Le festin de plâtre - Dominique Marchal - E-Book

Le festin de plâtre E-Book

Dominique Marchal

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Beschreibung

L’histoire se déroule lors de la représentation de l’opéra Don Giovanni de Mozart. Le protagoniste entrelace les moments tragiques de son amour obsessionnel pour la jeune Magda avec l’intrigue de l’opéra. Il nourrit l’espoir de transformer la condamnation inéluctable en une victoire, défiant le destin et même Dieu. Tout au long de son récit, qui s’étend de Prague à Venise, sa folie grandissante conduit inexorablement à un finale où tous les personnages de l’opéra se retrouvent réunis.


À PROPOS DE L'AUTEUR

Dominique Marchal est un compositeur, musicologue et peintre. Il a déjà publié un conte philosophique intitulé Lou et le passage ainsi qu’une chronique intitulée Tête de con. À travers ces deux œuvres, tout comme dans Le festin de plâtre, il met en exergue aussi bien ses réflexions mystiques que ses colères et sa tendresse envers l’humanité.

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Seitenzahl: 275

Veröffentlichungsjahr: 2023

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Dominique Marchal

Le festin de plâtre

Roman

© Lys Bleu Éditions – Dominique Marchal

ISBN : 979-10-422-0656-7

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

À mes chers fils, Jean et Léo,

et à tous les élèves auxquels j’eus le bonheur d’enseigner

le dessin, la peinture ou la musique.

Pour mémoire, ou pour ceux qui ne connaîtraient pas bien le Don Giovanni de da Ponte et Mozart et, donc, pour une meilleure compréhension de ce roman, les personnages de l’opéra :

Don Giovanni

Séducteur félon et impie

Leporello

Valet de Don Giovanni, parfois critique, mais souvent complice.

Anna

Demoiselle fiancée à Ottavio, accusant Don Giovanni d’avoir tenté de la violer.

Ottavio

Fiancé d’Anna.

Elvire

Fiancée trahie de Don Giovanni.

Le commendatore

Père d’Anna, tué par Don Giovanni.

Zerlina et Mazetto

Couple de paysans dont Don Giovanni décide de perturber les noces en séduisant la mariée.

I

Ouverture

Il est là, dans la pénombre, vieilli et malade,

manteau serré au col.

Tassé dans son fauteuil, les mains crispées et froides, il attend.

Son souffle est court… Il sait que la victoire est proche.

L’orchestre s’accorde.

Sur quel masque encore, Anna, sur quel masque de carnaval – et je sais de quoi je parle ! – vont-ils jeter leur boue ou placer des couronnes que je ne mérite pas, de lauriers ou d’épines ? On dira, comme on l’a dit, que je l’ai bien cherché… Mais quoi ? Et qu’y pouvais-je ?

C’est ainsi… Comme chaque fois, je n’ai pu résister. Je ne le peux pas. Je ne l’ai jamais pu.

Chaque fois cet accord de Ré mineur se dresse, comme un échafaud. Ils sont tous là, en présence du tribunal, et déjà je suis condamné : la mort ; la mort, toujours, décidée, certaine ; ces gammes qui s’enchaînent dans un chromatisme noirâtre par vagues lancinantes et froides, et qui écrasent mes épaules d’un réquisitoire implacable…

Pourtant, malgré cet a priori d’un verdict assuré et qui toujours me glace, revient encore dans mon cœur, ce soir, une infime lueur d’espoir, déraisonnable, je le sais… l’espoir que le public s’insurge enfin contre cette entrée en matière qui sent vraiment (qu’on me l’accorde) le procès truqué ; une « justice » pour le moins expéditive ! Comment : voilà sur cette scène, en bas, le jugement prêt à tomber, qui tombe déjà, et l’accusé n’est pas encore présenté, ni les faits qu’on lui reproche ! Bien sûr, ils sont tous prévenus contre moi, et mes « crimes » sont connus, mais non point exposés ni débattus ; et je n’ai toujours rien pu dire pour ma défense !

Cet espoir si minime dans l’équité d’un jugement public en génère un plus grand, un plus fou encore : je rêve que ce flagrant appel à la sympathie, à la révolte des humiliés de toujours, Mozart l’eût fait exprès. Lui qui, avec son génie, fut si naturellement homme, c’est-à-dire tout le contraire d’une statue du Commandeur ; lui qui a si bien décrit la petitesse des cœurs, les servitudes de la chair, l’animal en nous si futile sous la poudre et la soie ; lui qui a supporté tant d’injustices, de mépris et n’a pas cru bon de ridiculiser le Comte des « Noces » ; lui enfin qui savait que l’amour est le plus souvent issu (tissu, tissé) de mensonges et de compromis, comment m’eût-il en conscience privé de tout espoir dans la solidarité des hommes, mes (même si peu) semblables ?

Un court passage sur la sixte napolitaine conduit à l’accord de Dominante. Les violons égrènent chaque arpège de la cadence et le temps s’arrête. Deux mesures qui sont une éternité, comme les secondes avant que ne tombe la lame du bourreau… Et puis revoilà Wolfgang ! Voilà le ton majeur, coloré, radieux ; voilà le monde des vivants ; voilà les insouciants, les rieurs, les musiciens, les danseurs ; voilà les marquises et voilà leurs soubrettes ; et me voici, moi, jeune, brillant, beau, haha ! Oui, beau ! Savez-vous (toi, Anna, tu le sais) que j’étais beau, et brillant, et jeune ? Mozart décrit, raconte, explique, papote et tout redevient simple, naturel, léger. Combien j’étais léger, Elvire ! Léger comme la vie même quand on l’aime comme je l’ai aimée ! Oui mesdames, mesdemoiselles, messieurs de la cour qui me poursuivez d’une haine tenace, voilà ma vie. La voilà comme personne d’autre ne pouvait l’évoquer. Me voici, vraiment moi au milieu de vous, et vous ne voulez voir, vous ne voyez que fautes, mensonges, forfaits et crimes. Mais je vous ai fait rire, pourtant, soupirer, haïr, pleurer parfois… Je vous ai fait vous battre et je vous ai battus, haha ! Je vous ai fait aimer. Entendez-vous cette musique ? C’est votre entrée chez les vivants alors que vous n’étiez que misérables et sinistres masques !

Reviennent à l’orchestre ces éclats qui semblent se payer ma tête, suivis par les violons moqueurs, sautillants, gais et cruels comme une nique d’enfants injustes.

Oui, bien sûr, j’ai pu parfois mériter des lazzis. Mais c’était à l’âge où il faut tout apprendre… et j’accorde volontiers qu’en matière d’amour mes bonnes fortunes ne furent pas toujours très glorieuses, ni faciles à avaler les leçons que j’en ai pu tirer.

Ainsi revois-je en pensée cette péronnelle qui me visitait souvent aux temps où, à peine sorti de l’adolescence, j’habitais une soupente au milieu de mes livres, des partitions de musique et des toiles à peine ébauchées, de dessins cent fois recommencés. Elle était jolie. Aucune ressemblance avec toi, Anna, certes non, mais j’en fus très épris.

Bien qu’elle fût très brune, sa peau était claire, presque transparente. Ses joues paraissaient toujours enflammées d’émotion et ses yeux verts brillaient, même dans la pénombre, comme au bord des larmes. Elle portait un parfum très fruité, bien assorti aux teintes roses et violines des voiles dont elle se parait… « Tubéreuse » avait-elle répondu quand je la questionnai. Sa présence dans mon antre, sa proximité, son odeur, la grâce de ses gestes, de son cou, de sa taille ; la douceur de sa voix, de ses yeux… Pour le jeune homme que j’étais alors, tout en elle était étourdissant au sens propre. Et je la sentais attirée, séduite, désireuse de se confier, de m’entendre. Nous échangions alors mille banalités que je prenais en ce temps-là pour d’inédites fulgurances. Nous parlions de littérature, de musique, et de peinture, bien sûr, puisque je dessinais, peignais et composais ! Je crois qu’elle aurait voulu que je fisse son portrait… mais, devant elle, ma main eût par trop tremblé à cette époque ! Elle me voulait fraternel ; elle nous voulait complices… et le mot qui ornait le plus souvent son doux babil était : « pureté » ; pureté de sentiments, d’émotions, pureté des regards et des gestes, pureté de nos pensées… Alors, le simple vocable de « fesse » en était de facto exclu ! En l’évoquant aujourd’hui, d’ailleurs, je n’en suis pas si sûr et il est probable qu’elle avait aussi dans un coin de sa tête, sans oser les dire, des pensées ou des vues moins immaculées quant à ce qu’auraient pu devenir nos rencontres… mais dans l’état d’hébétude où elle me plongeait, je n’eusse pour rien au monde commis le sacrilège d’une parole qu’elle eût pu trouver déplacée. Ainsi nos rencontres n’étaient-elles empreintes que d’une sensualité cérébrale, baignées d’une magie féminine (et non pas femelle) qu’elle organisait comme un rite dans cette chambre transformée par sa seule présence en temple de son propre culte.

Un jour pourtant, après une de ses visites, je lui écrivis un billet dans lequel j’osai avouer l’émotion qui m’avait point quand, au hasard de nos mouvements dans mon étroit séjour, mon bras (pas même ma main !) avait effleuré son corsage… Je n’eus pas de réponse ; je n’eus même plus de visite. Je ne la revis que par hasard, à quelque temps de là, au bras d’un imbécile notoire dont la fatuité, solidement appuyée sur la réputation d’avoir des organes virils surdimensionnés, avait facilement converti ma prêtresse de la Pureté.

Force me fut de constater notre erreur mutuelle. Pour ma part, la pilule fut amère, et comme le corbeau de la fable on ne m’y reprit plus. Mais elle, « l’inaccessible » qui ne l’était plus, d’où vint donc sa désaffection ? De la révélation soudaine du mensonge dont elle travestissait sa sensualité, ou de ma stupide et trop longue réserve qui ne lui avait procuré qu’un merveilleux ennui ?

Qu’en dis-tu, Anna, n’est-ce pas amusant ? Ce sont pourtant les débuts d’un Don Juan !

Et cette autre histoire, donc, qui me revient en tête, probablement parce qu’elle se situe à la même époque et au même endroit, mais un peu plus tard, quand j’eus réalisé qu’il était vain d’attendre le moment magique et la partenaire idéale :

J’avais comme voisine une jeune couturière. Elle me fut un jour fièrement présentée par le locataire de l’étage au-dessous du mien comme sa dernière conquête. Fine et souriante, elle devait passer parmi les siens pour une beauté inaccessible, mais elle était ignorante en tout et même assez sotte, à vrai dire. Comme je l’appris par la suite, son cœur de fillette se rassurait avec des animaux de chiffons et des corps d’hommes mûrs. Peu de complications, un naturel désarmant, mais une forte inclination, aussi, à croire que sa jolie frimousse lui ouvrirait toutes les portes. Elle me l’avouera par la suite, ses « amis » étaient le plus souvent gens de police, qui la confortaient à l’évidence, autant intellectuellement que par leur profession même, dans l’idée qu’elle était à la hauteur de tout et de tous.

Mon voisin, pour une fois, était plutôt de l’autre bord. Et sans être plus cérébral, il lui procurait au moins des émotions de son âge…

Au cours d’un souper où je les avais conviés tous deux, il ne cessa de lui prodiguer caresses et baisers, la tenant le plus souvent par la taille, y compris à table. Ce ne fut pourtant pas ce qui m’étonna le plus – car je le savais d’une éducation médiocre – mais plutôt la provocation que je lisais dans les regards que m’adressait la donzelle à chaque fois qu’elle recevait l’une de ses attentions. Elle lui permit tout comme l’eût fait par jeu une enfant parmi des amis de son âge… mais, au moment de partir, elle lui déclara sans vergogne qu’elle préférait rester un peu et lui donna, comme une dame, son congé dans un sourire. L’autre blêmit, mais il était mon hôte et ne voulut pas faire d’esclandre. Il partit. J’étais quelque peu surpris, mais la laissai entrer dans mon lit sans objection.

Le lendemain, elle m’invita chez elle, et le surlendemain… Elle se croyait artiste – comme moi, n’est-ce pas – et commettait avec une fierté non dissimulée toutes sortes d’épouvantables barbouillages représentant force poissons, fleurs, coquillages, arlequins ou autres puérilités du même ordre avec une égale ignorance du goût et des techniques. Il me fallut louer… Il me fallut accepter aussi de faire la dînette parmi ses poupées, sur les coussins roses et bleus qu’elle confectionnait elle-même, câliner ses chats dont les « portraits » à la mine de plomb ornaient ses murs… Elle me croyait apprivoisé, charmé par son univers secret, m’imposait son petit monde, ses habitudes et son lit qu’elle décréta le seul endroit où elle voulut bien m’accorder ses charmes dorénavant, mon intérieur étant jugé par trop garçonnier à son goût.

Le troisième jour je la rendis à ses amours antérieures en m’excusant de n’être pas à la hauteur des petits soins matrimoniaux dont elle m’entourait déjà.

D’autres se crurent autorisées à régenter mes façons et mes choix, voire quelques fois mon esprit par la seule raison que j’avais porté les yeux sur elles ! Ce fut le cas d’Elvire, bien sûr… Et toi, Anna, toi ma merveilleuse petite Anna, tu n’étais pas même née encore… Comment eussé-je pu te deviner, te chercher ?

J’étais si curieux de toute rencontre nouvelle, de découvrir mes propres désirs et pouvoirs ! J’étais loin d’avoir fait le tour des multiples catégories dans lesquelles, par la suite, j’ai pu répertorier toutes les femmes que j’ai connues avant toi… et même après, mais tu sauras tout et pourquoi. Dans ma soif d’apprendre je laissais volontiers l’initiative à ma partenaire si même parfois je la provoquais un peu… quitte à corriger par la suite une orientation par trop inintéressante ou à renoncer à poursuivre l’aventure comme dans la plupart des cas, je l’avoue.

Après tout, ce n’était qu’un jeu, et celles qui se plaignent du contraire devront bien un jour reconnaître que, si j’ai parfois (souvent) cédé au plaisir des promesses, c’était pour contenter leur vain désir d’y croire… et aussi les appels de leurs sens qu’elles déguisaient sous des conventions aussi mensongères que mes artifices pour les satisfaire. D’ailleurs, nombre de celles qui se disent mes victimes, comme Elvire, savaient qui j’étais, comment je vivais. C’est même cela qui les attirait. J’ai rarement provoqué délibérément une rencontre. Les belles que le hasard seul me fit aborder et dont – encouragé par l’intérêt pour ma personne que je voyais luire dans leurs yeux – je décidais de soumettre le cœur, ne restaient pas longtemps sans savoir mes habitudes si elles ne les savaient déjà. Elles persistaient cependant dans la certitude – du moins le voulaient-elles à toute force – d’être les élues qui chasseraient mes « démons ». Elles se transformaient alors en héroïnes de roman à deux sous ou s’affublaient d’une auréole qui ne leur allait pas, pour s’engager dans une guerre qu’elles déclaraient elles-mêmes et dont l’issue espérée n’était pas mon salut, mais le bonheur attendu que je le dusse à leurs seuls mérites. Elles provoquèrent mes plus beaux blasphèmes, qui étaient bien moins dirigés contre Dieu que contre ses (prétendues) vertueuses représentantes sur terre ! Si mes rapports avec l’au-delà ont basculé par la suite, c’est une autre histoire et ces demoiselles n’y sont pour rien, ou du moins pas à la hauteur de ce qu’elles croient.

Allons, j’ai l’air de me justifier… Ce n’est pas tout à fait mon propos. C’est à toi seule, Anna, que je dois des explications. Pour les autres, pas seulement les femmes, je n’ai à présent qu’une envie, et depuis longtemps : qu’ils sachent exactement, un jour, je ne sais comment, tout à la fois ce qui fut, ce qui est, et mon mépris pour les conclusions qu’ils en pourront tirer – d’ailleurs le voudront-ils jamais avec impartialité, ceux qui sont tellement sûrs de me connaître déjà ?

Mais l’ouverture s’achève. Au tumulte exubérant, aux pirouettes, aux lazzis succèdent ces sept mesures semblant ralenties qui annoncent sur la dominante de Fa le lever du rideau. Immédiatement, comme chaque fois, mon ventre se noue et des aigreurs viennent brûler ma gorge sèche. Mes joues sont froides, mon front est humide. Je dois comparaître. Elvire, Zerline, Anna – oui, Anna, même toi (que t’a-t-on raconté, que sais-tu de moi ?) – et toutes les autres dans l’ombre où se noient mes souvenirs, qui donc de nous fut, ou s’est trompé ? Et qui de vous m’accuse, ou quoi, plutôt, en vous ?

Voilà Leporello qui fait le guet, et c’est moi qui ai peur. Voilà les colonnes, l’escalier, la grille entr’ouverte sur les ténèbres complices ; voilà le « crime » encore qui se prépare sous mes yeux !

II

Elvire

Veggo l’anima partir

Sento l’anima partir

Io non so che far, che dir...1

« Gia dal seno » ... Je ne peux empêcher ma gorge nouée pourtant, et malade, de chanter – d’expulser, plutôt – ce Mi bémol, point culminant de l’arpège descendant sur la dominante de Si bémol, sommet de l’horreur cent fois renouvelée.

On a dû m’entendre… Ou bien ce son rauque, étranglé, ce grincement obscène jailli d’un gosier débile, ce cri de détresse devant le meurtre, devant la mort, l’ai-je seulement poussé en imagination ?

Mes mains, mes épaules, mes genoux sont pris de tremblements. Aucune réaction alentour, pourtant. Le silence malgré l’orchestre, les chanteurs, les spectateurs. Le silence… Comment fais-tu, Mozart, comment crées-tu au moins en moi ce silence, cette peur, ce gouffre béant par cette simple cadence « à l’italienne » ?

Des larmes troublent ma vue. Mes tempes battent. J’ai encore envie de fuir. Je ne bougerai pas. Comme chaque fois, bien sûr, j’irai jusqu’au bout. Léporello sort de l’ombre, dit des âneries… Je n’écoute plus. Je sais tout cela par cœur, chaque note, chaque mot… Cette nuit devait être la plus tendre, la plus merveilleusement heureuse, le retour enfin permis dans notre Eden retrouvé, Anna, mon Anna, visage originel, regard magique et doux, Anna, toi grâce à qui, pour la première fois, j’étais prêt à bâtir un bonheur partagé, à remercier la Vie, à croire même en une Providence divine… Comment, pourquoi un tel gâchis ? J’entends tes cris dans l’obscurité, le fracas de la porte, le Commandeur...!

Et puis voilà l’autre, là-bas, sur la scène ! Est-ce donc ton Anna, Wolfgang, ton Aloysia2, ta Nancy Storace3 ? Ses hurlements, plutôt, me rappellent mon Elvire, avec qui l’histoire n’est jamais finie ! Mon Elvire blonde et rose, avec ses yeux bleus fendus, bridés comme à l’orientale, Elvire avec son air timide, farouche, qui cachait – je m’en aperçus par la suite – une volonté de fer ...! Elvire, oui, Wolfgang, la mienne si je puis dire, en tous cas une Elvire encore, n’est-ce pas ?

Elle était invitée, avec sa tante, chez des amis qui se trouvaient être aussi les miens. C’était en été, un après-midi, dans une grande maison du sud-est de la France, près de l’Italie, bâtie sur une colline dominant la vallée du Var, petit fleuve frontière avec nos voisins du comté de Nice. On faisait de la musique et, comme on me connaissait quelques talents en la matière, on me pria de me mettre au piano, ce que je fis bien volontiers. J’ai chanté quelques airs à la mode, puis d’autres moins connus sans prendre garde à l’émoi que certains vers faisaient naître dans le cœur d’Elvire. Ma tête était surtout occupée, ce jour-là, à la rupture d’une liaison qui s’éternisait par trop… Elvire, elle, comme je l’appris par la suite, vivait des moments pénibles dus à la triste mésentente de parents qui s’entredéchiraient jour et nuit en sa présence. Un père militaire et une mère soumise qui, tout de même, voulait exister un peu, ferment quasi inéluctable de drames domestiques… Sa tante l’avait accueillie chez elle dans le Sud, pour lui procurer un peu de paix et d’affection. Et c’est ainsi qu’elles étaient toutes deux à cet après-midi musical auquel j’étais moi aussi convié. Tout à mon piano et à mon chant, je n’avais prêté aucune attention à l’effet que produisait sur ce cœur meurtri et fragile les vers de certaine chanson qui disaient les réticences d’un homme mûr à céder aux avances d’un tendron amoureux… Or, sans être très vieux, j’avais une bonne dizaine d’années de plus qu’Elvire… Il paraît que je savais y mettre le ton et, si mes proches dans l’auditoire y étaient accoutumés, la tendre Elvire, elle, fut bouleversée. Elle crut, je l’ai compris par la suite, que cette chanson lui était précisément destinée, qu’elle en était l’héroïne choisie et que l’apparente froideur, la vraie indifférence que je lui témoignais n’étaient dues qu’à la prudence exprimée dans la chanson – mais avec regrets – doublée d’une timidité envers les femmes, assurément, qu’elle se jura bien de vaincre !

La soirée s’avançant, tous les convives prirent congé. Elvire, elle, s’est approchée de moi et, après deux phrases de politesse, m’a exposé bravement, en se troublant un peu tout de même, sa déception de ne pouvoir pas visiter les environs qu’elle devinait si beaux, à cause de son retour imminent dans le Nord… ce qui était une invite tout à fait précise et particulièrement osée à me déclarer à son entier service pour la journée du lendemain, veille de son départ. Sans hésiter, j’ai donc convié la tante et sa nièce à une partie de campagne où je leur servirais de guide pour découvrir quelques curiosités du pays.

Mais la tante était fatiguée et connaissait assez bien, somme toute, la campagne environnante. Et puis la chaleur excessive, n’est-ce pas, les chemins caillouteux, l’inconfort du tilbury… À ma grande surprise, elle permit cependant à Elvire de m’accompagner, sans trop poser de questions, ce qui me fit songer à quelque coup prémédité issu de rapides palabres entre la tante et la nièce…

Et rendez-vous fut pris pour le lendemain matin.

L’audace de la jeune fille m’avait fort étonné, mais l’éclat de ses yeux, un peu plus vif qu’il eût dû être, et la rougeur excessive de son teint de blonde révélaient tout à la fois la pleine conscience qu’elle en avait et sa farouche résolution à passer outre la réserve de mise et à braver les convenances qui eussent imposé une sage, mais stérile prudence, quitte à passer à mes yeux pour une aventurière.

Une telle détermination m’avait ému, je l’avoue, un peu amusé aussi. Si l’accueil favorable de la tante à mon invitation m’avait laissé le soupçon d’une certaine connivence – j’étais tout de même, alors, un parti non négligeable –, la touchante maladresse d’Elvire qui était, il faut le dire, très joliment faite, avait vaincu en moi tout scrupule, toute hésitation, et c’est en me promettant une journée pour le moins intéressante que j’avais offert mes services de si grand cœur.

Nous étions convenus d’un rendez-vous assez tôt dans la matinée, pour éviter la grande chaleur sur la route, et j’avais conseillé une tenue confortable pour nous permettre des échappées par des chemins non carrossables : il fallait que, si l’occasion, provoquée ou non par la témérité de la belle s’en présentait, nous pussions nous perdre un peu en des lieux délicieusement tentateurs que je connaissais bien.

Quand, au petit matin, à l’heure dite, elle a descendu le perron au bas duquel je l’attendais, je vis qu’elle avait consciencieusement suivi mon avis : Elle m’est apparue, sous le soleil oblique qui auréolait déjà son chapeau de paille tressée à larges bords, sorte de capeline comme en portent les femmes du pays pour les foins, en véritable nymphe des collines, dans une tenue légère, très mobile, tout à fait propre à stimuler mes appétits bucoliques naissants. Elle avait ceint sa taille d’une ample jupe de coton aux motifs imprimés de teintes claires dans un camaïeu de bleus qui donnait plus d’éclat encore à la blondeur de ses cheveux et densifiait le ton myosotis de ses yeux félins. Un corsage blanc, d’une étoffe soyeuse brodée de fins motifs bleus aussi, laissait admirer ses bras et parfois une épaule quand elle se penchait pour cueillir une fleur ou observer un insecte. Des sandales à fortes semelles de cuir, dont les lanières espacées s’enroulaient autour des chevilles, complétaient sa tenue… champêtre. Point de bijoux ni de fard, mais un teint à faire tourner la tête à tous les papillons du matin !

Après une petite heure à cahoter sur des chemins de crête d’où je lui montrais au loin les villages perchés surplombant, sous un ciel sans nuages, des vallons sculptés en restanques plantées d’oliviers ou tapissées de genêts en broussaille et de lavandes sauvages, la chaleur croissante me fournit un prétexte pour proposer qu’on abandonnât le cabriolet pour gagner en contrebas, par un ruisseau asséché puis des sentiers herbeux plongeant dans une gorge en sous-bois, une jolie petite cascade au pied de laquelle j’avais décidé que nous déjeunerions.

En cette période de l’année, la rivière qui avait creusé ces gorges coulait sans bruit, à petit débit, sur un lit de cailloux dorés, ralentie encore, jusqu’à donner l’illusion d’une parfaite immobilité, par quelques blocs éboulés dont l’accumulation ne laissait passer par endroits qu’un mince filet d’eau. Ces barrages transformaient alors ce qui n’était plus qu’un simple ruisseau en une succession inattendue de baignoires naturelles qui faisaient la joie, durant la belle saison, des rares privilégiés qui les connaissaient.

Les seules sources que l’été ne tarissait pas et qui alimentaient encore cette rivière provenaient de réseaux souterrains qui sourdaient dans la paroi même des gorges. La plus importante en était « notre cascade », comme nous la nommions, Leporello et moi dans notre adolescence. Cette eau surgissait à une trentaine de mètres au-dessus de nos têtes et tombait quasi verticalement dans une vasque de rocher poli, accompagnée dans sa chute majestueuse par une longue écharpe de brume glacée qui s’irisait aux rayons du soleil. Ce voile continu de minuscules gouttelettes permettait alentour la survie d’une végétation étonnamment verte, même au cœur du mois d’août. Les pierres s’étaient vêtues de mousse et la terre de fougères et d’herbe tendre.

Et c’est donc là que j’ai conduit une Elvire tout émerveillée déjà par les beautés traversées dans la matinée. Son visage était transformé : ses joues rosies par l’effort, ses yeux brillants de fatigue et de bonheur, ses cheveux légèrement décoiffés dont quelque mèches très fines collaient délicatement à son cou et au front qu’elle offrait avec délices à la caresse de la brise mouillée, son nez aux ailes transparentes, sa bouche – Dieu que je désirais, dans ces instants, baiser cette bouche, goûter les perles d’eau fraîche qui naissaient sur ces lèvres cerise ! – tout en elle était ravissant dans cette lumière dorée, troublant dans notre isolement.

Elle s’était assise près de l’eau avec un geste gracieux de la main pour rabattre le gonflement de sa jupe, et avait défait ses sandales pour rafraîchir ses jolis pieds dans le courant.

Je m’étais installé près d’elle, un peu en retrait, et je pouvais admirer aussi sa nuque, ses oreilles si fines, translucides au soleil. Un contre-jour propice me laissait entrevoir la forme émouvante d’un jeune sein si délicatement tenu dans son corsage léger. Impossible d’imaginer qu’elle l’eût déjà livré à une caresse d’homme. Vierge je la voulais et elle l’était assurément. Plus je la contemplais, plus j’en étais convaincu et cela accroissait encore mon désir. Rien de rationnel ici, je l’avoue ; pourtant l’expérience, dans ce domaine, a toujours démontré ma perspicacité.

Elle répondait par phrases très courtes, presque ennuyées aux propos polis que je lui adressais ; et je compris bien vite qu’elle ne voulait pas prendre l’initiative d’une réelle conversation, qu’elle attendait de ma part, en somme, bien autre chose que des mots, et qu’elle laissait d’instinct – ou à dessein – languir nos échanges, peser les silences pour que ce qui devait advenir ne fût plus ni évitable ni retardé.

Un soupçon alors me traversa l’esprit qu’elle n’était peut-être pas si pure ; il se dissipa bien vite quand, ayant doucement posé ma main sur sa nuque brûlante, je la sentis tout entière trembler comme un animal affolé. Elle ne la repoussa pas. Dans son abandon à la caresse qu’elle avait à l’évidence désirée et provoquée je ne vis ni apaisement ni triomphe, mais une sorte de reconnaissance, toute craintive cependant. Et ces quelques mots : « Tu as mis bien du temps à te décider », ce tutoiement inattendu, comme adressé à un nigaud par une personne d’expérience, ce ton qu’elle voulait rassurant quand je sentais sous ma main la violence de ses battements de cœur, tout me prouvait – et cela m’enchantait – qu’elle me croyait amoureux, mais très timide et que, éprise aussi, elle n’avait trouvé d’issue que dans la capitulation de sa pudeur devant la crainte que je lui échappasse.

Après les premiers baisers qu’elle accueillit avec une touchante maladresse et qu’elle n’osait encore me rendre, je choisis de jouer en plein le rôle qu’elle m’avait attribué de l’amant inexpérimenté. Puisqu’elle avait décidé de me conquérir, autant voir jusqu’où irait son audace. Cette situation ne manquait pas de piquant ! Je sentais qu’elle redoutait plus que tout, dans ce qu’elle entreprenait, des ébats sans lendemain, un jeu sans conséquences qui serait oublié dès son départ, et qu’elle me voulait donc séduire à merci. Et moi, je me délectais de jouer la proie quand Elvire se déguisait en chasseresse.

Elle me « permit » des caresses, « offrit » à mes mains, à mes lèvres, une peau frémissante qu’elle eût farouchement cachée une heure auparavant. Il était à l’évidence hors de question de conclure et je m’en tins à ces offrandes. D’ailleurs, si avec un peu plus de ruse je fusse parvenu à une victoire complète, la peur qu’elle en eût sans doute éprouvée lui eût sans doute interdit l’accès aux plaisirs dont je lui faisais espérer les délices et m’eût privé, moi, des caresses en retour que prodigue à l’envi une femme heureuse. Sans compter la faillite du jeu si amusant qu’elle nous faisait jouer.

Sur le chemin du retour vinrent les confidences. C’est là qu’Elvire m’avoua comment elle avait deviné « mon secret » et fait ce qu’il fallait pour provoquer notre intimité et me donner le courage de me déclarer. Puis elle me raconta sa petite vie, les longues solitudes dans sa chambre pour éviter un père qu’elle disait détester et les conflits avec une mère qu’elle méprisait de supporter sans vraiment réagir les humiliations que lui faisait subir son époux. Comme « innocemment » je l’y encourageais, elle en vint à évoquer le mariage et affirmer avec une violence mal contenue son aversion pour une institution qui était à n’en pas douter, à son avis, le pire dommage qu’on pût infliger à l’Amour ; que ce lien était à proscrire absolument des projets d’avenir entre deux amants sincères. Et elle cita à l’appui de sa thèse maints exemples tous tirés d’une littérature romanesque dont elle meublait son ennui. Si je fus un peu effrayé quand elle aborda ce sujet, les idées qu’elle développa me rassurèrent. Mais l’amour, surtout dans les premiers temps, demande de l’enthousiasme et une humeur joyeuse, une insouciance et une confiance partagées. Cette manière de désespoir ne convenait pas à légèreté que je souhaitais dans notre commerce, surtout si Elvire en devait jouer la maîtresse. Lors, pour remettre un peu d’ordre et de foi dans ce cœur meurtri, je me mis, à mon propre étonnement, à défendre ce que je fuyais d’ordinaire avec toute mon énergie. Je puisai dans le même répertoire littéraire quelques contre-exemples tout aussi romanesques puis j’énonçai toutes sortes de théories dont, bien évidemment, la fragilité ne m’échappait pas, mais que je jugeais propres à toucher un esprit simple, comme, par exemple :

« Si une maison s’écroule, est-ce la faute de la maison, ou celle du maçon ? »

« Si, pour exécuter un duo, on choisit des interprètes inexpérimentés ou des instruments mal accordés, quel résultat peut-on espérer, et la faute en sera-t-elle à la musique ?

— Mais, et si cette musique était réellement mauvaise, objectera-t-on ?
— Eh bien, les médiocres, n’est-ce pas, ne peuvent jouer que des partitions médiocres. Pourquoi les gens d’esprit chercheraient-ils leur bonheur dans ce qui est vulgaire ?

Par mon ton rassurant, mon autorité soudaine et inattendue, j’ai fini par persuader à Elvire que notre rencontre – dont je voulais bien lui attribuer tout le mérite, mais qui avait certainement la faveur des astres – était à l’évidence celle d’êtres choisis, de cœurs d’exception, et qu’elle, Elvire, ne devait redouter que le ternissement de ses propres élans, de son inclination pour moi… ce dont elle se promit bien de me montrer l’absurdité.

Quand, rendus chez la tante, nous nous sommes séparés, c’est avec la promesse de nous revoir dès l’hiver suivant et de nous écrire, en attendant, tous les jours que Dieu ferait. Et cette correspondance, qui fut très abondante, en effet, m’offrit l’occasion d’un jeu que je pratiquais quelquefois et qui m’amusait fort : en réponse aux lettres d’Elvire, tout empreintes d’une sentimentalité naïve où perçait parfois un soupçon de tristesse, j’envoyais de véritables tartines de huit à dix pages débordantes d’incongruités ou de banalités consternantes, mais sur un ton qui ne laissait aucun doute, n’est-ce pas, sur mon intention d’impatienter leur destinataire qui pouvait y trouver, pèle-mêle, de hautes considérations philosophiques sur des sujets n’intéressant personne, des « citations » latines de mon cru et sans aucun sens, des fragments de poèmes célèbres tournés en dérision par l’ajout de sentences grotesques et le tout, bien sûr, dans le style de la plus sincère déclaration d’amour. Puis, pour ne pas décourager ma lectrice, je terminais par des allusions plus tendres, mais dont, évidemment, je modérais l’expression par un ton badin ou par l’ajout d’une épigramme parfois leste dont j’imaginais, riant en moi-même, les conséquences colorées sur son front de pucelle. De temps en temps, un post-scriptum un peu nostalgique révélant une tendre émotion au souvenir de certaine journée d’été parachevait le tout.