Le grand sommeil - Raymond Chandler - E-Book

Le grand sommeil E-Book

Raymond Chandler

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Beschreibung

Le grand sommeil est le premier roman de Raymond Chandler, et le premier mettant en scène le personnage du détective privé Philip Marlowe. Remarquable par sa complexité, le récit compte de nombreuses trahisons, rebondissements et intrigues à tiroir. Classique parmi les classiques de la littérature noire américaine, ce roman est devenu une référence culturelle pour la société des États-Unis. Philip Marlowe est engagé par le général Sternwood, un riche paraplégique, pour résoudre une affaire de chantage dont sa fille Carmen est victime de la part d'Arthur Gwynn Geiger, un bouquiniste. Marlowe comprend bientôt que Geiger utilise sa librairie comme paravent, masquant un commerce de pornographie. Peu après, le détective privé découvre Geiger mort chez lui, et trouve également sur les lieux Carmen Sternwood, nue et droguée, qui posait comme modèle pour une séance de photos...

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Raymond Chandler

LE GRAND SOMMEIL

Traduit par Boris Vian

© 2019 Éditions Synapses

I

 

Il était à peu près onze heures du matin, on arrivait à la mi-octobre et, sous le soleil voilé, l’horizon limpide des collines semblait prêt à accueillir une averse carabinée.

 

Je portais mon complet bleu clair, une chemise bleu foncé, une cravate et une pochette assorties, des souliers noirs et des chaussettes de laine noire à baguettes bleu foncé. J’étais correct, propre, rasé, à jeun et je m’en souciais comme d’une guigne. J’étais, des pieds à la tête, le détective privé bien habillé. J’avais rendez-vous avec quatre millions de dollars.

 

L’entrée principale de la demeure des Sternwood avait deux étages de haut. Au-dessus des portes, de taille à laisser passer un troupeau d’éléphants hindous, un grand panneau de verre gravé représentait un chevalier en armure sombre, délivrant une dame attachée à un arbre et qui n’était revêtue que de ses longs cheveux ingénieusement disposés. Le chevalier avait rejeté la visière de son casque en arrière pour se donner un air plus sociable, et il tripotait les nœuds des ficelles qui retenaient la dame à l’arbre, sans arriver à rien. Je le considérai et je me dis que si j’habitais la maison, tôt ou tard, il faudrait que je grimpe l’aider… il n’avait pas l’air de s’y mettre sérieusement.

 

J’avisai des portes-fenêtres au fond du hall, au-delà desquelles un large tapis d’herbe émeraude s’étendait jusqu’à un garage blanc devant lequel un jeune chauffeur mince et brun, qui portait des leggins noirs luisants, briquait une Packard décapotable marron. Derrière le garage, quelques arbres ornementaux bichonnés comme des caniches. Derrière les arbres, une grande serre surmontée d’un dôme. Des arbres encore et, derrière le tout, l’horizon stable et solide des collines inégales.

 

Côté est, dans le hall, un escalier aérien carrelé s’élevait jusqu’à une galerie à balustrade de fer forgé ornée d’une seconde pièce montée en verre gravé. De grands fauteuils raides garnis de coussins bombés de peluche rouge s’appuyaient contre le mur dans les espaces disponibles. On songeait, en les voyant, que personne ne devait jamais s’y asseoir. Au milieu du mur ouest, il y avait une grande cheminée vide dotée d’un écran de cuivre formé de quatre panneaux articulés. Le manteau de marbre était orné d’amours. Au-dessus du manteau, un grand portrait à l’huile et, au-dessus du portrait, troués de balles ou mangés aux mites, deux fanions de cavalerie croisés dans un cadre de verre. Le portrait était un machin bien raide, représentant un officier en grande tenue de l’époque de la guerre du Mexique ou à peu près. L’officier portait une impériale noire bien propre, des moustaches noires, des yeux d’un noir de charbon, brûlants, et l’allure générale du monsieur avec qui il vaut mieux être d’accord. Je pensai que c’était probablement le grand-père du général Sternwood. Ça aurait difficilement pu être le général lui-même, quoique j’aie entendu dire qu’il était rudement vieux pour avoir deux filles âgées d’une vingtaine d’années.

 

Je regardais toujours les yeux noirs et brûlants, lorsqu’une porte s’ouvrit plus loin, sous les marches. Ce n’était pas le larbin qui revenait. C’était une fille.

 

Elle avait dans les vingt ans. Elle était mince et délicatement fabriquée, mais elle paraissait apte à tenir le coup. Elle portait des slacks bleu pâle et ça lui allait bien. Elle marchait comme si elle flottait. Ses cheveux flous faisaient une légère vague noisette coupée beaucoup plus court que la mode actuelle des coiffures de page et des rouleaux. Ses yeux gris ardoise posés sur moi étaient à peu près dépourvus d’expression. Elle s’approcha de moi, sa bouche sourit… Elle avait de petites dents aiguës de bête de proie, blanches comme l’intérieur d’une écorce d’orange fraîche, et luisantes comme de la porcelaine. Elles brillaient entre ses lèvres minces et trop serrées. Son teint manquait de rose et elle n’avait pas l’air très saine.

 

– Vous êtes grand, non ? dit-elle.

 

– Je ne l’ai pas fait exprès.

 

Ses yeux s’arrondirent. Elle était déconcertée. Elle réfléchissait. On se connaissait depuis bien peu de temps, mais je m’aperçus immédiatement que la réflexion ne devait pas être son fort.

 

– Beau garçon, en plus, dit-elle. Et je parie que vous le savez.

 

Je grognai.

 

– Comment vous appelez-vous ?

 

– Reilly, dis-je, Nichachien Reilly.

 

– C’est un drôle de nom.

 

Elle se mordit la lèvre, tourna un peu la tête et me regarda du coin de l’œil. Et puis elle abaissa ses cils sur ses joues, et les releva lentement comme un rideau de scène. Elle devait, par la suite, m’habituer à ce truc. C’était destiné en principe à me renverser sur le dos, les quatre pattes en l’air.

 

– Vous êtes champion de boxe ? demanda-t-elle en voyant que je ne réagissais pas dans ce sens.

 

– Pas exactement, dis-je. Je suis un flic.

 

– Un… un…

 

Elle secoua la tête avec irritation et le riche éclat de ses cheveux accrocha la faible lumière du hall.

 

– Vous vous moquez de moi.

 

– Mmm…

 

– Quoi ?

 

– Ça va, dis-je. Vous avez entendu.

 

– Vous n’avez rien dit. Vous n’êtes qu’un grand mufle.

 

Elle leva son pouce et le mordit. C’était un drôle de pouce, mince et étroit ; on aurait dit un index supplémentaire, maigre et fuselé, et doté d’une première phalange toute raide. Elle le mordit, le suça lentement, le tourna dans sa bouche comme un gosse fait d’une sucette.

 

– Vous êtes terriblement grand, dit-elle.

 

Puis elle gloussa, pleine d’une joie intime. Elle tourna lentement, très souplement, sans bouger les pieds. Ses mains retombèrent mollement à ses côtés. Elle s’inclina vers moi sur ses talons. Elle tomba dans mes bras à la renverse. Il fallait la retenir ou elle allait se fracturer le crâne sur le carrelage. Je l’attrapai sous les bras et elle me fit immédiatement le coup des jambes en caoutchouc. Il me fallut la serrer contre moi pour l’empêcher de choir. Quand sa tête toucha ma poitrine, elle la tourna vers moi et gloussa :

 

– Vous êtes chou, dit-elle. Moi aussi, je suis chou.

 

Je ne dis rien. Naturellement, le larbin choisit cet instant adéquat pour réapparaître par la porte-fenêtre et il la vit dans mes bras.

 

Ça ne parut pas le gêner du tout. C’était un grand type mince à cheveux blancs, soixante ans, peut-être un peu plus, peut-être un peu moins. Il avait des yeux bleus au regard aussi lointain que possible. Sa peau était lisse et fraîche et il se mouvait comme un homme en bonne forme. Il traversa lentement le parquet dans notre direction, et la fille s’écarta brusquement de moi. Elle fonça jusqu’à l’escalier et l’escalada comme une biche. Elle disparut avant que j’aie eu le temps de faire ouf.

 

Le larbin m’annonça d’une voix sans timbre :

 

– Le général vous attend, monsieur Marlowe.

 

Je remontai discrètement ma mâchoire inférieure qui s’endormait sur ma poitrine et j’acquiesçai.

 

– Qui était-ce ?

 

– Miss Carmen Sternwood, monsieur.

 

– Vous devriez la sevrer. Elle doit avoir l’âge.

 

Il me regarda d’un air grave et poli et répéta son invitation.

 

II

 

Nous franchîmes la porte-fenêtre et prîmes un sentier lisse dallé de rouge qui longeait la pelouse et la séparait du garage. Le chauffeur aux allures de gamin venait de sortir une grosse conduite intérieure noire et chromée et l’époussetait. Le sentier nous amena le long de la serre, et le larbin, m’ouvrant une porte, s’effaça pour me laisser entrer. Elle donnait dans une sorte de vestibule, à peine moins chaud qu’une étuve. Il entra derrière moi, ferma la porte extérieure, ouvrit une porte intérieure et nous passâmes. Là, il faisait réellement chaud. L’air était épais, humide, plein de vapeur et imprégné de l’odeur écœurante des orchidées tropicales en pleine floraison. Les murs et le toit de verre étaient couverts d’une épaisse buée et de grosses gouttes d’eau éclaboussaient les plantes. Le jour était d’un vert irréel, comme la lumière transparente d’un aquarium. Les plantes remplissaient tout. Une forêt de plantes aux vilaines feuilles charnues et aux tiges comme des doigts de mort frais lavés. Leur odeur était aussi pénétrante que celle de l’alcool qu’on fait bouillir sous une couverture.

 

Le larbin s’évertua à me guider en m’évitant les gifles des feuilles ruisselantes et, au bout d’un moment, nous parvînmes, au milieu de la jungle, à une clairière surmontée d’un dôme de verre. Là, sur des carreaux hexagonaux, on avait posé un vieux tapis turc rouge ; sur le tapis turc il y avait un fauteuil roulant ; dans le fauteuil roulant, un vieux type, visiblement en train d’agoniser, nous guettait de ses yeux noirs dont tout le feu était éteint depuis longtemps, mais qui conservaient l’acuité et la couleur charbon des yeux du portrait suspendu au-dessus de la cheminée du hall. Le reste de son visage n’était qu’un masque de plomb, les lèvres privées de sang, le nez mince, les tempes concaves et les oreilles décollées, indices du néant proche. Son corps, long et étroit, était enveloppé – par cette chaleur – dans une couverture de voyage et une vieille robe de chambre rouge. Ses mains fines aux longues griffes rouges se croisaient négligemment sur la couverture. Quelques boucles sèches de cheveux blancs s’accrochaient à son crâne, comme des fleurs sauvages qui luttent pour la vie sur un rocher nu.

 

Le larbin s’immobilisa devant lui et dit :

 

– Voici M. Marlowe, Général.

 

Le vieil homme ne bougea ni ne parla ; pas même un signe de tête. Il me regarda d’un œil sans vie. Le larbin me poussa sur les mollets une chaise d’osier humide et je m’assis. Il rafla mon chapeau d’un geste preste.

 

Alors le vieil homme tira sa voix du fond d’un puits et dit :

 

– Cognac, Norris. Comment prenez-vous votre cognac, monsieur ?

 

– De toutes les façons, dis-je.

 

Le larbin s’éloigna parmi les abominables plantes. Le général parla encore, lentement ; il ménageait ses forces avec autant de soins qu’une danseuse au chômage sa dernière paire de bas.

 

– Je prenais le mien au champagne. Champagne glacé comme l’Alaska, réchauffé d’un tiers de cognac. Vous pouvez retirer votre veste, monsieur. Il fait trop chaud ici pour un homme qui a du sang dans les veines.

 

Je me levai, me dépouillai de ma veste et sortis un mouchoir pour m’essuyer la figure, le cou et les poignets. Ça enfonçait Saint Louis au mois d’août. Je me rassis, voulus machinalement sortir une cigarette, mais j’interrompis mon geste. Le vieux type saisit l’intention et sourit faiblement.

 

– Vous pouvez fumer, monsieur. J’aime l’odeur du tabac.

 

J’allumai la cigarette et soufflai vers lui une longue bouffée qu’il flaira comme un fox-terrier un trou de rat. Le même faible sourire étira les coins de sa bouche plongée dans l’ombre.

 

– C’est du propre quand un homme doit compter sur les autres pour satisfaire ses vices, dit-il durement. Vous avez devant vous le morne survivant d’une existence plutôt fastueuse, un infirme paralysé des deux jambes et ne possédant que la moitié de son ventre. Il n’y a que fort peu de choses que je puisse manger et mon sommeil est si semblable à la veille qu’il ne mérite pas son nom. Je vis surtout de chaleur, comme une araignée nouvelle-née, et les orchidées sont un prétexte. Aimez-vous les orchidées ?

 

– Pas particulièrement, dis-je.

 

Le général ferma les yeux à demi.

 

– Ce sont de vilaines choses. Leur chair ressemble trop à la chair des hommes, et leur parfum a le charme corrompu d’une prostituée.

 

Je le regardais bouche bée. Douce et humide, la chaleur nous enveloppait comme un drap mortuaire. Le vieil homme branlait du chef comme si son cou s’effrayait de la lourdeur de sa tête. Alors le larbin, se frayant un chemin à travers la jungle à l’aide d’une table roulante, me prépara une fine à l’eau, enveloppa le seau à glace d’une serviette humide et se retira silencieusement parmi les orchidées. Une porte s’ouvrit et se referma derrière la jungle.

 

Je sirotais mon verre. Le vieux type se léchait et se pourléchait les babines en me regardant ; il passait alternativement une lèvre sur l’autre, d’un air absorbé et funèbre, comme un croque-mort qui se lave les mains.

 

– Parlez-moi de vous, monsieur Marlowe. Je suppose que j’ai le droit de vous demander ça ?

 

– Bien sûr, mais il y a peu de chose à raconter. J’ai trente-trois ans ; je suis allé au collège jadis et je peux encore parler correctement si c’est nécessaire. On n’en a pas beaucoup besoin dans ma partie. J’ai travaillé pour Wilde, le procureur général du district, comme enquêteur, autrefois. Son enquêteur principal, un type du nom de Bernie Ohls, m’a fait appeler pour me dire que vous vouliez me voir. Je ne suis pas marié parce que je n’aime pas les femmes de flics.

 

– Et légèrement cynique, dit le vieil homme souriant. Ça ne vous plaisait pas de travailler pour Wilde ?

 

– J’ai été flanqué à la porte. Pour refus d’obéissance. Je collectionne les refus d’obéissance, général.

 

– Ce fut toujours ma caractéristique, monsieur. J’ai plaisir à l’entendre. Que savez-vous de ma famille ?

 

– J’ai entendu dire que vous étiez veuf et père de deux jeunes filles, toutes deux belles et toutes deux dures à tenir. L’une d’elles s’est mariée trois fois, la dernière fois avec un ex-bootlegger connu sur le marché sous le nom de Rusty Regan. C’est tout ce que je sais, général.

 

– Rien ne vous a frappé ? Rien de bizarre ?

 

– L’épisode Rusty Regan, peut-être. Mais j’ai moi-même toujours sympathisé avec les bootleggers.

 

Il eut son sourire faible et parcimonieux.

 

– Il semble que ce soit aussi mon cas. J’aime énormément Rusty. Un grand Irlandais, de Clonmel, à la tête bouclée, avec des yeux tristes et un sourire aussi large que Wilshire Boulevard. Quand j’ai fait sa connaissance, j’ai pensé ce que vous devez penser vous-même, que c’était un aventurier qui avait eu la veine de faire une fin.

 

– Vous deviez l’apprécier, dis-je. Vous parlez sa langue.

 

Il fourra ses mains fines et exsangues sous le bord de la couverture. J’éteignis le mégot de ma cigarette et liquidai mon verre.

 

– Pour moi, ça a été le souffle même de la vie… tant qu’il est resté. Il passait des heures avec moi, suant comme un porc, buvant du cognac par litres et me racontant des histoires de la révolution irlandaise. Il avait été officier dans l’I. R. A. Il n’était même pas en règle avec la loi pour habiter les États-Unis. C’était un mariage ridicule, naturellement, et en tant que mariage, ça n’a probablement pas duré un mois. Je vous raconte les secrets de la famille, monsieur Marlowe.

 

– Ça restera des secrets, dis-je. Que lui est-il arrivé ?

 

Le vieil homme me regarda ; son visage s’était fermé.

 

– Il est parti il y a un mois. Brusquement, sans un mot à personne. Sans me dire au revoir, à moi. Ça m’a fait de la peine, mais il avait été élevé à la dure. Il va me donner de ses nouvelles un de ces jours. Par ailleurs, on recommence à me faire chanter.

 

Je dis :

 

– On recommence ?

 

Ses mains surgirent de sous la couverture ; elles tenaient une enveloppe marron.

 

– Je n’aurais pas donné cher de la peau de celui qui aurait essayé de me faire chanter tant que Rusty était là. Quelques mois avant qu’il arrive… c’est-à-dire… il y a à peu près neuf ou dix mois, j’ai donné à un certain Joe Brody cinq mille dollars pour qu’il fiche la paix à Carmen, ma fille cadette.

 

– Ah !… dis-je.

 

Il haussa ses minces sourcils blancs :

 

– Ce qui signifie ?

 

– Rien, dis-je.

 

Il continuait à m’observer en fronçant légèrement les sourcils. Il reprit :

 

– Prenez cette enveloppe et examinez-la. Et le cognac est à votre disposition.

 

Je pris l’enveloppe posée sur ses genoux et me rassis. Je m’essuyai les mains et la retournai. Elle était adressée au Général Guy Sternwood, 3765 Alta Brea Crescent, West Hollywood, Californie. L’adresse était à l’encre, tracée en capitales inclinées comme en emploient les ingénieurs. L’enveloppe était fendue. Je l’ouvris et en tirai une carte marron et trois bandes de papier rigide. La carte était un mince bristol toilé marron et portait en lettres d’or : Mr. Arthur Gwynn Geiger. Pas d’adresse. En tout petits caractères, en bas et à gauche, on lisait : Livres rares, Éditions de luxe. Je retournai la carte. Le dos portait ces mots, de la même écriture que l’enveloppe :

 

« Cher monsieur, malgré l’inexigibilité légale des pièces jointes, qui, pour être sincère, sont des dettes de jeu, j’ai pensé que vous préféreriez les honorer. Respectueusement à vous, A.-G. Geiger. »

 

J’examinai les bandes de papier blanc rigide. C’étaient des reconnaissances de dettes rédigées à l’encre et qui portaient des dates remontant au mois passé, septembre. « Je reconnais devoir à Arthur Geiger la somme de mille dollars payable sur sa demande sans intérêts. Carmen Sternwood. »

 

Les formules étaient remplies à la main d’une écriture instable et désordonnée ; on y remarquait des tas d’arabesques épaisses et des petits ronds en guise de points. Je me préparai une autre fine et reposai les papiers.

 

– Vos conclusions ? demanda le général.

 

– Rien encore. Qui est cet Arthur Gwynn Geiger ?

 

– Je n’en ai pas la moindre idée.

 

– Qu’en dit Carmen ?

 

– Je ne lui ai posé aucune question. Et je n’en ai pas l’intention. Si je le fais, elle se mettra à sucer son pouce en prenant son air de ne pas y toucher.

 

– J’ai fait sa connaissance dans le hall, dis-je. Elle m’a fait le coup aussi. Et puis elle a essayé de s’asseoir sur mes genoux.

 

Rien ne bougea sur son visage. Ses mains croisées reposaient tranquillement sur le bord de la couverture. Et la chaleur, dans laquelle je mijotais comme un vrai pot-au-feu, ne semblait même pas le réchauffer.

 

– Dois-je rester poli ? demandai-je. Ou puis-je simplement me montrer naturel ?

 

– Je n’ai pas remarqué que vous souffriez d’aucune inhibition, monsieur Marlowe.

 

– Vos deux filles ont-elles l’habitude d’être ensemble ?

 

– Je crois que non. J’ai l’impression qu’elles vont à leur perte, séparément, par des routes légèrement divergentes. Vivian est gâtée, exigeante, intelligente et parfaitement impitoyable. Carmen est une enfant qui aime arracher les ailes aux mouches. Ni l’une ni l’autre n’ont plus de sens moral qu’une chatte. Ni moi non plus. Aucun Sternwood n’en a jamais eu. Continuez.

 

– Elles ont reçu une bonne éducation, je suppose. Elles savent ce qu’elles font.

 

– Vivian a fréquenté les bonnes écoles du genre snob et l’Université. Carmen a fait une douzaine d’écoles, de plus en plus libérales, et elle a abouti au point d’où elle est partie. Je suppose qu’elles ont eu, toutes deux, et qu’elles ont encore tous les vices habituels. Si je vous semble un peu sinistre comme père, monsieur Marlowe, c’est parce que le lien qui me rattache à la vie est si frêle que je peux me permettre d’éviter l’hypocrisie victorienne.

 

Il reposa sa tête en arrière et ferma les yeux, puis les rouvrit tout à coup.

 

– Je n’ai pas besoin d’ajouter que l’homme qui a la faiblesse de devenir père pour la première fois à l’âge de cinquante-quatre ans n’a que ce qu’il mérite.

 

Je bus une gorgée et approuvai d’un signe de tête. Sur son cou maigre et gris, le sang battait visiblement, et cependant si lentement qu’il ne semblait pas avoir de pouls. Un vieux type aux trois quarts mort, et pourtant persuadé qu’il pouvait tenir le coup.

 

– Vos conclusions ? lança-t-il soudain.

 

– Je paierais.

 

– Pourquoi ?

 

– Il s’agit de choisir : un peu d’argent ou des tas d’embêtements. Il doit y avoir quelque chose derrière tout ça. Mais on ne risque pas de vous briser le cœur si ça ne vous est pas encore arrivé. Et il faudrait que les crapules s’y mettent à plusieurs et qu’elles y passent un bon bout de temps pour que vous puissiez remarquer qu’on vous a volé.

 

– J’ai de l’orgueil, monsieur, dit-il froidement.

 

– Il y a des gens qui comptent là-dessus. C’est le meilleur moyen de les coincer. Ça ou la police. Geiger peut parfaitement se faire payer ses reconnaissances, à moins que vous ne puissiez prouver que ce sont des faux. Au lieu de ça, il vous en fait cadeau, et admet que ce sont des dettes de jeu, ce qui vous procure un moyen de défense, même s’il les garde. Si c’est une crapule, il connaît son boulot, et si c’est un type honnête, un petit peu usurier à ses moments perdus, il a droit à son argent. Qui était ce Joe Brody à qui vous avez payé cinq mille dollars ?

 

– Une espèce de joueur. Je m’en souviens à peine. Norris le savait, mon valet de chambre.

 

– Vos filles ont-elles de l’argent à elles, général ?

 

– Vivian, oui, mais pas énormément. Carmen est encore mineure, aux termes du testament de sa mère. Je leur sers à toutes deux de confortables mensualités.

 

– Je peux vous débarrasser de Geiger, général, dis-je, si c’est là ce que vous voulez. Quel qu’il soit et quels que soient ses atouts. Naturellement, ça vous coûtera un peu d’argent, en dehors de ce que vous me donnerez. Et naturellement, ça ne vous mènera à rien. Ça ne sert jamais à rien de les arroser. Vous êtes déjà inscrit sur leurs listes de noms intéressants.

 

– Je vois.

 

Il haussa ses larges épaules pointues sous sa robe de chambre fanée.

 

– Il y a à peine une minute, vous me disiez de payer. Maintenant, vous m’annoncez que ça ne mène à rien.

 

– Je veux dire que c’est à la fois moins cher et plus facile de vous laisser pressurer un peu. C’est tout.

 

– J’ai peur d’être un homme plutôt impatient, monsieur Marlowe. Quels sont vos prix ?

 

– C’est vingt-cinq dollars par jour et mes frais, quand j’ai de la chance.

 

– Je vois. Ça me paraît un prix raisonnable, s’il s’agit d’extirper une tumeur maligne. Opération extrêmement délicate. Vous vous en doutez, je l’espère. Faites en sorte que le choc opératoire soit aussi léger que possible. Il risque d’y avoir plusieurs interventions chirurgicales.

 

Je finis mon deuxième verre et m’essuyai les lèvres et le visage. La chaleur ne me semblait pas moins forte après le cognac. Le général cligna des yeux dans ma direction et tira sur le bord de sa couverture.

 

– Puis-je régler l’affaire avec ce type, s’il me fait l’impression d’être à peu près régulier ?

 

– Oui. L’affaire est maintenant entre vos mains. Je ne fais jamais les choses à moitié.

 

– Je vais vous en débarrasser, dis-je. Il aura l’impression qu’un pont lui est tombé sur le crâne.

 

– J’en suis persuadé. Et maintenant, je vous demanderai de m’excuser. Je suis fatigué.

 

Il tendit la main et toucha la sonnette aménagée sur le bras du fauteuil. Le fil s’enfonçait dans un câble noir qui se déroulait au long des grosses caisses vert foncé où s’épanouissaient les orchidées. Il ferma les yeux, les rouvrit, eut un regard fixe et brillant et reposa sa tête en arrière sur les coussins. Ses paupières retombèrent et il ne m’accorda plus la moindre attention.

 

Je me levai, pris mon veston sur le dossier humide du fauteuil d’osier, m’éloignai parmi les orchidées, ouvris les deux portes et me retrouvai dehors ; je respirai un peu d’oxygène dans l’air vivifiant d’octobre. Le chauffeur occupé devant le garage était parti. Le valet de chambre s’avançait à pas légers et silencieux, le long du sentier rouge, le dos aussi raide qu’une planche à repasser. J’enfilai mon veston et le regardai venir.

 

Il s’arrêta à deux pas de moi et me dit gravement :

 

– Mme Regan désirerait vous voir avant que vous ne partiez, monsieur. Quant à la question d’argent, le général m’a donné des ordres pour que je vous fasse un chèque à votre convenance.

 

– Des ordres ? Comment s’y est-il pris ?

 

Il eut l’air surpris puis il sourit :

 

– Ah, je vois, monsieur. Bien sûr, vous êtes détective. Ses ordres, c’était le coup de sonnette.

 

– Vous faites ses chèques ?

 

– J’ai ce privilège.

 

– Ça devrait pouvoir vous éviter de finir dans la fosse commune. Pas d’argent pour le moment, merci. À quel sujet Mme Regan veut-elle me voir ?

 

Ses yeux bleus me jetèrent un regard calme et assuré.

 

– Elle se fait une idée erronée de l’objet de votre visite, monsieur.

 

– Qui lui a dit quelque chose de ma visite ?

 

– Ses fenêtres donnent sur la serre. Elle nous a vus y entrer. J’ai été obligé de lui dire qui vous étiez.

 

– Je n’aime pas ça, dis-je.

 

Ses yeux bleus se glacèrent :

 

– Essaieriez-vous de m’apprendre mes devoirs, monsieur ?

 

– Non. Mais je m’amuse comme un petit fou à essayer de comprendre en quoi ils consistent.

 

Pendant un instant, nous nous regardâmes fixement. Ses yeux bleus lancèrent un éclair, puis il tourna les talons.

 

III

 

Cette pièce était trop grande, le plafond trop haut, les portes aussi, et le tapis blanc qui couvrait le parquet d’un mur à l’autre ressemblait à une couche de neige fraîchement tombée sur les bords du lac Arrowhead. Il y avait un peu partout des longs miroirs où l’on se voyait en entier et des tas de trucs en cristal. Le mobilier ivoire était orné de chrome, et d’immenses tentures ivoire retombaient sur le tapis blanc, à un mètre des fenêtres. Le blanc rendait l’ivoire sale par contraste et l’ivoire rendait le blanc cadavérique. Les fenêtres s’ouvraient sur la ligne des collines qui s’assombrissaient. Il allait bientôt pleuvoir. L’air était déjà lourd.

 

Je me piquai au bord d’un fauteuil doux et profond et regardai Mme Regan. Elle en valait la peine. Elle n’avait pas l’air de tout repos. Étendue sur une chaise longue de style moderne, elle avait enlevé ses sandales, de sorte que je pouvais contempler ses jambes gainées de bas excessivement fins. Apparemment, leur propriétaire désirait attirer l’attention sur elles. L’une était exposée jusqu’au genou, et l’autre encore plus haut. Des genoux ronds, ni osseux ni pointus. Des mollets splendides, des chevilles longues et fines et d’une ligne si mélodique qu’on songeait à un poème mis en musique. Elle était grande, bien découplée, puissante. Elle appuyait sa tête contre un coussin de satin ivoire. Sa chevelure noire et drue était séparée par une raie médiane et elle avait les yeux noirs et brûlants du portrait dans le hall. La bouche était généreuse, le menton important. Ses lèvres tombaient aux commissures avec un pli morose et la lèvre inférieure était pleine.

 

Elle tenait un verre. Elle avala une gorgée et me jeta par-dessus le bord du verre un regard ferme et froid.

 

– Ainsi, vous êtes un détective privé, dit-elle. Je ne savais pas que ça existait vraiment, sauf dans les livres. Ou alors ce sont de petits hommes crasseux qui passent leur temps à fureter dans les hôtels.

 

Rien pour moi là-dedans ; je laissai couler. Elle reposa son verre sur le bras de la chaise longue, fit étinceler une émeraude et rectifia ses cheveux. Elle dit lentement :

 

– Comment trouvez-vous papa ?

 

– Il m’a plu, dis-je.

 

– Il aimait beaucoup Rusty. Vous savez qui est Rusty, je suppose ?

 

– Oui.

 

– Rusty était grossier, parfois vulgaire, mais très vivant. Et c’était une grosse distraction pour papa. Rusty n’aurait pas dû partir de cette façon. Papa en a été très affecté, bien qu’il ne veuille pas l’admettre. Ou peut-être vous l’a-t-il dit ?

 

– Il m’en a parlé.

 

– Vous n’êtes pas très expansif, monsieur Marlowe ! Mais il cherche à le retrouver, n’est-ce pas ?

 

Je la contemplai poliment pendant un instant de silence.

 

– Oui et non, dis-je.

 

– On ne peut guère appeler ça une réponse. Croyez-vous pouvoir le retrouver ?

 

– Je n’ai pas dit que j’allais essayer. Pourquoi ne vous adressez-vous pas au Bureau des Disparus ? Ils sont organisés pour ça. Ce n’est pas un boulot pour un seul homme.

 

– Oh ! papa ne veut pas entendre parler d’une intervention de la police.

 

Encore une fois, calmement, elle me regarda par-dessus son verre, le vida et appuya sur une sonnette. Une femme de chambre entra dans la pièce par une porte latérale. C’était une femme entre deux âges, dotée d’une longue figure jaune et douce, d’un long nez, d’un menton inexistant et de grands yeux humides. Elle ressemblait à un vieux cheval qu’on aurait renvoyé au pâturage après une longue vie de labeur. Mme Regan tendit le verre dans sa direction ; elle lui prépara un autre mélange, le lui rendit et quitta la pièce sans mot dire et sans me regarder.

 

Quand la porte fut fermée, Mme Regan reprit :

 

– Alors, comment allez-vous procéder ?

 

– Comment et quand s’est-il envolé ?

 

– Papa ne vous a pas raconté ?

 

Je lui souris en penchant la tête d’un air mystérieux. Elle rougit. Ses yeux noirs s’emplirent de colère.

 

– Je ne vois pas la raison de ces cachotteries, aboya-t-elle. Et je n’aime pas vos façons.

 

– Je ne suis pas fou des vôtres non plus, dis-je. C’est pas moi qui ai demandé à vous voir. C’est vous qui m’avez envoyé chercher. Vous pouvez me snober et déjeuner d’une bouteille de scotch, ça m’est égal ; ça m’est égal que vous me montriez vos jambes. Elles sont ravissantes et je suis très heureux de faire leur connaissance. Et ça m’est égal que vous n’aimiez pas mes façons. Elles sont plutôt minables et ça fait mon désespoir pendant les longues soirées d’hiver. Mais vous perdez votre temps si vous espérez me tirer les vers du nez.

 

Elle reposa son verre si brutalement que le liquide jaillit sur un coussin ivoire. Elle se remit debout d’un coup de reins ; ses yeux crachaient du feu et ses narines palpitaient. Sa bouche s’était ouverte et je vis luire ses dents brillantes. Ses phalanges avaient blanchi.

 

– Ce n’est pas sur ce ton qu’on me parle, dit-elle d’une voix intense.

 

Je restai assis et lui souris. Très lentement, elle ferma la bouche et regarda l’alcool répandu. Elle s’assit au bord du lit de repos et posa son menton dans sa main.

 

– Espèce de belle gueule de brute… je devrais vous flanquer une Buick à la figure.

 

Je grattai une allumette sur l’ongle de mon pouce et, par miracle, elle s’alluma. J’exhalai une bouffée et j’attendis.

 

– Je déteste les gens trop sûrs d’eux, dit-elle. Je les ai en horreur.

 

– Qu’est-ce qui vous fait peur, au juste, madame Regan ?

 

Ses yeux s’éclairèrent, puis ils s’assombrirent, et leurs pupilles parurent en dévorer tout l’iris. Ses narines se pincèrent.

 

– En somme, ce n’est pas du tout de ça qu’il voulait vous parler, dit-elle d’une voix tendue qui conservait encore quelques traces de rage. Je veux dire de Rusty. Je me trompe ?

 

– Demandez-le-lui.

 

Elle explosa de nouveau.

 

– Allez-vous-en ! Sacré nom, allez-vous-en !

 

Je me levai.

 

– Asseyez-vous, aboya-t-elle.

 

Je m’assis. Je tapotai, de l’index, la paume de mon autre main et j’attendis.

 

– Je vous en prie, dit-elle. Je vous en prie. Vous pourriez trouvez Rusty… si papa vous le demandait ?

 

Ça ne marcha pas non plus. J’acquiesçai et lui demandai :

 

– Quand est-il parti ?

 

– Un après-midi, il y a un mois. Il a filé avec sa voiture sans rien dire à personne. On a retrouvé la voiture quelque part dans un garage.

 

– On ?

 

Elle prit un air rusé. Tout son corps se détendit. Puis elle sourit, triomphante :

 

– Donc, il ne vous l’a pas dit.

 

Sa voix était presque joyeuse, comme si elle venait de m’avoir. C’était peut-être vrai.

 

– Il m’a parlé de M. Regan, effectivement. Ce n’est pas pour ça qu’il m’avait convoqué. C’est ça que vous étiez en train d’essayer de me faire dire ?

 

– Je me fiche pas mal de ce que vous dites.

 

De nouveau, je me levai.

 

– Alors, je m’en vais.

 

Elle ne souffla mot. Je regagnai la haute porte blanche par laquelle j’étais entré. Quand je regardai en arrière, elle avait pris sa lèvre inférieure entre ses dents et la tiraillait comme un jeune chien qui mordille les franges d’un tapis.

 

Je sortis, redescendis l’escalier carrelé jusqu’au hall et le domestique surgit de nulle part ; il me tendit mon chapeau, que je mis tandis qu’il m’ouvrait la porte.

 

– Vous vous êtes trompé, dis-je. Mme Regan ne tenait pas à me voir.

 

Il hocha sa tête argentée et dit avec courtoisie :

 

– Je suis désolé, monsieur. Je me trompe souvent.

 

Il ferma la porte derrière moi.

 

Je m’attardai sur le perron ; j’aspirai la fumée de ma cigarette et contemplai la suite de terrasses ornées de massifs et d’arbres taillés qui s’étageaient jusqu’à la haute grille de fer aux pointes dorées qui clôturait la propriété. Une allée serpentait entre les murs de soutènement jusqu’aux portes grandes ouvertes. Par-delà la grille, la colline s’abaissait sur plusieurs kilomètres. Au bas de la pente, effacés et lointains, j’apercevais quelques-uns des vieux derricks de bois du champ de pétrole qui avait fait la fortune des Sternwood. La plus grande partie du champ était maintenant un parc public, nettoyé et donné à la ville par le général Sternwood. Mais il restait encore un groupe de puits, dans un coin, qui continuait à produire cinq ou six barils par jour. Les Sternwood avaient émigré en haut de la colline et ne sentaient plus, désormais, l’huile ou l’eau croupie des puisards, mais ils pouvaient toujours se mettre à leurs fenêtres et contempler la source de leur richesse, s’ils en avaient envie. Ça m’aurait étonné qu’ils en eussent envie.

 

De terrasse en terrasse, je descendis un sentier dallé de briques, longeai l’intérieur de la clôture et arrivai ainsi aux portes devant lesquelles j’avais laissé ma voiture, sous un poivrier, dans la rue. Le tonnerre éclatait maintenant sur les collines et, au-dessus d’elles, le ciel virait au violet sombre. Il allait pleuvoir dur. L’air avait l’avant-goût humide de la pluie. Je remontai le toit de ma décapotable avant de repartir pour la ville.

 

Elle avait de jolies jambes. Je ne pouvais pas lui refuser ça. C’était un couple de citoyens d’une douceur charmante, elle et son père. Il devait probablement me mettre à l’épreuve, le travail qu’il m’avait donné était un boulot d’avoué. Même si M. Arthur Gwynn Geiger, livres rares et éditions de luxe, se révélait un maître chanteur, c’était quand même un boulot d’avoué. À moins qu’il n’y avait là-dessous beaucoup plus de choses qu’il n’y paraissait. À première vue, j’eus l’impression que j’allais bien m’amuser à démêler cette affaire.

 

Je me rendis à la bibliothèque publique de Hollywood et fis quelques petites recherches sommaires dans un gros bouquin intitulé Éditions originales célèbres. Une demi-heure de ce boulot me donna de l’appétit.

 

IV

 

Geiger tenait boutique du côté nord du boulevard près de Las Palmas. La porte d’entrée s’ouvrait dans un profond renfoncement au milieu des vitrines bordées de cuivre et que masquaient des paravents chinois, de telle sorte que je ne pus regarder dans la boutique. Il y avait pas mal de bric-à-brac oriental à l’étalage. J’ignorais si c’était du toc, n’étant pas collectionneur d’antiquités, mis à part les factures impayées. La porte d’entrée était constituée par une glace sans tain, mais je ne vis rien tout de même car la boutique était très sombre. D’un côté se trouvait l’entrée de l’immeuble, de l’autre une scintillante bijouterie à crédit. Le bijoutier, debout devant sa porte, se balançait ; il avait l’air de s’embêter : un beau grand type à cheveux blancs dans un costume noir bien coupé, qui arborait à peu près neuf carats de diamants à la main droite. Un léger sourire complice détendit ses lèvres quand j’entrai dans la boutique de Geiger. Je laissai la porte se fermer doucement derrière moi et m’enfonçai dans un épais tapis bleu qui couvrait le plancher d’un mur à l’autre. J’avisai des fauteuils confortables de cuir bleu, séparés par des tables de fumeur. Quelques reliures de cuir ouvragé disposées sur des tables étroites et brillantes, entre des serre-livres. Dans des vitrines de glace, sur les murs, se trouvaient d’autres reliures analogues. Belle marchandise ; le genre de trucs qu’un riche financier achète au mètre après avoir embauché un aide pour y coller son Ex-Libris. Le fond de la boutique était constitué par une cloison de bois veiné. Une porte fermée en occupait le milieu. Dans l’angle formé par la cloison et un des murs, j’aperçus une femme, assise derrière un petit bureau, où se dressait une lanterne de bois sculpté.

 

Elle se leva lentement et s’approcha en ondulant dans sa robe noire collante de tissu mat. Elle avait de longues cuisses et elle marchait avec un certain petit air que j’avais rarement remarqué chez les libraires. Elle était blond cendré, les yeux gris, les cils faits, ses cheveux en vagues arrondies découvraient des oreilles où brillaient de gros boutons de jais. Ses ongles étaient argentés. Malgré son attirail, elle devait être beaucoup mieux sur le dos.

 

Elle s’approcha de moi en déployant un sex-appeal capable d’obliger un homme d’affaires à restituer son déjeuner, et, secouant sa tête, remit en place une boucle de cheveux doux et brillants… pas très dérangée d’ailleurs. Elle eut un sourire hésitant qu’on n’aurait pas eu de mal à rendre aimable.

 

– C’est pourquoi ? demanda-t-elle.

 

J’avais mis mes lunettes fumées à monture d’écaille. Je pris une voix de tête assez voisine du gazouillis d’un oiseau.

 

– Auriez-vous un Ben-Hur 1860 ?

 

Elle ne dit pas : quoi ? mais ce fut tout juste. Elle eut un sourire insignifiant :

 

– Une originale ?

 

– Troisième édition, dis-je. Celle où il y a un erratum à la page 116.

 

– Je crains que non… pour le moment.

 

– Et un Chevalier Audubon 1840 – toute la série, naturellement ?

 

– Heu… pas pour l’instant, ronronna-t-elle d’une voix revêche.

 

Son sourire ne tenait plus que par les dents et les sourcils et se demandait sur quoi il allait tomber en se décrochant.

 

– Vous vendez des livres ? demandai-je de mon fausset plein d’urbanité.

 

Elle me toisa. Plus de sourire. Yeux presque durs. Attitude cérémonieuse et raide. Elle pointa des ongles argentés vers les étagères de glace.

 

– Qu’est-ce que c’est, d’après vous ? Des pamplemousses ? demanda-t-elle sèchement.

 

– Oh ! Ces choses-là ne m’intéressent guère, voyez-vous. Probablement des seconds tirages de gravures sur acier, colorées au rabais, ce qu’il y a d’ordinaire… la vulgarité habituelle… Non, je regrette, non.

 

– Je vois.

 

Elle essaya de récupérer son sourire. Elle était aussi dépitée qu’un greffier affligé des oreillons.

 

– Peut-être M. Geiger… mais il n’est pas ici pour le moment.

 

Ses yeux me scrutèrent. Elle en connaissait autant en livres rares que moi au dressage des puces.