Le fil de soie - Ghyslaine Huin - E-Book

Le fil de soie E-Book

Ghyslaine Huin

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Beschreibung

"Le fil de soie" déroule la destinée de trois femmes remarquables, prises dans le tumulte d’une époque de bouleversements profonds, dans la Picardie du XIXᵉ siècle. Marie-Barbe, nourrice sans emploi, se voit confier Rosalie, une enfant de l’Assistance, tandis que Célestine, matriarche de cette lignée, incarne la résilience face aux défis de l’industrialisation naissante. Quels mystères se cachent derrière les regards de ces femmes intrépides ? Quels secrets enfouis influencent leurs pas et sculptent leurs choix ? Ce roman est une fresque sociale où s’entrelacent mémoire et filiation, offrant un tableau empreint d’authenticité et de résonance universelle.

À PROPOS DE L'AUTRICE 

Journaliste, Ghyslaine Huin s’appuie sur ses études littéraires classiques et son expérience pour façonner sa plume. Avec "Le fil de soie", elle signe une œuvre singulière, née d’une minutieuse recherche dans les archives régionales.

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Seitenzahl: 382

Veröffentlichungsjahr: 2025

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Ghyslaine Huin

Le fil de soie

Roman

© Lys Bleu Éditions – Ghyslaine Huin

ISBN : 979-10-422-5277-9

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Première parution en 2008, réédition 2024.

À Rosalie

Les mots heurtent le front comme l’eau le récif ;

Ils fourmillent, ouvrant notre esprit pensif

Des griffes ou des mains, et quelques-uns des ailes ;

Rêveurs, tristes, joyeux, amers, sinistres, doux,

Sombre peuple, les mots vont et viennent en nous ;

Les mots sont les passants mystérieux de l’âme.

Victor Hugo, Les Contemplations

Chapitre I

En cette année 1823, loin des tumultes parisiens de la Restauration, Seboncourt se confondait dans l’anonymat absolu de ces villages français sans glorieux patrimoine ou passé historique.

Terre de passage, ce gros bourg étalait sa grisaille dans une plaine picarde dont les seuls reliefs étaient constitués par la forêt domaniale en lisière d’horizon et trois moulins à vent. Un axe routier des plus rudimentaires le reliait à la ville la plus proche, où l’on se rendait généralement à pas d’homme, car la distance était relativement courte.

Ses maisons, petites et basses, s’accrochaient, se serraient les unes aux autres dans une totale monotonie de couleur et de forme jusqu’à ne paraître être qu’un seul et unique bâtiment courant tout autour de l’église, sans commencement ni fin, traversé çà et là par une chaussée de terre noire et grasse qui collait aux sabots.

Une humidité latente suintait dans les moindres recoins.

Il n’y avait point de lavoirs aux gaies chansons, point de lieux de rencontre aux accolades familières, juste un alignement de portes au seuil desquelles on se chuchotait les nouvelles, un cabaret où l’on tentait d’oublier, rien qu’un temps, un quotidien aussi morne qu’absurde, et quelques maigres commerces pour faire face au strict nécessaire lorsqu’on le pouvait.

Certes, aux alentours, il y avait bien aussi une très grosse ferme, d’ailleurs une des plus importantes à vingt lieues à la ronde, et quelques autres plus modestes, une quinzaine de bâtisses bourgeoises, et une sorte de maison forte autrefois pompeusement appelée château, qui était depuis longtemps le domaine des ronces. Seuls, de multiples jardinets potagers faisaient office de décor.

Le village comptait enfin, naturellement, des personnages d’importance toute locale : le Maire, le Curé, une poignée de rentiers, une sage-femme, ou plutôt une de ces matrones officiant comme accoucheuse, dont l’expérience respectable en faisait la personnalité féminine incontournable de cette communauté, et un malheureux instituteur, qui servait le plus souvent de clerc municipal (car il avait une fort belle écriture), tant sa classe était peu fréquentée, en dépit de timides recommandations préfectorales.

Pourtant, au-delà de ces apparences, la commune était riche, riche de centaines de mains besogneuses, grandes et petites, jeunes et ridées, occupées jusqu’à l’obsession, au fil des heures du jour, de la nuit parfois lorsqu’il y avait de la chandelle, des saisons, par une seule et même tâche : tisser, et les ruelles bruissaient continuellement du cliquetis métallique des métiers à bras qui trônaient comme autant de trésors dans la majorité des maisons.

Le travail était dur, payé bien chichement, mais il y avait du travail, beaucoup de travail, donc du pain, et cette perspective attirait nombre de pauvres hères des villages proches, et de plus loin encore.

Ceci avait pour effet de contribuer largement à la réputation de Saint-Quentin et Bohain, villes commanditaires, et d’être renommées jusqu’à la Cour de France même, qu’elles fournissaient en délicats ouvrages de linon, de batiste, en somptueux châles de soie et de cachemire qui chatoyaient sur les robes de bal, ou bien tout simplement en coupons d’étoffes variées que la finesse de leurs dessins et leur trame sans défaut rendaient exceptionnelles.

Cette année-là, l’automne arriva sans que l’on s’en rendît vraiment compte, tant il était chaud.

Vint cette soirée d’octobre.

C’était l’heure où la terre encore tiède s’enveloppait d’un manteau de brume évanescent, tandis que le crépuscule transperçait le bocage de lames ardentes et irrégulières, formant un clair-obscur. Comme à l’accoutumée, le bourg s’assoupissait peu à peu dans un silence aussi soudain que relatif, veillé par la haute tour du clocher de l’église, autour de laquelle voletaient quelques pipistrelles. Au loin, on entendait les meuglements assourdis des vaches de la ferme de Hennechies réclamant la traite du soir.

Célestine Broquet se hâtait dans la rue de l’Église.

La soixantaine carrée, la coiffe solidement plantée sur des cheveux grisonnants, la poitrine généreuse, cette matrone avait vu naître plus de la moitié du village. D’une bonté bourrue, elle avait son franc-parler, une logique impitoyable et lucide, et, surtout, une redoutable répartie aussi prompte que désarmante. La grande majorité des femmes de cette humble communauté ouvrière – que l’indigence et la misère avaient soudées presque fraternellement – l’écoutaient et la respectaient comme une sorte de chef ou de porte-parole, sans doute parce qu’elle était plus à même que n’importe qui de les comprendre et de partager leurs souffrances.

Célestine allongea le pas : elle avait été mandée en urgence chez Marie-Barbe Bertout qui était en couches de son premier-né. La petite maison se situait chemin Branne, tout au bout du village. Là, un groupe de voisines l’attendait aussi impatientes qu’inquiètes :

« Ça se passe mal la Célestine, faut faire quelque chose, la pauvre va y passer ! »

La matrone ne répondit pas. Elle ne connaissait que trop bien cette atmosphère lourde et oppressante, annonciatrice d’un de ces drames si courants qu’ils en devenaient banals : la naissance d’un enfant, sa mort ou celle de sa mère… ou des deux.

Au village, naissance n’était d’ailleurs pas souvent synonyme de joie, mais signifiait la plupart du temps une bouche de plus, presque toujours de trop, à nourrir. Dès lors, lorsque le petit y restait, certes, on invoquait la fatalité avec résignation et dignité, mais on pensait tout bas, tout crûment, qu’en fin de compte c’était mieux ainsi ! D’autant que l’année suivante il y aurait une autre naissance, puis une autre l’année d’après, et ainsi de suite…

On n’y pouvait rien, la vie était comme ça, et l’on se consolait en disant que cela ferait un ange de plus au ciel qui prierait et veillerait sur la famille. Et puis, comme pour faire pardonner cette indifférence apparente, chaque enfant à naître portait très souvent le prénom du défunt qui l’avait précédé. C’était une délicate manière d’en perpétuer simplement le souvenir.

« Mais cette fois, non, ça n’arrivera point », se dit-elle résolument en pinçant les lèvres, puis, se tournant vers les femmes éplorées, elle répondit :

« L’Bon Dieu y fera point une chose pareille, parce que c’est t-y pas une vraie misère, rien que de penser aux tourments qu’a déjà endurés cette pauvre fille malgré ses vingt printemps ! »

« T’as ben raison », renchérit Marguerite Caille en sortant du groupe de femmes, « on la connaît toutes son histoire et elle est pas ben gaie, hein vous autres !

Tu parles d’un sort pas juste : à peine épousée, vl’a t’y pas qu’elle perd son homme au bout de quelques mois, emporté aussi vite que ça par cette chienne de mauvaise toux… En plus, l’avait déjà plus ni père ni mère ! Ben ouais, on pourrait rêver mieux ! »

« Faut dire qu’elle a ben du courage tout d’même, parce que c’est pas les quelques sous qu’elle gagne à être noueuse qui nourrit sa femme, pas vrai ?! » ajouta Victorine Houcq, une autre voisine.

« Oui da, tu l’as dit juste, pour sûr, c’est qu’nous aussi on mange à cette écuelle-là, et elle est pas ben copieuse, mais on a quand même n’tre homme ça compte, pi pas qu’un peu ! » reprit Marguerite en hochant la tête.

« Y a pas à tortiller, on la connaît toutes par cœur cette chanson-là, et c’est pas une berceuse ! » marmonna Célestine, les poings sur les hanches.

« Et si encore ça eût été un cas, un seul, dans le village, comme une malchance ! mais que nenni, c’est toujours cette satanée vie d’misère, et l’Marchand qui respecte rien ni ch’tiots, ni vieux, et c’est comme M’sieur l’Curé, y peut prendre sa belle voix à la grand’messe du dimanche, et parler, pati-pata, de sacrifice et de rédemption, et de j’ne sais quoi encore qu’on comprend même pas, ça y fait une belle jambe à la femme Bertout et pour sûr ça y ramène ni le Louis ni du pain, que des larmes ! »

Elle se signa rageusement et entra dans la maisonnette suivie par les voisines.

Ce n’était en fait qu’une modeste pièce au plafond bas. Une paillasse, une table, quelques chaises et un vague bahut en constituaient l’unique mobilier. Le sol était de terre battue. Pas de rideaux à l’étroite fenêtre. Dans un coin, une petite cheminée donnait le peu de lumière et de chaleur. Cela sentait l’humide, le renfermé, le sang, la misère quoi.

Marie-Barbe, blanche comme un cierge, recroquevillée sur une chaise dans une chemise tachée, poussait par instants des cris d’animal martyrisé. Ses longs cheveux filasse, poisseux de sueur, entouraient son visage émacié, déformé par la douleur. Célestine s’approcha doucement :

« Alors, ma ch’tiote fille, ça va pas à c’qu’on m’dit ? »

« J’ai mal, la Mère, je n’y arrive point, j’vais mourir pour sûr, hein qu’tu vas m’sortir de là, pas vrai ! » sanglotait-elle.

À demi consciente, la jeune femme confondait la matrone avec sa propre mère, et s’agrippait à elle désespérément.

« Allonge-toi, que j’y vois comme ça s’passe », puis, se tournant vers les autres femmes, elle ajouta :

« Secouez-vous, vous autres, restez pas les bras ballants, activez donc le feu et faites bouillir de l’eau, et portez tout ce que vous trouverez de charpies.

Allez, ne lambinez pas, et puis, crénom de nom (elle retint un juron bien senti), trouvez donc une chandelle, on-y voit c’me dans le croupion d’une poule ici ! »

Sans mot dire, les femmes s’affairèrent.

Célestine fronça les sourcils : l’enfant se présentait par le siège, c’était la pire des situations, car il avait peu de chance de sortir vivant. Certes, ce n’était pas la première fois, tant s’en faut, qu’elle devait affronter pareille naissance et elle savait comment s’y prendre, mais ces gestes précis, que se transmettaient les accoucheuses en grand secret, étaient difficiles à exécuter et, le plus souvent, inefficaces, ce qui laissait libre champ à la mort d’accomplir malheureusement son office.

Les femmes lucides demeuraient silencieuses : elles sentaient le danger et comprenaient d’instinct qu’il fallait agir vite.

Marie-Barbe, haletante, perdait ses forces un peu plus à chaque minute qui passait. La matrone, le visage fermé, retroussa ses manches et commença à lui masser vigoureusement l’abdomen dans un sens bien précis, puis, après un long moment, elle chuchota sans lever la tête :

« Allez, les filles, passez-moi un peu d’eau, et tenez-lui solidement les jambes, faut pas qu’elle bouge. »

Elles obéirent sans discuter, en se tordant le cou pour mieux voir, comme hypnotisées par la dextérité des doigts de l’accoucheuse, qui plongèrent en un éclair dans le vagin de la jeune femme, pour achever de repousser l’enfant et l’amener à basculer sur lui-même aussi prestement que les paysans avaient coutume de le faire lorsqu’une vache vêlait mal.

Marie-Barbe se mit à hurler en cadence, ce qui fit sursauter tout le monde. Mais, aussi extraordinaire que cela puisse paraître, la manipulation avait réussi du premier coup : l’enfant se trouvait miraculeusement bel et bien la tête en avant, en bonne position pour sortir.

« C’est point l’heure d’être douillette, ma fille, y vient, j’vois ses ch’veux, alors pousse dont maintenant un grand coup, faut qu’y sorte, allez, encore, encore ! » l’encouragea-t-elle.

Chacune retenait son souffle, prenant la douleur à son compte, l’une épongeant le front de la parturiente, l’autre tenant la chandelle à bout de bras, l’autre encore bouchonnant un coin de son tablier pour masquer son angoisse. Et cela dura et dura… Le temps n’avait plus d’importance d’ailleurs, suspendu qu’il était à ce petit bout d’être qui luttait farouchement pour vivre. Et puis, il y eut cet énorme cri de délivrance suivi, comme un écho, par un vagissement sourd : l’enfant de Marie-Barbe était enfin né et respirait, c’était un joli garçon et l’aube pointait.

Les yeux clos, la jeune femme épuisée pleurait, mêlant tristesse et joie. Elle prit la main de la matrone et la baisa :

« Je n’ai rien à te donner », dit-elle dans un souffle.

« Repose-toi, ma fille, et ne te tourmente point d’çà, car pour cette fois l’Bon Dieu y a été correct et c’est mon salaire.

Portez-lui du bouillon, vous autres, ou quelque chose à manger, c’est pas fini, elle va avoir besoin de force, de beaucoup de force. J’m’en retourne, mais j’reviendrai dans quelque temps ».

Oui, pour cette fois, Célestine avait gagné sa bataille sur le sort ; c’était comme un drapeau, une lueur rose, et l’atmosphère se détendit d’un coup, comme une soupape qui relâche. Les femmes riaient nerveusement et se dandinaient, ne sachant quelle attitude prendre. Finalement, elles s’effacèrent en silence, respectueusement, pour la laisser passer. Bien fatiguée, elle rentra chez elle.

Quelque chose ne cessait de la tourmenter : qu’allaient devenir maintenant cette malheureuse enfant avec son nouveau-né ?

Elle ne pouvait s’ôter cette idée de l’esprit. Il y avait déjà tant de crève-la-faim au village, tant de gamins faméliques laissés pour compte, sans soins, avec aussi peu de nourriture que pour des moineaux, celui-là était bien parti pour en rejoindre le bataillon, s’il survivait. Que faire ?

Le jour suivant arriva vite, et avec lui la matrone tint parole et revint voir la jeune accouchée.

Elle n’était pas seule : dans la matinée, elle avait forcé la porte de Dame Eugénie-Louise Evrard, veuve bourgeoise rentière de son état, qui se complaisait, de temps à autre, à faire quelques charités par-ci par-là. Célestine, ne s’embarrassant point de civilités, expliqua sans détours le dénuement réel dans lequel se trouvait la jeune mère, et lui demanda assistance, avec juste ce qu’il fallait de politesse.

Dame Eugénie-Louise détestait la mise très ordinaire de la mère Broquet, mais par-dessus tout, elle redoutait la vivacité de sa langue qui avait tôt fait de défaire les réputations. Aussi, en bonne paroissienne, accepta-t-elle de l’accompagner sans trop de réticence, bien qu’elle ignorât sciemment ce quartier pauvre, comme s’il avait été une terre étrangère. En temps normal, elle se sentait d’ailleurs absolument incapable de s’y rendre seule, tant elle n’en comprenait ni les gens, ni leur quotidien et encore moins leur vocabulaire, car ils s’exprimaient tous en picard plus facilement qu’en français, ce qu’elle considérait comme des plus vulgaires, une langue du peuple tout à fait impropre à ses yeux, qui marquait une frontière définitive entre son monde et le leur.

La maisonnette avait été soigneusement balayée et rangée par les voisines obligeantes, de même que les linges tachés de l’accouchement avaient été lavés et étendus. Un bon feu crépitait dans la cheminée. La naissance miraculeuse de Charles étant l’évènement du jour, quelques ouvrières étaient venues rendre visite à la femme Bertout, et s’attardaient à son chevet pour lui tenir compagnie, en devisant gaiement.

L’arrivée inopinée de la rentière et son élégance froufroutante fit sensation, et les bavardages s’arrêtèrent instantanément, tant le contraste était saisissant.

Bientôt pourtant, les femmes présentes ne purent s’empêcher de ricaner sous cape et de se donner des coups de coude à voir les minauderies écœurées de la dame qui se tamponnait le nez avec son mouchoir de dentelle. Célestine, furieuse, les yeux exorbités, leur intima l’ordre discrètement d’arrêter les moqueries d’un geste sec et muet. Chacune s’écarta donc avec mauvaise grâce, en esquissant une petite révérence impertinente et… un sourire en coin.

La veuve Evrard n’était pas venue les mains vides : dans un large panier, elle apportait de la soupe épaisse avec un peu de viande bouillie, une grosse miche de pain, quelques pommes et des vêtements. Un vrai luxe qui la rendit tout à coup un peu plus sympathique, et presque humaine aux yeux de toutes. C’était comme une sorte de réhabilitation qui gommait un peu les différences.

La jeune femme reposait, sereine et proprette, son enfant serré contre elle.

« Merci, ma bonne dame, merci », ne cessait-elle de murmurer comme une litanie.

« Alors ma fille, comment c’est t-y qu’ça va ? » demanda Célestine.

Tout en parlant, elle lui troussa prestement la chemise, tandis que Dame Eugénie-Louise, offusquée, détournait les yeux avec pudeur, lui tâta le ventre en hochant la tête, puis les seins et ajouta :

« Y a du lait là-dedans et en quantité pour l’nourrir, c’est toujours ça pour sûr, mais y sont durs c’me d’la pierre. C’est pas bon signe.

Prends pas assez ton ch’tiot et, si ça passe point, j’te garantis qu’y va y avoir des humeurs dangereuses et vous y passerez tous les deux.

Faut faire des compresses d’eau bien chaude et t’les appliquer dessus vite fait. Ça t’fera couler l’lait comme au pis d’la vache et ça t’soulagera, et pis tu prendras ce bouillon d’herbes que j’avions apporté, ça t’remettra en santé aussi rapidement que j’te l’dis.

Et maintenant ? Ma belle, qu’est-ce que tu comptes ben faire de ta vie ? »

« J’sais pas, j’y ai point songé encore, j’suis tellement fatiguée !

Tout ce que j’sais, c’est qu’j’y arrive point toute seule, alors avec lui ça sera pire, surtout sans père, j’vais devoir travailler encore plus dur ! » répondit Marie-Barbe dans un soupir.

« Écoute bien ce que j’te dis, ma ch’tiote fille, t’auras beau t’échiner comme un bestiau à la besogne, ici t’auras pas plus d’aisance et ton ch’tiot y crèvera la faim.

T’as personne dans ton lit, va donc voir la Meneuse et loue-toi comme nourrice, c’est ça ta chance et pas une autre. »

Marie-Barbe resta interloquée par la proposition.

« Mais ici, y-a point de nourrice ! »

« C’est point d’ici que j’te cause, mais d’la ville. T’iras loger chez des gens bien comme y faut, tu mang’ras tout ton sou, en plus t’auras d’l’argent, Dame c’est que l’bon lait d’la campagne ça se paie et comptant en plus ! » ajouta Célestine en donnant un coup de coude goguenard à Eugénie-Louise, de plus en plus mal à l’aise.

« Et tu t’en r’tourneras au pays aussi grasse et dodue qu’une nonne, dis donc, et plus riche que nous toutes réunies en plus ! » acheva-t-elle en riant.

« J’sais pas, j’sais pas, j’y crois point, c’est sornettes que tout ça. Et pis j’connais pas la ville, ça m’fait peur ».

Eugénie-Louise effaça un pli imaginaire de sa robe, rajusta son chapeau et, tortillant ses gants de peau pour se donner une contenance, se décida enfin à sortir de son mutisme réservé :

« Écoutez, ma chère enfant, vous avez un beau garçon qu’il va falloir élever convenablement et chrétiennement. Célestine est la voix de la sagesse, comme toujours », dit-elle doucereuse, « et je vous engage fortement à suivre son conseil, et avec l’aide de Dieu, qui aime et protège ses pauvres brebis égarées, vous vous en sortirez très bien, vous verrez. »

Ces paroles châtiées amenèrent un sourire narquois sur le visage ridé de la matrone, mais ce n’était pas le moment de glisser quelques phrases ironiques, mais pour sûr, elle ne manquerait pas de le faire une autre fois, dès que l’occasion se présenterait.

« Alors, c’est dit, j’reviendrai bientôt avec la Mère Julienne et nous causerons. En attendant, faut qu’tu manges, si elle te voit sèche comme un hareng, elle te prendra point ! »

Marie-Barbe n’osa pas répondre. Elle était gênée par la tournure de la conversation, et la perspective d’être livrée à elle-même, seule avec son fils, chez des étrangers de surcroît, loin de ce village qui avait été jusque-là son unique horizon, la terrifiait.

Son regard chercha celui de Victorine Houcq, comme un appel au secours.

C’était un petit bout de femme sans apprêt, calme et réfléchie, avec des joues bien rondes, rouges comme de bonnes grosses pommes mûres. Elle s’était mariée très jeune, mais elle vivait seule la plupart du temps, car son époux était soldat de métier, ce qui était, en l’occurrence, plutôt singulier chez ces gens, tous ouvriers de génération en génération.

Elle n’avait pas eu d’enfant non plus jusque-là, aussi passait-elle le temps (lorsque son travail de tisseuse lui laissait quelque répit, ou lorsqu’il ne fallait pas aider aux champs dans la grande ferme d’Elisabeth Baudeauducq où son frère servait comme premier valet) chez l’une ou chez l’autre, mais le plus souvent chez Marie-Barbe, car leur solitude commune avait noué entre elles une sorte de parenté tacite et sincère. Sensiblement de son âge, elle la savait fragile et vulnérable, et elle se sentait si responsable d’elle qu’elle s’était fait un devoir de la conseiller et de la soutenir comme l’aurait fait une grande sœur.

Pour cette fois, Victorine fit mine de ne pas comprendre, et, évitant ostensiblement les yeux de son amie, elle ne broncha pas.

Intuitivement, elle la sentait trop lasse encore, trop nerveuse, pour entendre et apprécier un quelconque langage raisonnable. Et, bien qu’en son for intérieur elle sut pertinemment que Célestine Broquet avait raison, elle décida, dans le temps présent, de ne faire aucun commentaire et d’attendre le moment opportun pour revenir sur le sujet.

Plusieurs jours, puis des semaines passèrent ainsi.

Nécessité obligeant, Marie-Barbe s’était remise presque aussitôt au travail, et allait de tisseur en tisseur exercer sa profession ingrate mais indispensable, qui consistait à nouer manuellement l’un après l’autre les dizaines et les dizaines de fils permettant de relier un roule vide à un roule plein afin que le tissage puisse se continuer.

Cette opération fastidieuse, qui durait souvent deux à trois jours de rang, requérait à la fois concentration, une extrême délicatesse, et surtout une grande dextérité. Les yeux rougis à force de fixer la chaîne larmoyaient souvent de fatigue, et les doigts s’entaillaient facilement au contact des fils coupants, mais il ne fallait surtout pas saigner, car un nœud taché dévalorisait la toile. Rien d’autre ne comptait.

Malgré le soin apporté, le nouage n’était pas toujours correctement exécuté, car la règle et l’intérêt de tous consistaient, nonobstant la difficulté de la manœuvre, à travailler avec la plus grande célérité : un métier arrêté ne gagnant pas son pain.

Le monde du tissage était impitoyable, et pour ces gens, que les tâches faisaient dépendre étroitement les uns des autres, lorsque tel était le cas, c’était une catastrophe qui compromettait en cascade le salaire de tous, en fournissant un prétexte facile, un de plus, au Fabricant pour rejeter ou sous-payer une pièce jugée très vite comme étant défectueuse.

On avait trouvé une sorte de berceau pour loger le petit Charles (un petit lit bricolé maladroitement, qu’on se passait en fait dans tout le quartier au fur et à mesure des naissances), et chacune avait amené qui des langes, qui un bonnet.

Entre voisins, on se débrouillait aussi pour donner à la jeune femme quelques pommes de terre, un bout de pain, ou une soupe de gruau, parfois des œufs ou un peu de lait, ce qui avait permis de la remettre sur pieds d’autant plus vite que cette sollicitude coutumière et spontanée lui réchauffait le cœur.

L’histoire de la nourrice était presque complètement oubliée.

Puis le froid s’installa soudainement, et avec lui, chacun savait qu’il allait devoir recommencer, encore et encore, à affronter le pire.

Depuis quelques jours, une pluie glacée ne cessait de tomber, vous transperçant jusqu’aux os, alourdissant et raidissant le bas des robes des femmes jusqu’à leur donner une étrange démarche gauche.

Le vent s’agrippait aux branches en grosses rafales, balayant avec violence les quelques feuilles jaunies qui s’y accrochaient encore. On avait beau se bourrer les sabots de paille pour avoir un semblant de chaleur, et aussi les préserver, rien n’y faisait, et à force de patauger dans la boue de la chaussée détrempée, ils se fendillaient.

Pour échapper tant bien que mal aux affres du temps, toutes les portes s’étaient refermées sur une promiscuité insoutenable : des familles entières, père, mère et nombre d’enfants de tous âges, parfois les anciens aussi, s’entassaient en vrac dans la même pièce, la nuit souvent comme ils le pouvaient, quelquefois dans un seul et même lit, laissant une place prépondérante, souveraine, au métier à tisser, ce qui rétrécissait davantage encore, s’il pouvait l’être, l’espace de vie.

Ce huis clos, confiné à l’extrême, décuplait le bruit incessant de la machine qui ébranlait le sol et martelait les tympans pendant des heures et des heures jusqu’à vous rendre sourd ; et puis il y avait aussi cette odeur nauséeuse, épaisse, sournoise de suie, de chandelle consumée, qui imprégnait les habits, le tissage qu’elle teintait aussi subtilement et sans distinction d’un voile noirâtre.

Le village s’était ainsi brusquement figé comme pour mieux s’économiser.

Les vêtements trop peu épais ne protégeaient pas du froid, pas plus qu’ils ne séchaient, et l’on se sentait aussi mal dedans que dehors.

Comme chaque année, cette toux grasse et rauque tant redoutée était réapparue, et gagnait et déchirait nombre de poitrines, allant jusqu’à porter le sang à la bouche en des quintes si violentes qu’elles en coupaient le souffle. C’était comme une chanson triste dont le refrain se reprenait à l’unisson, et que seul le bruit des métiers parvenait à couvrir.

Tous étaient conscients que les plus faibles d’entre eux ne résisteraient pas cette fois encore à cette saison maudite.

La faim se faisait d’autant plus sentir que la terre gelée des jardinets potagers, qui agrémentaient tant bien que mal l’ordinaire, ne donnait plus rien, et qu’il n’y avait pour ainsi dire pas de provisions au garde-manger.

C’était aussi le temps où le regard des enfants devenait encore plus insoutenable.

Comme toujours dans une communauté pauvre, les gens s’entraidaient, se débrouillaient plutôt mal que bien, mais l’épicier ne faisait pas plus de crédit pour autant, pas plus que le Marchand se montrait généreux. Ils demeuraient le plus souvent impuissants à soulager la détresse des leurs, subissant la fatalité de leur sort en silence, avec une dignité résignée, sans penser à se révolter, sans même songer à partir vers d’autres cieux plus cléments, car nul d’entre eux, ni leurs parents, ni leurs ancêtres n’avait jamais connu d’autre vie.

Leur quotidien se résumait ainsi à tenter d’échapper à cet ennemi qui engourdissait leurs doigts, rendant le travail plus lent et d’autant plus pénible s’il pouvait l’être encore.

Dans les rues désertées, on ne voyait guère que quelques hommes qui rentraient de maigres fagots de bois, et des troupes de rats qui fouillaient les tas d’immondices.

Un personnage demeurait pourtant omniprésent : c’était le commis de ronde que le froid et la pluie n’auraient su décourager (d’ailleurs en avait-il lui-même le choix !). Il vociférait, contrôlait, inspectait, avec une mauvaise foi d’autant plus constante que, doigts gourds ou pas, lumière ou pas, malades, bien portants, il avait ordre de faire produire toujours plus, et pas n’importe quoi, s’il vous plaît, de la qualité !

Tous savaient pertinemment que l’hiver était sa meilleure saison, le moment optimum de faire de vraies affaires, car dans de telles conditions de fabrication, il était réellement aisé de trouver à redire et de discuter la façon de payer. Mais les ouvriers n’avaient d’autre choix que d’accepter le maigre salaire proposé, parce qu’il était indispensable à leur survie.

Célestine Broquet, elle non plus, n’avait cure du mauvais temps qui n’aurait su la décourager d’aller et venir, et de vaquer à ses occupations courantes.

Elle n’avait pas oublié sa protégée et, plus têtue que tous les ânes du canton réunis, elle finit par réapparaître un beau matin, suivie comme son ombre par une espèce de bonne femme noiraude et sèche comme une badine : c’était la Mère Julienne, la meneuse.

« Fais-nous entrer, ma fille, et donne-nous donc un godet de tisane de chicorée si t’en as, et causons donc à notre aise. »

En les voyant, Marie-Barbe, qui avait délaissé un instant son travail pour nourrir son fils, déconcertée, se mit à trembler, puis après une courte hésitation, elle s’exécuta, réconfortée au fond par la présence de Victorine qui s’occupait de l’enfant en son absence.

« Alors, c’est ’y que t’as réfléchi ?

Comme j’te l’avions dit, j’t’amène la mère Julienne. Elle connaît son affaire, ça j’te l’dis, en plus elle a d’la réputation et beaucoup d’connaissances, et pour sûr, elle saura t’placer si tu conviens », dit Célestine sans préambule.

La jeune femme n’osait rien dire et se tenait debout près de la table, pétrifiée comme une statue.

« Mais regardez cette nigaude !

Allons ma ch’iote, je m’en’vas point t’manger, mais c’est ton bonheur que j’m’en vais faire, et sur un plateau d’argent encore. Alors, viens par-là, que j’te vois », ajouta la Mère Julienne en tirant une bouffée de sa pipe qu’elle mâchouillait constamment (c’était en fait une habitude qu’elle avait prise lorsqu’elle était cantinière dans les armées du petit Tondu, comme elle le surnommait familièrement, et qu’elle n’avait jamais quittée depuis), et joignant le geste à la parole, elle l’empoigna et lui délaça prestement le corselet pour examiner la poitrine de la jeune femme.

Ce qu’elle découvrit la fit soupirer d’aise : les seins de la jeune mère étaient ronds et gonflés, sans cicatrices, de vrais bijoux. De plus, les bouts n’étaient ni durs ni calleux, mais bien saillants, percés comme il fallait de plusieurs trous par lesquels un lait bien blanc jaillissait spontanément, comme autant de geysers.

La Meneuse mit son doigt et le goûta avec une mine de chatte gourmande : la saveur en était douce et un peu sucrée, sans aucun goût âcre ou étranger. Sans rien laisser paraître, elle jubilait intérieurement : la Célestine avait eu raison de la faire appeler, cette jeune ouvrière saine, bien tournée, agréable à regarder, était une aubaine, un vrai filon, il faudrait tout au plus l’habiller décemment pour bien présenter, et surtout être suffisamment persuasive pour l’amener à se décider sans délai.

En voilà une qu’elle allait caser très facilement dans une riche famille de la bonne société contre des remerciements bien sonnants et trébuchants.

Marie-Barbe au supplice, estomaquée et toujours inerte, se laissait tripoter sans rien dire, mais son regard apeuré roulait de l’une à l’autre, et revenait avec insistance sur son amie, en une supplique muette, mais plus qu’éloquente pour qu’elle intervienne.

Victorine avait bien compris le message :

« Mais qu’est-ce donc que tu lui fais la Julienne ? On s’croirait à la foire aux bestiaux d’Bohain, c’est point décent, et c’est pas comme ça qu’on agit avec une honnête fille » finit-elle par lâcher passablement dégoûtée par ce déballage.

« C’est pas pour fâcher, mais dame, la marchandise ça s’tâte ! » répondit la meneuse sans se démonter, « c’est même l’principal, sans bon lait point d’nourrice et point d’sous », puis se retournant vers Marie-Barbe, elle sortit soudain de son corsage une petite bourse remplie de pièces, et la fit tinter.

« Voilà c’que j’te propose : tu f’ras une bonne nourrice y-a point de doute là d’sus, et j’ai une place pour toi de suite à Paris, rien d’moins.

T’as là de quoi t’nipper proprement, l’argent du voyage et une avance sur ton salaire. Faut t’y rendre seule, car j’peux point t’loger dans ma carriole vu qu’elle est pleine à ras bords, et j’t’avions point comprise dans l’voyage ci.

T’attrapes ton ch’tiot, y-a un coche à Saint-Quentin, tu l’prends pi tu me retrouves dans dix jours tout juste à cette adresse que j’m’en vas te donner sur ce papier, faut point la perdre.

Qu’est’ que t’en dis, ma belle ? ».

Marie-Barbe restait bouche bée, puis se mit la main sur le cœur, la respiration coupée : elle n’avait jamais vu autant de pièces à la fois. Elle se laissa tomber sur une chaise, et ne put s’empêcher de toucher incrédule le petit tas d’or étalé habilement sur la table.

Sa tête bourdonnait, tout arrivait en même temps en franche bousculade : la peur de partir, la ville, l’inconnu, l’argent, plus de misère, ne plus souffrir de la faim, du froid, ne plus quémander du travail, du bonheur pour Charles, et avant que Victorine n’ait pu intervenir, elle répondit d’un filet de voix à peine audible :

« J’accepte. »

« Qu’est-ce que t’as dit ? » répliqua Célestine incrédule.

Marie-Barbe se racla la gorge et d’une voix plus assurée redit :

« J’suis d’accord, j’accepte. »

Un large sourire adoucit le visage de la matrone, tandis que les yeux noirs de la Mère Julienne pétillaient comme un feu d’artifice :

« Tu vas point l’regretter, les nourrices à la ville c’est des coqs en pâte, et si j’étions plus jeune, j’sais bien c’que j’ferai. Tope-la ma fille, marché conclu ».

Célestine soulagée et émue serra la jeune femme longuement dans ses bras, en lui tapotant gentiment l’épaule :

« C’est bien, ma belle, c’est bien, t’as pris la bonne décision », ne cessait-elle de répéter.

À cet instant précis, elle éprouvait un sentiment confus de devoir accompli, de fierté d’avoir exercé une bonne influence et d’avoir su convaincre, et le seul fait d’avoir ainsi pu donner l’opportunité à l’une d’entre elles toutes d’échapper à cette vie de pauvre, sans réel avenir l’inondait de joie. Elle était intimement persuadée que cette jeune femme allait pouvoir enfin évoluer favorablement, et qui sait par la suite appartenir définitivement au personnel domestique d’une riche famille, et… refaire sa vie.

Il n’y avait donc plus rien à ajouter, sinon qu’à laisser le destin s’accomplir, et, surtout, ne pas gâcher l’instant par des paroles ou des conseils aussi vains qu’inutiles, qui de plus, risquaient d’amener cette dernière à revenir sur sa décision. Sans plus de façons, les deux femmes se levèrent donc et prirent rapidement congé.

Marie-Barbe était restée attablée devant l’argent qu’elle ne cessait de toucher.

« Qu’est-ce que j’vais faire maintenant ? » finit-elle par dire à haute voix.

« T’rends compte de ce qui y a à faire en si peu d’temps : faut qu’j’aille à Bohain, que j’trouve de quoi m’vêtir comme la Julienne elle a dit, puis faudra aussi que j’cause au Marchand pour lui expliquer la situation. Y va crier encore, c’est plus que certain ! Sais pas si j’ai bien fait de dire oui c’est beaucoup de tracas !

Et puis c’est pas l’tout, Saint-Quentin c’est pas la porte d’à côté ! Comment c’est-y que j’vas m’y rendre, et qu’est-ce qui a écrit sur le papier j’sais point lire ? » Elle parlait d’une voix saccadée monocorde comme pour se soulager.

Victorine sourit :

« Calme-toi, calme-toi dont, t’es toute rouge ! chaque pot a son couvercle. D’abord, t’es bien sûre de ta décision, j’en reviens pas tellement t’as répondu vite ! »

La jeune femme acquiesça en silence.

« Remarque, j’te comprends c’est beaucoup d’argent, et ça f’rait envie à n’importe qui, mais tout d’même pour un changement c’est un changement ! Ça m’fait tout drôle tu sais d’savoir que tu vas partir !

Pour ce qui est des vêtements, te tourmente point, on s’rendra sur l’marché d’Bohain, tu devrais y trouver ton affaire et c’est comme pour ce qui est de Saint-Quentin, t’sais ben que le Mathurin y s’y rend souvent avec sa patronne, la mère Baudeauducq, pour ses affaires. »

« C’est bien l’diable si j’aurions pas d’place pour toi ! J’m’en va de ce pas l’y en causer. »

« Et l’papier hein, et l’papier, tu sais bien que j’sais point lire. C’est-y pas une misère comment c’est-y que j’vas faire ? »

« T’inquiète point d’ça, on ira trouver m’sieur Lecerf, l’instituteur, y nous dira bien ce qui y a d’écrit ! » s’exclama Victorine.

Petit à petit, Marie-Barbe retrouvait ses esprits, et les deux jeunes femmes demeurèrent silencieuses, absorbées par leurs pensées. L’émotion était là palpable, car chacune réalisait tout à coup combien cette séparation allait changer leurs vies.

À cet instant, on frappa à la porte.

« Y a-t-il quelqu’un ? Puis-je entrer ? Je porte l’eau bénite ! » dit une voix masculine, et sans plus attendre, Jules Lecerf en personne, habillé de propre, le chapeau d’une main, un panier de l’autre, apparut dans le chambranle de la porte.

Les deux femmes sursautèrent et le regardèrent ébahies comme si elles voyaient un revenant.

Marie-Barbe, ne perdant pas le nord, envoya prestement la main sur la table et fit disparaître la bourse et les pièces en un éclair.

« Ah bah, ça ! Quand on cause du Loup y rapplique vite fait !

Mais quel jour sommes-nous dont ? » dit Victorine qui n’était toujours pas revenue de sa surprise.

« Pardi, nous sommes samedi, c’est bien le jour du pain d’eau bénite. »

« Voici de l’eau bénite que je vous apporte à toutes les deux, donnez-moi un récipient pour l’y verser », répondit Monsieur Lecerf, sans comprendre leur stupeur.

Cette étonnante démarche correspondait en fait à une ancienne tradition du village.

Depuis des années chaque samedi en effet, l’Instituteur en titre avait coutume de passer de maison en maison pour offrir de l’eau bénite. Ces gens étaient de fervents catholiques, et aucun d’entre eux n’aurait songé à se dérober et laisser sa porte close. Mais la démarche du Maître d’école n’était pas tout à fait gratuite : en contrepartie, chacun se devait de lui donner quelque chose, suivant sa fortune du jour : du pain, des oignons, des pommes de terre, des œufs, parfois des harengs, et même une pièce pour les plus riches, ce qui constituait son unique salaire hebdomadaire.

Des étrangers au village auraient benoîtement qualifié ce geste de… mendicité, mais pas les Seboncourtois.

C’était pour eux un acte fort et symbolique, celui du Partage : les familles partageaient leur nourriture, leur seule richesse, lui partageait son savoir, sa seule richesse. Sa classe pouvait être alors ouverte à tous sans distinction dès la Saint-Martin, sans que personne n’y trouve à redire ou ne se montre du doigt.

Ainsi, cette coutume, considérée comme un fait rigoureusement ordinaire, était d’autant plus respectée que l’instituteur figurait comme un des leurs, car il était aussi pauvre qu’eux. Pour autant, cet esprit charitable ne les rendait pas plus curieux d’apprendre, et d’ailleurs, ils n’avaient pas de temps à consacrer à une besogne si infructueuse.

Aucun d’entre eux ne savait donc lire et écrire, et, par voie de conséquence, leurs enfants non plus.

Cela n’était pas utile à leur quotidien, car leur village étant leur unique univers, leurs uniques frontières, ils percevaient et comprenaient mal les évènements de l’extérieur. Les nouvelles se transmettaient de bouche-à-bouche ou par le biais du garde champêtre, cela leur suffisait. Tout au plus avaient-ils appris à apposer une croix en bas des actes officiels que l’instituteur, toujours lui, rédigeait comme clerc de Mairie, parce qu’on leur avait dit que c’était obligatoire, et… c’était tout.

Les deux jeunes femmes se signèrent et versèrent l’eau bénite respectueusement dans une sorte de petit bol qu’elles placèrent près de la porte, puis Marie-Barbe tira quelques pommes de terre du bahut et les offrit au Maître d’école en disant :

« J’m’excuse, c’est mon ordinaire et c’est tout ce que j’ai ce jour à t’donner » et désignant le bout de papier sur la table, elle ajouta :

« Est-ce que tu peux m’dire ce qui y a d’écrit là d’sus, c’est important pour moi ! »

« Voyons voir, c’est griffonné, mais on peut lire une adresse, je crois. Oui, c’est bien cela, il y a écrit : 99 rue St Jacques, Paris. Demander Madame Meyleux, » répondit Monsieur Lecerf, « mais sans être trop indiscret qu’est-ce que cela veut dire ? »

« C’est la Mère Julienne la Meneuse. Elle m’a dit de m’y rendre, c’est que j’me loue comme nourrice maint’nant et j’ai une place chez des gens bien comme y faut à c’qui paraît », lui répondit fièrement la jeune femme.

« Eh bien, ma chère enfant, en voilà une nouvelle ! Mais tu seras sûrement plus heureuse qu’ici. Paris c’est loin, c’est une grande et belle ville. J’y suis allé une fois, ça va te changer !

Mais attention, cela va être plutôt difficile pour toi qui ne sais pas lire ! Viens donc me voir, je t’apprendrai quelques rudiments avant ton départ, de quoi te débrouiller, ce n’est pas dur tu sais, et puis pour les patrons, une fille instruite a plus de valeur, et tu seras mieux payée. »

« J’ai point l’temps, tu me l’as déjà dit l’aut’ samedi, et l’aut’ d’avant encore, je t’ai déjà répondu la même chose.

Y a pas b’soin d’instruction pour donner mon lait et s’occuper d’un ch’tiot. Et pi J’me débrouillerai ben, j’ai une langue. Si besoin, j’saurions ben demander mon ch’min. »

« Rien n’est moins sûr, j’en suis certain, tu devrais prendre le temps d’y réfléchir, mais naturellement, je ne peux t’obliger.

Enfin, si telle est ton opinion et si tu penses que cela te suffira libre à toi, mais crois-moi, tu ne sais pas ce que tu perds, c’est vraiment regrettable que tu n’arrives pas à le comprendre, et, dans ces conditions, je te conseille vivement d’apprendre au moins cette adresse par cœur !… »

Jules Lecerf résigné se leva sans insister davantage et soupira.

C’était toujours la même rengaine, comment faire comprendre à ces gens que le fait de lire et d’écrire les aiderait un jour dans le plus courant de leur vie et leur ouvrirait l’esprit. Il maudissait leur manque de curiosité, et l’étroitesse de leur monde.

Hélas, il avait beau raisonner, discuter avec l’un avec l’autre, c’était peine perdue et il n’y avait guère qu’une poignée de gamins qui fréquentaient sa classe, et encore, très irrégulièrement. Et quand bien même l’auraient-ils voulu, lorsque le quotidien n’est qu’une quête perpétuelle pour gagner quelques sous pour manger, pour survivre, l’instruction paraissait effectivement bien dérisoire.

Il se demandait même parfois à quoi cela lui servait à lui-même, en tous les cas certainement pas à évoluer socialement, surtout dans un village comme celui-ci, mais il aimait son travail, et il affectionnait et se sentait proche de ces villageois, et lorsqu’un enfant parvenait à ânonner son nom puis à l’écrire, il se prenait à espérer que peut-être celui-là irait plus loin, qu’il prendrait goût au savoir et sortirait de ce milieu.

Mais cela n’arrivait jamais, et il ressentait cette situation comme une profonde injustice.

Il faudrait pourtant bien un jour que quelqu’un se lève avec une volonté suffisamment forte pour imposer l’instruction et rendre cette école obligatoire pour tous riches et pauvres sans discrimination, afin que les chances de tous soient égales. Mais pour l’heure, personne, ni le roi, ni les ministres, ni Monsieur le Préfet ne se préoccupaient de cette situation. Les petites gens restaient des bêtes de somme, et les instituteurs de pauvres bougres. Pas de quoi pavoiser.

C’était donc à cela qu’avait servi cette brillante République et l’élan citoyen qui en avait résulté ? Non, les hommes n’étaient pas égaux, d’ailleurs, au train où cela allait le seraient-ils un jour ? …

Tout à ses pensées, il opinait du bonnet sans y prêter attention, et les jeunes femmes le regardaient médusées comme quelqu’un qui n’a pas toute sa tête. Il reprit soudainement ses esprits, et voyant la mine plus qu’étonnées de ses hôtesses, il toucha son chapeau et dit en partant :

« Je te souhaite bonne chance Marie-Barbe Bertout, sincèrement, vraiment bonne chance.

Ne la gâche pas ! »

« La grande ville peut te changer ta vie si tu t’y prends bien, et tu pourras peut-être y retrouver un mari…

Les choses ne sont jamais définitives, aie confiance en ton prochain, et prends ton avenir à bras le corps, car visiblement une main bienveillante te guide et veille sur toi », dit-il sentencieux.

« Amen », répondirent en chœur les deux jeunes femmes.

Les jours qui suivirent furent fébriles et passèrent très vite.

Marie-Barbe eût tôt fait de se trouver des vêtements chauds et convenables, et Mathurin accepta, sans trop se faire prier, mais moyennant quelques piécettes tout de même, de la mener à Saint-Quentin.

Elle s’en tira plutôt bien également avec le Marchand qui avait plus de sollicitations d’embauche qu’il n’en fallait. Bien sûr, il se mit en colère pour la forme, car elle était bonne noueuse, et cela lui déplaisait par principe d’être mis devant le fait accompli au dernier moment, mais après tout, une ouvrière de perdue, dix de retrouvées tel était le dicton populaire dont il avait coutume de faire sa devise.

Tout était réglé en somme, et la nouvelle du départ de la veuve Bertout avait fait tout le tour du village.

Chacun venait la tâter, lui parler, lui dire au revoir comme si elle partait pour toujours vers quelque endroit fabuleux et merveilleux, sans pour autant qu’il y eût un quelconque sentiment d’envie chez ces gens, tout au plus de la curiosité, mais tous étaient sincèrement et simplement contents pour elle.

Victorine traînait comme une âme en peine.

« T’en fais dont pas j’me débrouillerai ben pour te donner des nouvelles, et pi faudra que tu t’occupes d’la maison, et pi si ça va, tu viendras peut-être ben me rejoindre ! D’autant que ton homme y s’ra peut être cantonné à Paris lui aussi », n’avait de cesse de la consoler la jeune femme, sans succès.

Mais il fallait partir, la jument grattait le sol de son sabot, Mathurin s’impatientait.

Marie-Barbe ferma sa porte et en donna la clef à son amie. Son bébé serré contre sa poitrine, elle prit son baluchon et grimpa lestement dans la carriole.

Elle avait les larmes aux yeux, et la gorge si nouée qu’elle ne put faire qu’un petit signe de la main à la ronde, c’était si dur de voir s’éloigner le village de son enfance, les visages familiers, et son cœur battait à tout rompre, mais elle se mordit les lèvres et se pencha sur son enfant pour mieux cacher son émotion, car une fille du peuple ne pleurait pas, c’était comme cela, et elle résolut de regarder droit devant elle, là où son destin la conduisait.