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Deux familles alsaciennes, deux trajectoires, un pays en mutation. Dans les années 60, l’une s’ancre en région parisienne, tournée vers l’avenir et la réconciliation franco-allemande. L’autre débarque d’Algérie, blessée, amère, incapable d’oublier l’exil. Entre elles, une ombre commune plane : de Gaulle. Héros pour les uns, traître pour les autres. On l’appelle le Grand Charles… ou la Grande Zohra. Mais une chose est sûre : nul ne revient intact d’un voyage à travers l’Histoire.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Jean-Michel Hasler a mené une double vie : enseignant le jour, chef d’orchestre le soir. Fondateur de l’Ensemble baroque de Limoges et de la Camerata Vocale de Brive, il se consacre depuis 2015 à ses autres passions : la cuisine… et l’écriture. Lecteur assidu de romans historiques, il s’interroge sur l’impact des détails oubliés. Et si l’on pouvait réécrire le passé ? Le romancier, lui, en a le pouvoir.
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Seitenzahl: 280
Veröffentlichungsjahr: 2025
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Jean-Michel Hasler
Le dernier voyage
de la grande Zohra
Roman
© Lys Bleu Éditions – Jean-Michel Hasler
ISBN : 979-10-422-7981-3
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
À tous les déracinés,
À mon amie Marie-Joëlle Yebra,
À mon épouse, Annette, relectrice attentive.
Bien que fondé sur des faits réels, Le dernier voyage de la grande Zohra est un roman dont la trame et les personnages sont en grande partie imaginaires. Comme le sont aussi les actes parfois attribués à des personnages réels.
Il est une raison pour qu’il porte l’épée, il est le bras de Dieu
Bernard de Clairvaux
Le roman est un mensonge qui dit toujours la vérité
Jean Cocteau
Certaines histoires mûrissent pendant des années et d’autres surgissent à l’improviste, sans qu’on les attende.
Arturo Pérez-Reverde
Avant même d’être ce que l’on appelle depuis peu une uchronie, ce roman est un récit de voyage. Premier voyage avec les copains, sans la famille, consacrant le passage à l’âge adulte, voyage découverte d’une autre Europe. Celui-ci est un voyage choisi. Nous évoquerons également le voyage sans retour, celui des Français d’Algérie débarquant, valise à la main sur les quais de la métropole après les accords d’Évian. Nous accompagnerons aussi le périple initiatique de celui qui ne se résigne pas. En des temps plus anciens, celui-là se serait croisé. Il y a enfin le dernier voyage, celui qui conduit à Samarcande pour fuir la mort rôdant à Bagdad… De toute façon, on ne revient jamais indemne d’un voyage…
Et si tout ne s’était passé comme nous l’avons appris. Il faut si peu de chose pour changer le cours de l’Histoire. Un nez plus court, une dépêche qui s’égare, un ordre compris de travers, une confusion entre la droite et la gauche. Le battement d’aile d’un papillon au Brésil peut bien provoquer une tornade au Texas ! Peut-être n’y a-t-il pas un seul passé mais plusieurs cheminements temporels parallèles aboutissant au même présent. Selon les pays et les régimes, les récits nationaux sont parfois étonnement contradictoires. L’Histoire n’est-elle pas écrite par les vainqueurs ?
Imaginez-vous dans une forêt profonde. Au centre d’une clairière, un poteau indicateur vous propose deux chemins à l’opposé l’un de l’autre. Inutile de vous dédoubler, seuls les tours et détours des deux sentes divergent, elles mènent toutes deux au même marigot.
J’ai terminé ce roman durant l’été 2024. Mes fictions politiques, dissolutions, gouvernements alliant la carpe et le lapin, et j’en passe, ont été rattrapés par l’actualité française… La réalité dépasse bien souvent la fiction !
***
… Où Jean-Jacques Oberlin et sa copine Nicole décrivent les « événements » du mois de mai 1968 tels qu’ils les ont vécus. Allocution du Président…
Ste Maure-sur-Oise, mai 1968
— Les Katangais ont bouffé mon lapin, Madame Oberlin.
— Les Katangais… Ils ont parlé de ces Zoulous à la télé. Ce n’sont pas des étudiants mais des clodos, n’est-ce pas ton avis, ma petite Nicole ?
— Ils ne sont pas bien nombreux mais ils ont créé un comité d’action rapide et ont su se rendre indispensables. Ils occupent le dernier étage de la Sorbonne, à côté de l’Institut de langues anciennes où j’avais laissé mon lapin.
— Quelle idée.
— Mais, c’est là que je travaille. J’ai laissé le lapin dans une cage à chat avec de l’eau et à bouffer. Mon prof’ devait le garder mais il s’est tiré.
— Il a bien eu raison. Ces Katangais sont des sauvages.
— Bof ! Ce sont surtout des opportunistes qui se la jouent. Ils n’ont que des chaînes, quelques couteaux et une carabine à air comprimé.
— Tu sais pourquoi on les appelle « katangais » ?
— Y’en a un, un moustachu gonflé à la testostérone, qui affirme avoir été mercenaire au Katanga…
Nous sommes arrivés à Ste Maure vendredi soir et d’entrée de jeu, ma mère n’a cessé d’entreprendre Nicole sur les manifs, cherchant à savoir si on se mettait en danger. Il est vrai que si sa seule source d’information est la TV, elle a assisté à des scènes de guerre. Les caméras se tournent vers le sensationnel, les voitures en flamme, les barricades, les pavés. Les journalistes ne font pas dans la dentelle. Ce n’est pas pour rien que l’ORTF a pour sobriquet La voix de son maître1. Mais, comme la plupart de nos camarades, nous sommes plus spectateurs qu’acteurs. En fait, nous avons participé aux premières manifs car il était hors de question de laisser les CRS violer impunément l’enceinte de la vénérable Université, mais quand nous avons senti monter la fièvre, nous n’avons pas été les derniers à prendre la tangente. Parfois, la curiosité l’a emporté et je me suis même retrouvé en première ligne, devant un cordon hiératique de policiers… inutile de préciser que je n’y suis pas resté longtemps. Mon camarade Jean-Claude, avec qui je partage une piaule à la Résidence universitaire d’Antony, s’était armé d’un appareil photo et mitraillait à tout va. Il n’était pas le seul. Étions-nous acteurs ou spectateurs ?… Peut-être bien les deux ! Nicole et moi n’étions pas vraiment politisés. Nous nous moquions des professionnels de la politique et n’avions participé à aucun de ces défilés syndicaux qui mêlaient le pathétique au ridicule. Nous avions assisté à une ou deux assemblées générales à la RUA, mais on ne peut pas dire que l’expérience ait été concluante.
— Tu n’as pas essayé de comprendre grand-chose, tu as passé ton temps à me dévorer des yeux…
— Effectivement, Nicole. Mais, avoue que nous nous retrouvions dans un univers parallèle.
— Je n’ai toujours pas compris ce qui différenciait l’OCI (Organisation Communiste Internationaliste – trotskiste), l’Union Communiste (Qui deviendra Lutte Ouvrière en juin 1968) et la JCR (Jeunesse Communiste Révolutionnaire – trotskiste)…
— Et moi, ce qui distingue l’UJCml (l’Union des Jeunesses Communistes Marxistes-Léninistes – maoïste) du PCMlf (Parti Communiste Marxiste-Léniniste de France – maoïste)…
— L’ORA (Organisation Révolutionnaire Anarchiste) brandissait son drapeau noir et interdisait d’interdire !
— C’est quand même un comble pour des anarchistes de se revendiquer organisation…
— Un oxymore involontaire.
— Et voilà l’étudiante en lettres classiques qui se réveille…
— Tu peux persifler… C’est bien moi qui ai dû t’expliquer ce qu’était un point d’ordre 2 ?
— Effectivement, en bon musicien, je me demandais pourquoi certains individus braillaient point d’orgue en interrompant sans cesse le meneur de débats.
— Et pourquoi les communistes staliniens se faisaient traiter de majos ?
— Les communistes, qui détenaient la majorité au CA de la RUA s’étaient fait détrôner par une alliance mao-trotskiste…
— On faisait figure d’extrémistes en se sentant proches du PSU de Michel Rocard.
Nous avions décidé de nous changer les idées en venant passer le week-end en famille. Coucouche panier, papattes en rond. Enfin, presque. Il fallut d’abord réussir l’examen de passage familial.
J’ai omis de signaler que Nicole n’est ma copine que depuis deux mois. Je ne sais pas trop draguer et prends sans doute trop au sérieux la moindre amourette. Je sortais d’un chagrin d’amour qui occupait le terrain depuis bien trop longtemps… Je ne suis pas allé vers elle, c’est elle qui est venue à moi, après un concert où on interprétait une de mes œuvres dans la salle de spectacle de la Résidence universitaire. Y’a des filles qui sont attirées par des footballeurs, elle a flashé sur le compositeur. Moi, je me suis noyé dans ses yeux vert clair, et je me suis perdu dans sa chevelure aile de corbeau.
— Vous vous fréquentez depuis longtemps ?
— …
— Et que font vos parents, Nicole ?
— …
— Je vous ai préparé la chambre du premier, à côté de la nôtre.
— …
— Jean-Jacques loge au second, il vous fera visiter…
— …
Bon, je n’ai pas voulu envenimer la situation, mais le règlement familial ressemble étrangement à celui qui a mis le feu aux poudres dans les résidences universitaires. Le seul sésame permettant d’accéder aux chambres des résidentes est encore le certificat de mariage… Surréaliste…
Que dire de mes parents ? Ils sont aussi adorables qu’insupportables. Parfois débordants de gentillesse, d’autres fois hyper réac. Ginette est fille unique, petite brunette aux yeux noisette, amie d’enfance de Gaston. Pas une autre issue que le mariage pour ces deux-là. Bien qu’ayant le cœur sur la main, Gaston a aussi un côté beauf qui peut être super horripilant. Sportif dans sa jeunesse, la cuisine de Ginette est venue à bout de son corps d’athlète. Seules les photos en témoignent. Ginette et Gaston sont tous deux issus d’un monde où le mari travaille pour subvenir aux besoins de la famille et son épouse s’occupe du foyer, en parfaite maîtresse de maison. J’ai appris que Ginette avait travaillé un ou deux ans avant son mariage, mais sitôt la bague au doigt, son père a mis le holà, avec le silence complice de Gaston… Impossible de terminer le portrait de famille sans mentionner Béatrice, ma petite sœur. Légère comme une plume, discrète comme une souris. Elle parle peu et joue du piano. Debussy, Chabrier, Déodat de Séverac.
— Parlons peu, parlons bien. J’ai fait un rôti de porc pour demain avec des œufs mayo en entrée et un biscuit de Savoie au dessert. Dimanche, j’ai prévu un poulet cocotte au poivre vert avec des pommes de terre sautées. Vous me direz si les bouchées à la reine en entrée c’est une bonne idée ou si c’est un peu trop lourd ? Je peux faire des escargots à la place… Il y a une tarte aux pommes au dessert avec un soupçon de crème Chantilly. Et ce soir, puisqu’on est vendredi, vous aurez du poisson. J’espère que vous n’avez rien contre le colin froid mayonnaise. Pas de pâtisserie au dessert. Si vous avez encore faim, il me reste des fruits…
— …
— Les restaurants universitaires fonctionnent toujours. Nous ne sommes pas au Biafra, Madame Oberlin…
— J’ai même pris un kilo à force de manger des viandes en sauce avec du riz. – Il n’y a pas beaucoup de crudités, c’est un fait, et je garde les carottes et la salade pour mon lapin.
— Bon, je vais vous laisser vous installer en attendant le retour de Gaston. Ce soir, le Président parle à la TV, je ne vous forcerai pas à regarder.
— Ça nous concerne, on se joindra à vous.
Des émeutes, des barricades dans Paris comme au XIXe siècle, des voitures incendiées, les pavés utilisés comme armes contre les CRS, une grève générale, la Sorbonne fermée puis réouverte, puis occupée… Et pendant ce temps-là, le Président rend visite à un dictateur roumain. Ça aussi, c’est surréaliste…
— Bonjour les émeutiers !
— Voyons, Gaston, c’est pas le moment de faire de l’humour… On dirait une blague sortie du Hérisson.
— Allez, les enfants, vous allez nous raconter tout ça.
— Je veux bien, mais si vous vous fiez à la TV, vous n’allez pas nous croire.
— Avec une petite bénédictine pour faire passer le repas, on est prêts à croire n’importe quoi.
— Bon, on va se relayer, Nicole et moi.
— Laisse-la commencer !
— …
— Nous avons manifesté lundi dernier. Il faisait très beau. Les gens étaient en bras de chemise ou en habits légers. Il y avait surtout des étudiants, mais pas seulement. Les ouvriers commençaient à se joindre à nous. Les gens défilaient bras dessus, bras dessous. Certains essayaient de former des chaînes. J’ai même vu des petits enfants sur le dos de leur père. Ben oui, il y avait une foule immense, joyeuse et plutôt calme. Certains avaient conservé leur casque de vespa, peut-être en prévision d’affrontements. Il y avait des voitures de presse qui circulaient au milieu du défilé avec des caméras sur le toit… Radio Monte Carlo, radio Luxembourg, Europe 1… Les journalistes dressaient leurs micros au-dessus de la foule. Un grand nombre de manifestants portaient un appareil photo en bandoulière, conscients de participer à un événement exceptionnel… Au départ de la manif, place Denfert-Rochereau, il y avait des grappes de jeunes cramponnés au Lion de Belfort. Les gens du quartier étaient à leur balcon, certains étaient même montés sur les toits. Au milieu de cette foule, des drapeaux, rouge, noir, rouge et noir. J’ai même repéré un drapeau noir décoré d’un trident rouge. Des calicots, des pancartes…
Union des vieux de France – Nous avons droit à une vie décente… Union locale CGT du XVIIIe arrondissement… L’Université aux étudiants – L’Usine aux ouvriers… Charonne, Ben Barka, Caen, Redon, La Sorbonne – À bas l’état policier… Pas de prestige ni de promesses, des réalisations… Libérez Pierre Sorge…À bas l’impérialisme US…
Et puis, des mobylettes, des vélos… Des syndicats étudiants avaient équipé une Ami 6 Citroën d’un mégaphone et scandaient Libérez nos camarades… Il y avait même une affiche en grec… ΖΗΤΩ Η ΔΗΜΟΚΡΑΤΙΑ… Le grec ancien que j’étudie est assez éloigné de la langue moderne, mais je pense que ça signifie Vive la démocratie3.
— Et la police ? demande Gaston.
— Assez discrète pendant les grandes manifs. Les affrontements violents ont lieu le plus souvent bien après notre départ. Pour prendre la ligne de Sceau qui nous amène à Antony, il faut rallier la station de Port-Royal très éloignée de la Sorbonne, au croisement de l’Avenue de l’Observatoire et du Boulevard de Port-Royal. La ligne ne fonctionne pas toute la nuit, bien sûr. Il faut anticiper…
— En fait, dis-je en coupant la parole à Nicole, c’est par hasard, début mai, que j’ai assisté à des scènes d’une violence stupéfiantes, des scènes que je ne suis pas près d’oublier. Au croisement du boulevard Saint-Germain et du boulevard Saint-Michel, des promeneurs sont matraqués, une femme tombe, victime d’un croc-en-jambe d’un policier, un gendarme mobile joue au foot avec son sac dont le contenu s’éparpille sous un car de police… Et il flotte une fumée aigre et irritante. Signature olfactive de ces journées violentes, les gaz lacrymogènes sont balancés sous le moindre prétexte…
— Vous comprendrez, mes enfants, que je m’inquiète, intervient Ginette.
— Et si on passait à table avant de regarder le Président, conclut Papa.
… Marche de la garde consulaire à la bataille de Marengo…
Mes chères Françaises et mes chers Français.
Au retour de mon périple trans carpatique, je retrouve mon pays à feu et à sang. Mon Premier ministre a dû protéger les bâtiments officiels, la Maison de la Radio et même la tour Eiffel. Certains ont parlé de chienlit. Quels que soient les motifs d’irritation, voire de mécontentement, rien n’autorise ces débordements d’un autre âge. Des voitures incendiées, les pavés de nos avenues utilisés comme armes de guerre, les arbres centenaires attaqués à la tronçonneuse et le retour des barricades pour jouer à la révolution.
Sans violence, le renouvellement des hommes et l’élargissement des équipes peuvent répondre à ce désir de changement. Je ne le conduirai pas seul parce que j’écoute et que j’entends encore l’immense rumeur du peuple français. Nous ferons ce changement avec lui, pour lui, tel qu’il est dans son nombre et dans sa diversité, et nous le conduirons en particulier avec sa jeunesse qui porte comme des torches la gaieté et l’avenir. Oui, un changement est possible. Oui, le progrès est possible.
La raison nous montre la voie de la fraternité et de la justice. Il ne faut pas tourner le dos aux réalités, rien n’est donné pour rien et les peuples ne se font pas de cadeaux. Chères Françaises, chers Français, Vous qui êtes si attentifs à la réputation de vos familles, je vous demande d’être attentifs à la réputation de la France.
Vive la France.
… Marche de la garde consulaire à la bataille de Marengo…
— Voilà du nouveau, à la place de la Marseillaise, il utilise la marche consulaire, commente Gaston…
— Il se prend pour Bonaparte, réplique Ginette…
— Ne persifle pas, ce discours est très mesuré…
— Ça dépend pour qui ! J’ai compris qu’il voulait virer son Premier ministre.
— Ce malheureux Ponia va servir de fusible…
— C’est dans l’ADN de cette fonction.
— En tout cas, il admet qu’un changement est indispensable…
— Mais c’est lui qu’il faut changer ! fait remarquer, un peu violemment, Nicole.
— Pour ma part, dis-je, je me contenterai d’une démission de Pierre Sergent. Il a passé son temps à souffler sur les braises en envoyant les CRS sus aux manifestants…
— D’ailleurs, rétorque Nicole, quelle idée de nommer cet ancien putschiste ministre de l’Intérieur.
— De mon côté, conclut Gaston, je ne parierais pas un kopeck sur le changement de Premier ministre. Michel Poniatowski est comme une âme sœur, un double, pour le Président Valéry Giscard d’Estaing !
***
… Dans lequel, six ans plus tôt, Jean-Marie Knecht, le nouvel ami de Jean-Jacques, parle de son enfance en Algérie. On découvre au « bistrot d’en bas » Michel Berger et Gilles Sauvage, leurs autres copains…
Beauvais, octobre 1962
— Et si nous allions acheter des religieuses au chocolat à la pâtisserie de la cathédrale ?
— Allez, fils, on va s’en galoufer une, me répond Jean-Marie.
Jean-Marie Knecht, c’est mon nouveau copain. Grand, blond, un peu maigrichon, ses petites lunettes rondes encerclent des yeux bleu sombre, on a peine à croire qu’il vient d’Algérie.
— Au passage, je veux te faire voir l’arbre de Jessé de l’église St Etienne.
— Vous êtes un peu mabouls ici, des arbres dans une église…
— C’est un vitrail, il représente la généalogie du Christ.
— Les églises, c’est pas vraiment mon truc…
— Tu vas voir, les couleurs sont merveilleuses et le maître verrier s’est représenté dans l’arbre…
— Zarma 4 ! T’en sais des choses.
Après cette visite, rapide, nous avons déambulé devant la mairie pour rejoindre la rue Beauregard en passant par la rue de la Frette. Je voulais montrer à Jean-Marie la magnifique vue sur le chevet de la cathédrale avec la tour St Barthélemy au premier plan. Cette ruine me fait penser au tableau de Caspar David Friedrich L’abbaye dans une forêt de chêne. J’en étais là de mes réflexions quand une violente déflagration me ramène sur terre. Jean-Marie pique un plat ventre sur le trottoir et surprend tous les passants.
— Punaise ! Ils m’ont rendu maboul…
— Ce n’est qu’une voiture mal réglée…
— Je m’disais aussi, pas bien forte la strounga5!
— J’ai rarement vu quelqu’un se vautrer aussi rapidement, ça dénote une grande habitude.
— T’as pas trop compris ce qu’on a vécu là-bas, dis ?
— Faut m’en dire plus, Jean-Marie.
— Purée ! Tu vas pas pleurer…
Après avoir acheté nos religieuses, Jean-Marie commence son récit.
Sa famille vivait en Algérie depuis la guerre de 70. Un grand nombre d’Alsaciens, chassés par les Prussiens, avaient participé à cette émigration patriotique comme on la nommait alors, le gouvernement ayant mis des terres, des maisons, des aides matérielles et financières à disposition pour faciliter leur implantation. La famille Knecht a obtenu dix hectares du côté de Mascara. Ils ont planté des vignes, du Chardonnay et du Maccabeo, pour produire du vin blanc. Le savoir-faire » alsacien les a bien aidés. Mais le vignoble n’a pas pu nourrir leur nombreuse descendance et nous retrouvons des Knecht tonneliers, enseignants, militaires. Il y a même un médecin. Le père de Jean-Marie était instituteur, il enseignait à l’école Alexandre III de Mascara et devait sa réputation à ses coups de baguette magique. En effet, il possédait une méchante badine d’olivier ciselée, avec des motifs à l’encre rouge, spécialement utilisée pour faire rentrer les tables de multiplication dans la cervelle des jeunes cancres. Trois coups de baguette par faute. Sévère mais efficace ! Il trouva la mort un dimanche de printemps, le 26 mai 1957 à l’entrée du village d’Aïn-Fares alors qu’il allait rendre visite à un de ses camarades. La région de Mascara, relativement peu touchée par les événements d’Algérie, était rattrapée par la violence aveugle.
— J’avais 12 ans. Mon univers venait de basculer.
La Géhenne venait de s’emparer du pays de cocagne. Une terre fertile et accueillante protégée par les monts des Beni-Chougrane. Habitée depuis des temps immémoriaux, les romains, les berbères, les arabes, les ottomans s’y sont succédé. Léon l’Africain note l’importance de son marché. On y vend quantité de grains, des draps, des laines, des tapis, des burnous, des haïks, des babouches. On y trouve même des brodeurs exerçant leur art sur des tissus de soie avec des fils d’or et d’argent. La plaine de Ghriss produit non seulement des céréales, mais aussi des fruits et légumes que l’on retrouve en pyramides colorées sur les étals des marchés. Et si on connaît le nom de Mascara par-delà les mers, c’est grâce à son sous-sol qui regorge d’antimoine, constituant essentiel du khôl. Après la conquête française, Mascara donnera son nom au meilleur vignoble d’Algérie… Pays béni des Dieux !
— Depuis la Toussaint rouge de 1954, nous étions sur nos gardes. Guet-apens, embuscades, enlèvements, tortures, massacres se sont succédé. Ça se passait loin de chez nous, à Constantine, dans les Aurès. Et puis, il y eut le massacre de la plaine d’Aïn Temouchent. Cinquante fermes ont été attaquées entre Oran et Tlemcen. Soixante morts. Les fellagas6 s’en sont pris à n’importe qui, jeunes et vieux, chrétiens, juifs et même musulmans7. Ils ont mitraillé, égorgé, mutilé. Quand ils étaient à court de fusils, ils balançaient des grenades et pour couronner cette danse macabre, des écoliers étaient pris à partie. Le 5 mai 1956, trois garçons ont été attirés dans un guet-apens, à Aïn Bêida, par un de leurs camarades musulmans. Beaucoup plus tard, les corps ont été retrouvés dans un puits. Mais c’est le massacre d’Aïn Seynour qui nous a le plus marqués, nous autres, collégiens, ce n’était peut-être qu’une rumeur8, mais on disait que cinquante-sept garçons et filles avaient été égorgés, la maîtresse, entièrement dénudée, les seins coupés, clouée à la porte de l’école ! Akarbi9, mon fils, les éfrits et les goules avaient pris possession de notre malheureux pays…
— Jamais entendu parler ! C’est qui les éfrits et les goules ?
— Ce sont des djouns10. Les éfrits sont des créatures de feu qui peuvent nous péter à la gueule quand ils ne sont pas contents. Les goules aux pieds crochus viennent des déserts et déterrent les cadavres des cimetières pour s’en nourrir…
— Charmants personnages.
— C’est notre nounou qui racontait des histoires de goules et d’éfrits pour nous faire peur quand on foutait le binz.
— Tu me fous les boules !
— C’est toi qui voulais que je t’en dise plus.
— J’voudrais pas te presser, mais on a rencard avec Gilles et Michel pour un baby à l’annexe, tu me raconteras la suite plus tard.
— Y’allah, fils !
***
Jean-Jacques et Jean-Marie rejoignent leurs copains au bistrot d’en bas. Un troquet un brin crasseux tenu par un gros moustachu, mafflu, pansu, rose, tout droit sorti d’un poème de Maurice Fombeure ou d’une chanson de Brassens.On y consomme des menthes à l’eau, des diabolos quand on a un peu d’argent et parfois des perroquets pour les grandes occasions. La gargote possède un juke-box qui nous invite à danser le twist avec Johnny. On peut entendre siffler le train ou si on est plus romantique, profiter d’un clair de lune à Maubeuge. Nous avons demandé au patron de mettre au moins du Brel ou du Brassens. En vain. L’infâme bistrotier nous balance comme argument définitif et sans possible réplique :
— Y’a qu’le yéyé qui s’vend !
Et pour prouver qu’il a raison, il passe et repasse Retiens la nuit en boucle jusqu’à ce qu’on mette une pièce dans sa machine infernale pour écouter autre chose.
Heureusement, il y a un baby-foot au fond de la salle.
— Putain, Jean-Marie, encore un lapin 11 ! T’es pas au jeu…
— Si tu avais vécu le dixième de ce que j’ai vécu, tu comprendrais.
— Justement, le baby, c’est fait pour se vider la cervelle…
— Mimiche est une vraie passoire, profites-en.
— Faudrait pas pousser mémère dans les orties, les gars… Faites comme si on n’était pas là… Gilles n’a pas besoin de marquer, Jean-Marie le fait à sa place…
— Hou là là ! Ne vends pas la peau de l’ours…
— Si tu n’arrêtes pas tes râteaux12, je te promets une bonne pissette…
— Bof ! Jean-Jacques, pas de vantardise, tu es plutôt le roi de la roulette13.
— Vous n’êtes vraiment pas au jeu. Passe-moi plutôt une maïs14, on va tranquillement finir nos diabolos avant de remonter au bahut.
Au bahut, on nous appelle La bande des quatre. Ça aurait pu être pire… Parmi nos copains, y’a les Dodudubadudo, Les Novices, Les Curetons… Et j’en passe… On aurait été un de plus, on n’échappait pas au Club des cinq. Groupe plus disparate, tu meurs. Jean-Marie Knecht, mon nouvel ami, est né à Mascara, en Algérie. C’est un pied noir, réfugié depuis peu, déraciné, devrais-je dire. Il n’a pas vraiment le look maghrébin : il ferait plutôt batave si son accent ne venait confirmer son origine. À Beauvais, il pleut, il fait froid, on bouffe des patates et on boit de la bière… Et pourtant, il est toujours joyeux, toujours partant pour une partie de cartes, un baby ou une balade en ville. Les deux autres sont des franchouillards pure souche. Mimiche, autrement dit Michel Leberger, a passé sa jeunesse à Montataire. Toujours bien sapé, veste en daim, pantalon clair, il n’arrive pas à domestiquer ses cheveux en broussaille. Nerveux, un brin jaloux, ombrageux, il ne lui manque que la pipe pour cocher la catégorie poètes maudits. Quant à Gilles Sauvage, il se fringue comme l’as de pique. Originaire de Compiègne… Certains insinuent qu’il sortirait plutôt de la forêt de Compiègne que de la cité impériale, vu son nom. Son léger surpoids nous incite parfois à l’appeler Nounours. J’oubliais de préciser qu’il est clarinettiste, ce qui a largement contribué à nous rapprocher.
Au réfectoire, c’est Ben Hur qui officie. Ben Hur, l’homme de service qui pousse son chariot, en bref, son char, chargé des victuailles de nos agapes vespérales. Potage poireau pommes de terre, harengs pommes à l’huile, crème mont Blanc à la vanille… Pour une fois, c’est à peu près mangeable. Quand il y a du chou-fleur béchamel, Ben Hur est obligé d’effectuer un repli stratégique dans les cuisines, mais quand il y a des frites, il est poursuivi par des hordes de criquets d’Afrique – DU RAB-BEN-HUR, DU RAB-BEN-HUR, DU RAB, DU RAB-BEN-HUR, DU RAB-BEN-HUR, DU RAB ! Scandé ou plutôt braillé sur un air populaire. Généralement, Jules, le surveillant, calme tout le monde en menaçant les plus agités d’une colle le jeudi après-midi, voire le dimanche… Mais, ce soir, les harengs ont du mal à passer, Jules a écouté les infos, la troisième guerre mondiale est sur le point d’être déclenchée…
— T’es vraiment certain d’avoir bien entendu, Mimiche ?
— Sûr ! Jules et le Colonel (Surnom donné au directeur de l’établissement !) en parlaient à mi-mot tout à l’heure dans le couloir…
— Et…
— Les ruskofs ont truffé Cuba d’armes nucléaires et Kennedy a décrété le blocus de l’île.
— Punaise, on n’a pas le cul sorti des ronces ! affirme Nounours.
— Les ricains ont déployé une trentaine de navires autour de Cuba pour faire plier Khrouchtchev, a déclaré le Colonel.
— Bof ! Depuis qu’on s’est fait jeter d’Algérie, plus rien ne m’étonne, ajoute Jean-Marie…
— Nous serions ravis d’entendre ton témoignage, on a suivi ça de très loin, et puis la voix de son maître15 n’a jamais été très claire. On ne parle pas chez nous de guerre d’Algérie mais des événements d’Algérie.
— T’as raison, Jean-Jacques, Big Brother n’est pas loin ! Faudra que je vous fasse rencontrer Pierre-Dominique, mon frère aîné. Il est parfois un peu pénible mais en sait beaucoup plus que moi sur cette guerre.
— Bonne idée, j’en parle à mes parents pour vous faire venir un de ces dimanches… Si la planète est toujours en un seul morceau…
***
… Où, quatre ans plus tôt, Pierre-Dominique, le frère aîné de Jean-Marie Knecht, et son copain, Alain Khalifa, assistent à l’allocution du Général…
Mostaganem, 6 juin 1958
Difficile de trouver un peu d’ombre place de la mairie. Derrière le monument aux morts, peut-être ? Mais, pour y arriver, il faut jouer des coudes dans une foule compacte et colorée. Légionnaires en uniforme de parade, français d’Algérie, musulmans en djellabas, en burnous, certains avec chéchia, la plupart en turbans, leurs femmes en haïk16, visage recouvert du traditionnel a’adjâr17. Des banderoles partout, France Toujours, Algérie française, Vive L’armée… Des portraits du Général, des croix de Lorraine dans un grand V tricolore. Des banderoles bleu blanc rouge circulant de balcon en balcon, des drapeaux de toutes tailles plus nombreux qu’un 14 juillet. Quelques téméraires se sont hissés sur le monument entre les deux soldats de bronze qui perpétuent la mémoire des héros du 2e tirailleur. Et la foule qui scande ALGÉRIE FRAN-ÇAISE, et le Général qui apparaît au balcon du premier étage du beffroi de la mairie.
— Tu appelles ça un beffroi, Alain ?
— J’aurais aussi bien pu parler d’un minaret. Il me rappelle Tombouctou.
— Po po po, c’est une pâtisserie art déco…
— Tu te la pètes, Pierre-Domi. À Mostaganem, on est fier de notre Mairie… Et puis, cette tour donne l’heure et c’est bien pratique.
— Zarma 18 ! Fils, il va parler.
« La France entière, le monde entier sont témoins de la preuve que Mostaganem apporte aujourd’hui que tous les Français d’Algérie sont les mêmes Français. Dix millions d’entre eux sont pareils, avec les mêmes droits et les mêmes devoirs…
ALGÉRIE FRAN-ÇAISE, ALGÉRIE FRAN-ÇAISE…
… Il est parti de cette terre magnifique d’Algérie un mouvement exemplaire de rénovation et de fraternité. Il s’est élevé de cette terre éprouvée et meurtrie un souffle admirable qui, par-dessus la mer, est venu passer sur la France…
— Tu crois pas qu’il nous roule dans la farine ?
— Punaise ! Arrête un peu ta tchatche, je n’arrive pas à suivre…
… pour renouveler ses institutions et pour l’entraîner, corps et âme, non plus vers les abîmes où elle courait mais vers les sommets du monde.
ALGÉRIE FRAN-ÇAISE, ALGÉRIE FRAN-ÇAISE…
— C’est peau de zébi c’qu’il raconte…
— Attends un peu…
… Il n’y a plus ici, je le proclame en son nom et je vous en donne ma parole, que des Français à part entière, des compatriotes, des citoyens, des frères qui marchent désormais dans la vie en se tenant par la main…
— Po po po ! J’te l’avais bien dit, il mélange tout, on va être submergés par les melons19.
— Purée ! Il tape fort aujourd’hui, kaddour 20 ! Pas de parano, Pierre-Do…
— Tu l’as dit ! Il cogne Mohammed 21 !
— T’écoutes rien, le Général, c’est pas un rigolo.
— Il n’est pas d’ici, il n’y comprend rien…
— Avant-hier, à Alger, il a dit qu’il nous avait compris.
— Khlass 22 ! Il dépasse tout le monde d’une bonne tête et il jacte bien, c’est pas pour ça qu’on doit le croire sur parole.
ALGÉRIE FRAN-ÇAISE, ALGÉRIE FRAN-ÇAISE…
À ceux en particulier qui, par désespoir, ont cru devoir ouvrir le combat, je demande de revenir parmi les leurs, de prendre part librement, comme les autres, à l’expression de la volonté de tous ceux qui sont ici. Je leur garantis qu’ils peuvent le faire sans risque, honorablement.
ALGÉRIE FRAN-ÇAISE, ALGÉRIE FRAN-ÇAISE…
Mostaganem, merci ! Merci du fond de mon cœur, c’est-à-dire du cœur d’un homme qui sait qu’il porte une des plus lourdes responsabilités de l’Histoire. Merci, merci d’avoir témoigné pour moi en même temps que pour la France !
ALGÉRIE FRAN-ÇAISE, ALGÉRIE FRAN-ÇAISE…
Vive Mostaganem, Vive L’Algérie ! Vive L’Algérie française !
ALGÉRIE FRAN-ÇAISE, ALGÉRIE FRAN-ÇAISE…
Vive La République ! Vive La France ! »
— Purée, Pierre-Dominique ! T’as entendu ?
— Akarbi ! Il l’a dit, j’y crois pas.
— Regarde autour de toi, ils n’en croient pas leurs oreilles… Chouf 23 ! On va se taper une de ces bouffas 24 ce soir.
***
… Dans lequel Ginette et Gaston Oberlin reçoivent pour la première fois Pierre-Dominique, le frère de Jean-Marie. Lui aussi parle de l’Algérie…
Ste Maure, novembre 1962