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"Le grand tournoi" nous offre un regard intemporel sur les grandes compétitions internationales de football et bon nombre de problématiques rencontrées à travers le voyage d’un protagoniste antillais. Dès son départ de son île natale pour rejoindre un centre de formation, son talent naturel se révèle. Cependant, il est hanté par des déchirures intimes. La question centrale demeure : parviendra-t-il, malgré tout, à conquérir le trophée le plus prestigieux et à se couvrir de gloire ? Une histoire riche en émotions et en réflexions.
À PROPOS DE L'AUTEUR
"Le grand tournoi" est le quatrième joyau littéraire de l’écrivain martiniquais
Marcel Nérée, après ses succès précédents : "Le souffle d’Édith" publié aux Éditions L’Harmattan, "Tanbouyé" chez Ibis Rouge et "La véranda des songes" par Le Manuscrit. Le présent livre nous entraîne dans une réflexion profonde sur la signification des grandes compétitions internationales de football comme la Coupe du monde. Un voyage captivant à travers le sport et la culture.
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Seitenzahl: 235
Veröffentlichungsjahr: 2024
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Marcel Nérée
Le grand tournoi
Roman
© Lys Bleu Éditions – Marcel Nérée
ISBN : 979-10-422-1852-2
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À Alain, Alfred et Georges
L’année suivante, on remporta beaucoup de victoires. On s’empara de la montagne, au fond de la vallée, et de la colline où se trouvait le bois de châtaigniers. Au-delà de la plaine, on remporta également des victoires sur le plateau, au sud…
Ernest Hemingway
L’Adieu aux armes
Qu’aurait-il pu faire d’autre de sa vie ? C’était l’acte qu’il savait le mieux accomplir, mieux peut-être que personne au monde : attendre, rôder, guetter, tel un fauve, le centième, le millième de seconde essentiel, l’instant qui ne se répéterait pas, qui n’aurait parfois même pas existé, qui souvent ne surviendrait jamais, et qu’il devrait saisir, magnifier, sublimer, métamorphoser en jouissance, en délire, en avancée vitale vers l’indispensable triomphe, l’explosion libératrice, soulagement de la misère millénaire et de l’ennui quotidien. Il courait et courait encore, en tous sens, accélérait, sautait, changeait de direction, espérait l’illumination brève, mais suffisante. Il savait qu’elle ne lui échapperait pas, qu’il répondrait cette fois encore à l’attente des siens. C’était son art, son talent, l’instinct qui vivait en lui, la petite force ténue et opiniâtre, précieuse pour lui et tous les autres, car il était si rare, de plus en plus rare, d’entrevoir la lueur, de plus en plus difficile de la transformer en torche prodigieuse, de plus en plus dur de combattre sans répit pour maintenir l’espoir de la voir poindre et changer inexorablement le cours du destin.
Il pensait brusquement à Haïti, à toute cette désolation et ces morts, au sang qui avait encore si abondamment coulé. Mais le feu était trop vif pour permettre ne serait-ce qu’une esquisse de méditation. Si la flammèche passait sans qu’il s’en aperçoive, il ne la reverrait peut-être jamais. Cette tension pouvait sembler insupportable, inhumaine, mais c’était de cela précisément qu’il ne pouvait pas se passer : être un animal, une arme élémentaire, une créature ressentant la plénitude de sa fonction dans l’univers, dans le cosmos.
Le souvenir de Mirette lui revenait. Pourquoi diable ne pouvait-il se concentrer sur sa tâche si rude, si prenante ? Toujours ces flots d’images, de pensées jaillissant de sa mémoire, de sa conscience… Il aurait tant aimé livrer simplement son combat, triompher ou être défait et attendre dans la vacuité du repos la joute suivante, le prochain défi. Mais il était trop plein de ces regrets, de ces remords, de la gêne que lui inspirait cette espèce de confort, de chance, qui le séparait de ses frères, de ce qu’il était vraiment et qu’il aurait voulu ne jamais cesser d’être.
Le combat était intense, indécis. Toujours tournoyant, veillant, esquivant, toujours l’espoir au cœur, la petite flamme en tête. Existait-il un autre point aussi infime, aussi virtuel ? C’était lui qu’il fallait attendre, atteindre et féconder. Il en avait la charge. Tous comptaient sur lui. C’étaient des amis, des camarades, des frères de misère. Mais dans la grande tourmente, il n’existait que pour et par cette extraordinaire mission. Il fallait qu’il réussisse, qu’il donne un sens à la somme de leurs efforts de déferlement, de résistance, à cette terrible bataille qu’ils menaient sans défaillance. Là brûlaient toutes les passions du monde, les amours, les haines, les désirs, les grands et les petits patriotismes, l’expression immémoriale de la puissance des uns et de la vulnérabilité des autres.
Depuis combien de temps avait-il commencé à livrer bataille ? Depuis très longtemps, depuis que, dans la cour de l’école primaire du Gros-Morne, on avait décelé chez lui, il ne savait plus trop comment, cette fabuleuse aptitude à réaliser les gestes qui ouvrent les portes des victoires. Quelques-uns de ses camarades, peut-être quelque peu envieux, répétaient à qui voulaient les entendre que cette faculté exceptionnelle n’avait rien de méritoire, parce que, de toutes les manières, cela seul occupait son esprit à tout moment du jour et de la nuit. Ils affirmaient encore que l’égoïsme et l’âpreté étaient les principaux moteurs de cette étonnante machine qu’il n’y avait aucune raison d’admirer. Peut-être avaient-ils raison. Peut-être n’était-il pas né avec ce sens hors du commun, mais l’avait-il acquis par rage de vaincre ou nécessité de survivre, dans la jungle marrée de l’existence au quotidien et des rapports des uns avec les autres. Depuis son plus jeune âge, en tout cas, il était dans les braises d’où jaillirait cette formidable fournaise et s’y mouvait avec suffisamment de brio et de vaillance pour être remarqué par des personnes influentes de son entourage, lesquelles s’étaient appuyées sur leurs relations en France pour le lancer dans la carrière. Ses parents auraient préféré qu’il continue à aller à l’école, comme tous ses camarades, afin d’accéder à des moyens sûrs de sortir du bas des bananes, en devenant un médecin, un fonctionnaire ou, pour le moins, un employé de bureau. Il n’existait certes rien de pire que la boue et le madjoumbé, si pesant à lever et à jeter sur la terre ingrate et hostile. Et donc, finalement, s’il ne voulait vraiment pas continuer à aller à l’école, pourquoi ne pas suivre cette voie providentielle qui s’ouvrait devant lui ? Voilà comment il était parti pour l’un de ces centres d’élite où l’on façonnait les guerriers.
Tours n’était ni la plus renommée ni la plus recherchée de ces singulières académies, mais il y avait été accueilli avec toute l’affection que permettaient les nécessités d’une éducation spartiate. Et pourtant, comme il avait souffert du froid et de la solitude ! Comme il avait pensé aux bras chauds, aux doux baisers et aux tendres caresses de Man Fifine ! Tous les jours, il fallait se lever à quatre heures pour commencer les exercices physiques. Le travail durait toute la matinée et, après le frugal repas et la sieste, on passait à l’apprentissage de l’art et des méthodes du combat. Pour le petit Colbert, c’était l’antichambre de l’enfer. Plus dur encore que d’amarrer la canne ou de charroyer les régimes de bananes depuis le fond de la ravine jusqu’au bord de la route sous les morsures du soleil et des herbes coupantes. Mais il avait tenu bon, encore et toujours, probablement parce qu’il avait commencé, dès cette époque, à être sous le coup d’une espèce d’addiction qu’il mettrait de longues années à essayer de comprendre.
La bataille était de plus en plus intense, horrifiante. Comment pouvait-il, malgré tout, avoir tout cela dans la tête ? Il fallait esquiver, bondir, plonger, courir, en quête inlassable de l’intuition salutaire, du millième de seconde capital. Les deux camps produisaient un effort de géants, poussant, comme encastrés l’un dans l’autre, corps perdus en une épouvantable mêlée d’où giclaient la sueur et le sang, la lutte absolue jusqu’à l’ultime souffle, au triomphe ou à la mort.
Il avait connu Mirette et ils s’étaient aimés. Un de ces amours qui durent toute la vie. Elle était belle comme une fleur des bois et ne vivait que pour les moments qu’ils pouvaient passer ensemble, lorsqu’elle parvenait à échapper à la vigilance de sa grand-mère et qu’ils se retrouvaient à la sortie de ses cours, de la messe ou lors de ces petites fêtes auxquelles elle obtenait parfois l’autorisation de se rendre. Cela avait été pour lui un terrible déchirement de devoir la quitter pour se lancer dans cette grande aventure. N’ayant jamais cessé de penser à elle en frémissant de tout son être, il ne comprenait pas pourquoi et comment cet amour s’était perdu.
Bon Dié, que ce combat était raide ! Il se sentait parfois si seul au milieu des plus rudes ennemis. Bien sûr, il était souvent épaulé par Hervé de Ravelle, son plus proche compagnon, mais il y avait bien longtemps que, dans un affrontement d’une telle intensité, son action n’était plus réellement efficace. L’expérience était certes un bel atout. Elle ne suffisait cependant pas quand l’ardeur était à son paroxysme et que tous les sens, tendus comme des cordes d’arc, s’aiguisaient à l’extrême dans le formidable brasier. Il arrivait bien parfois que la lumière surgisse des actes aussi hasardeux que désespérés d’un de ses frères d’armes. Mais cela était de plus en plus rare et, dans des moments comme celui-ci, il n’était pas rationnel de nourrir de tels espoirs.
L’intensité baissa quelque peu. Les deux camps semblaient reprendre leur souffle ensemble, l’espace de quelques secondes. À peine le temps de s’éclaircir les idées, et la fournaise reprit de plus belle. Et toujours cette pensée obsédante qui l’habitait, était peut-être le fondement de toutes ses actions. Pourquoi était-il né en Martinique, et pas à Sainte-Lucie, à la Dominique, la Jamaïque ou Cuba ? Il avait l’impression de ressentir dans sa chair et dans son âme la souffrance de chaque petit Haïtien, qui aurait pu être lui-même, ou son frère, ou son enfant. D’où lui était venue cette sensibilité exacerbée au sort de tous les descendants d’esclaves déportés de la terre d’Afrique ? Il avait du mal à le comprendre ou à s’en souvenir. Des récits de son père, prénommé Colbert, comme lui, à l’image de nombre de descendants du fondateur de la lignée, le nèg’mawon de Fonds-Masson, qui avait pété les chaînes et vécu libre dans les bois pendant des dizaines d’années, ou de ces tanbouyés, danseurs de bèlè et lutteurs de danmyé dont il buvait pendant des heures les évolutions le samedi et le dimanche matin devant le marché du Gros-Morne ? Il n’en savait pas grand-chose, mais cette réalité était aussi profondément enfouie en lui que l’instinct de guerrier qu’il avait hérité de ce noble ancêtre et qui, au fil de sa vie, était devenu le trait essentiel de son caractère.
L’indécision était totale. Parfois ils se faisaient submerger, ployaient, reculaient jusqu’aux limites extrêmes de leur défense. C’était la mort, c’était la fin. Plus de ressources pour résister à l’implacable déferlement. Le vide était proche, le néant… Et puis, alors que tout semblait parti par tête, ils s’adossaient à leur désespoir pour repousser le coup de grâce, retrouver des forces et repartir à l’assaut. Tant de choses dépendaient de leur courage, de leurs efforts. Ils remontaient vaillamment la pente et rassemblaient leur restant d’énergie pour porter des coups qui se voulaient ravageurs. Il fallait mettre les griffes en terre et défendre ardemment chaque pouce de terrain. Coups d’éperons sur coups d’éperons, toujours de l’avant, ne pas céder. Et, au milieu de la tourmente, toujours garder la lucidité, l’éveil. Les instants ne se répétaient pas. Il fallait les saisir et les exploiter comme s’ils étaient les derniers. Ils l’étaient d’ailleurs peut-être, fragiles, délicats, incroyablement fugaces.
Il imaginait les combats de ses ancêtres, du premier Colbert, qui un jour dit non au fouet, aux fers et à l’humiliation et parvint à semer les chiens et les chasseurs pour se réfugier dans les bois de Fonds-Masson, l’enfer des raziés peuplés de mayingouins et de bêtes longues. Il fut longtemps un nèg’mawon solitaire, avant de tomber un jour sur ce groupe qui l’avait accueilli et avec qui il avait vécu l’étrange et sauvage liberté des esclaves rebelles. Comment lui avait-il eu connaissance de ces faits perdus dans le lointain des temps ? Il ne le savait pas de façon très précise. C’était effectivement depuis cette époque que les premiers-nés mâles de la famille s’appelaient Colbert, sans doute pour rendre hommage au guerrier héroïque qui avait regardé la mort en face et ouvert la voie de la grande subversion. Ce prénom était la marque d’un sang, d’une lignée, d’une histoire. Il était aussi porteur d’une parole, d’une mémoire et d’une destinée. Il voulait dire que le nèg’mawon était immortel, car à travers le temps, les âges, sur toutes les terres qui avaient porté des esclaves, sur toute l’étendue de la planète, on saurait, on devrait savoir que des Nègres dignes et braves avaient semé partout des graines de liberté.
Il y avait eu des agriculteurs, des pêcheurs, des ouvriers d’usine et un instituteur. Tous connaissaient la signification de ce prénom et les obligations dont étaient chargés ceux qui le portaient. Lui était peut-être encore plus sensible aux résonances de son nom, Sainte-Agathe, qui lui semblait quelque peu différent des patronymes martiniquais qui lui étaient familiers. Il évoquait plutôt des personnages que son imagination, nourrie de lectures, de musique et de toute une charge d’éléments hétéroclites, plaçait dans la société dominiquaise ou encore dans celle de Sainte-Lucie.
Il partait souvent, dans ses rêveries à la recherche de ces chers cousins, qui vivaient des dons de la mer à Gros-Ilet, vendaient des ignames sur le marché de Castries ou cueillaient des mangots près des cabanes de Léogane. Sa tête était emplie d’images de toutes les îles, qu’il voyait à la fois semblables aux paysages du Gros-Morne et plus belles, plus riches en couleurs, plus joyeuses. La patrie de son cœur n’était ni la France ni la Martinique, mais la Caraïbe, les terres où l’ancêtre Colbert et ses frères avaient été déportés, dispersés, éparpillés. Ce qui ne les empêchait pas de continuer à être de la même famille, unie par les souffrances et la mémoire, malgré la distance, le temps, l’océan des destinées.
Ah, s’ils avaient pu s’engouffrer dans cette brèche créée soudain par leurs coups de boutoir ! Une occasion inespérée, qui ne reviendrait peut-être jamais. Hervé s’était fait rattraper au dernier moment, juste quand il allait faire le geste décisif et lui ouvrir la voie. La tension était de plus en plus forte, extrême. Les autres aussi gourmaient vaillamment, si vaillamment que la situation pouvait très bien tourner à leur avantage. Si cela se produisait, ce serait un véritable drame, car dans des batailles comme celle-ci une telle avance s’avérait souvent définitive. Prudence et patience étaient donc les qualités premières, le fondement de toute stratégie, l’esprit même du combat.
Certains n’avaient plus guère de force, mais il fallait continuer à résister, à aller de l’avant. Tomber, se relever, y aller encore, ne compter que sur eux-mêmes. Le sort ne leur était pas favorable. Il leur semblait que les injustices se succédaient, s’accumulaient. Il fallait lutter contre elles également. Cela faisait partie du combat, de la vie du guerrier. Il arrivait fréquemment qu’après un déferlement de malheurs, le vent tourne d’un coup et offre la perspective d’une issue victorieuse. C’était la loi de la guerre, celle de la vie, le destin. Colbert l’acceptait avec une espèce de profonde sérénité. C’était son pain quotidien, le sucre et le sel de son existence. Contrairement à quelques-uns de ses compagnons, il était encore plein de vigueur. Il ne se souvenait d’ailleurs pas d’avoir été vraiment épuisé par une bataille, brûlant d’un feu qui semblait ne jamais devoir s’éteindre et ne flamboyait de toute son ardeur qu’au mitan de la tourmente.
Les autres s’enhardissaient de façon inquiétante, les poussant souvent dans leurs ultimes retranchements. Le péril était réel, croissant. S’ils recevaient un coup trop violent, il leur serait formidablement difficile de s’en relever. Surtout si le sort continuait à s’acharner sur eux. Ils ne trouveraient jamais les ressources suffisantes pour se refaire et revenir. Ils éprouvaient le terrible sentiment de ne pas se battre à armes égales contre des hommes alignés devant eux, mais de devoir, en plus, affronter un ennemi implacable, contre lequel il était pratiquement impossible de se défendre, car il régissait l’ordonnancement de ce drame et était la loi, le droit et le pouvoir. Qu’est-ce qui pouvait bien leur valoir cette adversité constante, ce surcroît de peine qui pouvait finir par faire la différence et les précipiter dans un abîme de désarroi ?
C’était une tempête titanesque. Tantôt ils étaient écrasés, arrachés, emportés par les vagues ravageuses, tantôt ils émergeaient pleins d’espérance, triomphateurs presque. Bernabé Durix, sur le flanc droit, réussit une extraordinaire percée, depuis les premières bases arrière, dont il avait la charge. Il enfonça, déracina, renversa tout ce qui se trouvait devant lui et fut quasiment sur le point d’offrir à Colbert la situation tant espérée. Mais, au dernier instant, alors que l’espoir enflait déjà les poitrines, il fut balayé par un soudard et dut passer de longues minutes à se remettre du terrible choc qui avait mis fin à son audacieuse incursion.
D’une façon générale, ils semblaient plutôt dominer la situation. S’il n’y avait pas eu ce fâcheux autant que périlleux acharnement du sort, ils auraient pu escompter voir se dessiner à un moment ou un autre les contours de la victoire. Mais cette impression inspirée à Colbert par la confiance qui toujours l’habitait était loin d’être une certitude. On avait vu maintes fois des situations prometteuses aboutir à de cuisantes déroutes. Si on ne parvenait pas à prendre un avantage irréversible, on courait toujours le risque de se faire terrasser et de prendre la mer comme savane.
À la pointe extrême du front, Colbert semblait porté par des forces surnaturelles, sans doute les mêmes qui animaient l’ancêtre, lorsqu’il menait ses attaques pour délivrer ses frères restés dans les fers des maîtres blancs. Il était devenu la terreur des békés de la région, qui ne savaient à quel saint se vouer pour se protéger et déjouer les ruses de ce farouche combattant.
Il ne se passait pas une semaine sans que Colbert parvienne à s’introduire dans l’enceinte d’une habitation et à rendre la liberté à quelques esclaves. Comment s’y prenait-il ? Dieu seul le savait, ou Lucifer, disait-on, car ce qu’il réalisait dépassait largement les limites de ce que l’on pouvait concevoir ou imaginer. L’Afrique était toujours présente en lui, à travers ses rapports d’harmonie essentielle et élémentaire avec la nature et l’univers. Il en tirait, paraît-il, la capacité de se trouver au même instant à Fonds-Coulisses ou à Macouba et celle, durant certaines périodes, en fonction de l’apparence de la lune, de se rendre invisible des hommes blancs. Il possédait encore, à ce que l’on racontait, toute une panoplie de facultés incroyables, qu’il n’utilisait que pour servir la cause de la libération des Noirs enchaînés. L’ancêtre avait pris la route des bois, mais était toujours là, pour lutter contre la résignation et maintenir en éveil l’esprit de rébellion.
Ah, s’il avait pu disposer de ces qualités-là, pour mener les combats qui constituaient son existence ! Surgir par enchantement au beau mitan de la mêlée et porter imparablement les coups exterminateurs ! Ce qu’il était en train de vivre s’avérait bien différent de ce beau rêve. La situation commençait en effet à leur devenir assez défavorable. Les vagues blanches se faisaient de plus en plus puissantes et semblaient pouvoir à tout moment les lever fesser sur leur passage. Les attaques se succédaient à un rythme difficile à supporter et ils semblaient tous comme englués dans les mailles serrées de la toile tissée à l’entour d’eux avec infiniment d’habileté. Cette puissance, cette détermination les faisaient prendre bois pour grand chemin. Comment résister, résister encore, reprendre l’initiative ?
Colbert multipliait les efforts démesurés, les incursions au cœur du camp adverse. Il avait appris tout jeune à conserver au plus intense de la fournaise son sens le plus indispensable, l’acuité extrême de perception qui seule permettait d’espérer capter l’instant suprême et avancer vers la victoire. Lorsque Samir Kelim, Fred Ludir et Bernabé Durix réalisèrent une magnifique manœuvre de diversion sur le flanc droit et ouvrirent, sur le côté opposé, un passage que Joseph Diop exploita vélocement, il entrevit, l’espace d’un millième de seconde la rarissime possibilité. Mais l’opposition était trop solide, trop compacte, trop vigilante, un formidable roc dressé sur leur passage, image concrète de la vanité de leurs entreprises.
Depuis combien de temps durait l’affrontement ? Colbert en avait presque perdu la notion, tendu vers un objectif insaisissable et obsédant. Chaque instant était un siècle ou ne s’écoulait pas. Il brûlait, martyrisait, détruisait, faisait voir la fin horrible, l’épouvante, le désarroi. « Difé, difé, pensait-il, ki manniè nou kéy soti an difé tala ? » Les bougres qui leur faisaient face étaient féroces et vaillants. Jamais ils ne parviendraient à les faire plier et, encore moins, à les réduire.
Il lui était souvent arrivé de penser qu’il possédait l’arme fatale, qui d’une façon ou d’une autre lui permettrait tôt ou tard de provoquer le triomphe. Mais il sentait que, cette fois, l’arme fatale n’opérerait pas, que ces gaillards-là étaient trop redoutables. Quel saint pouvait bien leur venir en aide, leur porter l’indispensable secours ? L’issue de cette interminable bataille ne pouvait leur être favorable. Ils étaient trop forts, trop grands, trop ardents. Comment trouver la moindre faille dans cette extraordinaire muraille ? Comment ne pas se faire broyer par la machine infernale qui était destinée à les anéantir, à en finir avec leur aventure et leurs espoirs ? Et pourtant ils tenaient, résistaient, repassaient à l’offensive. C’était un incessant flux et reflux impulsé par l’orgueil et la rage de vaincre, le choc ravageur de fureurs sublimes et d’ambitions exacerbées.
Colbert décida de se déporter assez sensiblement sur la gauche et de concentrer son action sur un point où il lui avait semblé percevoir, à moins qu’il ne l’ait plutôt espéré ou rêvé, une légère faiblesse de la cuirasse adverse. Il entraîna par là même une réorientation des efforts de la troupe, toujours obnubilée par l’objectif de placer son atout essentiel dans les meilleures conditions possible. Ils insistèrent assez longuement dans cette manœuvre, s’exposant au risque d’altérer leur équilibre d’ensemble et de se rendre vulnérables à quelque contre-attaque meurtrière. Leur détermination leur permit d’éviter le naufrage. Et l’inimaginable bataille se poursuivit avec ses poussées et ses reculs de vagues apocalyptiques. Il n’y avait point de faille et, encore moins, de défaut, ou alors ils l’avaient instantanément corrigé. Colbert s’éreinta donc en vain à courir après cette chimère, perdant des forces précieuses et se laissant de plus en plus envahir par la conscience de son inefficacité et la perspective de l’échec.
Une forte poussée les chavira sur ce même flanc gauche, depuis Colbert, la pointe la plus avancée, jusqu’à son ami Bertrand Nilas, qui, au bout de la diagonale, défendait leurs derniers retranchements. La secousse ébranla leur bloc et sembla presque le fissurer, malgré la puissante union de leurs énergies déchaînées. Manifestement, les autres avaient décidé que le moment était venu de leur porter un coup fatal. La pression était insoutenable et semblait ne devoir faiblir qu’après leur anéantissement. Aucun moyen de desserrer l’étreinte, de les contenir, de respirer. L’axe central adverse abattait un travail énorme, écrasant par moments Colbert et les siens. Mais il ne perdait pas confiance. Tant qu’ils resteraient solidaires et lucides, ils pourraient toujours faire front en espérant une occasion de renverser la vapeur et de voir venir leur tour de semer la panique. Il savait pouvoir les plonger à tout instant dans les ténèbres et la désolation.
Ils finirent par parvenir à les repousser un peu et même à se replacer dans des perspectives de lumière. Hervé se retrouva de façon inopinée dans une situation qu’il aurait rendue décisive quelques années auparavant. « Tan fè tan, tan kité tan », pensa Colbert. Le temps d’aujourd’hui n’est pas celui d’hier. Son esprit ne fut pas occupé longtemps par cette pensée. Une fulgurante contre-attaque les cloua sur place, traversa leur camp tel un éclair et leur porta un coup aussi formidable qu’imparable. Le ciel leur tomba littéralement sur la tête. Il ne pouvait rien arriver de pire. Les autres avaient pris l’avantage et il s’agirait maintenant de lutter comme des bougres fous, non plus pour conquérir la victoire, mais d’abord pour se sortir de cette situation désastreuse, afin peut-être de se redonner des chances de reprendre espoir. Pendant un assez long moment, ils furent tous abattus, thermolysés, au fond d’un grand trou noir. Colbert crut même voir des larmes perler au coin de certains yeux. Après tant d’efforts, de souffrances, il fallait maintenant faire au moins deux fois plus de chemin. Mais il ne servait à rien de se morfondre, de rester dans l’abîme. L’urgence était de retrouver leurs esprits, leurs forces, le fil de leur lutte et de repartir de l’avant, avec encore plus de vaillance, de monter tous à l’assaut de la forteresse, presque sans penser à rien d’autre, tout en portant au fond de soi comme un fardeau inhumain une évidence horrible : s’ils venaient à recevoir à nouveau un coup d’une telle violence, il s’avérerait sans aucun doute mortel.
Ils avaient été grièvement atteints, foudroyés presque par cette attaque venue de nulle part. Et il fallait repartir, poursuivre l’effroyable traversée de l’enfer. Il n’y avait, de toute façon, rien d’autre à faire. Rien d’autre à faire que de se lancer à corps perdu dans cette conquête de l’impossible. Il fallait à tout prix garder espoir, continuer à avancer et à croire en leur destin. Joseph Diop fut le premier à secouer la torpeur qui menaçait de les envahir, en entreprenant une folle chevauchée de près d’une centaine de mètres qui perturba fortement l’arrière-garde germanique. Il était donc encore possible de les inquiéter. Cet avantage n’avait pas doublé leur cuirasse de sérénité, pour les rendre définitivement invulnérables, invincibles. L’émotion fit encore remonter un grand flot d’images et de pensées. Les premières années à Tours, la formation, l’épreuve du feu… Il avait finalement été plutôt heureux là-bas, faisant ses premières armes et voyant sa réputation naissante se propager à travers l’Hexagone. Cette ville était sa seconde patrie. Il y avait parfois pris le temps de regarder le monde, les gens : le père Bordave, le grand chef, qui accueillait avec joie tous les jeunes qui passaient le voir et se pressaient dans son commerce trop étroit, ses adjoints, Féfé, Martin et tous les autres, constamment disponibles pour les écouter, les conseiller, les protéger. L’amitié, les jeux et les filles les libéraient un peu de leur labeur quotidien. La vie était belle, quand ils partaient en bande, le soir, se promener sous les lumières de la ville. Des gens les reconnaissaient et leur faisaient fête. Ils consommaient gratis dans certaines maisons. C’étaient les premières marches de l’ascension vers la gloire.
Colbert commença très tôt à réaliser les exercices destinés aux adultes et fut assez rapidement admis à combattre avec eux. L’on observa les qualités rares qu’il possédait et l’on comprit à quel point elles seraient utiles à la grandeur de la cité. Il se fit une place privilégiée dans le cœur des Tourangeaux, se tenant toujours avec vaillance et brio aux premières lignes du front. Quelques triomphes retentissants, et son nom se retrouva sur toutes les lèvres. Il fut bientôt réclamé dans les effectifs les plus glorieux de France. C’était là la récompense d’une énorme somme d’efforts consentis au long de déjà assez nombreuses années. Il s’était adapté à cette existence martiale comme s’il y avait été préparé pas seulement depuis sa naissance, mais depuis des siècles, des millénaires peut-être, d’atavisme et de prédestination. Il se mouvait avec toute l’aisance possible dans l’univers des combats, mais était bien moins à son affaire dans les marigots plus que troubles où se déroulaient les tractations et autres rapports de force qui régissaient les carrières. Il demeura à Tours sans doute plus de temps qu’il n’était nécessaire ou raisonnable, heureux et fier de participer à l’ascension de la ville au rang des grands de France et d’Europe.
Fidèle à Tours pendant de nombreuses années, il le fut également à la France. Car, lorsqu’arriva le moment où il fut plus avantageux pour la capitale de Touraine de faire prospérer ses finances grâce à la valeur marchande de ce fameux soudard que de le conserver au sein de ses troupes, il préféra le chant des sirènes parisiennes à tous ceux qui, à travers l’Europe, réclamaient ardemment ses faveurs. Le choix n’avait pas été facile. Il entendit maintes fois la voix de l’ancêtre Colbert, qui le sermonnait :