Le fantôme de l'Ile aux Moines - Georges Billant - E-Book

Le fantôme de l'Ile aux Moines E-Book

Georges Billant

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Beschreibung

Dans les années 1930, Jean-Paul Le Bihan quitte le grand séminaire de Vannes après avoir vécu un drame familial qui l’obsède. Cachant un terrible secret, il arrive au château de Saint-Gildas, perdu au cœur d’une île du golfe du Morbihan, pour y exercer la responsabilité de surveillant dans un pensionnat tenu par des religieux, en compagnie de Brice et de Pascal. Il s’aperçoit alors que le domaine s’avère hanté par un moine fantôme qui apparaît et disparaît comme un pur esprit, et se plaît à semer la panique. Progressivement, la peur s’installe. Les pères, professeurs et élèves, tout le monde vit dans l’angoisse et se méfie les uns des autres. Qui se cache derrière ce spectre insaisissable ? Un être humain ou un revenant ? Farces, apparitions, cauchemars, incendies, morts étranges... Jean-Paul, Brice et Pascal assistent l’inspecteur Le Maguer enquêtant sur le redoutable « Jean de la Lune », le surnom que les élèves ont donné au fantôme. Vont-ils découvrir son repère et réussir à l’empêcher de nuire plus longtemps ?










À PROPOS DE L'AUTEUR

Georges Billant a écrit un roman dont la particularité est qu’au fil des chapitres les narrateurs diffèrent : un séminariste « pion », un religieux directeur, un enseignant laïc, un élève plaisantin,… Sans vouloir prétendre à une œuvre autobiographique, l’auteur s’est inspiré de ses souvenirs en tant que séminariste et surveillant d’un collège en internat, tenu par les pères de Picpus, dans un château perdu en pleine campagne. La plupart des personnages sont bien réels. Ce que l’écrivain a vécu se situe cependant à une autre époque : environ cinquante ans après les évènements de Saint-Gildas.

Au fait, me direz-vous, le fantôme de l’Ile aux Moines existe-t-il vraiment ?

Je ne saurais vous l’affirmer. En tout cas, dans ma jeunesse, il est parvenu à me donner la frousse de ma vie.








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Table des matières

Avertissement

Chapitre 1 : Départ pour l’inconnu

Chapitre 2 : Arrivée à Saint-Gildas

Chapitre 3 : Une information stupéfiante

Chapitre 4 : Comment réagir contre un fantôme ?

Chapitre 5 : Réunion d’urgence

Chapitre 6 : Témoignages sur le fantôme

Chapitre 7 - Un élève troublant

Chapitre 8 – L'incendie

Chapitre 9 - Semaine sainte

‌Chapitre 10 - Une mauvaise rencontre

Chapitre 11 : Une histoire fort embarrassante

Chapitre 12 - Une promenade mouvementée

Chapitre 13 : On traque le fantôme

Chapitre 14 - Qui se cache derrière le fantôme ?

Chapitre 15 – L'étang

Chapitre 16 - Un crime ?

Chapitre 17 – Le dolmen de Penhap

Chapitre 18 - D'émouvantes funérailles

Chapitre 19 - Une lettre révélatrice

Chapitre 20 – Une scène de crime

Chapitre 21 - Le passage secret

Chapitre 22 - Fatale destinée

Chapitre 23 – Résolution d’un mystère

Chapitre 24 - Adieux à Saint-Gildas

Chapitre 25 - La confession

Épilogue ?

Ultime dénouement

Points de repère

Couverture

 

 

Georges Billant

 

 

 

 

 

Le fantôme de l’Ile-aux-Moines 

 

 

 

 

 

 

Avertissement

 

 

L’histoire étrange que vous allez découvrir se déroule principalement durant l’année 1936, à L’Île-aux-Moines, dans le golfe du Morbihan, au sud de la Bretagne. L’intrigue s’inspire de certains faits réels. Toutes ressemblances avec des lieux ou des personnages existant ou ayant existé ne sont en rien fortuites.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Toutes les illustrations de cet ouvrage représentent des œuvres de l’auteur

(à l’exception de l’affiche de l’Ouest-Eclair et de la photographie du Voyage dans la Lune de Georges Méliès)

Chapitre 1 : Départ pour l’inconnu

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Journal de Jean-Paul Le Bihan en date du mardi 10 mars 1936 

 

Valise à la main, le dos courbé sous les cordes du ciel, je marchais d'un pas résolu dans la boue et l'herbe mouillée, le long de la départementale, lorsqu'un automobiliste m’ayant repéré trempé comme une éponge, s’apitoyant sur mon sort, a ralenti pour stopper quelques mètres plus loin. Il s’est penché péniblement pour ouvrir la vitre, côté passager. 

 

- Tu te rends où mon gars ?

- Je vais à Port Blanc.

Le bonhomme me regardait d'un air bizarre comme si cela ne lui disait rien. J’ai précisé :

- C'est sur cette route, dans la direction de Larmor-Baden.

- C'est bon, je vais justement à Larmor-Baden. Tu peux monter mais ne fiche pas de flotte partout.

 

Je l’ai remercié tout en grimpant en hâte dans sa belle Peugeot 301. La pluie s'abattait furieusement sur le pare-brise. Dans une vision diluvienne, la route apparaissait déformée, cauchemardesque. L'essuie-glace s'escrimait à chasser toute cette eau indésirable avec l'efficacité d'un matelot écopant à la petite cuillère sa barque en train de couler. L'homme, de taille imposante, étalait sa volumineuse masse sur une bonne largeur des sièges, sa fesse droite débordant de mon côté. Je me faisais tout petit, n'osant parler, et observais du coin de l’œil le compteur de vitesse. 

 

L'automobile filait à plus de 90 km/h. Malgré les nombreux nids de poule, le type ne paraissait pas s'inquiéter pour ses amortisseurs. L'engin bondissait allègrement et j’ai bien cru que mon crâne allait se payer le plafond. Le chauffeur s’amusait de ce rodéo. De temps en temps, il jetait un rapide coup d'œil sur moi, un drôle de sourire en coin. Cela me mettait plutôt mal à l'aise. Il était joufflu avec une petite moustache à la Charlot et un nœud pap à moitié dissimulé sous son double menton.

 

Je le devinais complètement chauve sous son chapeau mou. Habillé sobrement, mon imagination se le figurait bien en représentant de commerce. Mais je n’avais pas du tout le cœur à causer et me gardais de l’interroger sur la nature de son boulot. Ses grosses mains boudinées s'agrippaient au volant comme un capitaine à la barre de son navire ballotté par la tempête. Je commençais à avoir la nausée. Les images du drame harcelaient ma pensée, aussi insupportables que les craquements d'un 78 tours rayé. Il m'était impossible de me concentrer sur autre chose. J’essayais de me focaliser mentalement, sans tourner la tête, sur le lourdaud cramponné à son volant. Jusque-là silencieux, il s’est mis à engager la conversation.

 

- Alors, tu vas où comme ça, si c’est pas indiscret ? 

- Je vous l'ai dit, à Port Blanc.

- Oui, mais ensuite ? Tu t'embarques bien pour une île ?

- Exact, pour L'Île-aux-Moines.

- C'est pas vraiment un temps pour se balader.

- Je n'y vais pas en promenade, mais pour du travail.

- Ah, d'accord ! Pour quel job ?

 

Il commençait à m’échauffer le oreilles avec ses questions. Sa voiture chahutait un peu trop à mon goût et puait l'essence à plein nez. Si ça continuait, j'allais vomir pour de bon. Heureusement, j'avais déjà accompli un bon bout de chemin à pied depuis Vannes et, bien qu’on n’y voyait goutte avec ce déluge, je devinais qu'il ne devait plus rester beaucoup de route avant le grand carrefour et Port-Blanc sur la gauche.

 

- J'y vais pour un poste de surveillant d'internat, pion quoi !

- Ah, il y a donc une école sur cette Île-aux-Moines ! C’est un nom qui me dit quelque chose, sans plus. Faut te dire que je ne suis pas de Vannes, je viens de Laval.

J'aurais dû m'en douter. Il n'avait pas l'accent d'ici. Le barouf de cette pluie oppressante se précipitant sur le pare-brise et tambourinant sur le toit m’obligeait à parler fort, presque à crier :

- Je me rends au pensionnat de Saint-Gildas tenu par les pères de Picpus.

- Connais pas. Drôle de nom, Picpus !

- La congrégation des Sacrés-Cœurs de Jésus et de Marie, si vous préférez.

- Ça ne me parle pas davantage. En tout cas, c'est pas le jour idéal pour arriver chez les curetons.- On ne choisit pas le temps qu'il fait, Monsieur. C'est comme ça ! 

Le dialogue est resté en suspens de longues minutes jusqu’à ce que le bonhomme décroche enfin :

- Tu me diras où je dois t'arrêter.

- J'ai bien du mal à distinguer la route avec toute cette pluie, mais il me semble que c'est tout proche d'ici... Oui, par là !

 

L'homme ventripotent m’a déposé un peu plus loin avec ma valise. Je l’ai remercié encore une fois. La voiture s'est éloignée dans un nuage de fumée noire tout en pétaradant. La pluie continuait à tomber à seaux. Mes vêtements n'avaient pas eu le temps de sécher et me collaient à la peau, glacée. Je tressaillais tout en éternuant et dévalais le chemin qui menait à Port-Blanc, désireux de trouver au plus vite un abri. Avec ces vilains coups de vent en pleine figure et ces trombes d'eau, le trajet me paraissait durer une éternité. Je pensais ne jamais parvenir à destination. Les arbres maritimes, les grandes herbes se pliaient, écrasés par les éléments en furie. Je ne pouvais que les imiter, dos voûté, tête baissée, plaquant ma casquette trempée d’une main frigorifiée sur mon pauvre crâne sans lâcher ma valise qui se soulevait, semblant vouloir s’envoler. Je me battais contre un ennemi invisible qui fouettait sans ménagement ma jeune carcasse, freinant diaboliquement ma marche éreintée. Toute la nature geignait, ballottée par les rafales de ce vilain temps breton. Enfin, j’atteignais Port-Blanc, grelottant de froid comme en plein hiver, alors que le calendrier annonçait le printemps dans une douzaine de jours. A peine parvenu au bord du golfe, je me suis précipité sous un long appentis en bois. Des gens attendaient déjà le bac, des artisans en béret, la musette en bandoulière, et des paysannes en coiffe. Ils parlaient entre eux en breton, jetant à peine un coup d’œil sur l'intrus qui venait de se réfugier là, tout dégoulinant. De ce breton du pays vannetais, je ne comprenais que des bribes et n’en sortais qu’une poignée de mots. A la maison, lorsque mes parents en venaient à des sujets délicats en présence de mon frère et moi, ils arrêtaient net de parler en français pour embrayer sur le breton. Au fil du temps, selon l'expression de leur visage et l'intonation de leur voix, j’en venais à saisir plus ou moins le sens de leurs propos. Mais rares étaient les fois où je me suis risqué à baragouiner comme eux. D'abord, à l'école Jules Ferry, cette langue était formellement interdite. Dans la cour de récré, celui qui était surpris à parler en breton se retrouvait avec un galet au creux de la paume. Il s'en débarrassait au plus vite, le refilant à un autre étourdi qu'il surprenait à « bretonner » et ainsi de suite. Quand la cloche sonnait la fin de la récré, le dernier repéré par l’instit avec le fameux galet dans la main se voyait gratifier de cent lignes, du genre « Je ne dois jamais parler en breton à l'école ». Aussi, avec le temps, on ne comptait plus que sur les doigts d'une main les bretonnants écervelés qui se coltinaient encore des lignes de punition. 

Personnellement, je ne souhaitais pas figurer dans le lot.

 

Le bac pour l'île ne devait plus tarder. De ma position, je distinguais avec peine L'île-aux-Moines, la plus grande île du golfe, toute proche et pourtant quasi invisible derrière cet épais rideau de pluie. Les Bretons la nomment poétiquement « Izenah ». L'île se devinait sombre et inquiétante. J'en avais des frissons dans le dos... à moins que ce ne soit ce froid humide qui traversait mes vêtements. Au bout d'un bon quart d'heure, le bac a émergé mystérieusement de la brume, la voile au vent, comme un spectre prenant forme. Il ramenait sur le continent des spécimens assez comparables à ceux patientant avec moi : jeunes ouvriers en casquette et femmes en coiffe, un panier sous le bras. Maintenant, il pleuviotait gentiment. Le soleil risquait même un rayon fugace au travers de nuages. Ce bac consistait en une simple chaloupe pouvant contenir environ douze personnes avec leurs bagages. Un vieux marin à la face ratatinée, grillée comme un hareng saur, maniait adroitement le gouvernail tout en chiquant, et giclait joliment son jus de tabac à la surface des eaux houleuses. J’étais le dernier à mettre le pied dans l'embarcation, n'ayant pour tout bagage que ma valise cabossée contenant un minimum d'effets personnels.

 

L'île-aux-Moines ne se situait qu'à quelques encablures. Tout en égrenant les minutes, j’observais l’île se rapprocher, inquiétante, apparaissant comme un vaisseau gigantesque. Je discernais d’étranges sentinelles : de grands pins et des chênes, masses sombres se découpant sur un ciel tourmenté. Et disséminées au milieu d’une nature angoissée, de modestes demeures formaient à mi-hauteur un bourg désolé. Une route étroite faisait le tour de l'île. J'apercevais maintenant une poignée d’habitants qui s'animaient comme des fourmis, distinguant même leurs costumes : des hommes en chapeau rond sur leur char à banc, des femmes en coiffe avec leur parapluie et leur cabas. Deux automobiles roulaient tranquillement vers l'embarcadère. Les eaux tumultueuses du golfe s’ingéniaient à faire tanguer le bac, vigoureuses comme une main maternelle pressée de voir le nourrisson s'endormir dans son berceau. Je vérifiais l'heure à mon poignet, exhibant la magnifique montre bracelet que mes parents, sacrifiant quelques précieuses économies, m'avaient offerte pour mon entrée au séminaire. Il y a un an et demi, déjà ! Elle indiquait huit heures trente. Je devais me présenter au directeur une heure plus tard et commençais à angoisser. Nous avons accosté à la cale du Bois d'Amour. Je m’inquiétais de l'itinéraire menant au pensionnat de Saint-Gildas. Une vieille m’a renseigné dans un mauvais français que j’interprétais ainsi :

 

- Oh, t'y es point rendu, mon gars. Dame, c'est que l'île est fichtrement longue, mais va t'en donc par ce chemin-là, j’te dis…

 

J’ai saisi l’essentiel de ses explications confuses agrémentées d’un breton rocailleux.Suivant les conseils approximatifs de la brave femme, je m'engageais sur une route étroite longeant une pinède jusqu'à un panneau indiquant l’église dans une direction, le bourg dans une autre. Depuis que j'avais posé le pied sur l'île, la pluie avait miraculeusement cessé, mais le ciel demeurait d'une noirceur menaçante. Tout me paraissait lugubre dans ce décor. Pourtant ces petites maisons aux volets bleus devaient s’avouer bien plaisantes les jours de soleil. Je me hâtais de grimper vers l'église, mais la flèche d'un écriteau discret indiquant « Saint-Gildas » m'engageait maintenant dans une autre voie. Quittant le bourg, je pénétrais à l'intérieur des terres, arpentant une campagne rude, faite de prés d’herbes folles séparés par des murs de ronces et de sombres buissons. Courant à travers la lande sauvage, j’espérais combler mon retard. Au milieu de cette vaste nature, je craignais de m’égarer à chaque instant. Un vagabond est apparu, sans âge, les yeux gris lumineux, hagard comme un chien errant, accoutré à l'ancienne ; une sorte de chouan échappé du passé. Je l’ai interrogé sur la route à suivre. Il a pointé un doigt maigre dans la direction probable de Saint-Gildas, commençant à bredouiller en breton, tandis que, pressé, je reprenais ma course tout en le remerciant vivement.

 

Tout au long du chemin, accélérant encore le pas, je ressassais la triste raison qui me valait de crapahuter au milieu de ce paysage de désolation. Je me remémorais la terrible cause qui m'avait conduit à l'abandon du grand séminaire. A l'annonce de ma décision, le supérieur, le père Grandjean, m'avait convoqué. Je revois son grand bureau austère, recouvert de bibles et d'encycliques de Pie XI. Voilà un personnage singulier, dans la cinquantaine, de haute taille, le teint rougeot, les yeux intensément bleus derrière de petits binocles, la chevelure grisonnante, les lèvres épaisses, trop roses, toujours élégant dans une soutane tombant impeccablement. A l’évidence maniaque, d’une froideur qu’il peinait à dissimuler sous un sourire forcé, d’une raideur que ne parvenait pas à masquer une décontraction feinte (sans doute l’éducation stricte de son père général). Il m'intimidait naturellement, mais en fait tous les professeurs du grand séminaire m'impressionnaient. 

 

- Allons, Jean-Paul, qu'est-ce que j'apprends, vous voulez nous quitter ? 

- Oui, mon père, j'ai bien réfléchi.

- J'ai appris la tragédie qui vient de se produire chez vous : la mort accidentelle de votre jeune frère. Je devine votre souffrance morale, mais est-ce une raison de tout abandonner ? Depuis le petit séminaire de Sainte-Anne d'Auray, ici, vous n'avez fait que progresser dans toutes les disciplines, en particulier en histoire de l’Église, en théologie et en latin. Un brillant avenir vous était promis au sein de notre Sainte Mère l’Église.

- Pardonnez-moi, mon père, mais je ne parviens pas à me défaire de mon immense peine. Je revois toujours mon frère Bernard tellement plein de vie et n'arrive pas à accepter sa disparition.

Parfois, je crois vivre un véritable cauchemar. Ce n'est plus tenable.

- Le père André Houot, votre professeur d’écriture sainte, pourrait vous être d'un grand secours moral. C’est un homme plein de bonté d’âme et d’une grande sagesse. Vous l’avez choisi comme père spirituel. Si vous ne vous êtes pas déjà confié à lui au sujet de ce drame, il n’est pas trop tard pour le faire. Il saura certainement vous aider à surmonter cette lourde épreuve.

- Je n'en doute pas, mon père, mais actuellement je me sens le besoin de sortir de ce cycle d'études et de vivre autre chose ; une sorte de parenthèse pour mieux réfléchir. En espérant que Dieu veuille m’éclairer sur ma véritable vocation.

- Qu'il en soit ainsi, mon fils. Quant à votre proche avenir, justement, si vous n'avez encore rien envisagé de particulier, je peux vous recommander auprès du directeur d’un pensionnat, à L’Île-aux-Moines. J’ai appris par hasard qu'il était en quête d'un nouveau surveillant…

 

Chapitre 2 : Arrivée à Saint-Gildas

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Journal de Jean-Paul Le Bihan en date du mardi 10 mars 1936 (suite)

 

Tout en dévalant un chemin boueux, j'en appelais à Dieu : 

- Seigneur, je Vous supplie de me venir en aide. Je ne cesse de prier tout en souffrant de désespoir. Pourquoi m'avoir imposé cette terrible épreuve ? Je ne désire pas mettre en doute Votre infinie bonté, mais je ne parviens pas à comprendre ce qui m'arrive. Je me sens complètement perdu.

 

Tandis que j'étais à me lamenter sur mon sort, doutant un instant de la miséricorde divine, du haut d’un monticule, j'ai aperçu dans le lointain un bosquet de grands arbres et la toiture d’une étrange bâtisse aux allures de château. Il s’agissait assurément de Saint-Gildas. Alors je me suis mis à courir tout en dérapant dans la boue du chemin, conscient du retard accumulé, mais n’osant pas vérifier l’heure à ma montre. Je n'imaginais pas l'île si étendue. Je l’avais visitée avec mes parents et mon frère, il y a bien des années, et le souvenir que j’en conservais était bien vague. D’après mes lectures, elle se présentait sous la forme d’une croix biscornue s'étirant sur sept kilomètres de long et quatre kilomètres de large. Brusquement, la pluie s’est remise à tomber de plus belle, juste quand je parvenais au but. Cela augurait-il quelque mauvais présage ? Trempé de la tête aux pieds, je pressais vivement le pas, perdant mon souffle. J’atteignais enfin Saint-Gildas, me plantant devant un grand portail ouvragé en bien triste état, qui conservait de son passé d’illustres armoiries, une paire de hauts piliers surmontés de vasques de pierre et deux portes latérales au fronton de style classique. La grille rouillée s’est mise à grincer sinistrement quand je l’ai poussée, presque méfiant. Plutôt décontenancé, je pénétrais dans la place. Deux bâtiments aux vitres cassées, en apparence abandonnés, se faisaient face, semblant scruter sévèrement l’intrus qui osait ici s’aventurer (sans doute les anciens logements des concierges et employés du domaine). Je m’engageais dans une allée de marronniers de belle taille, mais encore dénudés en cette fin d’hiver, s’avérant de piètre protection contre cette méchante pluie qui s’acharnait sur ma pauvre personne. Avec une certaine gravité j’approchais maintenant du château qui apparaissait de profil, au bout de l’allée. Je m’attendais à une bâtisse plus fière et monumentale, et en ai ressenti quelque déception. Comme me l’apprendra le père directeur, ce châtelet (terme plus approprié) était sorti de terre selon le souhait d’un colonel de cavalerie de la Grande Armée napoléonienne qui y aurait fini son existence. La construction, d’aspect classique, ne dégageait aucun charme particulier. Elle se composait d'un bâtiment central encadré par deux pavillons en saillie parfaitement symétriques. On dénombrait en façade une trentaine de fenêtres dont, au dernier étage, sous les toits, une dizaine d'œils-de-bœuf. Plusieurs ardoises de la toiture s’étaient détachées, suite à de forts coups de vent. Le crépi se craquelait et la peinture des volets, d’un blanc douteux, s’écaillait par endroit. Étrangement, l'ensemble respirait la désolation. Dans la partie centrale, au balcon du premier étage, est apparue la silhouette d'un homme de taille modeste, en soutane, qui m’a interpelé : 

 

- Eh, le jeune homme en bas, c'est toi Jean-Paul ? Je suis le père Félix. Monte vite au premier !

 

Le prêtre ne s'est pas éternisé à l’extérieur ; la pluie et le vent redoublaient de vigueur. J'avais aussitôt remarqué l’accent germanique prononcé du directeur. Comme le père Félix Graff me l’a appris lui-même, il était originaire de Moselle, redevenue française il y a moins de vingt ans. La majeure partie de son existence, il l'avait vécue au sein de l'empire allemand. Aujourd'hui, il se reconnaissait pleinement Français, même si son appartenance au Christ, pour lui, dépassait la fidélité à une nation en particulier. Durant toute la Grande Guerre, en tant qu’aumônier aux armées, il avait côtoyé les soldats en uniforme « feldgrau » de l’empereur Guillaume II. Mais il aurait tout aussi bien pu exercer son ministère dans les tranchées d'en face, auprès des soldats de la République, en bleu horizon.

 

Plus trempé que jamais, je pénétrais dans le hall sinistre de ce château aux proportions plutôt modestes. Une atmosphère lourde, lugubre, y régnait. Montant quatre à quatre l’escalier central en pierre, je laissais derrière moi une longue traînée ruisselant de mes vêtements gorgés d’eau. Le père Félix m'attendait en haut des marches, tout souriant. C'était un petit homme aux trois-quart chauve, pourvu d’un nez épais en bec d’aigle surmonté de grosses lunettes à écailles. Je le considérais avec quelque surprise, songeant bizarrement -allez savoir pourquoi- que le personnage se tenant devant moi ne possédait assurément rien de commun avec le supérieur du grand séminaire : les joues manifestement mal rasées, une soutane plus grise de poussière que noire corbeau, un col romain mal ajusté, des souliers goûtant rarement à la cire et dont les bouts avouaient une usure de longue date. 

 

- Bien le bonjour, mon garçon. Tu vas me suivre, qu’on discute un peu tous les deux dans mon bureau. Oh, mais d’abord il faut te changer. Tu es complètement trempé. Grimpons à l’étage supérieur, j’en profiterai pour te faire découvrir ta chambre et le dortoir dont tu auras la surveillance, juste à côté.

 

Les marches en bois du large escalier grinçaient lamentablement sous nos pas. Tout en suivant le père Félix, j’observais, peu emballé, la morosité des lieux qui constituerait désormais mon décor quotidien.

 

- Bien, là tout au bout, les lavabos et les WC à la turque... encore quelques petites marches pour arriver au dortoir des grands.

Parvenus sur le palier, le père directeur a ouvert une porte sur la gauche.

- Jean-Paul, voilà ta chambre. Tu vois, elle est assez spacieuse.

En effet, la pièce apparaissait plutôt grande et haute de plafond, occupée par un bureau surmonté d’étagères au fond, un lavabo dissimulé derrière une grande armoire contre le mur de gauche et de l’autre côté un lit individuel en fer avec draps et couvertures.

- Bon, je referme. Et voilà, en face, le dortoir des grands, celui des 4èmes et 3èmes. Sur la droite, l’escalier qui monte au grenier dont la porte est toujours verrouillée pour que les élèves n’aillent pas s’y aventurer.

Le père Félix a sorti un trousseau de clés de sa poche, ouvrant un des deux battants de la porte du dortoir.

- Je te laisse un double des clés. Pense à toujours bien refermer. On ne sait jamais, des fois qu’un petit chapardeur vienne la journée fouiller dans les affaires des copains.

La pièce était profonde et se terminait en demi-cercle, reproduisant à l’identique le plan de la chapelle juste en-dessous, selon les informations de mon guide. Plutôt bien éclairé, le dortoir comptait huit grandes fenêtres se faisant vis-à-vis. Une soixantaine de lits en fer, semblables au mien, étaient disposés en deux rangées, face à face. Sur la droite, je devinais une petite pièce annexe devant servir de vestiaire.

- Bien, je te laisse le temps qu’il faut pour déposer ta valise et te sécher. Tu m’as l’air transi de froid. Je t’attends sur le palier.

 

Soucieux de ne pas faire attendre le père Félix, j’ai filé dans ma nouvelle chambre, me dépêchant de me frictionner tout le corps avec une serviette éponge et de me rhabiller des vêtements miraculeusement secs contenus dans ma petite valise. Nous sommes redescendus à l’étage inférieur, traversant une petite galerie éclairée naturellement par une baie vitrée. La pluie se brisait sur les carreaux avec fracas. J’ai suivi le père dans son bureau, une modeste pièce où régnait un désordre phénoménal : sur le bureau, dans les étagères, des livres, des cahiers, des copies, s'amoncelaient en piles, menaçant de s’effondrer, et jonchaient même le parquet aussi peu lustré que les chaussures du père directeur. Assurément, l’homme d’Église ignorait toute rigueur dans ce rangement qu’il voulait fantaisiste. Il affectionnait sans doute l'anarchie des objets.

 

Le père Félix m’a proposé une simple chaise de paille, tout en faisant le tour de son bureau encombré de paperasse. Il s’est jeté dans un antique siège en bois pourvu d’accoudoirs qui craquait lamentablement. 

- Alors, Jean-Paul, ça geht’s ? 

Comme le père réalisait que je ne comprenais rien à son jargon sans rapport avec le français, encore moins avec le breton, il a rectifié aussitôt le tir :

- Désolé, l’habitude. Je te demandais comment tu allais en patois mosellan. Alors, comme ça tu nous viens du grand séminaire de Vannes. Tu y étais en deuxième année. Ton supérieur, le père Grandjean, m'a raconté la raison de ta venue parmi nous : le besoin de réfléchir, suite à la mort accidentelle de ton petit frère. Ce drame t’éprouve énormément ; comme je comprends ta peine.

Il me tutoyait. Je trouvais cette familiarité peu ordinaire, mais vu l’impression que me donnait le bonhomme, cela ne m'étonnait qu'à moitié. Et puis, c'était peut-être la coutume en Moselle de tutoyer si facilement les gens. Là-bas, si loin à l’Est, ils devaient tous parler une sorte de patois allemand. J'observais le religieux qui, au jugé, devait avoisiner les soixante-cinq printemps. Il me faudrait m'habituer à cet accent à couper au couteau. Je devinais en lui un brave homme, humble et intelligent, sans doute sévère quand le besoin s’en faisait sentir. Son visage, ovale comme un œuf, au front particulièrement ridé, semblait marqué par les épreuves du temps. 

- Mais dis-moi, Jean-Paul, tu ne portes plus la soutane des séminaristes ?

- Mon père, je ne sais pas si je vais poursuivre mes études au grand séminaire. Pour le moment, je préfère m’habiller comme tout le monde, en laïc.

- Je te laisse juge de ce qu’il vaut mieux pour toi, dans la situation actuelle.

Le père directeur se montrait compréhensif.

- Père Félix, quand je suis arrivé à Saint-Gildas, à part le bruit du vent et de la pluie, je n'ai rien entendu qui ressemble à la voix d’un élève.

- Et pour cause, tous les gamins sont en classe à cette heure.

Il a jeté un regard sur l'horloge suspendue au mur derrière moi.

- D'ailleurs, il va être dix heures trente, les jeunes ne vont pas tarder à sortir en récréation.

Je profitais de l'occasion pour m'excuser de mon retard, réalisant que le père ne m'avait fait aucune remarque à ce sujet.

- Oh, inutile de t'excuser. Je me doutais bien que tu ne risquais pas d'être en avance. L'île est suffisamment grande et Saint-Gildas assez loin de tout pour que tu t’égares la première fois. Maintenant, s'agissant des horaires de l'école, il faudra t'y conformer scrupuleusement comme tes deux collègues. Je te les présenterai tout à l'heure. 

 

La cloche s’est mise à sonner et aussitôt j’ai perçu comme un tremblement de terre. Toute une jeunesse se libérait de deux heures de classe, pour se répandre dans la cour de récréation en un concert de cris auquel le grand séminaire ne m’avait pas habitué. Le père Félix s’est extirpé de son vieux fauteuil. Je me suis levé de mon siège, observant par la fenêtre les élèves qui s'égayaient dans la cour. Suffisamment spacieuse, cet espace se prolongeait par un terrain de football, et un grand parc cernait l’ensemble. Tout en redescendant le grand escalier, le père Félix a commencé à m’informer sur les us et coutumes dans l’école. 

 

- Les élèves ne passent par le château que pour se rendre à la chapelle dans le hall ou au réfectoire en sous-sol, et les grands -4èmes et 3èmes- pour monter au dortoir. Sinon, toutes les salles de cours et le dortoir des petits -6èmes et 5èmes- sont regroupés au premier et second étages d’un grand bâtiment annexe au château, qui communique avec lui par une passerelle. Cette construction date d’il y a une vingtaine d'années, quand les pères de Picpus ont créé ce pensionnat. 

 

Dans la cour de récré, deux géants approchaient dans notre direction. Avant même que le père Félix ne me les présente, j’avais deviné qu’il s’agissait de mes nouveaux collègues surveillants. Moi qui mesure juste un mètre soixante-huit, je me trouvais en face de jeunes hommes baraqués, Jean-Brice Caïn et Pascal Le Gros, deux forces de la nature qui devaient en imposer à tous ces enfants. Comparativement à eux, je me sentais minuscule et me demandais intérieurement si je serais à la hauteur de mes nouvelles responsabilités. Jean-Brice mesurait près de deux mètres. Le cheveu ras, blond, les yeux bleus cerclés de fines lunettes, il respirait la santé et la bonne humeur. Tout en souriant, il m’a serré énergiquement la main. Comme il me l’a appris dans la journée, il tenait des origines juives de son père maquignon ; sa mère était catholique. Ayant fait tout son collège à Saint-Gildas, les pères avaient su l’apprécier, et une fois son baccalauréat en poche, il était revenu ici comme surveillant en attendant de voir venir. Rapidement, le courant est passé entre nous. Je me suis senti très à l’aise avec ce grand gaillard. Pascal, lui, mesurait plus d’un mètre quatre-vingt, une tignasse de cheveux brun foncé, épais, les yeux sombres, presque noirs, de grosses lunettes sur un nez busqué, marqué d’une cicatrice. D'un caractère plus réservé, peu bavard, il avait tout du rugbyman même si, en fait, il préférait le football comme Jean-Brice. Ils se présentaient tous deux comme des acharnés du ballon rond. Se jetant sur les pages sportives de l’Ouest-Eclair, ils ne manquaient jamais de s’informer des résultats de tous les matchs, régionaux, nationaux, internationaux, et suivaient fidèlement les rencontres à la radio, dans leur chambre, en sourdine, tandis que les élèves étaient censés dormir. A chaque but marqué, ils ne pouvaient s'empêcher de hurler de joie ou de consternation, au risque d’extraire de leur sommeil les élèves et de perturber les religieux et professeurs qui logeaient au château. 

 

Je m'installais dans cette grande chambre, au second étage, avec vue sur la porcherie. Par la fenêtre, j’observais un petit homme dans la quarantaine, en salopette, qui en sortait un seau à la main. C'était le frère Robert, tellement sympathique qu'on en oubliait sa laideur. Il venait de nourrir les cochons avec les restes de la cantine. Le moment venu, une fois ces bêtes devenues bien dodues, il se chargeait de mettre un terme à leur existence de façon radicale et sonore, les transformant a posteriori en saucisses, jambon, pâté de tête... Le frère Robert cumulait cette responsabilité avec celle de jardinier, en charge d'un vaste potager et d’un verger planté de pommiers. C'est lui aussi qui entretenait les pelouses et le petit cimetière retiré au fond du parc où les religieux les plus âgés s'en étaient aller reposer en paix. Ma chambre jouxtait donc le dortoir des grands, 4èmes et 3èmes, dont j'avais la surveillance du matin au soir : au lever, au réfectoire, en salle d'étude, à certaines récréations, jusqu'à l'extinction des feux. Le père Félix avait sans doute pensé que je rencontrerais moins de difficultés à discipliner les grands plutôt que les turbulents 6èmes et 5èmes domptés par mes acolytes qui faisaient davantage le poids que moi. Les élèves venaient d'un peu partout, de Vannes et des environs, beaucoup de citadins et quelques campagnards, curieusement très peu d’Îliens (habitants de L’Île-aux-Moines). Certains se sentaient là comme en captivité, prisonniers de cette île, quand d'autres appréciaient de se retrouver en bonne camaraderie dans cette nature loin de tout. D’après mes collègues, dans l'ensemble, c’étaient de braves jeunes, les uns plutôt dociles, les autres un peu chahuteurs. 

 

La majeure partie des professeurs de ce collège en internat était composée des pères de la congrégation. On comptait cependant trois laïcs, Jean-Luc Riou, enseignant la gymnastique, Gustave Guégan (dit Gégé), professeur de dessin et de musique et John Maxwell, inculquant l’anglais. Les mathématiques étaient le domaine de prédilection du directeur, le père Félix Graff lui-même, le père Jean-Pierre Le Goff professait les sciences naturelles. L'enseignement du français était assuré par le père Régis Truaudec, le supérieur de la communauté, et celui de l'histoire et de la géographie par le père Bernard Koch. Le père économe se nommait Jean Giquel. Cette petite communauté des pères de Picpus était curieusement composée de religieux originaires des deux extrémités de la France : de Bretagne et de Lorraine. En dehors du personnel enseignant, outre le frère Robert, désigné comme l'homme à tout faire, Saint-Gildas comptait Michel Le Henaff, le cuisinier, et mesdames Le Gall et Le Floch qui remplissaient toutes les tâches ménagères. 

 

J’étais bien décidé à accomplir mon service avec rigueur et suffisamment d'autorité pour ne pas me voir submergé par l'indiscipline de certains qui, m'ayant jaugé, auraient pu profiter de ma gentillesse comme s’agissant d’une faiblesse de ma part. Il me fallait faire preuve d'équilibre entre douce compréhension et fermeté. Ce premier jour, le père Félix m’a présenté aux élèves, dans chaque classe. Je me contenais pour ne pas trembler d’émotion. Durant l’étude des grands, sur l’estrade, dominant ces jeunes qui m’observaient du coin de l’œil, je conservais une attitude neutre, sans oser un sourire. Le père directeur m’avait adjoint Brice qui demeurait debout au fond de la classe, discret. Le soir, au dortoir, j’étais seul, cette fois, à assurer la surveillance. Et maintenir le silence absolu, exigé dès l’extinction des feux, n’était pas évident en soi. Tapi dans la semi-obscurité, je rodais, traquant les bavards invétérés. Les lattes du plancher craquaient sous mes pas. 

Chapitre 3 : Une information stupéfiante

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Journal de Jean-Paul Le Bihan en date du mardi 16 mars 1936

 

Le temps s’écoule au rythme d'un cycle scolaire bien rodé. Les lundis, mardis, mercredis, vendredis et les samedis matin, constitués essentiellement de cours, se ressemblent forcément. Les jeudis sont journées de sortie dans la campagne environnante ou offrent le plaisir d’une séance de cinéma. Les samedis après-midi, les élèves étudient, lisent, jouent comme bon leur semble. Les dimanches, jour du Seigneur, sont consacrés à la messe le matin et à la détente l'après-midi. Ce jour dominical, mes collègues et moi, à tour de rôle, nous pouvons profiter de 24 heures de liberté pour quitter l’île. En dehors des vacances scolaires, le reste du temps, nous sommes d'astreinte à Saint-Gildas, toujours à surveiller ces jeunes plus ou moins turbulents.

 

Les matins, après l’étude des élèves que nous devons assurer entre 7 heures 45 et 8 heures 30, je retrouve Brice et Pascal pour une virée au bourg de l'île. Régulièrement, mes collègues empruntent au père Félix sa vétuste bagnole toute déglinguée, une Torpedo des années 20. Plus d'une fois, m’ont-ils confié, ce vestige du passé est tombé en rade avant de parvenir à destination. Heureusement, Pascal s'y connaît en mécanique et la rafistole en deux coups de cuillère à pot. Tout au long du chemin, Brice salue d'une voix chaleureuse les Îliens que nous croisons : 

- Alors, la mère Marianne, comment se portent vos vaches ? Eh Ludo, toujours bon pied bon œil ?Cela donne l'impression que, depuis qu'il a remis les pieds sur l'île, Brice est devenu aussi populaire que le maire, Joseph Le Brix. Il serait bien capable de se présenter aux prochaines municipales. Pascal, lui, beaucoup moins exubérant, n'accorde à ces insulaires qu'un signe discret de la main, faisant l’économie de tout sourire ou mot aimable. Au bourg, nous nous rendons directement au bistrot « La Chaumière » pour trinquer en terrasse, comme le temps, aujourd’hui, le permet. Une vieille femme en coiffe et chignon toute bossue vient s’enquérir de nos consommations. 

- Demat ! Qu'ek’ vous prenez jeunes gens ?

- Demat, mère Vigouroux. Trois bières comme d’ordinaire. Oh, dites, vous avez mis votre coiffe de travers aujourd'hui ?, plaisantait ce colosse de Brice tout en conservant le plus grand sérieux. Presque honteuse, la vieille, prenant tout au mot, s’est dépêchée de s’en retourner à l’intérieur du café pour se rectifier dans la glace. Un peu plus tard, elle est réapparue tout sourire avec trois demis sur un plateau, sa coiffe en dentelle impeccablement ajustée. Brice a sorti de sa poche un paquet bleu de Gauloises, en offrant une à Pascal. Sachant que je ne fumais pas, il s’est bien gardé de m’en proposer une. Une flamme a jailli de son Zippo pour allumer la clope de Pascal avant la sienne. Ensuite, bien tranquillement, il a aspiré profondément avant de répandre dans l’air des volutes de fumée, tout en me souriant malicieusement. Mes collègues semblaient se distraire de ce séminariste tombé du ciel. Ils me bombardaient de questions -surtout Brice- sur ma foi, ma vocation, le grand séminaire, les raisons de mon abandon…

- Comme le père Félix a dû vous le dire déjà, il est arrivé un malheur dans ma famille : mon petit frère s'est tué... accidentellement. Je ne m'en suis pas remis, et je crois bien ne jamais pouvoir remonter la pente. Tel que vous me voyez, les gars, je n'ai plus trop envie de continuer dans cette voie de la prêtrise. Je me demande pourquoi Dieu m'inflige une telle épreuve.

- On comprend, a repris Brice, mais dans la vie, tu sais, les plaies les plus profondes arrivent toujours à cicatriser.

Pascal a ajouté :

- Te torture pas les méninges. Dieu n'a rien à voir là-dedans. D'abord, t'es bien sûr qu'il existe ?

Brice a embrayé :

- Ça va, ne lui mets pas tes idées de mécréant dans la tête. Chacun croit en ce qu'il veut. Mais c'est vrai, je ne pense pas que la mort de ton frère ait quelque chose à voir avec Dieu. S'il cherchait à te mettre à l'épreuve avec ce qui est arrivé à ton frangin, ce serait sadique de sa part, non ?

- Oh, je ne sais plus. Je cherche à trouver un sens à tout ça, mais finalement, c'est sans doute ce putain de hasard la cause de tout.

Je n’étais pas vraiment convaincu par mes dernières paroles, mais n’en laissais rien paraître.

- Là, je suis bien d'accord avec toi, Jean-Paul, réagissait Pascal, satisfait de ma réaction.

- Pour changer de sujet, excuse-moi, le père Félix a-t-il eu l’occasion de te parler du fantôme ?…

Brice plaisantait-il ?

- Quel fantôme ?

- Ben, le fantôme du château !

- Non, jamais. De quoi s'agit-il ?

- Des apparitions d'un moine tout en blanc, à Saint-Gildas.

- Un moine comme un capucin ?

- J'en sais rien moi, un moine avec une capuche, c'est tout !

- Et vous l'avez vu de vos yeux, toi et Pascal ?

Mes collègues, très sérieux, ont répondu d’un signe négatif de la tête. Je me demandais s'ils n'étaient pas en train de se moquer de moi. Dans ce cas-là, ils se comportaient en bons comédiens.

- Et il apparaît comme cela dans le château depuis quand ?

- Ça fait bien un siècle. Enfin personne ne parlait plus de fantôme depuis longtemps et puis il est réapparu il y a quelque semaines, a précisé Brice.

- D’après la légende qui circule dans l’île, le fantôme se serait manifesté à la mort du colonel qui avait fait bâtir le château, a ajouté Pascal qui s'était documenté sur le sujet. Un certain Le Scouazic ou Le Scouëzec, je ne sais plus trop... En tout cas, le fils d’un paysan du coin. Il avait débuté simple soldat dans l’armée de Napoléon, et comme il s’y connaissait en chevaux, il s’était retrouvé dans la cavalerie, chargeant tête baissée dans de nombreuses batailles, blessé à plusieurs reprises. Bon cavalier, aussi intelligent qu’intrépide, il a grimpé tous les échelons de l’armée pour arriver au grade de colonel. Napoléon Ier l’a même anobli, faisant de lui un baron d’Empire. Il aurait pu finir général s’il n’y avait pas eu Waterloo.

- J’ai du mal à comprendre... Brice, tu me parlais d’un moine-fantôme, pas d’un revenant soldat ! A moins que quelque chose ne m’échappe…

J'avais réagi logiquement. Mais qu'y avait-il de logique, de sensé, dans tout ce baratin ? J’insistais :

- Alors, si ce fantôme existe bien, où et quand a-t-il été vu pour la dernière fois, et par qui ?

 

Embarrassés, Pascal et Brice ont prétexté de l'heure qui passait pour couper court à la conversation. Il fallait retourner à Saint-Gildas. Ils ne m'en diraient pas davantage ; peut-être parce qu'ils ne faisaient que colporter eux-mêmes des rumeurs sans fondement, des plaisanteries de gamins. S'ils ne cherchaient pas à me rouler dans la farine, j'aurais confirmation de tout cela à l’école. Certains pères, et même des élèves, auraient été témoins de ces apparitions mystérieuses. Il m'était délicat d'interroger les religieux ou les jeunes sur un tel sujet surnaturel, comme cela, à brûle pourpoint. Il me faudrait donc trouver une bonne occasion. A partir des révélations douteuses de Brice et de Pascal, je ressentais inexplicablement un réel trouble, une crainte diffuse en parcourant seul les couloirs sombres du château. Je me sentais désormais envahi par l’appréhension de tomber brusquement sur le spectre de ce moine. Mais cette étrange anxiété ne pouvait me défaire du lourd secret que je conservais au fond de moi, qui tourmentait mon âme.

Chapitre 4 : Comment réagir contre un fantôme ?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Extraits du journal du père Félix Graff, directeur de Saint-Gildas, religieux de la congrégation des pères de Picpus (des Sacrés-Cœurs de Jésus et de Marie), personnage hors du commun, bienveillant, mais énigmatique, et profondément marqué par les atrocités de la plus terrible des guerres. Le visage buriné, le teint halé, un nez aquilin, des yeux tristes derrière de gros verres. Sa principale détente tient dans sa passion pour les abeilles. On peut ainsi le repérer au fond du parc, à proximité du petit cimetière des picpuciens, au milieu des ruches, en tablier et chapeau de paille recouvert d'un filet protecteur, à récolter le miel de ses petites amies bourdonnantes.

 

Journal du père Félix en date du jeudi 19 mars 1936

 

Jeudi d'avant, j’ai reçu le coup de téléphone d’un personnage de l’Église au ton plutôt embarrassé. 

- Allô, père Graff , bonjour, le père Grandjean à l’appareil. Vous vous rappelez de moi ? Je suis le supérieur du grand séminaire de Vannes. Nous nous sommes croisés l'an passé à la cathédrale Saint-Pierre lors d'une bénédiction de Monseigneur Tréhiou.