Erhalten Sie Zugang zu diesem und mehr als 300000 Büchern ab EUR 5,99 monatlich.
Dans le village de Tourtanack, Fred, croque-mort passionné, mène une vie calme et prévisible. Si l'on fait abstraction de ses profonds regrets, de sa santé mentale et de son penchant pour l'alcool, sa vie semble même idyllique. Seulement, le 17 novembre, Jacqueline meurt. Fred se retrouve impliqué dans un accident, causant des victimes bipèdes et quadrupèdes. Et sa vie ne sera plus jamais la même.
Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:
Seitenzahl: 393
Veröffentlichungsjahr: 2025
Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:
Publishroom Factorywww.publishroom.com
ISBN : 978-2-38625-856-5
Le Code de la propriété intellectuelle et artistique n’autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective » et, d’autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d’exemple et d’illustration, « toute représentation ou reproduction intégrale, ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite » (alinéa 1er de l’article L. 122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Denise Edith
Le goût des morts
Le village de Tourtanack comptait 174 Tourtanackois : 206 si l’on incluait les animaux de compagnie, 403 si l’on ajoutait le troupeau de chèvres de M. Fortin.
Cent soixante-quatorze Tourtanackois et trois mystères.
Le premier mystère est le fait qu’heure après heure, sur la place du village, l’on entend des cloches sonner, alors qu’il n’y a ni église ni clocher. Ce mystère nous a valu un passage sur la chaîne nationale il y a deux ans, « les cloches invisibles de Tourtanack », notre moment de gloire.
Les théories sur le carillon céleste sont nombreuses et farfelues, mais personne n’a, à ce jour, élucidé le miracle de Tourtanack.
Le deuxième mystère est lié à l’identité du gagnant du loto d’il y a un an, qui a remporté la somme impressionnante de 67 millions d’euros. Le journal local avait annoncé que le gagnant vivait à Tourtanack, mais bien entendu, sans divulguer son nom. Néanmoins, aucun des 174 habitants n’a changé de domicile ni ajusté son mode de vie d’aucune façon. Savoir que parmi nous sévit un millionnaire incognito tient plus d’un Tourtanackois éveillé la nuit. Les ragots vont bon train, on se surveille les uns les autres, mais impossible de dénicher l’heureux gagnant.
Le dernier mystère évoque les soupçons liés à la présence de dépouilles dans notre petit étang communal. L’épaisse vase ne laisse rien entrevoir. Les légendes remontent à l’époque des chevaliers, un malheureux serait tombé à l’eau et s’y serait noyé avec armure et épée. Une légère brume persiste jour et nuit au-dessus de ce petit étang. De nombreux résidents de Tourtanak soutiennent qu’ils ont observé des formes en mouvement durant les heures crépusculaires ou à l’aube. Un grand nombre de personnes à Tourtanack ont des problèmes avec l’alcool. Personne n’a, pour l’instant, eu le courage ni l’envie d’aller vérifier.
La résolution de ces énigmes occupe nos villageois à plein temps. Surtout la seconde.
La moyenne d’âge de nos habitants est de 82 ans et 3 mois. On compte environ quatre décès contre une naissance par an. Les naissances incluant les portées des animaux de compagnie.
Caché derrière une colline, le village, bordé par un ruisseau et adjacent à l’étang boueux, est situé à quelques kilomètres seulement de la Manche. Nous y vivons, pour la plupart d’entre nous, en demeurant inconnus du reste du monde et sans réelle envie de faire des rencontres.
Une mairie, un bar, l’étude du notaire, la salle des fêtes et une épicerie forment la « place » du bourg, bâtie autour d’un puits joliment agrémenté de fleurs au printemps. Nous avons exactement deux rues, à Tourtanack.
La rue principale, qui traverse le bourg du nord au sud, se sépare en patte-d’oie côté sud. L’axe principal, qui bifurque vers la droite, nous fait rejoindre la départementale, au monde, à la civilisation.
En empruntant l’axe de gauche, on arrive à un étroit pont qui passe au-dessus du ruisseau et mène à une impasse où se trouvent le cimetière et les pompes funèbres. Lorsqu’on « traverse le pont » à Tourtanack, c’est pour être enterré.
La deuxième rue croise la première de manière perpendiculaire au niveau du puits, au cœur de Tourtanack. Ces deux axes dessinent une croix, avec le bar situé au centre de notre pittoresque petit village.
Aucun autre chemin ni ruelle n’est goudronné ou pavé. Seuls des sentiers de terre, parcourus fréquemment par les pieds, cannes et pattes des habitants de Tourtanack, relient les petites maisons blanches entre elles.
La fête annuelle du village, une brocante, un concours de pêche et une marche pédestre gourmande, voilà toute l’animation que notre petite commune propose. Ah, et la baignade du Premier de l’an dans la Manche. Mais peu de Tourtanackois perpétuent la tradition du bain de mer glacé.
De temps en temps, des touristes se perdent dans notre bourg, attirés par les cloches invisibles. Il est fort drôle d’observer la scène, ils tournent en rond sur eux-mêmes, le nez en l’air, sur la place du marché, regardant tantôt les toits, tantôt le sol, perturbés par ces échos célestes qui carillonnent dans les airs. Il arrive fréquemment qu’ils butent sur nos pavés irréguliers et humides, s’efforçant de se stabiliser, ou, encore mieux, s’écroulant lamentablement de tout leur long sur la place du village.
Mes amis et moi les observons alors en rigolant, accoudés au bar.
— Une cloche qui cherche une cloche ! nous moquons-nous.
La vie est douce à Tourtanack. Il y a un réel confort à vivre entouré de visages familiers. Une vie calme et prévisible, régulée par des cloches invisibles.
Mais, le 17 novembre dernier, Jacqueline avait décidé de remuer la vie du village. Le 17 novembre, nous comptions 174 Tourtanackois, moins Jacqueline.
Il est fort drôle, quelque part, de s’imaginer les derniers trajets de Jacqueline.
Elle est décédée d’une belle mort, dans son fauteuil, en attendant Paul, le facteur, qui lui apportait son journal quotidien, d’une fausse route, ayant avalé une mouche durant sa sieste.
Ce fut Paul, qui la trouva, yeux et bouche béants, le visage encore fraîchement cyanosé par le manque d’oxygène. Il prévint immédiatement la gendarmerie, qui se situe tout de même à 60 km de notre village. Les gendarmes n’acceptèrent de se déplacer qu’après que notre médecin, le Dr Fredonnant, eut signé l’acte de décès.
Le Dr Fredonnant, ne voyant, à juste titre, aucune urgence dans l’affaire, déclara au facteur qu’il ne passerait qu’après sa ronde (et ses apéros) du matin et, qu’en attendant, le postier n’avait qu’à ouvrir les fenêtres pour laisser rentrer le froid d’hiver.
Paul s’exécuta, et Jacqueline attendit donc le Dr Fredonnant, qui ne se pointa qu’en fin d’après-midi, attester qu’elle était bel et bien partie. Il ne se prononça pas, en revanche, quant à la cause naturelle ou non, ne trouvant point la mouche. Et puis, est-il naturel de périr, tué par une créature sauvage ?
Là-dessus, les gendarmes daignèrent enfin venir récupérer Jacqueline, le lendemain matin, pour l’emmener pour une autopsie à leur morgue.
Ce qu’ils n’avaient pas prévu était que, le mardi dans notre village, est le jour du marché. Et que nos deux rues sont barrées à partir de 10 heures.
Jacqueline fut donc contrainte d’attendre seule, allongée sur la table réfrigérée du véhicule, que les deux gendarmes finissent leur vin chaud sur la place du village, ne trouvant rien de mieux à faire de leur quartier libre imposé.
Sur la route, Jacqueline évita de justesse une collision avec un sanglier perturbé sorti d’un champ.
Tout ça pour n’être vue par la médecin légiste que le lendemain midi, soit deux jours après son décès. Celle-ci survola son corps d’un regard en biais avant d’attester à nouveau qu’il s’agissait bien d’une mort non naturelle, mais que la mouche était déjà amplement punie, et de lui remplir un bon de transport pour rentrer à Tourtanack.
J’avais à l’accueillir ce matin-là vers 10 heures ( sauf collision avec un sanglier).
Ayant eu l’occasion de côtoyer Jacqueline de son vivant, je peux affirmer que les dernières 72 heures ont été sans conteste les plus excitantes qu’elle ait vécues au cours de la dernière décennie. Dommage, elle ne peut plus s’en rendre compte, elle, qui se plaignait toujours de ne jamais avoir le médecin, voilà qu’elle en voyait deux en l’espace de trois jours.
Bref.
Ce matin-là, donc, je sortis joyeusement de sous mes cinq couvertures, m’emmitouflai dans un jogging décent ainsi qu’un pull épais et dégringolai d’un pas léger les deux étages qui séparent mon grenier de ma cuisine.
Peu de gens peuvent vivre de leur passion.
Je compte parmi les chanceux qui vont en sifflotant au travail.
Je suis le croque-mort de Tourtanack.
J’ai repris les pompes funèbres il y a trois ans de cela.
Mes parents ont eu beaucoup de mal à accepter mon choix de profession.
— Mais enfin, Frédéric, tu ne vas pas faire ça ! Des morts, des familles brisées toute la journée. Ça ne tourne vraiment pas rond dans ta tête.
Certes, les familles et la communication ne sont pas mon fort. La compagnie des morts, en revanche, m’est fort agréable. Plus qu’agréable.
À la vue de la pâleur de la peau d’un défunt, du regard fixe et vide, de la raideur des membres, toutes mes pensées cessent instantanément. Le calme des défunts semble s’imprégner en moi, apaisant toute forme de stress et d’angoisse.
Et la fraîcheur de leur peau, aussi froide que du marbre.
Au décès de mon grand-père, très ému, j’avais effleuré ses mains, alors qu’il était exposé dans la modeste chapelle. Le dos de sa main était gelé, le contact glacé avait remonté le long de mon bras, entre mes omoplates et jusqu’à mon cerveau. Mes pensées, ma peine, ma tristesse furent instantanément « givrées ».
Comme un enfant qui aurait mordu dans une glace trop vite. Brainfreeze, disent les Anglais.
Mon chagrin, conséquent à la perte d’un être très cher, s’envola, alors que je serrais sa main dans la mienne.
Lors de l’enterrement de mon grand-père, à l’âge de quatorze ans, j’ai réalisé que la présence d’un défunt pouvait être bien plus réconfortante que celle d’un être vivant.
Dès lors, je n’avais qu’une idée. Retoucher les morts.
Souhaitant vivre de ma passion, deux choix s’offraient à moi à la sortie de l’école : soit devenir un tueur en série pour assouvir mes pulsions morbides, soit laisser Mère Nature agir et m’occuper des cadavres de façon légale et utile à la société.
Ce fut une décision plutôt facile, car désorganisé comme je suis, j’aurais laissé beaucoup trop de traces et fini en prison, ou pire, en asile psychiatrique. Même à quatorze ans, j’avais réalisé que la vie d’un criminel, certes palpitante, demandait une discipline et une assiduité que je ne possédais pas.
Et puis, pour tuer quelqu’un, il est inévitable d’entrer en contact avec la personne encore de son vivant. Les interactions sociales n’ont jamais été mon point fort.
J’avais donc rouvert les pompes funèbres du village natal de mes grands-parents. Et je n’ai pas été déçu. Tourtanack est rempli de petits vieux, les villages voisins n’ayant pas de pompes funèbres, je suis aux premières loges.
Ma chambre froide est toujours remplie, les pierres tombales se vendent comme des petits pains, je vis bien. Surtout pendant les canicules et les épidémies.
Gamin, je passais les vacances d’été dans ce village en bord de mer et j’avais noué des liens étroits avec d’autres enfants envoyés au grand air par leurs parents. Nous sommes quatre et avons tous pris la décision de revenir à Tourtanack.
Sébastien avait repris le bar et redonné un réel souffle de vie dans notre petit bourg. Je n’avais pas vraiment d’idée sur la façon dont il gagnait sa vie, étant donné qu’il payait des tournées à tout le monde et consommait lui-même une part considérable de sa marchandise.
Aloys avait ouvert une supérette et nous évitait les 50 km à parcourir entre Tourtanack et le prochain centre commercial. Ses produits ne sont pas des plus frais, les dates limite de consommation souvent dépassées, les rumeurs courent sur une infestation de rongeurs dans son garage, mais nous sommes solidaires. Il faut faire vivre le village. Aloys dispose également d’un stock de pains, ce qui est utile, étant donné que la boulangerie a fermé ses portes dans les années 80.
Et puis, il y a Marc. Le brillant, l’intelligent, le sportif. Le notaire.
Bref.
Ma vie était, si on ignorait mes profonds regrets, ma santé mentale, ainsi qu’un léger penchant pour l’alcool, idyllique.
Mais Jacqueline, sacrée Jacqueline, a tout bouleversé.
Après m’être brûlé les lèvres avec un café instantané bouillant et avoir constaté avec effroi que je n’avais plus de pain, je me résolus à prendre le petit déjeuner chez Seb.
Seb vivait chez sa grand-mère, Ma’Martine. Elle faisait son pain maison, il sortait du four tous les jours à 7 h 40 pétantes. Le pain, pas Sébastien.
Je serai à l’heure.
Je pris mes clés de voiture et claquai ma porte d’entrée derrière moi en sortant dans la brume matinale. À l’instant où je fermais la bâtisse à clé, une mouette trouva le moment propice pour me déféquer dessus. La substance infecte tomba avec un bruit moite sur mon épaule gauche. Je pestai. Tout en levant mes yeux pour lancer un regard noir à la malfaitrice, je constatai que le ciel était grisâtre et pluvieux. Mon temps préféré.
Je changeai de veste, surveillant le ciel et les mouettes en sortant une deuxième fois de ma maison, et gagnai mon véhicule.
J’habite la closerie, légèrement à l’écart du village, à quatre kilomètres du puits. Il ne me faut que deux minutes en voiture pour apercevoir les toits en ardoise de Tourtanack. Elles se ressemblent toutes, les maisonnettes, le crépi blanc délavé, les portillons métalliques noirs, les petits potagers sages dans l’arrière du jardin. Seulement, toutes les portes d’entrée ont une couleur différente. La fantaisie de notre village, en dehors des cloches introuvables. Certaines portes affichent des décorations charmantes, notamment des arbres, des fleurs ou encore des mouettes, délicatement peints par les membres de la famille.
Je me garai sur l’étroit chemin de terre bordant la maison de Ma’Martine à 7 h 35. La porte bleu ciel est ornée au bas par de jolis coquelicots, que j’avais peints avec les garçons pour les soixante-cinq ans de la mamie.
Inutile de faire sonner la clochette métallique fixée au mur blanc, la grand-mère était déjà à la fenêtre, le bruit du moteur ayant attisé sa curiosité.
— Fredoche la galloche ! aboya-t-elle en entrebâillant la fenêtre.
— Bonjour, Ma’Martine. Y a-t-il de quoi nourrir un pauvre homme ? lui demandai-je.
— Toujours pour toi, mon petit. Viens, j’ai fait du pain, il sera prêt dans cinq minutes.
Je poussai la porte bleu ciel et déjà la petite dame me déshabillait et claquait ses lèvres humides (ou baveuses) sur mes deux joues. Puis, avec une tape sur les fesses, elle me houspilla :
— Va te laver les mains ! Avec ces virus qui courent ! On ne parle plus du Covid, mais tu sais, ils vont bien nous empoisonner avec autre chose ! On est trop sur terre, s’ils ne nous inventent pas une guerre, ça sera la maladie ! Tu as entendu pour Jacqueline ?
J’ouvris la bouche pour répondre.
— Une mouche ! Tu crois ça, toi ? Jacqueline, tuée par une mouche ? Ce monde devient fou, je te le dis. Va t’asseoir là ! Non pas là, là-bas. Voilà. Les mains sont propres ? Bien. Il fait quoi, Sebounet ? SEBOUNET ! Une mouche ! Par la bouche, a dit le Dr Fredonnant. Sale bestiole. Après, Jacqueline n’avait jamais la bouche fermée, quel moulin à paroles, celle-là ! On n’arrivait jamais à en placer une avec elle. Ça sera bien bizarre de la voir le bec cloué. La pauvre. Tu sais que son mari l’a trompée ? Elle, qui était si fidèle, une crème. Oui ? Il avait même essayé avec moi ! Oh, il y a des années de ça. Mais moi, MOI, je n’étais pas volage. Un salaud. On aurait dû l’envoyer au vétérinaire pour le châtrer. SEBOUNET ! Tiens, je vais voir le pain… Paraît que son homme lui a même fait des gosses dans le dos. Tu connais Marine dans le village voisin ? Son fils ? Tu ne trouves pas que…
Je pense qu’il ne faut pas plus d’explications sur Ma’Martine. À plus de quatre-vingt-cinq ans, c’est la dernière de nos grand-mères. Un amour de petite femme, qui se sentait profondément seule, jusqu’à ce que Sébastien emménage et reprenne le bar. Rondelette, douce, le visage fripé et souriant, elle se tient toujours courbée en avant, ayant passé trop d’années penchée, la tête dans son four, à surveiller la cuisson de son pain. Ma’Martine cache toujours des bonbons dans les poches fleuries de ses tabliers, et, lorsqu’elle ne parle pas, elle chante, sa voix tremblotante faisant réagir les chèvres qui broutent près de sa maison.
Je vous épargne le reste de son monologue. Elle dressa un set de table avec le pont d’Avignon photographié dessus, me servit un immense bol de café au lait, me coupa trois épaisses tranches de pain chaud, sortit le beurre, le jambon, la confiture, le sucre, du camembert et puis me cuisina un œuf poché.
Pendant ce temps, à l’étage supérieur, des pas lourds se firent entendre.
Les cloches se mirent à sonner à 8 heures sur la place du village. De nulle part.
Sur le dernier coup de clairon, Seb émergea de sa chambre à l’étage, éternellement habillé d’un T-shirt blanc et d’un pantalon vert, se grattant le menton imberbe.
Il me tapota l’épaule, s’assit à côté de moi, se releva, car :
— Es-tu sûr que tes mains sont propres ?
Puis il se joignit de nouveau à nous.
Au bout de cinq minutes, Ma’Martine se mit à lire les « morts » sur le journal. On était enfin autorisé à parler.
— T’es là si tôt pour Jacqueline, Fred ? me chuchota Seb.
— Oui, pour le pain, aussi ! répondis-je tout en constatant qu’il ne s’était pas peigné ses épaisses boucles blondes.
— Cool. C’était vraiment une mouche par le nez ? me demanda-t-il en tartinant 5 cm de beurre sur sa miche de pain.
— Je ne sais pas encore, je dois l’accueillir à 10 heures, expliquai-je tout en m’attaquant à mon œuf poché. Ciel, que c’était bon.
— Ben, tu passeras au bar, je t’offre l’apéro, proposa-t-il.
— Seb, il est à peine 8 heures
— Un Irish, alors, marmonna-t-il.
Puis il mordit avidement dans son œuf.
— Entendu ! acquiesçai-je.
Les bols débarrassés, la table nettoyée, les mains relavées, les joues humides de baisers, nous marchâmes les 250 mètres qui séparent la maison de Ma’Martine du bar de Seb.
J’ai toujours eu du mal à suivre le rythme de Sébastien. C’est un énorme gaillard. Du haut de ses 1m96, il domine le village. Seb est éternellement de bonne humeur, blagueur et taquineur. Il a ce rire de petit garçon ayant joué un mauvais tour à son frère. Le copain de tout le monde. Nous sommes du même âge, mais il affiche déjà des petites pattes d’oie au coin de ses yeux bleus, à force de rire sans doute trop fort, diraient les mauvaises langues.
Tourtanack est bien calme, le matin, vers 8 heures. Seuls les bruits de nos pas contre les pavés grisâtres et le grincement des girouettes rouillées au-dessus des toits brisaient le silence qui régnait dans le bourg. Beaucoup de maisons délabrées, de résidences secondaires, d’habitations héritées en indivision. Nous passâmes la porte jaune, peut-être bien jaune cocu de la maison de feu Jacqueline.
À l’accoutumée, on aurait entendu Radio Nostalgie tonner par sa fenêtre ouverte, mais plus maintenant. Il n’y avait aucune activité visible devant la porte violette de Jérôme et Maryse, un couple discret et fort aimable, réputé pour leur jardin impeccablement entretenu. Il n’y avait point de mouvement derrière la porte orange de Markus, leur voisin. Les Tourtanackois sont des gens simples, sans histoire. Seule la voix criarde et dédaigneuse de Michat résonnait lorsque nous passâmes la porte dorée des Gonthier, tandis que la girouette en forme de voilier émettait un grincement menaçant à notre passage devant la porte abîmée du Pirate, avant d’atteindre le bar.
Le bar de Sébastien est une réelle institution à Tourtanack. Il convient de préciser qu’il n’a pas vu le jour de façon classique.
Seb avait décidé, après beaucoup de voyages en Irlande et en Écosse, de reprendre l’ancien bar dégradé de Tourtanack et d’y ouvrir un pub.
Malheureusement, la banque avait refusé de le suivre dans cette aventure. Ils avaient estimé que, vu l’âge de la population locale, son projet était sans perspective. Voué à l’échec.
Bien que Seb ait tenté de leur démontrer que boire constituait le passe-temps privilégié des Tourtanackois, la banque ne soutint pas son initiative.
Heureusement, Seb n’est pas un homme qui baisse facilement les bras. Si la banque refusait de l’aider, Seb financerait le bar par ses propres moyens. Il passa quatre années à travailler en tant que saisonnier, alternant entre les plages du Sud et une station de ski des Alpes, subsistant avec des conserves et dormant sous une tente, tout en économisant le maximum d’argent.
Il prit rendez-vous avec l’ancien propriétaire des murs, et, après une longue négociation, arrosée de bon whisky écossais, fit descendre de façon significative le coût du bar.
Puis, Marc, le notaire, trouva lui aussi quelques arguments pour faire baisser à son tour le prix, et accélérer la vente.
Une fois propriétaire des murs branlants et du toit écroulé, Seb plaida sa cause devant le maire de Tourtanack, demandant des subventions pour la création de son commerce. Le maire trouva un programme d’aide à l’installation dans les zones défavorisées rurales. Pour dénicher un endroit encore plus défavorisé et rural que Tourtanack, cela ne fut pas chose aisée. Seb réussit à obtenir suffisamment de ressources pour rénover le bar de manière complète.
Les murs droits, la toiture neuve, la plomberie et l’électricité mises aux normes, le placo blanc installé, le parquet scintillant au sol, Seb réalisa que tout son travail n’avait abouti à rien, car il ne lui restait plus un rond pour meubler son bar et s’approvisionner en boissons. Et qu’est-ce qu’un bar sans boissons ?
Les habitants du Tourtanack sont généralement des personnes assez réservées, préservant leur vie privée et s’impliquant dans les affaires des autres seulement pour les juger discrètement. Cependant, lorsqu’ils apprirent les mésaventures de Sébastien, le bar sans alcool, tous les villageois décidèrent d’agir.
Tous les Tourtanackois valides traînèrent leurs vieilles chaises de cuisine, leurs bouteilles de gnôle dépassées, leurs petites tables inutiles, stockées au fond de leur cave, pour meubler l’établissement. Cela se transforma rapidement en une course pour déterminer qui serait le plus charitable, qui réaliserait le plus beau don et qui viendrait en aide à la commune.
Jérôme et Maryse offrirent dans un premier temps trois chaises, puis, lorsque leur voisin Markus en procura quatre, ils renchérirent en ramenant trois lampes à lave mauves des années 70.
Bruno, qui avait tenu un restaurant dans sa jeunesse, saisit l’opportunité pour bazarder ses vieilles tables en bois, qui encombraient son garage.
Aloys rassembla toutes les vieilles palettes en bois, qui ne lui servaient pas, et en fit un canapé, que nous installâmes près de la cheminée du bar. Ma’Martine fabriqua de gros coussins pour accommoder l’assise, l’arrière-train des villageois nécessitant un certain confort.
Germain et Jean-Yves dénichèrent un vieux bar, ainsi que des chaises de comptoir sur des brocantes, et les disposèrent tout en buvant le cubi de rosé qu’ils avaient généreusement offert.
Le Pirate offrit d’anciens barils de rhum, qui serviraient de mange-debout.
Marc avait sollicité l’aide de tous les héritiers tourtanackois en difficulté à cause de maisons chargées de bric-à-brac et, à peine trois jours plus tard, le bar était rempli à craquer. Des tapis anciens aux motifs variés recouvraient le sol, des canevas artisanaux furent accrochés aux murs, des lampes de chevet vétustes trônaient sur des tables éraflées, et pour couronner le tout, une sélection d’apéritifs maison de mes grands-parents, ainsi que les fonds de cave des habitants du village.
Tous les Tourtanackois étaient présents le jour de l’ouverture, chacun vantant son don à son voisin, Sébastien accoudé à son bar, ému et souriant à pleines dents, dans son café méli-mélo.
Les Gonthier profitèrent de l’inauguration pour rapporter leur propre cadeau, deux fauteuils en cuir, afin que tous les villageois constatent qu’ils étaient les plus généreux.
Depuis, jour après jour, les villageois fréquentent le bar, heureux d’y retrouver un morceau de chez eux, et dénigrant les dons des autres, toujours autour d’un bon petit verre.
Devant l’étroite porte d’entrée de notre bar communal, deux hommes attendaient déjà impatiemment l’ouverture.
— Eh, oh, ouverture à 8 heures, Seb ! C’est ce qu’il y a marqué sur ton affiche.
— C’est comme les restaurants, jamais qu’une suggestion, les horaires ! plaisanta Seb en glissant la clé dans la serrure de la porte rouge. Pour la voir de loin ! avait-il expliqué en la peignant.
En un rien de temps, accoudé au bar, il nous servit respectivement un café, un rosé et un Irish coffee. Tous payés par la maison.
La discussion tourna autour de Jacqueline.
— C’était vraiment une mouche par l’oreille ? me demanda Germain, son ventre frottant contre le comptoir en bois.
— Je ne sais pas si c’est vrai, mais pourquoi diable crois-tu qu’une mouche dans une oreille peut provoquer un décès ? rétorquai-je en riant.
— Bah, ces bestioles, ça pond des œufs partout, c’est sale ! Une infection ? Ça lui aurait rongé le cerveau ! répondit Germain.
— Tu me dis, chez Jacqueline, la misérable mouche n’aurait pas eu grand-chose à ronger…, répliqua Jean-Yves en avalant son café.
— Oh, toi, vraiment ! s’exclama Germain.
— Sais-tu qu’elle a trompé son mari ? Ah, oui ! Lui qui était si fidèle. Il a reconnu tous les enfants, hein, mais Dieu sait qu’aucun des quatre n’était de lui. Jacqueline avait les jupes légères comme qui dirait ! ajouta Jean-Yves.
— Et l’élastique de la culotte affaibli, accentua Germain.
— Fendue, qu’elle était, la culotte, s’acharna Jean-Yves.
— Il n’y a pas que la mouche qu’elle avalait, paraît-il, renchérit Germain, le nez déjà rouge.
On rigola.
Pauvre Jacqueline.
Médire sur les morts était notre second passe-temps préféré à Tourtanack. C’était de même une activité fréquente, car comptant quatre décès contre une naissance, en incluant les portées des animaux, les morts étaient courants.
Les bébés, c’est indéniablement charmant, mais hormis le fait de leur trouver des traits communs avec quelqu’un, ils apportent peu d’opportunités de conversation.
Les morts, en revanche ; ah, quel plaisir d’enfin pouvoir médire sans scrupules sur eux ! Plus personne à froisser, juste les ragots et histoires à sortir des tiroirs.
Madame Gonthier rentra, vêtue d’un parfait vert et d’une fourrure autour du cou. Pas de contrefaçon pour madame !
— Bonjour, messieurs, chantonna-t-elle de ses lèvres d’un rouge foncé. Café serré, serré, Sébastien. Vous avez vu pour Jacqueline ? Un ver solitaire, j’ai entendu ?
Elle me regarda de ses vastes yeux bleus et larmoyants.
— Je ne saurais pas le dire, madame ! répondis-je en sirotant mon Irish.
Seb avait été généreux avec le whisky.
— On est souvent puni par le bout qui pêche ! Elle s’invitait sans arrêt chez tout le monde et vidait les gâteaux et spéculos avec son café. Penses-tu qu’un jour, elle nous rendrait la pareille ? Diantre que non. Une pince, cette Jacqueline. Même Michat ne l’aimait pas, Dieu sait pourtant que cette bête est douce.
Elle tendit un petit billet vers Seb, qui refusa de la main en souriant.
Heureusement que Ma’Martine avait une retraite adéquate.
Michat était le chat de Mme Gonthier. Une bête répugnante selon moi, mais qui, de manière inattendue, s’est montrée bénéfique dans l’évolution des événements. Telle sa maîtresse, ce Maine Coon d’un poil sombre brushingé avait une façon hautaine et dédaigneuse à observer les gens du village. Ce chat n’aimait que lui-même, et encore. C’était en revanche, la prunelle des yeux de sa maîtresse.
Apparemment, Jacqueline n’a pas apprécié le ton qu’on a employé avec elle dans le bar ce jour-là, car tous les gens présents à médire à son sujet ont été punis dans la semaine qui suivit. À commencer par moi-même et Madame Gonthier.
Soudain, on toqua à la porte.
Nous nous retournâmes tous en même temps.
Personne ne toque à Tourtanack.
Une fille… Non, une femme ? Non, une dame ? Non, une ado ? Une créature, oui, une créature d’une maigreur atroce pénétra timidement dans le bar.
Le silence tomba. L’air grave, elle s’avança vers le comptoir. Ses cuisses devaient être aussi épaisses que mon poignet. Je m’attendis à ce que le courant d’air qui claqua la porte ne la projette par terre.
Son état était pire que celui du dernier cadavre que j’avais récupéré à la suite d’un accident de voiture. Celui-ci était devenu si méconnaissable que je l’avais appelé Quasimodo. Quasimodo paraissait en meilleure forme qu’elle.
Les joues non pas creuses, mais concaves, des cernes violets, profonds, peut-être même des coups de poing ? La peau de la même couleur que celle de Jacqueline (vue bien plus tard dans la journée), les cheveux rasés près du crâne. Ce n’était qu’os et pâleur. Seuls deux yeux, petits, mais d’un bleu glacial, soufflaient un peu de vie dans ce squelette ambulant.
À sa vue, des frissons me parcoururent le dos. Elle aurait été en mesure de faire la pub pour un poster UNICEF.
Sans un mot, elle déposa un papier sur le comptoir.
— OK, je vous fais ça tout de suite, dit Seb.
Je me penchai en avant pour lire ce qu’il y avait marqué dessus. Chocolate and Food, please.
La brindille s’installa à la table la plus éloignée de nous, face à la porte.
Par la fenêtre, je constatai qu’elle était venue à vélo. Elle avait un petit sac à dos, qu’elle coinçait entre ses jambes.
J’hésitais à lui laisser ma carte de visite, car sincèrement, je lui donnais qu’une semaine ou deux, mais Seb me servit un deuxième café avec un canard et je ne prêtai plus attention à la « chose ».
Nous parlâmes à nouveau de Jacqueline. Seb sortit de l’arrière du bar pour apporter un croque-monsieur et un chocolat chaud à la dame. Je remarquai qu’il avait fait le croque-monsieur à deux étages. Lui aussi devait avoir pitié.
Il l’encaissa. Miracle ?
Lorsque Germain avait cessé de conter la fois où Jacqueline, une nuit d’été, avait grimpé en nuisette à travers sa fenêtre et avait essayé de le séduire alors que sa femme dormait juste à ses côtés, « UNE CHAUDASSE, je vous dis ! », je constatai que la chaise était de nouveau vacante.
Tout un coup, Seb s’écria :
— Eh, Fred ! Jacqueline !
Les cloches s‘étaient remises à sonner. Dix heures claironnèrent des airs. Avions-nous vraiment jasé deux heures sur Jacqueline ?
Je laissai de force un billet à Seb et sortis.
— Vous avez vu une voiture passer ? demandai-je à Germain et à Jean-Yves.
Ils secouèrent la tête. Good.
Je courus à grands pas, les deux cent cinquante mètres, me jetai dans ma titine, fis demi-tour et filai vers la sortie du village.
Arrivé au rond-point, je vis le véhicule des policiers tourner vers le cimetière. J’allais être en retard.
Je donnai un coup d’accélérateur pour les rattraper et…
Comment décrire le bruit d’une collision ? Boum ? Clac ? Bling ? Patatras ?
Je freinai net.
Ma tête se vida.
J’éteignis le moteur, sortis précipitamment du véhicule, laissant ma portière ouverte. À l’avant droit de ma voiture, une petite mare de sang.
Un nouveau bruit, boum, clac, bling, patatras.
Une cycliste avait foncé dans ma portière ouverte. À toute vitesse.
Déjà, des portes colorées s’ouvrirent de-ci de-là.
J’avais écrasé le Michat de Madame Gonthier. La patte postérieure de la bête était en purée. Néanmoins, l’animal continuait à émettre des miaulements hautains, fidèles à sa nature.
De l’autre côté, la cycliste avait été projetée à plusieurs mètres de la voiture, contre le puits. Inerte, une flaque de sang s’était accumulée sous sa tête. Elle ne miaulait pas.
Le 20 novembre, on comptait 174 Tourtanackois, 205 et 3/4 si on déduisait la patte de Michat et comptait les animaux.
Cent soixante-quatorze Tourtanackois, moins Jacqueline, et une cycliste, pensais-je avec effroi.
L’ouïe est un sens extrêmement particulier.
Les ondes sonores suivent des lois physiques. Par conséquent, il semble évident que nous devrions tous entendre la même chose à distance égale, non ? Mais durant l’accident, pas deux habitants de Tourtanack auront la même version des dialogues échangés autour du rond-point.
Madame Gonthier, paniquée, accourut du bar et se jeta au chevet de Michat. Elle promit de n’avoir pleuré qu’en silence, cependant Germain affirma qu’elle ne cessait de répéter :
— Mon amour, mon véritable amour, mon Michich, michmouch ! En boucle, tout en caressant le pelage du chat.
Sébastien, lui aussi, arrivant à grandes enjambées, prétendit m’avoir demandé :
— Fred, ça va ? Fred, est-ce que tu t’es fait mal ?
Mais Jean-Yves raconta à qui voulait l’entendre que Seb me secouait par les épaules en répétant :
— PUTAIN, FRED, qu’est ce que tu as fait, tu l’as tuée !
Moi-même, je ne me souvins d’aucune parole prononcée. À moitié sonné, je m’accroupis près de la cycliste qui gisait inerte, le visage collé dans le pavé.
Je tendis la main pour toucher la sienne. Froide. Mais pas glaciale.
Je n’entendis pas ce que formula le Dr Fredonnant, s’agenouillant près de moi et enfilant des gants.
La seule chose qui parvint à mon oreille était la respiration pénible et haletante de la cycliste.
Vivante, me répétai-je. Vivante.
Tel un enfant puni, je fus levé et mis à l’écart dans un coin.
Le médecin s’affairait autour de la patiente. Tout le village était présent.
Mme Gonthier était la seule à agir. Avec l’aide de son mari, elle enveloppa Michat dans un châle en cachemire ocre avant de sauter dans leur voiture. Alors que la Mercedes noire prenait de la vitesse, elle me fixa d’un regard sombre depuis le siège passager.
Le chat était déjà transporté, perfusé et chouchouté chez le vétérinaire lorsque l’ambulance arriva enfin sur la place du village. Il sonna 11 heures, de nulle part, pendant que les brancardiers chargèrent l’étrangère à l’arrière du véhicule. Le Dr Fredonnant secouait tristement sa tête, tandis que les villageois murmuraient :
— Lorsqu’on ne porte pas de casque, aussi.
Je me dégageai de l’étreinte de Sébastien avant que la porte de l’ambulance ne se ferme. Un regard furtif. Je vis deux yeux d’un bleu glacial s’ouvrir.
Vivante, me répétai-je.
Les gendarmes, transportant Jacqueline, avaient fait demi-tour pour constater les dégâts.
Mais l’affaire semblait claire : j’avais refusé la priorité qu’au chat. Ma voiture, même en accélérant, n’avait point dépassé les 40 km/h.
Les freins du vélo avaient lâché, relevèrent les policiers.
Personne ne me fit même souffler.
Dans la panique générale, les gendarmes avaient mis quelques témoignages par écrit, partant certainement plus perturbés qu’ils étaient arrivés. Ils prirent des photos, des adresses, des numéros de téléphone, des informations. Plein de choses qui paraissaient superflues pour les victimes, qu’elles soient bipèdes ou quadrupèdes.
En repartant, les gendarmes omirent qu’ils avaient Jacqueline avec eux et furent contraints de faire demi-tour à 30 km du village.
Moi aussi, j’en avais presque oublié Jacqueline.
La place déblayée, j’avais fait demi-tour pour me calmer au bar de Seb.
Je lui résumai ma version de l’accident pendant que ce dernier me servait un whisky chaud, une spécialité qu’il avait apprise en Irlande.
— Ah, la vache ! La brindille va s’en sortir ? me questionna-t-il, en avalant lui aussi une gorgée de whisky.
— Le Dr Fredonnant n’avait pas l’air convaincu, je l’ai entendu marmonner qu’elle avait perdu beaucoup de sang, que le crâne était probablement ouvert, me remémorai-je, des frissons me parcourant le dos.
Merde, murmura Seb.
— Comme tu dis…
Puis, après une pause, j’ajoutai :
— Si jamais elle meurt, ça sera de ma faute…, ma voix légèrement chevrotante.
— Non, non, Fred, tu n’y es pour rien. Sors-toi ça, tout de suite de la tête ! déclara Seb, une expression sérieuse au visage.
— Si je n’avais pas laissé ma portière ouverte, elle…, commençai-je.
Mes mains se mirent à trembler.
— Et Michat ? me coupa Seb, me freinant dans la poursuite de mes idées.
— Va probablement perdre une patte, mais si ce n’est que ça. Puis, il ne fait jamais gaffe avant de traverser, ce gigantesque blaireau ! pestai-je, ma colère attisée par mon animosité envers cette bête.
— Ah ça, ce n’est pas la première fois qu’on manque de le faucher ! acquiesça Seb avec un sourire.
Mon téléphone vibra. Jacqueline était sur le retour.
— Bon, je te laisse, le boulot m’attend.
J’avais dû déplacer ma voiture sur le bas-côté de la place, et, vu la frayeur passée, je pris la décision de parcourir à pied les 2 km qui séparaient le bar et les pompes funéraires.
Le whisky chaud m’avait bien réchauffé, de telle façon que j’appréciai le vent froid d’hiver me mordillait ma barbe de cinq jours.
Jacqueline n’était pas encore arrivée, je pus dresser la table de préparation métallique. Je venais d’en acquérir une nouvelle, car la grippe avait déjà causé de nombreux dégâts en ce début d’hiver. Les caisses étaient bien fournies.
Heureusement que la campagne de vaccination n’est jamais réellement efficace.
J’alignai méticuleusement mes instruments : aiguille serpentine, seringue, Aniosyme, bistouri, mes ciseaux, les rasoirs, crochets, lames, pinces.
La pièce était délicieusement froide. J’enfilai une tenue de chirurgie verte, le tablier attendrait que Jacqueline soit bien arrivée chez moi.
Le travail avait pour habitude de m’absorber entièrement, mais ce jeudi-là, il n’y avait rien à faire.
Je revoyais sans cesse la mare de sang, ainsi que le Dr Fredonnant, secouant la tête.
La cycliste allait mourir, et c’était moi qui l’avais tuée.
Je pris le combiné du téléphone de ma boutique.
— CHU de Cananack, que puis-je pour vous ? répondit une voix féminine.
— Excusez-moi de vous déranger, vous avez dû recevoir une jeune femme, cycliste, suite à un accident de voiture, je souhaiterais savoir comment elle va ?
— Vous êtes de la famille, monsieur ?
— Oui, mentis-je, rapidement.
— Elle est actuellement en soins intensifs, mais le médecin a l’air d’assurer que le pronostic vital n’est pas engagé. Elle a reçu une perfusion de sang. Elle est anorexique, votre femme ?
— Pas ma femme, une… cousine. Quand puis-je venir la voir ?
— Actuellement, les visites en soins intensifs ne sont pas autorisées, monsieur. Protocole dû à un virus.
— Même si je me lave les mains ? demandai-je.
— Comment, monsieur ? rétorqua la standardiste d’un ton perplexe.
— Est-il possible de m’avertir s’il y a des changements ? Je suis le cousin.
Elle prit mon numéro de téléphone, mon nom, ainsi que mon adresse, avant de raccrocher.
Pronostic vital non engagé.
Je soufflai fort et me rendis compte que des gouttes salées coulaient sur ma joue. Les nerfs qui lâchaient.
Jacqueline allait être contrainte d’attendre.
Je la réceptionnai aussi dignement que possible, et la déposai, une fois le véhicule de la morgue ayant traversé le pont dans l’autre sens, dans ma propre chambre froide.
– Pardon, Jacqueline. Demain, promis.
Je fermai boutique et me résolus à rentrer chez moi à pied.
Je n’étais pas un remarquable marcheur, mais me plaisais à broyer du noir. Et lorsqu’on souhaite se livrer à une activité un tantinet morose, la marche permet de s’apitoyer encore plus aisément sur son sort.
Les regrets sont une chose fascinante. Comme une bactérie perverse et malfaisante. Un érysipèle, par exemple. On commence infecté, malade, aigûment atteint. Puis, le temps passe, les médicaments font effet, les symptômes se stabilisent, s’atténuent. Il arrive que l’on croie être rétabli.
Seulement, l’érysipèle est particulièrement résistant. Il se cache dans des endroits improbables et a une fâcheuse tendance à ressortir de nulle part, violemment, au moment importun.
Tels sont mes regrets. Jamais totalement effacés, ils sont plutôt relégués au fond de ma pensée, toujours prêts à refaire surface.
L’air humide titilla mes narines, mon nez se mit à couler. Je reniflai bruyamment en passant devant l’étang, m’essuyant de l’envers de ma manche. Trop sentimentale pour être propre.
Je regrettais d’avoir écrasé Michat. Je regrettais que la cycliste n’ait pas évité la porte de la voiture. Je regrettais la mort de Jacqueline, la mouche.
La pointe de mes pieds frottait sur la route.
Et je regrettais, regrettais, regrettais de ne pas avoir eu la possibilité d’emmener Ma’Martine à la gare le 17 avril. Nullement, parce qu’elle avait loupé son train, non, elle l’avait heureusement eu, tout allait bien. Mais parce qu’on m’avait pris ma place.
Ma’Martine avait un rendez-vous chez l’ophtalmo de Canacak le 17 avril.
Seb ne pouvait ce jour-là emmener sa grand-mère à la gare, attendant une livraison importante au bar. Il fut décidé que je l’emmènerais, le printemps et les beaux jours me libérant quelque peu de mon travail.
Seulement, au matin du 17 avril, un car de touristes asiatiques débarqua par surprise à Tourtanack, à la recherche des cloches invisibles. À 11 heures, le bar fut envahi et Sébastien se retrouva dépassé.
Habitué du bar, je décidai de lui prêter main-forte face à la horde de Nippons affamés. La machine à croque-monsieur nous lâcha en plus, il s’avéra nécessaire de courir entre la maison de Ma’Martine et le bar, une véritable galère.
Bref.
Heureusement, Marc, lui aussi avait peu de travail en vue du printemps, car moins de morts, c’est moins d’héritages. Il se porta volontaire pour accompagner Ma’Martine à la gare, avec ma voiture, la sienne étant en réparation.
Et le 17 avril, Marc rencontra Jessica sur le parking de la gare. Il se mit à pleuvoir, Marc l’abrita sous le parapluie troué, caché dans le coffre de ma voiture. Ils s’embrassèrent.
Ce fut le grand amour.
Ce ne fut que quelques mois après leur rencontre que mes regrets arrivèrent. Le jour où Marc nous présenta enfin « sa » Jessica.
C’était avec surprise que nous avions constaté, au matin, que notre charmant bourg était enveloppé d’une magnifique couche de neige. C’était une occurrence rare et dangereuse, car l’air venant de la mer se mettait à geler immédiatement au-dessus de la neige, transformant notre village en patinoire.
Ayant passé la nuit chez Ma’Martine (soirée particulièrement arrosée au bar la veille), je me rendis à pied, accompagné de Seb, chez Marc, afin de rencontrer l’amour de sa vie.
Arrivés à la porte bleutée de la demeure, Sébastien, qui toqua vivement sur la chevillette, trébucha sur la fine couche de glace au perron de la porte. Je fis de mon mieux pour le retenir, me projetant vers l’avant afin d’équilibrer son poids. Sébastien debout, je perdis également l’équilibre, étendant mes mains pour me rattraper sur la porte, qui s’ouvrit juste à ce moment.
À quatre pattes dans l’entrée, j’aperçus des chevilles fines et élégantes surplombant des chaussures à talons bleus.
Un rire féminin claironna dans mon oreille, une main douce et blanche se tendit vers moi. En relevant le regard, je plongeai dans de vifs yeux marron, des yeux de biche.
Une chevelure rousse bouclée cascadait le long de son dos jusqu’au creux de ses hanches, ses deux dents avant étaient légèrement grandes, propulsant ses lèvres roses et pulpeuses vers l’avant, lui donnant un air quelque peu innocent et naïf. Le défaut mineur qui rend une femme charmante.
Je n’ai aucun souvenir des paroles échangées pendant l’heure qui a suivi.
J’avais beau mettre du cœur à l’ouvrage, j’étais incapable d’empêcher mes yeux de revenir sur Jessica. La façon dont elle dégageait son visage ovale en rangeant ses mèches rouges derrière son oreille, ses yeux pétillants lorsqu’elle dévisageait Marc, sa manie de mordiller sa lèvre inférieure avant de sourire, ses gestes légers, son pas dansant.
— Tu es bien silencieux, Fred, te serais-tu vraiment fait mal en tombant ? rigola Marc.
J’avalai ma salive.
— Non, non, désolé, je suis ailleurs ! répondis-je tout en forçant un sourire sur mes lèvres.
— Ben, félicite-les alors, totoche ! s’écria Seb.
— Les féliciter ? rétorquai-je, perplexe.
Jessica me tendit sa main gauche. À son annuaire, une imposante pierre précieuse scintillait.
Je n’avais pas commencé à rêver que l’illusion était d’emblée, enterrée six pieds sous terre.
— Félicitations, tous les deux ! Bien joué, Marc, finis-je par articuler.
Je ne pus dès lors m’empêcher d’être convaincu que Marc avait volé l’amour de ma vie. C’est moi qui, ce jour-là, aurais été chargé d’emmener Ma’Martine à la gare. Ainsi, à mon retour, c’est moi qui aurais eu à découvrir Jessica perdue sur le parking. Moi, la personne à qui elle aurait adressé un sourire. Moi, celui qu’elle aurait pris dans ses bras sous le parapluie percé.
L’univers avait orchestré ce moment et ce lieu spécialement pour moi. Jessica s’était perdue pour que je la trouve ce vendredi.
Marc m’avait volé mon bonheur.
Marc et un car d’Asiatiques affamés.
C’était parfaitement irrationnel, c’est certain, toutefois, j’en étais persuadé. Je croyais que quelque part, on a tous une personne à s’efforcer de trouver, à garder. Une personne qui nous fait grandir, qui tire le meilleur de nous-même. Qui nous comble. Que nous ne pouvons être complets qu’avec cette personne. Comme mes grands-parents.
Et, sans hésitation, certainement, c’était Jessica pour moi.
Seulement, ce n’était pas ma Jessica. C’était mon Michat et ma brindille écrasée.
J’arrivai au bout de la colline.
L’ancienne Closerie offrait côté ouest une vue sur la mer, côté nord sur le village, côté est sur une vive haie et côté sud sur le petit cimetière familial.
Imposante bâtisse, vaste terrain, la demeure avait été remplie de rires d’enfants, d’insouciance et de jeux durant mon enfance, mes nombreuses cousines et mes sœurs emplissant la maison de leurs plaisanteries et joie de vivre.
À présent, les enfants avaient grandi et devenaient parents à leur tour, tandis que les grands-parents résidaient sur le côté sud de la maison. Il ne restait plus que moi, seul et plein d’amertume, ainsi qu’une taupe qui s’acharnait à retourner la terre, ce qui la rendait infernale à attraper.
Je pris la clé cachée sous un des coquillages décorant la façade de la maison et me glissai à l’intérieur.
Mes grands-parents avaient été des gens aisés et, à leur décès, avaient légué à leurs enfants et petits-enfants de coquettes sommes.
Après avoir fait évaluer le bien par Marc, le notaire, j’avais pris la décision de me servir de mon héritage pour racheter la maison à ma famille.
Personne n’avait souhaité reprendre la maison familiale, trop isolée et trop spacieuse. Pourtant, ces vieilles pierres avaient été témoins de tant d’amour, de joie, de rires d’enfants et de célébrations familiales, de souvenirs insouciants et ensoleillés, que j’avais été incapable d’accepter qu’elles soient entre les mains d’inconnus.
Chaque été, la maison se remplissait à nouveau, mes deux sœurs, mes cousines et mes parents venant profiter du calme et de la mer. La Clocloterie était la villa d’été.
Ma grand-mère s’appelait Clothilde, mon grand-père Claude. Ainsi était donc née la Clocloterie.
Cependant, en dehors de la belle saison et des rares festivités, je passais mon temps seul dans les 324 m² que proposait la maison, sans oublier la cave abondamment garnie de vins et de spiritueux.
La porte d’entrée menait à un vaste vestibule, qui s’ouvrait à droite sur la cuisine, véritable cœur de la maison, et à gauche sur le salon de musique, suivi de la bibliothèque. En face, un imposant escalier conduisait à l’étage supérieur.
Je n’utilisais aucune des dix chambres. Ces chambres appartenaient à jamais à mes grands-parents, oncles, tantes, sœurs et cousines.
En tant que seul garçon et l’aîné, j’avais le privilège, enfant, de passer mes nuits dans le nichoir.
Il s’agissait des combles, qui avaient été aménagés, pour mon plus grand bonheur.
Près de 100 m2 rien qu’à moi. Des chiens assis, arrangés de manière symétrique entre l’est et l’ouest, inondaient la pièce de lumière. Un gigantesque œil-de-bœuf, à la partie nord, donnait sur le village.
Ma grand-mère se plaisait à peindre et avait, pour mes huit ans, peint une fresque sur le plafond. L’île imaginaire de Peter Pan, avec le bateau pirate, le lagon des sirènes, les tipis indiens. Tout ce qui pouvait bercer mes rêves d’aventurier étriqué.