’islam duquel tu te revendiques est un dispositif de croyances, diverses et variées. Comme dans un hypermarché, chaque musulman vient y faire ses courses dans les rayons qui le frappent au cœur. Et toi, sur quel étal tu fais ta provision de poncifs et de certitudes ? Depuis que tu es là, j’essaie de te percer à jour, mais je l’avoue, je n’y arrive pas ! Les recruteurs de ton entreprise terroriste sont formés pour capter tes affects : l’amour, la colère, la révolte, l’espérance… et ils ont trouvé en toi le sujet idéal puisque j’ai cru comprendre que tu es un concentré de tous ces sentiments… Satan a conspiré contre Dieu, c’est le premier comploteur de l’Histoire ! L’âme légère, tu pars le pourfendre et tu crois le croiser partout, autour de toi. Les Illuminati, le lobby juif et que sais-je encore ?! Tu es désormais en croisade contre l’Occident, les Juifs ou les Croisés qui sont, selon tes commanditaires, la représentation de Satan en passe de détruire l’Islam et les musulmans. Plus que dans les autres religions, le Coran croit en l’existence d’Iblis, l’ennemi absolu d’Allah, de Mohammed et des musulmans. Cela est devenu pour toi LA mission ultime : faire usage de la violence pour empêcher ce vil complot. Tu attends avec ferveur l’imminence du Dénouement entre l’armée du Messie que tu t’apprêtes à rejoindre et qui partira en guerre contre les hordes du Dajal (l’imposteur) aspirant, plus que jamais, à détruire ton Dieu légitime. Ce dernier se fait passer pour le vrai Messie et multiplie les fausses pistes, troublant ainsi ta perception des choses de ce monde. C’est pour cela que tu doutes de tout et que tu vois le complot à ta porte. En fait, l’homme sur la Lune, la destruction des tours jumelles, le Covid-19 ne sont que des lubies montées de toutes pièces par un seul et grand Ordonnateur : Chaïtane, tapi partout et semant son venin pernicieux parmi les foules de fidèles. C’est là que tu interviens, preux djihadiste, prêt à frapper dans tous les repaires de la Bête. Chacun sait qu’une terrasse de bistrot est un nid d’adorateurs de Satan qu’il s’agit d’exterminer jusqu’au dernier ! Tu es la vigie en lutte contre les suppôts du Diable. Tu es le bras armé d’Allah et de son dernier prophète, prompt à offrir ta vie en sacrifice pour que Iblis meure. Ton imam de foire n’a pas cessé de le dire : l’Apocalypse n’est pas seulement la destruction de ce monde, mais l’opportunité de mourir pour renaître. La mort héroïque sur un champ de bataille est le prélude à une résurrection dans un monde nouveau, plus juste, plus pur. Sais-tu que Hitler réclamait, dans son dernier télégramme, que les couloirs du métro de Berlin soient noyés avec tous les Allemands qui s’y étaient réfugiés ?! Pourquoi je te dis ça ? Réfléchis… Mais en es-tu juste capable alors que tu t’apprêtes à renaître auprès d’Allah après avoir péri dans quelque attentat qu’on aura préparé pour toi ? On t’a assuré que celui qui meurt en martyr pour défendre Allah et Mohammed n’est pas obligé d’attendre le jour du jugement dernier, ta place étant immédiatement acquise aux côtés de ton Créateur, aussitôt purifié de tes pếchés. La bonne affaire ! Tu crois profondément que le djihadisme crée un rapport quasi contractuel avec Dieu et que cela t’octroie des droits, le Paradis et ses 72 vierges notamment. Tu penses obliger Allah à te donner la récompense à ton sacrifice. Avec la secte des Hachachines, qui préparait des assassins tels que toi, tu partages un point commun : l’imminence de la fin des temps. Tu considères, comme eux, que cet avènement est déjà là, donc tu t’affranchis de la loi des hommes. Pour tes comparses takfiristes, tous ceux qui n’adhèrent pas à votre vision rétrograde de l’islam doivent subir l’épuration. Jeanne d’Arc n’aspirait pas à exterminer tous les Anglais, elle voulait juste les « bouter » hors de France.

Il vit le visage de Karim se décomposer. Il sut qu’il était temps de tempérer sa diatribe contre les candidats djihadistes. Il prit précautionneusement la théière, reversa du thé encore chaud dans les deux verres. Il plongea ses yeux dans ceux du jeune banlieusard et reprit, d’une voix plus douce :

— La religion doit être avant tout une morale. Elle doit aussi s’adapter au pays dans lequel elle se pratique et autoriser ici l’introduction de la langue française dans les prêches et les prières dans les mosquées. En règle générale, il est plus sage de maintenir le grand principe de la séparation du religieux et de l’État. Les gens qui se prétendent musulmans, et qui terminent leurs exactions en criant Allah Akbar sont des passeurs de haine, des escrocs de la religion qui ont, malheureusement, réussi à contaminer une population ignorante. Les Wahabites saoudiens ont fait entrer de l’argent en masse en Occident pour recruter des jeunes qui allaient devenir des imams fondamentalistes, dans le but de semer la zizanie et de radicaliser une population qui pratiquait, jusque-là, un islam paisible. La religion de chacun doit être une affaire privée. On ne montre pas ses vêtements intimes en public, cela doit être le même principe pour la foi. Avant de se prêter à l’antisémitisme, nos jeunes doivent aller à Auschwitz pour se rendre compte de ce qui s’y est passé : c’est atroce, c’est l’enfer sur terre. Il faut rendre au peuple juif et à tous ceux qui ont souffert la compassion sinon la compréhension du monde entier…

Karim n’écoutait plus le vieux prêcheur. Son esprit disparut à toute vitesse, sans prévenir. Il était ailleurs, comme en transe. Il avait une froideur en lui, quelque chose de gelé…

Chapitre II

« Au commencement, le Coran c’est un goût de piment rouge, incandescent sur la langue, puis la baguette d’olivier de l’imam… » Karim n’entendait plus la voix fluette qui semblait flotter au-dessus de l’épais nuage de fumée. Ses compagnons de libation, l’œil hébété, tendaient l’oreille à la harangue désormais quotidienne de celui qu’ils surnommaient le Chien fou. Un soir, le vieux prédicateur avait poussé la porte branlante de la cave et avait assisté, sans mot dire, et le visage crispé par un sourire énigmatique, à l’ensemble des réjouissances. « Ils ne sont plus protégés, ils ne sont plus beaux, ils ne sont plus rien », songea-t-il, l’esprit déjà en feu à l’idée de ce « chantier nouveau », un cadeau d’Allah.

Dans la pénombre, des gestes, des cris, mais aussi des claquements de dents, des tirages de langues, des clignements d’yeux, des froncements de sourcils, des basculements asymétriques de la tête, des allures de guingois, des démarches de travers, des chutes et des rechutes. Tous ces tics du corps recomposaient une langue, celle des plus démunis : « la langue des idiots, la grammaire du handicap, la bougeotte des simples d’esprit », pensa Yahia avec gourmandise, la main étreignant frénétiquement un chapelet sous l’étoffe blanche de sa djellaba. Il regardait comme un objet d’étude ces êtres, ces pauvres hères, des fragments d’une humanité qui se disloquait, qui partait à la dérive et ne parvenait à se reconstituer que le temps d’un karaoké sur les derniers airs de Rai ou R’NB. Ils se protégeaient des attaques extérieures et s’agressaient sans retenue, maintenant dans le sang qui giclait parfois, un lien étroit entre eux, un lien protecteur, un lien qui permettait la survie. Ces êtres semblaient rêver leur vie pour mieux éviter d’affronter la mort. Celle inscrite dans leur corps, comme celle venue du monde du dehors et qui frappait à leur porte. L’alcool laissait place à d’autres pratiques qui les épuisaient, les convulsaient, les marquaient, les saignaient, au propre et au figuré. C’est alors leur être qui intégrait les possibilités de la couleur et se devenait matière organique : le sang bien sûr, mais aussi griffures, étouffements, cris, prolongement toujours plus large, toujours réinventé, d’un monde revu sous le signe du rouge. Puisque le rouge demeure cette couleur diabolique où tout se révélait. Où tout se confondait, les joies comme les peines. Même au fond de l’abîme où les a jetés la machine sociale, ils tentaient de rester debout, cherchaient à s’inventer un avenir et rêvaient d’aimer, de vivre une vie digne. Ils picolaient, rigolaient, faisaient tout ce qu’on pouvait faire avec de la bière, brailler dans les canettes vides. Ils s’engueulaient, se déchiraient, s’aimaient, déclamaient PNL ou MHD à tue-tête.

Miracle du verbe, avec quelle avidité écoutaient-ils maintenant les mots doux de cet étrange vieillard. « Lequel des dons de votre Seigneur démentez-vous ? » murmura une voix au milieu du voile de fumée. Des mots qui consolaient, et même qui mentaient parfois, qui en tout cas leur dessinaient un ailleurs. La possibilité d’une évasion à peu de frais. Une combinaison idéale agissant comme une loupe grossissante pour faire ressortir les travers et les absurdités de la vie moderne. « Le Coran… le piment rouge… la baguette d’olivier ». Les mots parvenaient, ouatés, à l’oreille de Karim. « Et les tournantes ? Le Coran parle-t-il des tournantes ? » rumina le jeune homme en son for intérieur, le cerveau enfiévré. Les yeux mi-clos, il tasse sa grande carcasse dans un coin du fauteuil éventré. Il avait la volonté de croire que tout finira par s’arranger, que les mésaventures ont forcément un happy-end. Il tenta de dompter la furie engendrée par la haine qui peut exploser et commettre des dégâts tout aussi dévastateurs.

Omar, son grand frère, était en prison pour rébellion. Il avait donné un coup de tête à un policier lors d’un contrôle de papiers. Ce que ça fait d’avoir un frère pareil. De grandir avec. De le supporter. De l’aimer. D’être aimé par lui. D’affronter le regard des autres. Leur gêne. Tous ceux qui lui demandent sans cesse de ses nouvelles pour ne surtout pas en avoir. Un péril pouvant tous les engloutir, mais il y avait toujours ce vieillard, à barbichette effilée, qui prêchait, prêchait… « Les criminels saisis par les pieds et la houppe »… « L’eau qui bout avec fureur »… Par bribes, les paroles du Chien fou cognaient, tels des boulets aux oreilles de Karim qui tirait résolument sur son joint. Il avait beau le tendre autour de lui, sa main, aux doigts jaunis par le tabac, ne rencontrait que le vide. « Putain, ils se sont entichés de cette vieille carne ! » s’amusa-t-il. Dans le brouillard, il distingua encore le vieux prédicateur, animal de la sagesse et lien inquiétant avec le mystère, qui avait fini par se convaincre qu’il détenait la clé du cycle de la vie et de la mort, du réel et du rêve, du divin et du diabolique.

Longtemps, il avait cherché un nid avant d’échouer sur une communauté de comédie, saisie par le délire quand ce n’est pas la débauche. Les éclats de rire sont juvéniles, mais meurtriers. Le vieux prêcheur était tenté de rire de ces êtres qui voulaient tout acheter et tout vendre dans le secret de leur retraite sordide, qui ne savaient même plus qui ils étaient, qui ne se reconnaissaient plus alors qu’ils avaient visiblement eu une longue histoire ensemble et paraissaient voués à un destin de pantins, ainsi éparpillés sur le vieux canapé. Les voici comme enfermés dans un lieu froid, triste, désolé qu’ils habitaient, le geste ample et les élans désespérés. « Nous serons comme eux, un jour. Quand viendra le grand âge, nous serons comme ces fidèles qui nous font face : affreusement vieux, perdus, éperdus… ils ne font rien, ou presque. Ils parlent, se parlent, s’écoutent parfois, et parfois non, soliloquent, s’interrompent, ressassent leurs souvenirs, ce qu’a été leur vie avant la mosquée et les cinq prières quotidiennes, ce qu’ils perçoivent de la mort qui rôde, font leur au revoir. Ils savent surtout qu’ils vont tous y passer, l’un après l’autre, alors ils psalmodient en redoublant de ferveur. »

Le chapelet enroulé autour de la main droite, c’est avec un index pointé vers un ciel invisible dans la nuée que Yahia finit sa harangue, le corps, maigre et désarticulé, littéralement plié au-dessus d’un auditoire abruti par la longue veillée. La nuit s’était dissipée depuis longtemps ; dans la cave, le silence régnait sur la petite bande de jeunes, fourbus et jetés à même la dalle froide. Yahia, raide sur sa chaise en plastique blanc, psalmodiait doucement des versets du Coran. Il commandait une armée en déroute. Dehors, c’est tout un quartier qui se mettait soudain en mouvement, avec ses halls, ses escaliers, ses rampes ; véritable labyrinthe habité par une population passant de l’agitation la plus fébrile, comme lors d’une descente massive de police, à l’immobilité de ceux qui savaient attendre et prendre le temps de savourer la douceur d’une brise au creux d’un soir d’août étouffant. Qu’elles se croisent, se frôlent ou s’interpellent, toutes ces silhouettes sont reconnaissables : le frimeur à lunettes de soleil, le croyant qui égrène machinalement son chapelet, la femme voilée, le costaud qui se la joue, le timide qui n’ose pas…

Par petits groupes, les jeunes hommes, qui expliquaient à leurs mères et sœurs « là où est leur place », étaient rapprochés par leurs fantômes propres qu’ils tentaient d’exorciser dans de grands éclats de rire. Ils sont souvent frères ou cousins dans la vie. Il y avait chez eux cette violence qui remplaçait, sans frôlements, haine, demandes d’amour éperdues, électricité que provoquait la proximité des corps ; ils étaient seuls et trop nombreux. Il n’y avait pas de parole juste, mais des paroles fortes, celles de ceux qui croyaient et celles de ceux qui ne pouvaient plus croire, celles de ceux qui espéraient et celles de ceux qui avaient perdu tout espoir. Sans doute un besoin de tendresse et de désir, ou au moins cette circulation entre violence, désir et tendresse. Ces garçons n’avaient pas de lieux à eux dans la promiscuité des appartements familiaux. Ils vivaient dans un monde claustrophobe, hors du réel, hors du temps. Ils dormaient le jour, lorsque les parents ou les grands frères et sœurs ont libéré quelque espace, et ne vivaient que la nuit. Ils avaient appris la langue dans la rue, ce melting pot de dialectes locaux colportés par des parents venus de toutes parts. La grande cité avait, elle, déjà cédé aux grands prédateurs.

L’appartement de Karim était un vase clos. Il y avait des pièces plus sombres, d’autres plus claires, avec des décorations différentes, des paysages du Djurdjura ou du Sahara tapissaient les murs. On ne pouvait pas s’échapper de cet appartement comme on ne pouvait pas s’échapper de la planète. Entrer dans toutes les pièces, c’est aller au-devant de l’Autre, un étranger sous le même toit, un monde alvéolaire sans communication où chaque individu était enfermé dans sa bulle, sans savoir qu’il y avait un autre, juste des éclats de voix, des cris, des interpellations. À l’intérieur de l’appartement, les portes ouvertes ou fermées produisaient le même effet : « ça on l’entend, ça on l’entend pas ». Des bouts de paroles, des bouts d’histoires, avec lesquels il composait des événements. « Le jour où mon père a battu ma sœur, car elle a parlé au voisin », « le jour où j’ai été battu par ma mère parce qu’elle a enfin compris que je n’allais plus en classe ». Depuis qu’il avait quitté l’école, Karim n’avait pas de plan défini. Jamais. Quand il se levait le matin, il ne savait pas de quoi sa journée serait faite, juste qu’il ira s’affaler sur le vieux canapé dans la cave humide de l’immeuble.

Le Rai, c’était avant tout une musique qui le rendait heureux, qui les rendait heureux tous ensemble. Une vague attache avec le pays de leurs parents. Tout ce qui comptait, quand on était « plein », c’était de s’éclater les yeux fermés, heureux d’être là, et surtout de ne pas être là-bas dans l’appartement. Qu’il est loin l’appartement ! Mais l’appartement restait l’esquif, la bouée de sauvetage, l’île du naufragé… Des appartements s’éteignaient et s’allumaient, des rencontres se faisaient sans cesse, tout se passait au vu et au su de tous, dans cet immeuble, et à son pied, dans la rue, c’était une vie mode d’emploi, une vie avec des amours et des morts.

Le vieux prédicateur quitta discrètement le groupe décimé par la lente descente vers l’abîme. Il jeta un dernier regard sur ses nouvelles recrues. Le regard d’un homme qui avait ce privilège de dire au revoir d’une manière silencieuse à ceux qu’il laissait derrière lui. Il les observait tout juste. Comment regarde-t-on les choses en sachant qu’on va revenir encore et encore ? Qu’est-ce qu’il regardait vraiment au moment de partir ? Il savait la possibilité d’un autre monde, celui d’une frontière au-delà de laquelle s’étendrait, à portée de main, un nouveau territoire plein de promesses. Une certaine idée d’absolu, une terre où tout serait encore possible. Une terre où, venus de toutes parts, aventuriers, repris de justice, miséreux en quête d’une vie meilleure, mécréants, pourront élire domicile. Dans sa tête, comme une rengaine : « vous abandonnerez tout derrière cette vie misérable que vous subissez pour vous y installer, mais cela a un prix, des sacrifices, un sacrifice : marier l’intime au collectif, à l’universel ». Il passa délicatement sa langue sur sa lèvre inférieure, la formule parut le satisfaire.

La voix de Yahia, désormais aiguë, emplit la cave dégoulinant de moiteur : « … et la condition de l’homme contemporain, vous y pensez bande d’impies ? Pressé, vulnérable, tiraillé par l’accumulation, obnubilé par le temps qui passe et qui ne prend plus le temps de la rencontre, de l’amitié et de l’amour. L’amour du Tout-Puissant ! Allah Akbar ! Répétez après moi, candidats à l’Enfer ! »

Les passages fréquents du Chien fou ne changeaient rien aux habitudes de vie des pensionnaires du sous-sol. Ils se lançaient des défis, se droguaient, entraient en transe et libéraient les passions mauvaises. Karim prêta un peu plus attention aux sermons de Yahia.

Il faut dire qu’il n’avait pas grand-chose à faire en ce moment, entre deux entretiens d’embauche. Chacun sait à quel point les entretiens d’embauche sont aujourd’hui des exercices codifiés, théâtralisés, auxquels les candidats se préparent à l’aide de coachs et de bons conseils permettant de se couler dans le moule. Karim n’avait pas les moyens de se faire coacher. Des questions le taraudaient. Pour passer la rampe, vaincre et convaincre, faut-il rester soi-même ? Ne vaut-il pas mieux jouer un personnage ? Faut-il, obéir à cette injonction partout répétée : « Soyez vous-même ! » aux lourds relents de positivisme à l’américaine ? L’auto-persuasion et la confiance en soi sont-elles les meilleures armes pour réussir dans la jungle du marché du travail ? D’ailleurs, ça veut dire quoi « être soi-même » ? Promis, il posera la question au vieil imam dès qu’il pourra s’isoler avec lui. Il l’emmènera manger un kebab…

Chapitre III

« Signaux faibles de radicalisation