Le grand sépulcre blanc - Émile Lavoie - E-Book

Le grand sépulcre blanc E-Book

Émile Lavoie

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Beschreibung

Minuit ! calme profond ! Silence ! silence éternel, grave, supra-terrestre ! Silence tellement silencieux qu’il vacille ! L’oreille saisit le bruissement des atomes, de la lumière ! Silence qui n’est pas sépulcral car il est illuminé, éclairé et vivifié par ce grandiose spectacle du soleil de minuit.
Minuit ! pas une étoile au firmament ! Minuit, et le roi du jour, dans sa course furibonde vers Alpha Centaure, nous traînant à sa suite, brille au fond d’un ciel indigo et lointain. À quelques degrés au-dessus de l’horizon s’étalent paresseusement quelques stratus, nimbés d’or, voguant vers les chaudes régions du sud, et se colorant d’un reflet pourpre. Une cascade de lumière douce, langoureuse, tombe de l’orbe céleste, traverse le détroit de Lancaster, y teinte ses eaux froides de carmin, de safran, d’onyx. Le miroitement des eaux à peine remuées fait apparaître une mer de pierreries sur cette mosaïque liquide. Les monts abrupts, de North Devon et du Nord de l’Île de Baffin, se revêtent de violet foncé, voile sombre, où, de distance en distance, s’allument, sur leurs sommets de larges éclaircies d’écarlate, véritables feux d’artifices allumés par les gnomes, ces lutins capricieux et poétiques des régions arctiques.

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Ähnliche


 

Le Grand Sépulcre Blanc

 

 

 

par

 

ÉMILE LAVOIE

 

© 2023 Librorium Editions

ISBN : 9782385743079

 

 

 

 

 

 

 

 

 

AVANT-PROPOS

CHAPITRE I LE SOLEIL DE MINUIT

CHAPITRE II LA RENCONTRE

CHAPITRE III VISIONS RÉTROSPECTIVES

CHAPITRE IV SURPRISE, TRAVAIL, SOLITUDE.

CHAPITRE V ALPINISME ET MÉDITATIONS

CHAPITRE VI NOUVELLES EXPLORATIONS

CHAPITRE VII LE PASSAGE DU NORD-OUEST

CHAPITRE VIII LES GRANDES CHASSES DU NORD

CHAPITRE IX HIVERNEMENT

CHAPITRE X PAR MONTS ET PAR VAUX

CHAPITRE XI HIVER ARCTIQUE

CHAPITRE XII ÉTUDES SUR LES ESQUIMAUX

CHAPITRE XIII LES ESQUIMAUX suite

CHAPITRE XIV L’AURORE

CHAPITRE XVI À L’OMBRE D’UN GLACIER

CHAPITRE XVI VOYAGE DE NOCES

CHAPITRE XVII DÉCOUVERTES — ACCIDENT — RETOUR AU NEPTUNE.

CHAPITRE XVIII SÉPARATION — RÉUNION

CHAPITRE XIX L’AMOUR VERSUS LE DEVOIR

CHAPITRE XX ÉPREUVES

CHAPITRE XXI TARRAGONE[1]

 

 

 

AVANT-PROPOS

 

L’auteur ayant passé trois ans dans les régions arctiques et subarctiques, il a été subjugué par le magnétisme boréal et l’attrait irrésistible qui s’empare de l’âme de tout homme se lançant à l’assaut de ce grand sépulcre blanc qu’est le Nord.

Pour faire connaître au lecteur canadien cette partie ignorée de notre vaste Dominion, il a cru devoir lui en donner un aperçu sous forme de roman… une idylle naïve s’intercalant dans le texte et déroulant ses péripéties au pays du soleil de minuit et des glaces éternelles…

Faisant d’une pierre deux coups, il a voulu lui faire connaître l’âme naïve, honnête et droite de l’Esquimau, peuple intelligent, affable, hospitalier et hardi, habitant les régions montagneuses, pittoresques et tourmentées du Nord.

 

L’auteur.

 

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE ILE SOLEIL DE MINUIT

 

Par bandes les ours blancs seront expiatoires ; L’écume aux dents, lascifs, ils bailleront d’ennui Tandis qu’à l’horizon, au ras des promontoires Brillera, globe d’or, le soleil de minuit.

René Chopin.

 

Minuit ! calme profond ! Silence ! silence éternel, grave, supra-terrestre ! Silence tellement silencieux qu’il vacille ! L’oreille saisit le bruissement des atomes, de la lumière ! Silence qui n’est pas sépulcral car il est illuminé, éclairé et vivifié par ce grandiose spectacle du soleil de minuit.

Minuit ! pas une étoile au firmament ! Minuit, et le roi du jour, dans sa course furibonde vers Alpha Centaure, nous traînant à sa suite, brille au fond d’un ciel indigo et lointain. À quelques degrés au-dessus de l’horizon s’étalent paresseusement quelques stratus, nimbés d’or, voguant vers les chaudes régions du sud, et se colorant d’un reflet pourpre. Une cascade de lumière douce, langoureuse, tombe de l’orbe céleste, traverse le détroit de Lancaster, y teinte ses eaux froides de carmin, de safran, d’onyx. Le miroitement des eaux à peine remuées fait apparaître une mer de pierreries sur cette mosaïque liquide. Les monts abrupts, de North Devon et du Nord de l’Île de Baffin, se revêtent de violet foncé, voile sombre, où, de distance en distance, s’allument, sur leurs sommets de larges éclaircies d’écarlate, véritables feux d’artifices allumés par les gnomes, ces lutins capricieux et poétiques des régions arctiques.

Au loin s’estompe l’île Cornwallis, masse escarpée de rochers primaires, s’élevant du sein des eaux, escaladant le ciel de ses trois mille pieds de hauteur. Vue de cette distance, par un effet de réfraction habituelle aux pays du Nord, cette élévation est triplée. Ses rugosités et ses aspérités titanesques sont comme enveloppées d’un voile éthéré, d’une couleur insaisissable, faisant croire aux reflets d’un deuxième soleil invisible, à peine disparu à l’horizon.

Un silence accablant s’étend sur toute cette région. À cette heure apaisée de la nuit-jour, ni les cris perçants du stercoraire-longue-queue et du fulmar, ni les vocalises du bruant, ni le bavardage des milliers de pluviers, taches noires sur le bleu de la mer, ni le croassement du corbeau, ni même le gloussement des ptarmigans se disputant les graines et les lichens de la grève ne troublent cette impondérable quiétude. Pas un souffle ne ride la surface lisse du détroit. Ne croirait-on pas cette scène une immense toile, peinte par un artiste-poète préraphaélite dont l’esprit, dépassant les pouvoirs limités de l’art humain, contemplait jadis en un rêve fantastique, les enfantements grandioses d’un monde nouveau ?

Ce décor, répétition quotidienne de ces millions de changements kaléidoscopiques du spectre luminaire, se produisant au-dessus de cette terre labourée par les cataclysmes antédiluviens, a pour cause le soleil, pour théâtre la combinaison du ciel, des monts, et des eaux, et pour spectateur habituel, l’Esquimau nomade et phlegmatique, roi et maître de ces régions.

Quel voluptueux cinéma que ces mirages flottants, caressants, fluides et équivoques, si communs à toute cette région située au nord du pôle magnétique, pays des glaciers, des mers polaires, des monts altiers, des vallées profondes et vertes où ne croissent ni arbres ni arbustes, où, en été l’on jouit du climat décembrien de la Riviera et où les paysages sont des poèmes vivants, supérieurs aux visions psychiques des romantiques.

La main invisible dirigeant notre monde dans sa tangente céleste, traversée des ellipses et des courbes gravitatoires des astres et des planètes semés dans l’infini, a voulu que cet infiniment petit mais aussi infiniment grand qu’est l’homme, fût témoin de cette coordination astrale, et des déploiements pyrotechniques que la chimie céleste amène sur son chemin visuel.

En cette fin de juillet 1910, un spectateur, seul, perdu au sein de ces régions désertiques, contemplait, du haut d’un rocher, cet inoubliable spectacle. Son esprit, son âme, ses sens étaient pris. Fasciné, ses yeux buvaient les cieux et les monts. Par moments, paupières mi-closes, il revoyait dans l’obscurité, la réalité apparue, ramassant en faisceau les impressions diverses subies, les amalgamant à des sensations refroidies, à toute une gerbe desséchée de vœux inassouvis, de châteaux écroulés.

Ce témoin insoupçonné de millions de mortels, aux traits raffinés, à l’apparence studieuse, de taille quelque peu au-dessus de la moyenne, était nonchalamment étendu sur une peau de renne jetée sur un rocher. De cette méridienne improvisée il contemplait la pompe accompagnant cette course de l’astre-roi, à minuit. Ses yeux bruns foncés brillaient d’une admiration extatique. À ses pieds dormait un gros animal blanc, se détachant en relief, du noir des roches métamorphiques.

« Grandiose ! Sublime ! La réalité dépasse mes rêves », dit-il à mi-voix, tout en regardant sa montre-chronomètre dont les aiguilles pointaient le midi de la nuit. « Si je ne veux pas perdre la succession des jours, il va me falloir pointiller chaque date. Mes compagnons du Neptune, maintenant au large de l’île carbonifère et basse de Melville, n’ont certainement pas eu un spectacle semblable, quelque puisse être leur position. »

Monologuant, il lève sa jumelle à ses yeux, embrasse l’horizon d’un regard circulaire, observant plus particulièrement l’Ouest afin d’y découvrir une voile, le « Neptune », navire du gouvernement canadien patrouillant les mers arctiques et prenant possession des nombreuses îles de cet archipel au nom du Canada. Ne voyant rien apparaître, il se met à observer le ciel dont les couleurs vives s’estompaient de plus en plus. À ce moment un amas de cumuli vaporeux, aux formes les plus hardies et les plus fantasmagoriques s’est formé en faisceau à quelques degrés de l’horizon, juste au-dessous du soleil de sorte qu’ils lui font un trône aux contours les plus variés.

« Un tel déploiement extra-terrestre, ce silence profond, cette cinématographie aérienne, ne serait-ce le calme précédent la venue des anges sonnant la trompette du jugement dernier ? Je suis dans l’attente ! » Cette réflexion le fit sourire. Réminiscences poétiques d’un cœur sensible car le doute, tourmentait son âme, doute philosophique, doute dogmatique plus ancré que jamais en lui depuis son passage à l’Université de Toronto, où, dans le cours scientifique l’on tentait de tout prouver par la Science, aboutissant à des résultats plutôt négatifs. Son âme latine était trop imprégnée de mysticisme religieux, pour ne pas réagir contre le matérialisme anglo-saxon et la ténébreuse philosophie germaine dont il avait essayé d’approfondir les problèmes. En face de lui-même devant ce spectacle incomparable, il sentit son cynisme fondre et la foi confiante du jeune âge renaître, illuminée par la vie et la lumière céleste enveloppant mers, monts et vaux, tandis que le grand silence qui l’enrobait semblait être l’adoration muette et respectueuse de la terre à son créateur. Il naissait à une vie nouvelle. Des réminiscences de ses poètes favoris, la Genèse de la création, son enfance calme, dans un hameau perdu de la Gaspésie, — que d’autres visions encore ! — lui apparurent. Ce fut pour lui l’un de ces arrêts dans la vie, arrêt inconscient dont tout homme a un jour savouré le calme et le repos dans cet oubli incontrôlable du présent, cette sensation d’être entraîné fatidiquement vers un but indéterminé. Oublié le matérialisme terrien ! Évaporé la poursuite de la gloire et des richesses ! Qu’importe l’excruciante fatalité du « primo vivere » ? Halte bienfaisante dans le cours de la vie ! Le passé n’existe plus. Le présent est oublié. L’avenir est aboli. L’âme se replie sur elle-même. L’intelligence est ensevelie. Les désirs des sens sont assouvis. Le sphinx du nord a fait son œuvre. Le soleil de minuit, de ses tentacules éthérés de ses émanations féeriques, a enlacé le spectateur !

Dans cette demi-inconscience où l’homme n’est ni endormi, ni éveillé, où le rêve et la réalité se confondent, un bruit imperceptible vînt frapper l’oreille du solitaire voyageur : le bruit de l’eau frappée rythmiquement par un aviron. Au-dessus de sa tête une oie sauvage évolue et plane. Ses cris rauques annoncent à ses comparses couvant sur la berge des nombreux petits lacs des hauts sommets qu’un étranger a envahi leur domaine. Secouant sa torpeur, il écoute. Un chant grave, primitif, aux intonations bizarres, aux notes claires mais d’un rythme musical à lui inconnu, rompt le silence. « Me voici donc en un pays enchanté ! Est-ce la sirène de l’époque mythologique revenue en ces parages pour m’attirer sur des écueils insoupçonnés ? »

Prêtant plus attentivement l’oreille, il s’assure que c’est bien une voix féminine, d’un riche contralto, chantant une romance pathétique, indéfinissable, contenant à elle seule toute la surprise, l’amour, les douleurs et les aspirations de l’âme primitive d’une race fière et libre, dont la musique chantée peut seule rendre tout le charme, toute l’angoisse.

En un instant il fut debout examinant le point de l’horizon d’où venait ce chant. Personne n’apparut à ses yeux, mais au loin, les rayons solaires or et ambre se métamorphosaient en banderoles cramoisies ; le détroit de Lancaster se changeait en une mer de feu ; quelques icebergs, au loin, reflétaient cette diversité de couleurs, tachées de trous sombres, là où les vagues avaient creusé de glaciales cavernes, gîtes préférés de l’ours polaire. Les flèches acérées, travail lent du soleil et de la pluie donnait, à ces masses l’apparence de cathédrales partiellement englouties dans une mer lunaire. Aucun signe de vie, mais distinct, le trille mélodieux de cette voix invisible, s’élevant dans un crescendo joyeux, frappait son ouïe, délicieusement, et berçait ses rêves.

« Mais où donc se cache cette divinité ? » se dit-il. Plus attentivement il examine les anfractuosités des rochers. Le chant s’est évanoui, mais alors son oreille perçoit nettement le grincement d’une embarcation légère tirée sur les sables. Quittant son poste d’observation, il s’oriente vers une langue de terre peu élevée s’avançant quelques cents pieds dans la baie.

L’ayant escaladée il aperçoit une jeune fille esquimaude, vêtue à la mode pittoresque du pays, tirant sur la grève un léger kayak[1] dont la pince s’est prise entre deux cailloux. Ses gracieux mouvements décèlent ce développement physique dû à une vie en plein air, libre, sans entraves. Dix-huit ans pouvait-elle avoir. De lourdes tresses noires retombent sur ses épaules. Sa tête est nue. Son couletang[2]orné de passementeries aux dessins bizarres, aux franges multicolores, dessine ses formes. Ses pieds très petits, chaussés de mocassins en peau de phoque effleurent à peine les sables du rivage. Au moment où elle se redresse, il constate que les Vénus, du Titien sont surpassées en eurythmie. Elle a aperçu son ombre projetée sur les eaux. Se tournant vers lui, elle l’examine d’un regard franc et ouvert. Tout surpris

 

d’une telle apparition, à cette heure et à cet endroit, il se sent intimidé. Vite il reprend son aplomb et s’avance vers la belle inconnue [3].

 

« Kayak » : légère embarcation faite de peaux de phoques, tendues sur une charpente d’éclisses de bois ou d’os de baleine.

« Couletang » : Habit-manteau à large capuchon, sans ouverture et se passant par dessus la tête.

Voir le Thelma de Marie Corelli, Chap. 1

er

"The Midnight Sun"

. L’auteur avait écrit cette description du soleil de minuit depuis deux ans, lorsque lui tomba sous la main ce volume de Corelli.

 

CHAPITRE IILA RENCONTRE

 

Hand in hand o’er the rugged strand Of life, we are journeying on ; And patiently wait till the pearly gâte Is reached, and the goal is won.

Florence Dudly.

 

Calme, la jeune fille l’examinait. Elle n’avait pas paru comprendre son « puis-je vous être utile ». Son regard ouvert, candide, sérieux et poli, l’embarrassait. Il était typique ce regard. Regard d’une enfant dont le passé n’a rien à cacher, satisfait du présent et n’approfondissant point l’avenir. Regard sans artifices d’une âme primitive non encore bouleversée par les exigences et les vanités factices de notre civilisation. Regard franc, dont l’expression enfantine et confiante n’essaie pas, pour charmer l’homme, les séductions coquettes et savantes de nos jeunes filles, dont les yeux parlent souvent au lieu du cœur. Yeux fascinants des femmes du monde, dont le petit manège coquet et étudié est tant admiré, goûté même, pâlissent devant ce regard limpide. Eût-elle été au courant des minauderies de la vie actuelle, elle eût voilé ce miroir de l’âme. Elle se fût rendu compte qu’elle était seule avec un étranger, sur une plage déserte, à minuit, quoique le soleil brillât, et elle eût fait semblant d’être gênée. Au contraire, elle paraissait tout simplement très étonnée de cette rencontre inopinée.

« Évidemment, elle ne comprend pas ma langue, se dit son interlocuteur, et encore moins l’anglais ». Il s’ingénia alors par une pantomime savante mais ridicule, que tout sourd-muet eût saisie, à lui faire comprendre qu’il était à son service. Il avait constaté que sa frêle embarcation était prise entre deux cailloux et pouvait être détruite en un instant.

À sa savante mimique la jeune fille répondit par un rire argentin, contagieux. Très amusée, ses yeux noirs et profonds brillaient de mille reflets malicieux.

« Bien imaginée, dit-elle, même grand’mère vous eût compris. Vos gestes sont si expressifs. » Froissé par ce rire et se sentant un objet de ridicule devant cette fillette si naturelle, il se sentit quelque peu gêné, et une légère rougeur couvrit son visage.

« Je parle français, un peu, dit-elle. J’ai été très impolie. J’aurais dû vous répondre de suite. J’accepte votre offre et si vous voulez dégager mon kayak de son piège, je vous en serai très reconnaissante. Mais, prenez garde que les cailloux n’en percent les peaux tendues ! Je ne pourrais pas alors regagner mon toupie[1]. Père et mère grand doivent être très inquiets. Je suis partie ce matin et ne leur ai pas dit que j’avais l’intention de traverser ce bras de mer. »

Redevenu homme du monde, notre héros ne se fit pas prier deux fois.

Quoique fortement tenté de déchirer par un accident voulu l’enveloppe du canot accroché à l’aspérité du rocher, et de jouir ainsi de la présence de cette enfant dont il se sentait tout ému, chaussé de bottes imperméables, il se mit à l’eau. En un adroit coup de main, l’embarcation était retirée de sa dangereuse position et mise à sec sur le rivage.

« Si nous causions quelques minutes, mademoiselle » et il désignait un gros bloc de gneiss poli.

Elle acquiesça de bonne grâce à sa demande et tous deux s’assirent, le dos aux immenses rochers accores s’élevant à trois mille pieds de hauteur, face à la mer, les pieds enfoncés dans le sable du rivage.

« Vous avez ri de moi, tantôt. Je ne vous en veux pas, car franchement je devais être ridicule. N’y pensons plus. Seulement, je vous prierais de me renseigner sur votre présence ici. Je me croyais seul sur cette île car l’on m’avait dit que le dernier établissement Esquimau se trouvait à Ponds Inlet et c’est très loin d’ici. D’où venez-vous ? Êtes-vous seule ? Comment se fait-il que vous parliez Français ? »

« Que de questions, reprit-elle. Vous êtes curieux pour un homme ! N’importe je vais vous répondre. »

« Ce que vous appelez Ponds Inlet est probablement Tunoungmiout. Il y a trois ans le village s’est divisé, et une partie s’est établie à Oulouksing (Artic Bay). Deux familles, dont celle de mon père, sont venues pêcher le saumon sur la terre que vous voyez vis-à-vis d’ici. Hier j’ai entendu grand’mère dire que nous aurions plusieurs jours de temps calme. Alors, ce matin, j’ai mis le « kayak » de mon père à l’eau et je me suis décidée à traverser ce détroit. Je voulais voir ces montagnes, dont la grandeur m’attirait. Je les croyais toutes proches ! me voilà bien loin. »

Sortant une carte de son havresac et en ayant constaté l’échelle, il fut tout surpris de voir que la distance couverte par cette jeune fille mesurait au-delà de cinquante milles.

« Vous n’avez pas craint de vous aventurer seule dans cette périssoire, lui demanda-t-il, désignant sa frêle embarcation. Si le vent se fût élevé, vous eussiez été engloutie. »

« Ô non, reprit-elle, quoique le kayak soit plus spécialement réservé aux hommes, je m’y suis habituée dès mon jeune âge. L’embarcation des femmes[2] l’« umiak » est plus pratique, mais il est lourd, difficile à conduire et demande les efforts combinés de plusieurs personnes pour le faire avancer. Maintenant, regardez ce joli bateau. Il a 20 pieds de longueur par 18 pouces de largeur. Il est bas et très léger. Sa charpente est faite d’os de baleine souples et liés ensembles. Il est tout couvert, en-dessus et en-dessous de peaux de loup-marins tannées et absolument à l’épreuve de l’eau. Il n’y a place que pour une personne. Au centre, cette ouverture ronde que vous voyez et par laquelle nous nous introduisons. Bien assise sur un coussin de peau de renne, les jambes allongées, le dos appuyé sur le bord de l’ouverture, rien ne gêne le mouvement requis pour balancer cet aviron double que vous voyez et faire filer mon embarcation sur l’eau. Advenant une tempête, j’ai une pèlerine, aussi en peau de phoque, que je me passe par-dessus la tête et dont les rebords s’attachent au dehors de l’ouverture du « kayak ». Deux fentes laissent passer les bras et rien ne nuit aux mouvements du nageur. Les vagues peuvent passer par-dessus l’embarcation, impossible que l’eau n’y entre. Le mouvement incessant de l’avironneur avec son aviron double empêche de chavirer. Quelquefois, pour une faible distance, un Esquimau prendra un passager. Celui-ci s’étend alors de son long sur le pont du « kayak » et il doit rester immobile car le moindre mouvement de celui-ci enverrait nos deux hommes au fond des eaux. Vous voyez, il n’y a pas de dangers. D’ailleurs, « Sedna », la déesse des mers, protège ses enfants. Quoique chrétienne je puis bien, n’est-ce pas m’exprimer ainsi, mon enfance ayant été bercée par les légendes de mon peuple. »

Très intéressé, notre héros buvait ses phrases, débitées avec un certain accent très original.

Une pause momentanée et de nouveau le grand silence du Nord enveloppa de son magnétisme ce coin de terre.

Regardant au sud, de la terre d’où elle était venue, elle dit : « Ces explications, n’est-ce pas, répondent à vos deux premières questions. Vous savez maintenant d’où je viens, et aussi, que je suis seule — et ne suis pas seule — ajouta-t-elle avec un doux sourire. »

« Vous vous étonnez, avec raison que je sache votre langue. N’avez-vous jamais entendu parler de mon oncle, Paul Racine, demeurant à Blacklead Island ? »

« Non, car je ne savais pas qu’un de mes compatriotes fût établi en ce pays. »

« Mon oncle n’est pas un de vos compatriotes mais un Esquimau. Il est le demi-frère de ma mère, morte lorsque je n’avais que quatre ans. Mes parents demeuraient alors à Blacklead Island. Tous les étés, de gros bâtiments américains, à ce que l’on m’a dit, venaient chasser la baleine dans nos parages. Ils l’ont même si bien chassée qu’il n’y en a plus. Le commandant de l’un de ces bateaux s’appelait le capitaine Racine. Dans l’un de ces voyages il connut ma grand’mère maternelle, dont le mari s’était noyé l’année précédente, emporté sur un champ de glace où il était allé poursuivre les loups-marins. Le capitaine eut compassion de ma grand’mère, n’ayant plus personne à s’occuper d’elle et de son jeune enfant, ma mère à moi. Les missionnaires n’étaient pas encore venus en notre pays. M. Racine maria ma grand’mère suivant le rite esquimau. Ils eurent un fils, mon oncle Paul. Dès l’âge de six ans, son père le ramena avec lui et il le mit pensionnaire au collège des frères à Laprairie. »

« À l’âge de dix-sept ans, mon oncle sentit l’appel de sa race. Il terminait son cours et la nostalgie du Nord s’empara de lui. Il se rendit à Montréal et de là gagna Gloucester, port d’attache des baleiniers américains dans l’état du Maine. Il s’engagea sur le dernier des bateaux en partance pour le Nord, avec promesse de se faire débarquer à Blacklead Island, une fois la pêche finie, ce qui eut lieu. Son père n’apprit cette escapade qu’à son retour à Montréal, et dut remettre forcément à l’année suivante la mise en apprentissage de son fils dans une maison de commerce. Mon oncle Paul sachant bien quelles vues son père avait sur lui n’avait rien eu de plus pressé dès son débarquement à Blacklead Island, que de se choisir une compagne. Lors de la venue de son père, un an et demi plus tard, mon oncle lui présenta sa jeune épouse ainsi qu’un joli bébé de deux mois. Il fut alors impossible à son père de ramener à Montréal ce fils récalcitrant. Le père de mon oncle Paul, que j’ai connu, étant assez âgé, fut mis à sa retraite par la compagnie dont il était à l’emploi. Il s’en vint donc demeurer ici avec sa femme, qui n’était jamais allée au Canada. Il est mort, il y a quelques années, des suites d’un accident. Étant allé à la chasse, son fusil explosa, lui arrachant une partie de la main droite. La gangrène se mit dans sa blessure et il mourut avant l’arrivée des baleiniers écossais ou américains, qui eussent pu le sauver, car ils sont presque toujours accompagnés d’un médecin. Ma mère mourut vers ce même temps. Grand’mère et moi allâmes demeurer chez mon oncle. Me trouvant éveillée, il se mit à m’enseigner le français. Dans l’intervalle, un ministre anglican, Monsieur Peck, s’était établi sur l’île, y avait fait construire une chapelle et ouvert une école. J’y fus envoyée et là j’appris à lire en esquimau, à prier et à chanter. Vous remarquerez que toutes nos gens du nord de cette île savent lire et écrire en signes phonétiques, quoiqu’elles n’aient jamais été visitées par le missionnaire. Lors de mon arrivée ici, il y a deux ans, je le leur ai enseigné, et toute la tribu m’aime, car ainsi ces bonnes gens peuvent communiquer avec leurs connaissances d’Igloolik ou du Cap Kater.

Ici l’auteur désire ouvrir une parenthèse. Il a connu personnellement Paul Racine, sous le nom de Paul Root, traduction anglaise de Racine. Au mois de septembre 1911, étant à Blacklead Island, il rencontra M. Racine qui le conduisit à son toupie[3] et lui introduisit sa femme et ses deux filles mariées. Il avait alors cinquante-deux ans. Il avait presque complètement oublié son français mais il parlait encore couramment l’anglais. Il lui montra avec vénération son livre de prières, son chapelet et un crucifix, seuls objets rapportés du collège. Il entretint l’auteur de ses oncles et cousins de Laprairie et des alentours. Son grand désir eût été de leur rendre visite. Il avait longtemps hésité sur l’avenir spirituel des siens. Tous les Esquimaux de Blacklead étaient anglicans. N’étant pas très féru en théologie et ne voyant pas venir de missionnaires catholiques, il avait enfin consenti au baptême de sa femme et de ses filles par le Révérend Monsieur Greenshields, stationné parmi les Esquimaux du golfe de Cumberland. Quant à lui, fidèle aux croyances de son enfance, il n’allait pas au temple. « Pouvais-je faire autrement, disait-il. » Il vaut mieux que les miens apprennent à aimer Dieu et son Fils que d’être sans religion.

L’auteur a corroboré ces faits auprès du révérend protestant.

Paul Racine était un beau type d’homme, très grand pour un Esquimau, car il devait mesurer cinq pieds huit pouces. Lors de sa rencontre il portait les cheveux courts, moustache et barbe noires. Son teint était cuivré mais l’oblique de ses yeux était très peu prononcé et ses pommettes peu saillantes. Quant à son genre de vie, il était en tout semblable à celui des autres Esquimaux, description qui se fera dans le cours de ce récit.

« Mon récit vous a-t-il intéressé ou ennuyé ? » chuchota la jeune fille.

« Certes si. Sans indiscrétions, car nous nous reverrons probablement jamais, seriez-vous assez bonne de me dire votre nom ? »

« À mon baptême l’on me nomma Marie, mais l’on m’a toujours appelé de mon nom indigène Pacca. »

« Il est tout à fait gentil et poétique ce nom ». Et, faisant une grande révérence, « à votre service Mademoiselle Pacca. Je vous présente M. Théodore Maltais, ingénieur civil, explorateur, vagabond, sceptique, incrédule, etc… »

« Est-ce là un travail bien difficile ? », demanda-t-elle innocemment ?

« Oh ! énormément, surtout la dernière partie de l’énumération de ses aptitudes », répondit-il narquois.