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"Le diable dans la tête" vous plonge dans l’histoire troublante de Catherine, une fillette de dix ans qui, en 1970, quitte la quiétude de sa ferme natale pour rejoindre un pensionnat religieux en Normandie. Elle doit affronter la solitude et le poids d’une discipline implacable au cœur d’un univers austère, porteuse d’un lourd secret. À travers le regard de l’enfant, le roman dépeint les métamorphoses d’une campagne normande marquée par les cicatrices de la Seconde Guerre mondiale et les changements des années soixante-dix. Mais derrière les murs du pensionnat, un mystère enfoui attend d’être révélé, promettant de bouleverser bien plus que la vie de Catherine.
À PROPOS DE L'AUTRICE
Catherine Saint Aubin a suivi sa scolarité dans un établissement religieux. Devenue infirmière, elle s’est consacrée à de nombreuses recherches sur le syndrome de stress post-traumatique. L’écriture, véritable catharsis, lui a permis de guérir ses blessures d’enfance.
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Seitenzahl: 484
Veröffentlichungsjahr: 2025
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Catherine Saint Aubin
Le diable dans la tête
Roman
© Lys Bleu Éditions – Catherine Saint Aubin
ISBN : 979-10-422-5887-0
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
La lourde porte en bois se referma en grinçant et Catherine sut, à ce moment-là, qu’elle laissait derrière elle sa vie d’enfant, insouciante et rieuse.
Tout ici était froid, triste et austère. Pourtant, en ce mois de septembre, l’air était doux et transportait encore des parfums d’été, senteurs de roses, d’herbe fraîchement coupée. Dehors, on aurait pu croire que les vacances estivales allaient encore perdurer plusieurs semaines. Rien ne laissait supposer, si ce n’était le calendrier, que le rythme régulier des cours allait reprendre.
Dans l’immense hall sombre, l’air était frais et Catherine frissonna. Était-ce vraiment la fraîcheur des lieux ou l’appréhension face à ce monde inconnu ? Sa mère se tenait près d’elle, droite, le menton haut et les yeux brillants. Pour rien au monde elle n’aurait voulu que Catherine puisse soupçonner la moindre faiblesse de sa part. C’était la meilleure solution ; sa fille devait se forger des armes pour affronter la vie et devenir une femme cultivée et équilibrée. À la campagne, les enfants étaient insouciants ; vivant au gré de leurs envies, de leurs jeux ; allant de découvertes en expériences, de bêtises en punitions.
Catherine, du haut de ses dix ans, était l’aînée de cinq enfants. Elle avait encore du mal à penser « cinq », car la petite dernière de la fratrie, Lucie, était née au beau milieu du printemps précédent et cette arrivée avait beaucoup perturbé la fillette qui pensait que décidément cette famille était trop nombreuse ! Le bébé, blond comme les blés, était braillard et Catherine devait bien souvent interrompre ses jeux pour bercer l’enfant que rien ne calmait. Peut-être le nourrisson ressentait-il la colère que Catherine cachait au fond de son cœur… Lucie n’était jamais aussi agitée qu’en présence de sa sœur aînée. Il semblait injuste à la fillette de devoir tout à coup endosser le rôle de seconde maman pour ce petit monstre qui ne savait que pleurer, boire et faire dans ses couches ! Pourtant il lui arrivait, lorsqu’elle se penchait sur le berceau, de se laisser émouvoir par un sourire ou une grimace que lui adressait sa petite sœur. Elle se souvenait alors du jour où elle avait vu ce bébé pour la première fois.
C’était à la maternité où son grand-père l’avait accompagnée. Elle avait découvert sa mère pâle, affaiblie et avait soudain pris peur. Cinq enfants, c’en était trop ! Il fallait que sa mère arrête !
— Alors, comment trouves-tu ta petite sœur ? lui demanda Isabelle, sa mère. Après trois frères, tu dois être contente de voir arriver une petite sœur !
Catherine osait à peine regarder dans le berceau ; seul le visage las de sa mère attirait son regard jusqu’à l’hypnotiser. Isabelle paraissait aussi blanche que les draps ; ses magnifiques yeux verts étaient auréolés d’ombres bleutées.
Sa seule réponse fut prononcée d’une voix rauque :
— Tu ne crois pas que quatre enfants c’était bien suffisant ? Ces mots à peine dits, elle les regrettait déjà, de crainte d’avoir fait de la peine à cette maman qu’elle admirait tant pour son courage.
Effectivement, Isabelle était une femme courageuse ; elle menait une vie rude comme bien des agricultrices. Le travail n’était jamais terminé, rythmé par la traite des vaches, l’entretien de la maison et l’éducation des enfants. Debout dès six heures chaque jour que Dieu fait, car les vaches n’attendent pas pour être soulagées de leur lait.
Avec son mari Grégoire, ils avaient débuté sur une petite exploitation qu’ils louaient. La ferme exigeait de bonnes jambes, car elle s’étendait sur plus d’un kilomètre, longeant une rivière où les truites arc-en-ciel jouaient sur un lit de graviers multicolores. L’eau y était si limpide que les vieilles femmes du village lavaient leur linge dans cette onde claire. Un superbe lavoir près du pont « Napoléon » attirait encore celles qui affirmaient que rien ne pouvait égaler la blancheur du linge lavé à la rivière.
Six vaches, un vieux cheval, un couple de porcs et quelques poules constituaient toute leur richesse ; chacun en ayant apporté une part lors du mariage. Les débuts avaient été bien difficiles et leurs repas se composaient en grande partie de la production du potager et d’œufs… lorsque les poules voulaient bien pondre. Combien de fois avaient-ils fait appel aux salsifis poussant au fond du jardin pour tenter d’apaiser cette faim que suit le travail physique ! L’été, c’était la fenaison qui occupait d’interminables journées que seule la tombée de la nuit écourtait et poussait à rentrer au bercail. Heureusement pour elle, Isabelle était une femme bien charpentée, « chairue » comme on disait en Basse Normandie.
Chairue, elle l’était devenue par la force des choses, contrainte chaque jour à traire les trois vaches que sa mère lui avait attribuées lors de son dixième anniversaire. C’était la tradition.
Alors, chaque matin, dès six heures sonnantes, quel que soit le temps, elle prenait son petit tabouret et son seau et partait avec ses deux sœurs jusqu’à la pâture où les vaches se prélassaient, encore toutes somnolentes à l’abri d’une haie d’ormes. Les bêtes s’apprêtaient à savourer l’herbe grasse encore scintillante de rosée et ne se montraient guère enclines à se laisser approcher par les fillettes et leur attirail. Les ornières laissées par quelque carriole faisaient tinter les seaux métalliques et les bidons entassés dans la « triolette » que tirait la sœur aînée. Cet engin bricolé par le père rendait bien service pour rapporter à la maison les récipients pleins de lait. Les sabots de bois rendaient la marche malaisée, obligeant les trois sœurs à sauter par-dessus les flaques d’eau et les bouses de vache au risque de se tordre une cheville. Les matins étaient frais et la paille enfoncée dans les sabots de bois ne suffisait pas à réchauffer les petits pieds ni à les protéger des blessures. Mieux valait éviter de commencer la journée par un bain de pieds involontaire ; il fallait alors attendre le retour à la maison pour sécher et réchauffer les orteils bleuis par le froid !
Une fois dans la pâture, il fallait se presser de rassembler les bêtes sous le vieux chêne et les amadouer afin qu’elles se laissassent approcher. Parfois, l’une d’elles refusait la traite et donnait un large coup de queue qui faisait tomber sur le derrière la fillette à peine assise sur son tabouret. Ses deux sœurs riaient et se moquaient :
— Alors, tu ne sais pas lui parler ? Si tu avais fait attention, tu aurais vu que celle-là n’est pas la tienne ! C’est Rosalie ! lui disait Noémie d’un œil malicieux.
Noémie était vraiment la préférée d’Isabelle, sa sœur de cœur, celle à qui elle pouvait se confier sans crainte. Un an les séparait et elles avaient grandi de manière quasi fusionnelle. Elles partageaient de petits secrets que l’aînée n’avait nul besoin de connaître.
Pour Isabelle, il était bien difficile de repérer quelles étaient ses vaches. La fillette était tellement myope que, même avec ses lunettes, elle devait se concentrer pour donner une forme nette aux images floues et colorées qu’elle percevait. Cette discipline lui demandait tant d’efforts que, le soir venu, lorsque la lumière baissait, Isabelle se laissait baigner dans ce monde informe et jouait à imaginer des êtres étranges qu’elle seule pouvait voir. C’était comme si son handicap lui permettait d’ouvrir une nouvelle dimension à laquelle nul autre ne pouvait accéder. Alors, un léger sourire se dessinait sur ses lèvres, tandis que son regard flottait au-dessus d’un monde étrange et amical.
— Isabelle ! Tu rêves encore au lieu de m’aider à débarrasser la table ! disait sa mère Marie-Louise, une petite femme rigide et autoritaire. Décidément, tu ne me sers pas à grand-chose ! Ta sœur Toinon est douée pour les travaux d’aiguille et c’est bien grâce à elle si tu as cette robe sur le dos ! Quant à Noémie, je peux compter sur elle pour me seconder en cuisine. Mais toi ! Toi, tu ne sais que rêvasser ! Qu’allons-nous faire de toi ma pauvre fille ? Même avec tes lunettes, tu trouves encore le moyen de te casser la figure et je passe mon temps à repriser tes bas de laine et à faire réparer tes sabots ! Tu nous coûtes plus cher que tu ne nous rapportes !
Isabelle se recroquevilla encore un peu plus et une larme roula sur sa joue. Sa mère ne lui montrait jamais d’affection. Elle semblait penser que les foudres divines s’étaient abattues sur la famille en lui envoyant cette gamine dont elle se demandait bien quoi faire. Peut-être devait-elle payer le prix de fautes passées ? Marie Louise, agacée par cette larme qu’elle voyait courir sur la joue de sa fille, fit demi-tour en maugréant :
— Pleurer, tu ne sais faire que pleurer ! Va donc à l’écurie aider ton père !
Oui, l’écurie, c’était là qu’Isabelle se plaisait. Elle courut rejoindre son père Donatien qui était occupé à étriller la jument.
Donatien était un homme grand, fort bien bâti, aux gestes lents et précis. Il ne se fâchait jamais, ne haussait jamais le ton, même avec ses enfants. S’il devait se faire entendre ; tout juste touchait-il la visière de la casquette qu’il portait sur un crâne quelque peu dégarni. Ce geste, si discret soit-il, signifiait : « Attention ! Si vous continuez, vous allez en prendre un coup sur les fesses ! » Extrémité à laquelle il n’avait pas encore eu recours… Isabelle se sentait en sécurité près de lui. Il l’accueillit d’un large sourire et l’attira à lui. Ce fut avec un plaisir non dissimulé qu’Isabelle vint se lover dans les longs bras virils.
— Viens, ma belle. Tu vas m’aider à brosser Polka.
Isabelle prit une brosse à poils durs et caressa les flancs de l’animal qui frissonna de plaisir.
— Tu vois, elle aime ça qu’on s’occupe d’elle ! C’est comme pour les gens ! Si on s’occupe bien d’eux, ils deviennent dociles !
Pourquoi lui disait-il cela ? Docile, elle l’était avec son père. Il pouvait lui demander tout ce qu’il voulait ; Isabelle se serait coupé une main pour lui. Lui qui savait la comprendre à demi-mot, lui qui devinait sa détresse lorsqu’elle se sentait inférieure à ses sœurs, moins jolie, moins aimée de sa mère…
Souvent, ils travaillaient l’un près de l’autre, sans prononcer un mot. Leurs gestes lents et amples, rythmés par le frottement sur le cuir de l’animal, les unissaient. Pour Isabelle, cette complicité n’avait pas de prix. Jamais son père ne lui avait fait de remarque désobligeante ; jamais il ne lui avait reproché un sabot cassé ou un seau de lait renversé. Il sentait que la fillette souffrait du regard des autres, des moqueries de ses camarades lorsque, sur le chemin de l’école, ils l’interpellaient :
— Hé, serpent à lunettes ! On va te foutre la pâtée à la marelle !
Comment gagner à ce jeu idiot si on ne voit pas correctement les cases ? Isabelle perdait toujours et n’avait jamais pu atteindre le ciel. Symbole de bien mauvais augure… Les récréations n’étaient assurément pas les meilleurs moments de la journée !
Son institutrice, femme observatrice et attentionnée, avait remarqué que la fillette était douée ; elle avait une bonne mémoire, l’esprit vif et s’intéressait à tout. Elle l’avait installée au premier rang, tout près de son bureau et l’avait autorisée, sur son cahier du jour, à former ses lettres sur deux lignes afin d’en faciliter la lecture. Au tableau, elle s’efforçait d’écrire en gros caractères et observait l’enfant. Si celle-ci plissait les yeux, c’était qu’elle peinait à lire ; alors l’institutrice énonçait à haute voix l’intitulé de la question notée au tableau et formait des lettres plus grandes sur la ligne suivante.
Isabelle appréciait la patience de mademoiselle Boulanger et aurait aimé lui ressembler. Cette brave femme représentait pour la fillette une possible issue à la condition paysanne. Issue qu’elle aurait souhaitée pour elle-même, échappant ainsi au dur labeur des champs.
Devenir maîtresse d’école, comme elle, c’était un rêve qui l’accompagnait souvent pendant les soirées passées près de l’âtre, tandis qu’elle caressait la tête de Minette, la petite chatte rousse qu’elle avait sauvée un soir d’hiver, grelottant sous l’appentis, lovée sur la banquette de la carriole. Cette chatte n’avait guère grossi et avait conservé la taille d’un chaton de quelques mois. Sa couleur se confondait avec la brique de l’âtre et Isabelle avait souvent du mal à la distinguer, roulée en boule à côté du foyer. Dès que l’enfant venait s’asseoir devant les flammes, la petite chatte quittait son repère, s’étirant longuement et sautait sur les genoux de sa maîtresse. Son ronronnement vibrait sur les cuisses de la fillette et se prolongeait jusque dans sa poitrine. C’était comme si elle était chatte elle aussi et ronronnait à l’unisson.
Combien de fois s’était-elle demandé par quel miracle ce petit animal était capable de faire une si jolie musique. Elle admirait la grâce avec laquelle Minette lui malaxait le ventre, une patte après l’autre, sortant ses griffes juste assez pour s’accrocher aux mailles de son chandail, mais pas suffisamment pour blesser la fillette. Cette sorte de gymnastique s’accompagnait d’un ronron particulier, comme à deux vitesses ; la chatte fermait les yeux, tout occupée qu’elle était à cet exercice hypnotique. Elle semblait dans un état second et Isabelle aurait aimé partager avec elle toutes les sensations de ce petit corps roux et chaud. Cette présence amie la réchauffait encore mieux que le feu dans la cheminée et, au moment de monter se coucher, il lui arrivait de cacher Minette sous son chandail pour la déposer délicatement sous ses draps. La chatte ne se faisait pas prier et attendait que la fillette se couche pour se nicher contre elle et reprendre son ronron.
Les draps étaient froids ; Marie-Louise ne bassinant les lits qu’en plein hiver. À l’automne, c’était l’humidité qui glaçait les os au moment de se glisser dans le lit. L’édredon ne remplissait son office qu’au bout de quelques minutes et il était bien agréable de se blottir contre la petite créature poilue et ronronnante. Noémie, qui couchait dans le lit voisin, enviait sa sœur d’avoir une si douce compagne entre ses draps et s’amusait parfois à lui faire croire qu’elle la dénoncerait le lendemain à sa mère qui mettrait assurément fin à ce cérémonial. Isabelle râlait pour la forme sachant que sa sœur n’en ferait rien. Les deux fillettes terminaient parfois la nuit dans le même lit, Noémie prétextant un cauchemar pour se lover entre les bras de sa sœur. Derrière le mur, Toinon dont la chambre jouxtait celle des parents entendait ses deux jeunes sœurs rire aux éclats, se chatouillant mutuellement sous les draps.
— Vous allez dormir ou je dois me lever pour distribuer des fessées ? La voix sèche de la mère faisait taire les fillettes.
Catherine, du haut de ses dix ans à peine sonnés, découvrait un monde qu’elle croyait réservé à la bourgeoisie locale. Franchir les portes du pensionnat était pour elle une étape initiatique et inquiétante.
Dans la pénombre, elle vit arriver au bout du couloir une silhouette sombre qui se déplaçait à pas feutrés. On aurait pu croire qu’elle glissait comme tirée par une corde invisible. Sa tenue de religieuse rasait le sol et aucun pied n’apparaissait. Catherine se plut à imaginer une poupée posée sur une planche à roulettes.
Combien de fois avait-elle joué à cela dans la cour de la ferme familiale ? Mouflette, sa chienne berger belge, avait bon caractère et acceptait sans broncher les ordres donnés par la fillette. L’animal se retrouvait bien souvent assis sur une planche, maintenant tant bien que mal un équilibre précaire tandis que Catherine tirait sur la corde qu’elle avait nouée dans un trou laissé par un nœud du bois vermoulu. Une fois sur deux, la corde lâchait et la pauvre chienne devait sauter de ce drôle d’engin pour éviter la collision contre l’une des pierres de la cour.
Mouflette était sa plus fidèle amie. La fillette et sa chienne étaient nées la même année et avaient grandi ensemble. Depuis son plus jeune âge, Catherine allait se réfugier, blottie contre le poitrail de l’animal pour se consoler après une réprimande ou un gros chagrin. Cette bête était à la fois sa plus fidèle compagne de jeu et son ange gardien. Isabelle avait toute confiance dans l’animal et savait sa fille en sécurité entre ses pattes ; aucune personne étrangère à la famille ne pouvait l’approcher. La « gardienne » montrait les crocs.
Mouflette se pliait à toutes les fantaisies de sa petite maîtresse, se laissant travestir telle une poupée, paradant attifée de vieilles dentelles, un chapeau à fleurs sur la tête, un ruban noué à l’extrémité de la queue. Elle courait ainsi voir ses maîtres pour recueillir quelques félicitations et Isabelle la voyait parfois entrer en courant dans la maison puis tourner autour de la table, tel un bon petit soldat défilant au pas. Après avoir obtenu son lot de caresses et mendié un morceau de sucre, la chienne repartait voir son amie.
Elle retrouvait Catherine occupée à dresser la table dans l’écurie. Un rondin de bois trônait au centre de la pièce et deux poupées attendaient un hypothétique repas. Catherine déposait délicatement des feuilles de capucine tout à coup devenues assiettes. Un bouquet de boutons d’or donnait à l’ensemble une note champêtre. La chienne restait dans l’encadrement de la porte, attendant patiemment que la fillette l’autorise à pénétrer dans son domaine. Lorsque le « dîner » était prêt, l’enfant permettait à l’invitée d’entrer et la faisait asseoir devant la table dressée en son honneur. Elle servait un repas fantôme qu’elle mimait à gestes lents et précieux, telle une servante au service de riches bourgeois. Mouflette regardait ce simulacre d’un œil attentionné et attendait le moment de la délivrance ; le chapeau la gênait, le ruban serrant un peu trop sa gorge. Sa langue pendait au-dessus de la table et laissait couler quelques gouttes de salive dans l’assiette.
— Madame Mouflette ! Mangez donc proprement ! On ne vous a jamais appris à vous essuyer la bouche ? Et Catherine sortait un vieux chiffon de sa boîte à secrets pour tamponner la langue de son invitée qui n’en demandait pas tant !
— Et moi, tu ne m’as pas invité ? C’était Philippe, son frère, de deux ans son cadet. Un petit bonhomme blond aux yeux verts. Celui-là n’était jamais bien loin ! Encore couvert de sable, il tenait à la main un bloc de bois supposé représenter un tracteur. Philippe en avait assez de jouer seul sur le tas de sable installé à l’angle de la maison.
— Non, toi, tu es trop sale pour venir manger chez moi ! Ici, c’est un restaurant chic et il faut être bien habillé !
Si Philippe voulait être accepté dans l’univers de son aînée, il devait se plier aux caprices de la fillette. Celle-ci pouvait se montrer tyrannique…
Sa dernière expérience de soumission lui avait laissé un souvenir cuisant.
Sa sœur lui avait demandé de lui rapporter les superbes mûres qui poussaient le long d’une mare profonde alimentée par une source. Cette pièce d’eau n’offrait aucune protection contre la curiosité des enfants, ni clôture ni barrière. L’eau y était glacée et servait à abreuver les bêtes lorsqu’elles rentraient des pâtures en fin de journée. Le sol y était granitique et d’imposants rochers recouverts de mousse affleuraient par endroits.
N’osant refuser ce service de crainte des représailles de son aînée, Philippe, petit bonhomme de six ans, prit son courage à deux mains et se hasarda sur les premiers rochers afin de cheminer jusqu’aux ronciers tant convoités. Ses petites jambes tremblaient, ses pieds vacillant sur le roc, menaçant de glisser à chaque nouvelle enjambée. Sa sœur l’encourageait vivement à avancer sans regarder l’eau, lui promettant monts et merveilles s’il relevait ce défi. Philippe, soutenu dans son effort, avançait péniblement, s’aidant de ses mains lorsque l’équilibre devenait trop précaire. Jusqu’au moment où il se mit à vaciller, glissa sur une plaque de mousse et tomba sans un cri dans l’eau glaciale.
Catherine fut prise de panique. Son frère tentait désespérément de s’accrocher au bloc de granit, mais, n’y parvenant pas, retombait et « buvait la tasse » à chaque nouvelle tentative. En larmes, Catherine quitta la scène et courut se réfugier dans la grange, cachée derrière une meule de foin, imaginant l’amère sentence qui succéderait à ce crime. Car assurément Philippe allait se noyer, seul, sans même pouvoir appeler à l’aide, l’eau envahissant sa bouche, ses poumons… Elle tremblait de tous ses membres et, tétanisée par cet horrible forfait, ne parvenait pas à prendre la sage décision d’appeler sa mère à l’aide.
Isabelle était occupée à la cuisine et, à cent lieues d’imaginer de tels jeux, trouvait les enfants fort calmes depuis le matin.
Ce fut Grégoire qui sauva son fils. Au moment où il descendait de son tracteur pour ouvrir la barrière du « champ de l’épinette », il entendit un clapotis singulier. Lorsqu’il s’approcha de la mare, il aperçut une tête et deux bras qui sortaient de l’eau pour s’y engouffrer aussitôt.
L’enfant fut sorti de cet enfer aquatique par deux bras vigoureux et transporté à vive allure jusqu’à la cuisine où Isabelle, ne se doutant de rien, arrosait un superbe rôti de veau avant de le glisser dans le four.
Lorsqu’elle découvrit Philippe, hoquetant et frissonnant dans les bras de son père, elle crut s’évanouir, mais se ressaisit aussitôt et aida Grégoire à déshabiller et frictionner l’enfant. Ses lèvres étaient bleuies par le froid ; un genou recouvert de sang laissait apparaître une plaie béante. L’enfant ne se plaignait pas, engourdi et choqué par cette expérience pour le moins saisissante… Le genou fut soigné, pansé et le petit garçon reprit des couleurs.
— Mais quelle idée t’a pris d’aller jouer sur cette maudite mare ? lui demanda Grégoire. L’enfant n’osait avouer son vœu d’obéissance à sa sœur et se contenta de baisser la tête en pleurnichant, ce qui lui valut une bonne fessée.
— Voilà, tu auras une bonne raison de pleurer. Combien de fois faudra-t-il te dire de ne pas jouer là-bas ? Cette mare n’a pas de fond ! Si je n’étais pas arrivé à temps, tu te serais noyé ! Tu imagines le chagrin que ça nous aurait causé ? Ne recommence plus jamais ça ! C’est compris ?
Catherine, timidement, s’était approchée de la cuisine en entendant la voix de son père. Elle reçut cette phrase comme une gifle et son sang se glaça à l’idée qu’elle avait failli tuer son petit frère. N’osant avouer son forfait, elle pénétra dans la pièce pour observer la scène sans mot dire.
— Et c’est la même chose pour toi ! lui dit sa mère. Tu es la plus grande et tu dois t’assurer que tes jeunes frères ne fassent pas de bêtises !
— Oui, maman ! répondit la fillette d’une toute petite voix, n’osant croiser le regard de Philippe.
Le samedi suivant, Catherine se rendit à l’église, comme chaque semaine pour se confesser. Les bancs étaient presque vides ; seules deux vieilles femmes priaient, à genou devant l’autel, les mains jointes. Catherine craignait les foudres divines, certes, mais encore plus les mots acerbes du prêtre, le père Pointignon. Cet homme bedonnant aux yeux bovins et à la voix suave lui faisait peur. Elle se demandait souvent si quelque démon ne se cachait pas sous cette soutane noire.
Elle avait mis au point un stratagème pour avouer une liste de péchés aussi complète que possible, ce qui lui épargnait les éternels :
— Et tu n’as rien oublié d’autre, mon enfant ? Mais suffisamment neutre pour lui éviter d’entrer dans des détails qu’elle jugeait inopportun de révéler à cet homme d’Église.
Lorsque son tour arriva, elle se glissa dans le confessionnal et entama la séance.
— Pardonnez-moi mon Père parce que j’ai péché.
Heureusement, la grille qui la séparait du prêtre donnait un semblant d’anonymat lui laissant la possibilité de croire qu’il ne la reconnaissait pas. Elle lut donc sa liste, comme à son habitude, omettant bien entendu d’aborder l’histoire de la mare, et crut l’affaire bouclée. Erreur fatale !
— Et tu ne me caches rien d’autre, mon enfant ?
— Non, mon Père.
— Tu sais que Dieu voit tout ; tu ne peux échapper au jugement divin ! Ton âme doit apparaître toute nue devant le Seigneur ! La voix devenait mielleuse, presque inquiétante.
Du haut de ses huit ans, la fillette n’en menait pas large, s’imaginant toute nue devant Dieu et surtout devant ce curé qui lisait à travers ses pensées les plus secrètes.
— Penses-tu aux garçons ? Catherine ne s’attendait pas à une question aussi saugrenue. Ne comprenant pas où il voulait en venir, elle se pressa de répondre.
— Oh ! Non, mon Père !
— Bien. Tu dois garder une âme pure afin de demeurer un ange de Dieu. Va en paix, mon enfant. Tu réciteras deux Ave et trois Pater.
Soulagée, la fillette alla s’asseoir sur un banc et fit ses prières, croyant trouver le repos de l’âme avec l’absolution.
Cependant, les nuits suivantes, elle voyait son frère noyé, les yeux exorbités, le visage bleu. Ses parents étaient en larmes devant ce petit corps inerte et une voix tonitruante (ressemblant à s’y méprendre à celle du prêtre) venant des cieux l’interpellait :
— Tu as tué ton frère ! Maudite sois-tu ! Tu périras dans les flammes de l’enfer !
Catherine se réveillait en sueur, le cœur battant la chamade, l’oreiller baigné de larmes. La chambre était sombre, elle entendait trottiner quelques souris dans le grenier au-dessus de sa tête. Tendant l’oreille en direction du lit voisin, elle se rassurait en percevant la respiration régulière de Philippe qui dormait comme un bébé. Malgré cette présence, la fillette ne se sentait pas en sécurité et parvenait difficilement à se rendormir. Le grand chêne au fond du jardin, à travers les vitres, dansait sous le vent et les contours de son feuillage formaient une tête d’aigle munie d’un bec prêt à l’attaquer dès qu’elle aurait fermé les yeux. Alors, tremblante, elle se cachait sous les couvertures et priait pour la rémission des péchés qu’elle n’avait pas eu le courage d’avouer.
Dans le grand hall d’entrée, un énorme crucifix trônait au-dessus d’un banc de bois. Sa taille était impressionnante et semblait dire aux visiteuses :
« Vos souffrances ne sont rien comparées à celles du supplicié ! »
Catherine prit la main de sa mère et s’y accrocha comme un naufragé à sa bouée.
Sa nature malicieuse et souvent téméraire s’était brusquement transformée l’été précédent. Aujourd’hui, c’était une fillette éteinte, craintive qui serrait la main d’Isabelle comme pour lui dire : « Surtout, ne me lâche pas ! J’ai tellement besoin de toi ! Ce monde me fait peur malgré ces grands murs censés me protéger des menaces extérieures. Regarde, je suis encore une enfant ! »
Isabelle la voyait effectivement comme une petite fille de dix ans à peine ; son aînée dont elle confiait la garde aux sœurs de la Charité.
Lorsqu’elle posait les yeux sur la fillette, elle oscillait entre différents sentiments : l’amour qu’elle lui portait depuis toujours, le chagrin qui l’envahissait lorsqu’elle voyait ce visage empreint de souffrance et la honte qui lui donnait de petits coups d’aiguille dans le cœur.
Catherine, bien malgré elle, portait une tache indélébile, une salissure que rien ne pourrait jamais venir effacer.
Isabelle avait longuement parlé avec Grégoire avant d’en arriver à la conclusion que cet internat était le meilleur endroit pour aider Catherine à panser ses blessures, à grandir malgré tout.
L’éloigner du village natal était aussi un bon moyen de calmer les mauvaises langues du coin qui avaient beau jeu de chuchoter entre elles lorsque la fillette allait à l’épicerie avec son panier ou même s’asseoir pour assister à la messe.
Même le père Pointignon avait observé le manège de certaines de ses ouailles plus préoccupées à faire des messes basses qu’à boire ses paroles comme elles le faisaient auparavant. Ce comportement le dérangeait surtout par le manque de respect qu’il ressentait en voyant ce petit manège. Il haussait alors le ton en réclamant l’attention de ses fidèles, scrutant ostensiblement dans l’assemblée les bigotes qui chuchotaient.
Décidément, cette gamine l’agaçait ! Elle attirait l’attention et lui volait la vedette pendant l’office ! D’ailleurs, était-ce bien séant qu’elle assistât à la messe ? Elle était impure, portant en elle les traces du mal.
Pendant son sermon, grimpé sur la chair d’où il pouvait contempler à loisir les réactions des fidèles, le prêtre observait l’attitude de Catherine.
Elle gardait toujours la tête basse. La fillette était maigre, pâle. Ses cheveux raides tombaient sur ses épaules ; une mèche glissait sur son petit visage tel un rideau cachant deux grands yeux clairs et une bouche aux lèvres fines et pincées dont tout sourire avait disparu.
Maigrichonne, elle l’avait toujours été par nature, plus préoccupée à aller jouer et courir dans cet espace formidable qu’était la ferme familiale qu’à rester à table.
Cependant, depuis l’été, Catherine ne montrait plus d’appétit pour aucun aliment. Elle chipotait dans son assiette et, dès que sa mère tournait les talons, en profitait pour glisser un à un les morceaux de viande dans ses poches. Ce petit stratagème fonctionnait à merveille et la fidèle Mouflette ne se faisait pas prier pour récupérer en cachette de ses maîtres ces petites gâteries carnées.
Grégoire, qui aimait titiller la petite, avait pris l’habitude depuis des années de l’appeler « mollets de coq » et se plaisait à l’entendre répondre en râlant. C’était devenu un jeu entre eux, sorte de joute affectueuse où les railleries cachaient pudiquement l’amour qui liait le père à sa fille.
À la campagne, l’affection se faisait discrète, pas d’élan intempestif. Jamais Catherine n’avait surpris ses parents s’embrassant ; tout juste une main frôlant une joue ou remettant en place une mèche de cheveux. Tous ces petits gestes insignifiants parlaient d’amour bien mieux que des mots.
Isabelle avait été éduquée dans ce milieu paysan où on économise ses phrases, où les démonstrations d’affection paraissent impudiques. L’harmonie des tâches quotidiennes réalisées à l’unisson traduisait l’intimité, la complicité qui unissait les membres de la famille. Chacun était attentif à l’autre, avec discrétion ; devinant ses attentes, ses chagrins. Isabelle avait appris plus sur les choses de la vie en plongeant ses yeux dans ceux de son père qu’en parlant avec lui. Elle savait la richesse et la profondeur des liens indéfectibles qui les unissaient.
En épousant Grégoire, Isabelle savait, pressentait que cette même harmonie était possible dans son couple. Grégoire se montrait peu expansif, plutôt secret, mais aimait profondément sa femme. Il admirait son calme, sa patience, sa ténacité.
Chaque matin, alors qu’Isabelle dormait encore, Grégoire admirait dans l’aube naissante la chevelure dorée qui s’étalait mollement sur l’oreiller. Il aimait enrouler sur un doigt l’une de ces boucles blondes et sentir son contact soyeux. Dans cette semi-obscurité, la peau d’Isabelle paraissait encore plus blanche qu’à l’accoutumée ; quelques taches de rousseur parsemaient ses pommettes et les ailes du nez. Grégoire lui trouvait alors un petit côté enfantin si émouvant qu’il sentait une onde douce et vibrante l’envahir. C’était tellement agréable de se laisser aller à cette contemplation. Elle paraissait si fragile, si innocente dans son sommeil. Il laissait son regard s’attarder sur une épaule dénudée, tirait doucement le drap pour le faire glisser jusqu’à la naissance des seins. Isabelle avait une musculature parfaite, entretenue par le travail des champs. Elle était grande et bien charpentée ; le corps ferme et souple à la fois. Grégoire déposait alors un baiser sur cette épaule chérie et Isabelle ronronnait de plaisir en s’éveillant.
La silhouette grise trottinait le long du couloir, obligeant Catherine et sa mère à accélérer le pas. La valise était lourde et Isabelle espérait que le trajet jusqu’au dortoir ne serait pas trop long.
Étonnamment, en ce jour de rentrée, le calme régnait dans l’immense bâtisse. La mère et sa fille croisèrent quelques groupes de pensionnaires chuchotant discrètement sur de petits bancs ; d’autres embrassaient leurs parents, les yeux pleins de larmes à l’idée de cette première séparation. Catherine observait ces petits fantômes d’un air absent, comme si tout cela n’était qu’un mauvais rêve et qu’elle allait se réveiller dans son lit, accueillie comme chaque matin par le chant des oiseaux et le tic-tac régulier du carillon dans la salle à manger qui jouxtait sa chambre.
Elles empruntèrent un escalier monumental qui craquait à chaque pas. Les marches de bois avaient été astiquées à la cire pendant les vacances estivales et brillaient sous les rayons du soleil pénétrant par de hautes fenêtres aux vitraux multicolores. Parvenue au premier étage, Catherine ferma les yeux et se laissa pénétrer par cette délicieuse odeur de cire d’abeille.
— Allez, mademoiselle ! Le dortoir des sixièmes, c’est au troisième étage. Ce n’est pas le moment de lambiner !
D’une voix pointue, sœur Bénédicte fit accélérer le pas à la fillette.
En ce jour de rentrée, la religieuse avait pour mission d’installer toutes les pensionnaires de première année et ce n’était pas une mince affaire ! Ces jeunes paysannes atterrissaient ici sans aucune connaissance de la vie en institution. Elle devait donner toutes les consignes indispensables à une installation dans le calme et le respect des règles édictées par la mère Marie Madeleine, la Supérieure responsable de l’établissement.
Parvenue au palier du troisième étage, Catherine vit sa mère et sœur Bénédicte entrer dans le dortoir de droite. Elle se retourna et glissa un œil à gauche de l’escalier où elle découvrit une rangée de lits métalliques entre lesquels venaient s’intercaler de petites armoires en bois sombre, de la même teinte que le plancher. Des couvertures étaient pliées à l’identique au pied de chaque lit et quelques pensionnaires commençaient à ranger leurs vêtements sous le regard bienveillant de leurs mères.
— Allons, mademoiselle ! Vous êtes bien curieuse !
Catherine fit prestement demi-tour et pénétra dans le dortoir qui allait devenir le sien pour toute une année scolaire.
La pièce s’étirait en longueur ; deux rangées de lits métalliques se faisaient face. La fillette remarqua que les couvertures étaient grises alors qu’en face, elles étaient d’un bleu océan.
— Dommage ! se dit-elle, le bleu est tellement plus gai ! Ici, on dirait une prison… Mais elle n’eut guère le temps de s’appesantir sur cette réflexion.
Sœur Bénédicte guida Catherine et sa mère jusqu’à l’autre bout du dortoir et leur désigna le lit juste à côté d’un cagibi dont la porte entrouverte laissait deviner une chaise et une table de toilette.
— Voici votre lit. À côté, c’est la chambre destinée à la surveillante du dortoir. Comme vous resterez seule le vendredi soir, vous serez tout près d’elle !
En effet, Catherine avait à peine dix ans et faisait sa rentrée en CM2. Elle était la seule pensionnaire du primaire et Isabelle avait dû demander une dérogation afin de permettre à sa fille de bénéficier de l’internat. Les autres élèves, entrant en sixième, n’avaient pas de cours le samedi matin et quitteraient les lieux le vendredi soir tandis que Catherine resterait seule dans l’immense dortoir avec pour unique compagnie la surveillante qu’elle ne connaissait pas encore.
À cette idée, Catherine fut parcourue d’un frisson de la tête aux pieds. L’idée de dormir seule dans cette immense pièce la glaça jusqu’aux os. Cet endroit n’avait rien d’accueillant en plein jour, alors qu’en était-il la nuit… Les parquets devaient craquer, le vent souffler par les larges fenêtres dont l’état des huisseries laissait deviner l’usure du temps. Catherine imaginait le sifflement du vent d’hiver, la pluie frappant les vitres et elle regrettait déjà sa ferme natale qui avait toujours été un cocon chaleureux et rassurant pour la fillette.
La religieuse vint la tirer de sa rêverie en la guidant vers la « salle de bain ». La pièce était longue et étroite. Sur le mur du fond s’alignaient douze lavabos blancs surmontés de douze miroirs piqués par l’humidité, le tout sur des carreaux de faïence blanche, impersonnelle et froide.
— Ici, pas d’eau chaude ! Ça ramollit le corps et l’esprit ! annonça sèchement sœur Bénédicte. Toilette obligatoire le matin, un lavabo pour quatre pensionnaires. Vous apprendrez à ne pas lambiner pour être prête à l’heure du petit déjeuner. Suis-je claire ?
— Oui, ma sœur ! répondit la fillette en regardant le sol. Elle n’osait croiser le regard de sa mère de crainte de pleurer.
À la ferme, l’hiver précédent, Grégoire avait aménagé une salle d’eau afin que la famille n’eût plus à se laver à l’évier de la cuisine.
Nombre de fermes n’avaient pas ce confort et Catherine admirait son père pour cet élan de modernisme sanitaire. Il avait ainsi réduit la surface de la « laverie » où étaient rangés et nettoyés les seaux et bidons nécessaires à la traite des vaches. Dans cet espace récupéré, il avait aménagé une douche ainsi qu’un lavabo et installé la machine à laver le linge. L’eau chaude était fournie par une chaudière à bois qu’il fallait veiller à alimenter régulièrement. Un tour avait été instauré afin que chacun des membres de la famille pût bénéficier d’une douche par semaine. Ce luxe sanitaire avait été complété par l’installation de toilettes dans la maison. Dorénavant, il ne serait plus nécessaire de courir au fond du jardin dans le cabanon de bois qui surplombait le ruisseau. Catherine avait souvent eu peur d’y tomber par le trou et de se retrouver les fesses baignant dans l’eau glacée. Fréquemment, en cachette de ses parents, elle préférait aller s’accroupir derrière la maison, guettant le moindre bruit afin de ne pas se faire surprendre en si fâcheuse posture.
Sa grand-mère maternelle avait été la première à visiter l’installation. Elle avait trouvé particulièrement incongrue cette idée de faire installer des toilettes à l’intérieur d’une habitation et avait juré ses grands dieux que jamais elle ne supporterait l’idée que quelqu’un puisse l’entendre uriner dans la pièce voisine ! Au moins, au fond du jardin, on ne dérangeait personne et l’air frais se chargeait des odeurs !
Grégoire avait dû conserver le cabanon s’il voulait que sa belle-mère continuât à leur rendre visite. Quant à la douche, selon la grand-mère, avait-on besoin d’un pareil luxe à la campagne ? Quel gâchis ; l’eau était un bien précieux et onéreux ; chacun se devait de l’économiser !
— Ah ! Mes enfants, rappelez-vous la guerre ! Si cette époque devait revenir, vous ne sauriez plus vous passer de tout ça !
La guerre, Isabelle et Grégoire l’avaient vécue. Isabelle était née en 1937 et Grégoire en 1934. La Basse Normandie avait été mise à rude épreuve et les obus avaient tellement plu sur la ferme familiale qu’Isabelle pouvait encore, juste en fermant les yeux, revoir les cadavres des vaches éventrées, sentir la puanteur de l’air qui s’accrochait sur les vêtements, imprégnant jusqu’aux cheveux.
Après les premiers bombardements américains, le père d’Isabelle avait perdu douze de ses meilleures vaches. L’homme, qui pourtant était habitué à la dure vie rurale, n’avait pu retenir ses larmes devant ce spectacle désolant. Isabelle avait encore le cœur serré lorsqu’elle revoyait le visage livide de son père, comme pétrifié devant tant d’horreur. Tant de dur labeur réduit à néant en si peu de temps !
À cette époque, la famille se contentait de peu et cette perte de revenu présageait des jours encore plus difficiles et des estomacs douloureux. Les troupes allemandes ne se gênaient pas pour pénétrer dans les fermes sans s’annoncer et réclamer de quoi nourrir les soldats.
La mère d’Isabelle en avait fait la douloureuse expérience un jour de ce printemps 1944 tandis qu’elle cuisinait un ragoût de mouton.
Les filles étaient occupées à trier des pommes de terre pour préparer les prochaines plantations. Sous l’appentis, elles avaient étalé le reste de la récolte de l’année précédente et rangeaient consciencieusement dans des paniers à fond plat les petites pommes de terre, le germe dressé vers le ciel pour leur permettre de prendre la vigueur nécessaire à la prochaine mise en terre. Une délicieuse odeur de ragoût leur promettait un repas bien mérité.
Polka, la jument, commença brusquement à s’agiter, tirant sur sa longe, claquant des fers et levant la queue. Isabelle eut à peine le temps de se demander ce qui se passait. Un camion et deux side-cars allemands dévalèrent la rue à toute vitesse et entrèrent dans la cour, soulevant des gerbes d’eau en roulant dans les ornières laissées par les carrioles.
Les fillettes affolées se précipitèrent dans la cuisine près de leur mère. Jusqu’à ce jour, Marie Louise n’avait eu que peu de contacts avec l’envahisseur et tenait à garder la famille éloignée du danger que représentaient ces uniformes. La ferme se trouvant au bout d’un chemin, peu de véhicules s’y aventuraient hormis les charrettes ou les vélos des paysans voisins.
Des portes claquèrent et un officier entra dans la cuisine, escorté par deux hommes armés. Il était impressionnant, droit comme un i, raide sur ses jambes, la casquette descendant sur les yeux. Frappant bruyamment des talons et saluant Marie Louise, ce dernier aboya avec un fort accent :
— Madame, nous avoir besoin nourriture pour soldats ! Vous donner poulets et œufs à armée du Reich !
Marie Louise, tentant de maîtriser les tremblements qui l’envahissaient, essuya ses mains sur son tablier et s’arma de courage pour répondre d’une voix blanche :
— Monsieur l’officier, nous sommes de pauvres paysans et j’ai trois filles à nourrir. Les poules recommencent tout juste à pondre et je n’ai pas grand-chose à vous offrir.
À peine eut-elle prononcé ces mots que deux soldats entrèrent avec grand bruit dans la cuisine, tenant chacun deux poules par les pattes. Ils les soulevaient comme des trophées, faisant voler dans la pièce des plumes perdues par les gallinacés affolés.
— Ah ! Nous prendre poulets et cuisine dans marmite.
L’officier s’approcha du poêle et, soulevant le couvercle de la cocotte, huma avec un plaisir non dissimulé la délicieuse odeur du ragoût qui mijotait depuis le matin.
Marie Louise, l’estomac noué, jeta un coup d’œil vers ses enfants recroquevillés derrière le fauteuil que leur père utilisait le soir pour s’adonner à la lecture de son journal favori. Son instinct maternel fut plus fort que la peur que lui inspirait l’occupant :
— Non, monsieur ; ce ragoût est pour mes enfants ! Contentez-vous de ces poules !
Mais déjà, l’officier avait sorti son arme de l’étui et posa le canon sur la tempe de Marie-Louise en criant :
— Vous mourir ou donner marmite à armée allemande !
Les trois fillettes se mirent à pleurer en tremblant de tous leurs membres. Isabelle, connaissant l’entêtement dont pouvait faire preuve sa mère, se décida à intervenir avant que la situation ne tourne au carnage. Du haut de ses sept ans, elle lança :
— Maman, donne le ragoût ; c’est pas grave, on mangera des patates !
Sa mère, blême, recula d’un pas et désigna la cocotte :
— Prenez-le et étouffez-vous avec !
Un soldat s’empara d’un torchon et prit ce qui aurait dû être le repas de la famille, l’emportant jusqu’au camion. L’officier rangea son arme et sortit en riant bruyamment sans même se retourner. S’il l’avait fait, il aurait vu les trois fillettes accrochées aux jupes de leur mère, pleurant de peur, de tristesse et de soulagement. Le ragoût était perdu, mais leur maman était là, bien en vie et le père en rentrant des champs trouverait sa petite famille autour de la table, l’attendant devant un plat de pommes de terre bouillies.
Aujourd’hui encore, Isabelle ne pouvait sentir l’odeur du ragoût de mouton sans revivre cette scène de son enfance. La voix et l’accent guttural de cet officier étaient gravés dans son esprit et les larmes lui montaient en pensant à ce jour où sa mère avait failli se faire tuer devant ses yeux. Que seraient alors devenues sa vie et celle de ses sœurs ? À quoi tenait le destin au fond ? À pas grand-chose, un mot, une phrase, un geste à faire ou pas. Cruel choix parfois…
Sœur Bénédicte donna ses instructions à Catherine et sa mère puis les laissa pour se rendre près d’une nouvelle pensionnaire. Isabelle posa la valise sur le lit et commença à sortir les vêtements de sa fille afin de les ranger dans l’armoire.
Catherine semblait abattue, comme abasourdie devant tant de nouveautés. Cette rentrée représentait pour elle l’inconnu.
Tout cela s’était décidé très vite pendant les vacances. Pour Catherine, cet été avait semblé interminable. Contrairement aux autres années, elle n’avait pas profité du soleil et de la liberté que lui offrait la ferme familiale. Il lui semblait que ces trois derniers mois n’étaient qu’un gouffre sombre et froid dans lequel elle aurait glissé, poussée par un être abject dont la volonté était de la voir se briser en bas puis mourir à petit feu dans d’atroces souffrances.
Elle ne se reconnaissait plus. Où était la fillette casse-cou que tout le village connaissait ? Celle qui échafaudait des jeux tous plus extravagants les uns que les autres ? Celle qui enseignait aux plus jeunes les bêtises qui allaient leur devoir des fessées mémorables ?
Catherine s’était emmurée dans un silence et une tristesse dont elle seule connaissait la profondeur.
Ses parents n’avaient pu trouver les mots consolateurs et, à bout de ressources, s’étaient résignés à regarder cette petite flamme vaciller au risque de s’éteindre.
Isabelle posa sur le lit des blouses d’écolier bleu marine, noires et vert foncé ; les seules couleurs autorisées au pensionnat.
Ici, tout devait se faire discret, même les couleurs. Dans la liste descriptive remise à Isabelle par la Mère Supérieure lors de leur précédente entrevue étaient détaillés tous les interdits :
– Aucune couleur vive (il fallait rester discret devant le Seigneur),
– Pas de pantalon (en ces lendemains de mai 68, cela avait valeur d’émancipation),
– Aucun bijou, pas même une montre (cela risquait de marquer les différences d’origine sociale),
– Pas de maquillage, bien sûr (ç’aurait été faire entrer le démon en ces lieux !),
– Chaussures basses, talons interdits (pourquoi vouloir se montrer plus grande que le Seigneur ne l’a décidé ?),
– Les cheveux strictement attachés (signe d’humilité).
Isabelle observait sa fille, debout devant le lit, comme absente. Elle la trouva pâle. Ses cheveux châtain, attachés en une longue queue de cheval, rendaient son visage encore plus émacié. Ses grands yeux clairs étaient ombrés de cernes bleutés qui lui donnaient un air maladif. Sa grande blouse noire la vieillissait et cachait difficilement une maigreur inquiétante. Où était sa petite fille si gaie dont les rires et les cris emplissaient la maison ? Cette statue de cire n’avait plus rien de comparable à la gamine qui pourchassait les poules en tentant de leur extraire quelques plumes qu’elle s’empresserait de glisser dans ses cheveux pour jouer aux Indiens contre ses cow-boys de frères.
Catherine s’était montrée casse-cou dès son plus jeune âge, toujours à l’affût de quelque bêtise. Son esprit curieux lui avait valu des mésaventures qui auraient pu tourner à la catastrophe.
Elle avait fait ses premiers pas dès l’âge de dix mois et Isabelle s’était extasiée devant cette précocité avant d’en mesurer les désagréments.
C’était en juin ; l’air était doux, l’été s’annonçait beau. Grégoire était allé dans les prés de l’Ormaie faucher l’herbe haute qui servirait à nourrir les bêtes l’hiver suivant. Après un séchage au soleil, l’herbe serait bottelée afin d’en faciliter le transport et le stockage dans les greniers. Grégoire s’était levé tôt et dès la traite terminée, il avait avalé un grand bol de lait accompagné de deux copieuses tartines nappées de confitures confectionnées par son épouse, puis était parti, enfourchant son tracteur, jusqu’à l’autre bout de la ferme. Les prés de l’Ormaie étaient « mouillants » en hiver à cause de la rivière qui sortait parfois de son lit ; mais l’herbe grasse y poussait en abondance, promettant des récoltes estivales de qualité.
Isabelle avait prévu de profiter de cette magnifique journée pour laver de fond en comble la maison. Un petit ventre rond trahissait sa deuxième grossesse. Le bébé serait là à l’automne et Isabelle se sentait en pleine forme. Elle aimait cette sensation de plénitude. De petits coups discrets dans l’abdomen lui confirmaient que le bébé allait bien et qu’elle pouvait continuer son travail comme à l’accoutumée.
Pour sa première grossesse, elle avait travaillé jusqu’à la veille de l’accouchement, ne rechignant devant aucun effort, secondant Grégoire sans se ménager. Elle avait la chance d’être de bonne constitution, résistante à la tâche, courageuse et vive.
Catherine s’était endormie contre le ventre de Mouflette sur le pas de la porte. La chienne pouvait ainsi protéger le sommeil de la fillette en l’accueillant contre ses flancs, tout en surveillant la venue d’éventuels visiteurs. Bien hardi celui qui oserait toucher à la fillette ! Mouflette veillait sur elle comme sur son propre chiot ; pour peu qu’elle en ait eu, car jamais elle ne s’était laissé « conter fleurette » par aucun mâle du village !
Isabelle avait préparé un grand seau d’eau brûlante additionnée de lessive et de javel. Cette solution était parfaite pour laver à grande eau le sol en ciment brut de la cuisine. Avec le soleil, les sols allaient sécher rapidement, gage d’un ménage parfait, sans traces. La chienne savait qu’elle ne devait pas se hasarder dans la pièce lorsque sa maîtresse s’adonnait à cette activité. Elle se tenait donc tranquille sur le pas de la porte, veillant sur l’enfant. Isabelle s’activait sur les traces tenaces projetées devant la cuisinière par la cuisson d’un poulet la veille.
Sans bruit, l’enfant s’était réveillée et avait quitté le giron protecteur de la chienne pour se lancer à l’assaut des jupons maternels. La petite Catherine portait un short de coton rose assorti à un maillot à fleurs. Elle gardait les pieds nus, appréciant le contact frais du sol.
Dans la précipitation, Catherine courut comme une flèche vers sa mère au moment où celle-ci se retournait pour tremper sa serpillière dans l’eau brûlante. L’enfant, déstabilisée par la surprise, recula et tomba dans le seau. Isabelle ne put rien faire pour éviter le drame.
La gamine hurlait ; son petit corps plongé dans l’eau brûlante des aisselles jusqu’aux genoux. Elle était tombée les fesses en premier et Isabelle voyait juste les pieds et les bras s’agiter au-dessus du rebord du seau, le petit visage défiguré par la douleur. La serpillière tomba des mains d’Isabelle qui, pendant une fraction de seconde, se demanda si elle ne rêvait pas. Elle attrapa l’enfant par les bras et la déposa dans l’évier de la cuisine pour lui retirer aussitôt ses vêtements. Le petit corps était rouge écarlate, brûlant et fumant. Elle fit couler de l’eau froide et en versa sur le petit bout de femme qui continuait à hurler. Isabelle n’aurait jamais imaginé devoir faire face à une telle situation. Et Grégoire qui n’était pas là !…
Ici, pas de médecin à moins de quinze kilomètres, pas de téléphone. Il fallait absolument faire quelque chose pour soulager l’enfant au plus vite !
La mère emmaillota la petite dans un drap et courut jusque chez le père Donnedieu qui habitait à quelques centaines de mètres de là.
Ce vieux garçon vivait seul depuis la mort de sa mère et était connu pour son don de souffleur de brûlures. Sa renommée dépassait les frontières de la commune et ses résultats lui valaient une notoriété bien méritée.
Lorsqu’Isabelle parvint, tout essoufflée, chez le père Donnedieu, elle tambourina à la porte en priant le Seigneur pour que l’homme soit là.
Aucune réponse ! À bout d’inquiétude, Isabelle cria :
— Père Donnedieu, au secours ! Ma fille s’est ébouillantée !
L’enfant pleurait mollement, emmitouflée dans son drap ; ses forces commençaient à faiblir et la mère craignait le pire.
C’est alors qu’au coin de la maison apparut notre homme, une faux à la main. Il venait de couper des herbes hautes dans le chemin voisin et rentrait tranquillement pour se récompenser du travail effectué par un grand verre de cidre bouché dont le goût légèrement acidulé rafraîchissait à merveille le gosier.
En découvrant la mère et son enfant, il jugea aussitôt de la gravité de la situation, lâcha sa faux, oublia le cidre et fit entrer Isabelle sans attendre dans la maison.
Retirant l’enfant des bras de sa mère, il la déposa sur la table et ouvrit le drap. Les jambes d’Isabelle ne la soutenaient plus et sa vue se brouilla. Elle s’assit sur la première chaise venue et, toute tremblante, se mit la tête entre les mains, les yeux emplis de larmes.
L’homme en avait vu de toutes sortes. Ses clients venaient réclamer ses services à la suite de brûlures parfois étendues, mais il n’avait encore jamais eu à souffler un enfant de cet âge brûlé sur une aussi grande surface !
Rassemblant ses forces et évitant de montrer son inquiétude à la mère qui était déjà bien choquée, il chuchota à l’enfant :
— Là, là, ma jolie, laisse-toi faire. Je vais te soulager. Bientôt tu ne pleureras plus.
Sa voix était douce et apaisante. Il souffla doucement sur le petit corps en décrivant avec l’air expulsé des figures énigmatiques.
Son visage était impassible, comme si seul le rituel comptait. Il semblait ne plus entendre les cris de l’enfant.
L’opération dura plusieurs dizaines de minutes qui parurent des heures pour Isabelle assistant, impuissante, aux souffrances de son enfant. Elle pensait à Grégoire qui était à cent lieues d’imaginer le drame qui se jouait.
Les pleurs de l’enfant devenaient de plus en plus sourds, entrecoupés de hoquets. Catherine semblait se calmer et regardait avec de grands yeux étonnés le visage de l’homme penché sur elle.
Le père Donnedieu avait les traits burinés des hommes de la terre, une barbe qu’il ne rasait que pour se rendre à l’office dominical. Isabelle lui faisait entièrement confiance et elle avait raison.
Au bout d’une demi-heure, Catherine s’était tue et semblait ne plus souffrir. Le souffleur cessa son rituel et s’adressa à la mère :
— Voilà, Isabelle. Ta fille ne souffre plus. Laisse la nue quelques jours et passe-lui sur le corps l’onguent que je vais te donner. Si demain elle recommence à se plaindre, reviens me voir. Elle ne s’est pas ratée ! Elle est cuite comme un homard ! Rassure-toi, elle n’aura aucune cicatrice.
Isabelle soupira de soulagement et se jeta dans les bras de l’homme, les yeux emplis de larmes :
— Comment vous remercier père Donnedieu ? Vous avez sauvé ma petite fille !
— Laisse, Isabelle ! Quand je serai dans le besoin, je viendrai te trouver. Ça me suffira ! Rentre chez toi et va coucher ta fille au frais.
Effectivement, les brûlures de Catherine guérirent sans laisser de cicatrices. L’homme avait dit vrai.
Les jours suivants, Isabelle s’évertua à pommader l’enfant. Des peaux blanchâtres se détachaient, laissant apparaître des tissus sains et rosés.
Grégoire connaissait lui aussi le souffleur et avait félicité son épouse pour son sang-froid.
Isabelle, depuis son enfance, avait été baignée dans ces croyances. Enfant, elle connaissait dans son village natal un homme étrange, craint et respecté des habitants.
Il était le fils d’un rebouteux. Rebouteux lui-même, guérisseur à ses heures et sorcier d’après la population locale.
Cet homme avait fait la Grande Guerre, celle de 1914 et en était revenu boiteux après être passé entre les mains des chirurgiens de l’arrière-front. Son père s’était évertué à le soigner avec des emplâtres de sa confection, mais rien n’y fit. Son fils resterait boiteux !
Ce handicap lui valait les moqueries des filles et aucune ne voulait se laisser approcher. IL faut dire qu’il ne brillait pas par son art de la séduction. Il était maladroit pour ne pas dire balourd et sa fonction de fossoyeur ne l’avantageait pas !
Son côté rustre déplaisait aux filles et il était resté seul.
Le père d’Isabelle faisait appel à ses services lorsqu’une bête boitait ou semblait souffrante ; il n’avait jamais été déçu par les résultats des différents onguents ou emplâtres utilisés.
Cet homme avait pour surnom « Fofolet ». Ce sobriquet lui venait d’une légende. Un soir, un jeune gars l’aurait aperçu dans le cimetière, défilant dans l’allée entre les tombes, escorté de feux-follets qui dansaient autour de lui. Cette histoire avait fait le tour du village comme une traînée de poudre et le jeune garçon qui avait un défaut de prononciation avait parlé de « Fofolets » sautillant dans le cimetière. Ce surnom lui était resté et donnait à l’homme une certaine aura qui n’était pas pour lui déplaire.
Chacun le craignait, car, ma foi, si les feux-follets lui obéissaient, cela signifiait que l’homme détenait des pouvoirs plus puissants encore que ceux de guérisseur. Et le bougre savait jouer de cet avantage.
Il s’amusait à faire peur aux femmes du village en les provoquant, leur promettant des horreurs. Il s’en prenait plus particulièrement aux lavandières qu’il détestait à cause de leur langue bien pendue.
L’une d’elles, Mathilde, une jeune femme rougeaude et dodue, se montrait moqueuse et le raillait lorsqu’il passait près du lavoir. Notre Fofolet en était secrètement épris, mais la bougresse ne l’entendait pas de cette oreille…
Un jour de grande lessive, du haut du pont, Fofolet l’avait interpellée et lui avait crié :
— Toi la Mathilde, si je veux, je peux te faire danser sur la rivière sans que tes pieds touchent l’eau !
Les lavandières s’étaient esclaffées et criaient au démon, mais Mathilde tremblait de tous ses membres et s’imaginait dansant dans les bras de cet horrible Fofolet, vingt centimètres au-dessus de la rivière. C’était bien le diable ! À la fois guérisseur et sorcier.
Dans sa petite enfance, Isabelle avait mainte fois entendu cette histoire et se demandait si l’imagination populaire n’avait pas enjolivé les faits.
Cependant Isabelle avait vu de ses propres yeux de quoi Fofolet était capable lorsque la colère s’emparait de lui…
Elle avait alors quatorze ans. Le prêtre avait demandé à Fofolet de creuser une tombe pour un vieil homme décédé deux jours auparavant. Il lui avait indiqué l’emplacement où il devait creuser. Fofolet aimait travailler la nuit, à l’abri des regards. Il avait donc creusé tard dans la soirée, accompagné d’une bouteille de calva pour se réchauffer.
Le lendemain matin, le prêtre avait retrouvé notre homme couché dans le trou, ivre mort, ronflant comme un sonneur. Il l’avait extirpé tant bien que mal en le tançant copieusement.