Erhalten Sie Zugang zu diesem und mehr als 300000 Büchern ab EUR 5,99 monatlich.
Depuis le sommet de cette tour qui relie la mer au ciel commence à chuter lent comme une plume un vieillard qui aurait vécu 40 ans dans cette demeure pour y croiser une multitude de genres humains, tels les bâtisseurs, les grimpeurs, les mandarins du doute, les acteurs… Il aurait cherché en vain les écrivains dont les œuvres existent et il aurait assisté à des conflits sanglants entre tous ces peuples. En bout de cette lente course, le vieillard vient se confondre dans le ventre de Marie, de rouge vêtu. Une immense vague les emporte vers les profondeurs. Des paysans solitaires et muets auront tout vu et entendu avant d’oublier cette fable.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Farid Paya, metteur en scène passionné, a consacré 40 ans de carrière à la création théâtrale avec la Compagnie du Lierre. Entouré d’artistes et de spectateurs, il a su trouver dans le silence une impulsion créative, donnant naissance à onze ouvrages, dont six dédiés au théâtre. Une vie d’art et d’écriture, guidée par une nécessité intérieure et une vision fulgurante de la scène et de la littérature.
Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:
Seitenzahl: 85
Veröffentlichungsjahr: 2025
Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:
Farid Paya
Le gardien de la tour
© Lys Bleu Éditions – Farid Paya
ISBN : 979-10-422-5725-5
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Face au désert marin où d’anciennes fortifications disputaient au lichen leurs ultimes fondations, la foule amassée au loin sur les collines regardait ces tours de guet que les séismes avaient rendues impraticables, et ce vieillard, incertain, en butte à la chute, agrippé à la plus haute saillie de la plus haute tour. Nul homme, sous couvert de la peur, n’osait l’escalade afin de le sauver, nul autre même sous couvert de la honte, n’abaissait le regard par crainte de le perdre de vue, mais tous le sentirent tomber, lent comme une plume, dans une descente sans fin, pour le retrouver bien plus tard, intact parmi les récifs et les algues, attribuant la pureté de son visage à une démence solitaire ou à l’excroissance du divin.
Les villageois peuplant les collines rêches ouvertes sur la mer s’étaient toujours tenus à l’écart des ruines insalubres. L’existence du vieillard, caché dans la plus haute tour, ayant vécu quarante années de réclusion, leur était connue, mais ils n’en parlaient guère. Superstitieux, ils attendaient son ultime apparition comme un signe qui mettrait fin aux séismes et, pleins d’espérance, ils contemplaient le vieil homme combattre le vent jusqu’à perdre pied, jusqu’à prendre parole. Lui tombait lentement, eux écoutaient sa voix emplir l’espace.
« La tour est haute, bâtie de pierres et de briques. Lors de sa construction, des portes et des fenêtres y ont été disposées au hasard des événements. Ceci est simple, visible de loin, nul ne l’ignore. Même vous, à partir de vos maisons fragiles, vous voyez toutes ces béances qui frappent la pierre. Elles vous fascinent, mais la crainte et la distance vous les font confondre avec des salissures du temps. Vous vivez dans l’erreur. Cloués à vos murs, cloîtrés dans vos villages, vous frémissez. Quelle est cette frayeur ? Approchez et vous verrez. N’attendez pas que je vienne à vous. Je descends vers la mer.
« Tomberai-je pour dire ce qui vous rassure ? Non ! J’approche du néant. Vous craignez les séismes. Ceci nous lie. Ma parole sera une hache plantée dans vos cœurs.
« J’ai connu la tour et ses entrailles, sa stature et ses failles. J’ai subi ses secousses. Je dirai la puissance des pierres, le mystère des fenêtres, la mouvance des paysages, et vous tremblerez. Celui qui a vécu dans la tour, cheminant sans cesse entre ses fosses obscures et ses crêtes inachevées, dressées comme des suppliques, connaît la frayeur et l’attrait de chaque ouverture pour les visions singulières qu’elles offrent au regard.
« Entendez : ici, certaines portes donnent sur le vide. De fait, elles sont inutilisables, voire dangereuses, car elles ont une puissance attractive. Mais leur nombre reste raisonnable. Cette restriction rend la tour habitable. Les fenêtres, par contre, sont nombreuses et variées, dans leurs formes comme dans leurs fonctions. Il y aurait tant et tant à dire à leur sujet. Mais pour l’heure trois exemples devraient suffire, car le temps m’est compté, et la mer approche.
« D’abord les basses fenêtres ouvrant sur des paysages luxuriants encombrés de feuillages et d’insectes abondants. Ferveur des taillis, ténacité des bosquets, un mouvement inlassable et fascinant anime ces gouffres de verdure, où passent les carnassiers. Des gerbes de fleurs, œuvre du vent, surgissent et disparaissent à tout instant. La vie et sa profusion séduisent le regard. Fuir les fenêtres n’est en rien un petit acte aisé. Je le sais pour m’y être exercé. Attiré par la beauté, mon œil a vu l’excès et j’ai failli me perdre. Des années durant, j’ai observé un puissant érable aux couleurs changeantes, et ses racines rongées par des chenilles blêmes. À force de regarder, je devenais l’arbre vénérable et sa douleur, la chenille et son avidité, le terreau nourricier et le tronc attaqué, et ce jusqu’à risquer un morcellement de mon attention, une dislocation de mon être. En hiver, comme cet être perdant son feuillage, j’ai cessé de respirer. Lorsque l’érable a succombé, un papillon s’est envolé. J’ai suivi sa trace lumineuse. Ainsi j’ai survécu aux détresses.
« Plus haut dans la tour sont placées les meurtrières. Ce sont de hautes fissures inaccessibles par où tombe la lumière sur le dallage de quelques salles privilégiées. Ailleurs règne l’obscurité. J’ai vu le jour mourir dans des couloirs suffocants et sans fin. Pourtant, un jeu de miroirs savamment installés tente d’y conduire la clarté. En vain ! La lumière a ses lois, les ténèbres, leurs raisons d’être. Cette multiplicité de miroirs, bien qu’imparfaite, a cependant son utilité. Ils captent le visage des passants pour les démultiplier jusqu’à suggérer la dislocation. Dans la pénombre, j’ai souvent vu des lambeaux morcelés de ma face pâlissante dans une abondance de reflets dont certains étaient brisés. J’ai fui ces architectures froides qui retenaient dans leurs pièges des images effrayantes de moi. Je crains tant la brisure. Je recherche l’unité et la paix. Et tandis que je tombe, la tour garde encore au plus profond d’elle une trace de mes émois.
« Enfin sur les hautes terrasses bordant les précipices, de grandes ouvertures révèlent un paysage lisse et sans détail, un plan infini rarement coupé par la silhouette d’une autre tour, tel un échiquier en fin de partie. Cette image comparative a valeur d’exemple, il est inutile de s’y attarder. De ce paysage, d’autres descriptions peuvent être fournies. Aucune ne sera exacte, mais toutes insisteront sur la nudité de l’immense, la simplicité de l’absolu, rejetant la trace éphémère, telles la marche de l’insecte sur le sable ou l’écume posée sur la vague, car la vague elle-même sera incertaine, objet de mépris, négligée pour son inconstance. J’ai vécu dans les sommets, et de mémoire absente, je garde le souvenir d’un ciel délavé d’où coulait la fraîcheur. En ces lieux, si l’œil s’attarde longuement sur un nuage passant, il verra l’existant et l’inexistant s’enchevêtrer. Je déconseille ce jeu éprouvant, pour m’y être exercé.
« Voilà qui est dit pour les ouvertures de la tour et de leurs pièges. Ceci est clair et bien admis. Les habitants des lieux peuvent en témoigner. Auriez-vous le courage d’aller là-bas pour saisir un autre témoignage ? Non ! Cette crainte lisible sur vos visages vous paralyse. Ma parole devrait donc suffire. Ceux de la tour diront-ils la vérité ? Cela n’est pas certain.
« Ils vous affirmeront que nos sens nous trompent, ils pourraient aussi mentir par plaisir, par orgueil ou par méchanceté. Je les connais pour les avoir côtoyés pendant des mois ou des années. Ils sont changeants et vulnérables au tout-venant. Leurs idées flottent. Lorsqu’ils adoptent une nouvelle croyance, ils modifient radicalement leurs discours, leurs manières de faire, leurs nourritures, et même leurs façons de s’aimer enlacés et indécents dans une alcôve ou offerts au vent dans un champ de blé. Ils déploient des quantités d’arguments justifiant la véracité d’un nouveau mode d’existence issue de cette nouvelle croyance désormais devenue la leur, alors qu’ils l’avaient pourtant combattue avec férocité dans des temps trépassés. Nous sommes un peuple disloqué et instable. Nous avons chacun combattu avec la langue et le geste au moins un représentant d’une autre secte sous prétexte de sauvegarder notre seule et ultime vérité. Dans les conflits, le mensonge et la ruse triomphaient, les faux-semblants devenaient l’affaire de tous, jusqu’à occulter toute vérité, et laisser place à des vertiges pouvant conduire au suicide ou du moins à la suffocation.
« J’ai connu toutes les ruses de toutes les croyances pour les avoir consciencieusement toutes pratiquées, pour en avoir été parfois victime, mais à présent, je m’en détache, n’ayant plus rien à prouver. Ainsi, j’énonce la vérité. Le seul vertige qui me reste est cette lente descente tourbillonnante dans les replis sensuels de l’air marin. Mes craintes sont parties, voilà pourquoi ma descente est si calme. »
La voix du vieillard emplissait l’espace mieux qu’un vacarme et forçait le courage des paysans. Ceux-là, perdant toute prudence, dévalaient la pente abrupte, pour atteindre l’homme qui tombait, avant que la vague ne l’emporte. Au mépris de leurs vies, ils couraient vers la mer menaçante, en quête d’une relique.
« Tout comme vous, j’ai cru la tour dépeuplée. J’ai longtemps parcouru des corridors déserts et des boyaux sans fin, avant de rencontrer un être humain. Un jour, dans une salle vaste et nue, j’ai vu une fenêtre lumineuse encombrée d’arbres immenses aux feuillages luxuriants. Là, un homme desséché adossé au chambranle me guettait avec son air narquois et son nez busqué. Il voulait me jeter dans ce grand vide végétal. Profitant de mon étonnement, riant de mon vertige, il me saisissait, me poussait vers ce torrent de jade. J’ai dû hurler, me débattre. Lui chuchotait : N’ayez crainte, cette fenêtre est fausse, elle est un artifice de peintre, un trompe-l’œil. Pourtant, je voyais les arbres bouger et les carnassiers passer. Illusions ! Illusions ! criait-il, nos sens nous trompent. Grattez la peinture, la fenêtre s’en ira et vous verrez surgir la pierre ! J’étais pétrifié. Les feuillages scintillaient. Lui, hurlait : Grattez ! Grattez ! Grattez ! La fenêtre s’en ira, s’ira, s’en ira…