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Le guerrier des Alpujarras relate l’histoire de Pierre Welden, un étranger engagé aux côtés des républicains durant la guerre d’Espagne. Autrefois sous-officier de cavalerie dans son pays d’origine, il est dégradé pour avoir défendu ses hommes contre son capitaine. Après un périple mouvementé, incluant des événements marquants en France, en Chine et en mer, Pierre Welden trouve sa voie en rejoignant les rangs républicains en Espagne pour lutter contre le fascisme.
À PROPOS DES AUTEURS
Zannie Voisin se consacre à l’écriture dès 2009. Vice-présidente de l'Association des écrivains de Bretagne depuis une décennie, elle compte à son actif deux ouvrages publiés :
Gillia, passé composé, futur simple et
Maximila et les « chevals » de cœur.
François Welden rend hommage à son père, héros des Alpujarras, à travers ce récit émouvant. Avec cette histoire vraie, il entraîne les lecteurs vers une autre époque, entre la France, les océans, la Chine et l’Espagne.
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Seitenzahl: 437
Veröffentlichungsjahr: 2023
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Zannie Voisin & François Welden
Le guerrier des Alpujarras
Roman
© Lys Bleu Éditions – Zannie Voisin & François Welden
ISBN : 979-10-377-9773-5
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Ce récit est basé sur des faits réels historiques de la guerre d’Espagne.
L’honneur est un bien que tout être humain reçoit
Rien ni personne ne peut vous le prendre
Ça ne peut pas s’acheter
Ça peut uniquement se perdre
Clive Owen dans le film Last Knights : L’honneur des Guerriers
Après vingt-deux ans, il me semble encore voir le vieux militant Juan Reyes Rodriguez à ses soixante-cinq ans, avec un fusil sur le dos, en tête des jeunes libertaires de Adria, se dirigeant vers la ferme de « Patas Negras », qui se situait entre la Rabita et Albuñol, près de l’Avenue de la Alpujarra, comme le nomme si bien l’écrivain andalou P. A. de Alarcén, en parlant de cette « rambla ». Avec la prise de cette ferme, où l’un de nos jeunes fut tué par le fils de « Patas Negras », curé en ces temps-là, commença la libération de la Alpujarra.
Très brièvement, nous dirons que la Alpujarra mesure environ soixante kilomètres… Tout cela se divise en soixante-quinze villages, quarante lieux avec plus de deux mille fermes. La Alpujarra commence dans la vallée de Lecrin, province de Grenade et se termine dans la campagne de Dabias, province de Almería.
Tout ce territoire, excepté Berja et quelques autres petits lieux, était le 19 juillet 1936 gouverné par des Notables qui, avec l’appui de la « Guardia Civil »… maintenaient les travailleurs dans un état d’esclavage depuis des temps très lointains et empêchaient par tous les moyens quiconque voulait inculquer dans la tête de ces ouvriers, en majorité des paysans, des idées de liberté et de justice.
Ces messieurs étaient de fervents ennemis de toute notion de civilisation et de progrès.
Il convient de souligner que les plus impliqués dans la libération de la Alpujarra, ce furent les compagnons de Grenade et d’Almería, et parmi eux tout particulièrement les Jeunesses Libertaires Abdritanas qui apportèrent un très grand nombre de compagnons dévoués et décidés qui réussirent à s’emparer des villages historiques de Ugijar et Cadiar, lieu où fut couronné officiellement le roi des morisques Aben Humeya, il y a quatre siècles.
Les fascistes n’avaient pas de grands contingents de forces à la Alpujarra, mais ce qui leur était très favorable, c’était la position dans laquelle se trouvaient certains villages, surtout Valor, où était né Aben Humeya, et il nous fallut une journée entière pour le conquérir après une terrible lutte. Lorsque nous arrêtâmes le curé de Valor, il tenait dans sa main droite (un Crucifix del nueve largo) et un pistolet de 9 mm armé dont il se servit jusqu’à le vider. Au lieu de rendre justice sur-le-champ en présence d’un tel élément, on l’envoya à Almería. (Et sans doute, il s’en moquera…)
Nous réussîmes à établir un front à Juviles, mais en voulant avancer vers Grenade la supériorité des forces de l’ennemi nous fit reculer et celui qui protégea ce repli, ce fut un français prénommé « Pierre » qui demeura seul, armé d’une mitrailleuse pour faire face aux fascistes, jusqu’à ce qu’il réussisse à nous rejoindre en portant avec lui sa mitrailleuse. Nombreux de nos courageux compagnons qui étaient à nos côtés à cette époque disparurent physiquement, mais leurs noms et les actes accomplis pour agrandir l’Organisation…
Le compagnon Floréal Heredia se précipita à la recherche d’armes, mais au lieu de lui livrer les fusils dont ils avaient besoin pour le front, il fut tué par ceux-là même qui se disaient défenseurs de la République. Cet ami qui nous divertissait avec ses discussions méritait que quelqu’un de mieux préparé s’occupe plus sérieusement de lui. De même, comme pour beaucoup d’autres militants andalous, les uns anonymes et d’autres plus connus, mais tous furent des valeurs positives à l’intérieur de notre Mouvement.
Vargas
Les pointillés indiquent des mots manquants.
La traversée entre Shanghai et Valence me parut longue, et ce fut une véritable délivrance quand le port ibérique se profila à l’horizon sous un soleil radieux en ce jour du 20 décembre 1933.
Les formalités douanières accomplies, je me suis mis à la recherche d’un petit hôtel où je m’installai pendant plusieurs semaines. L’argent que j’avais gagné à Shanghai me permettait de voir venir… Je découvris ainsi cette belle ville avec sa population chaleureuse. La convivialité des Valenciens m’amena à rencontrer un grand nombre de personnes.
Un soir de février 1934, vers 21 heures, je fis la connaissance de Rafael Giner Garcia. C’était un homme de cinquante ans environ, pas très grand et assez maigre, il avait les cheveux bruns blanchissant aux tempes qui se dégarnissaient sur le dessus de la tête. Son regard doux de myope se cachait derrière des lunettes à monture d’acier. Nous nous sommes revus plusieurs fois, le soir après son travail, pour prendre un verre à une terrasse de café. Il m’avait dit qu’il était greffier au tribunal de Valence, sans m’en dire plus. Nous nous retrouvions toujours avec plaisir et nos discussions s’éternisaient sans que nous voyions le temps passer.
Rafael était très sympathique et me donnait l’impression d’être un homme droit à qui l’on pouvait se confier. Je lui révélais que j’avais presque fait le tour du monde et que j’avais été confronté à beaucoup de situations différentes, suivant les pays où j’avais séjourné, quelques jours ou plusieurs mois, voire des années. Cela lui donna confiance en moi et il me parla des choses très intimes le concernant. Peut-être parce que j’étais étranger, aussi bien à son pays qu’à la situation politique un peu étrange qui régnait à ce moment-là. Il me confia qu’il savait que quelque chose de grave se préparait sans m’en dire plus. Je comprenais que les ouvriers puissent se révolter pour leurs droits et je le lui fis remarquer avec emphase. Il s’aperçut très vite que j’étais un homme d’action et il me le dit sans façon. Ma personnalité lui plaisait. Il voulut savoir de quel pays j’étais originaire et quels autres pays j’avais visités. Il voulut que je lui parle de ma jeunesse, de mon parcours d’aventurier et d’idéaliste. J’évoquais aussi mon passé militaire.
Dans le pays qui m’avait vu naître, j’ai vécu dans une ferme où mes parents possédaient tous les animaux que l’on y trouve. Je bichonnais les trois chevaux que nous avions, car ils étaient pour moi comme des compagnons. Ils nous servaient aux champs bien sûr, mais je les montais aussi pour faire de longues balades dans notre belle campagne. J’allais souvent à la chasse avec Gamine, la jument pour laquelle j’avais le plus d’affection. Elle était calme et tressaillait à peine quand je tirais un coup de feu sur un lièvre ou un faisan.
À dix-huit ans, je choisis de faire une carrière militaire en m’engageant dans la cavalerie. J’aimais les chevaux, les armes et la discipline de la vie militaire.
Tous les chevaux de la caserne étaient des Pur-Sang qui avaient été croisés avec des Anglo-Arabes, ce qui en faisait des bêtes robustes, énergiques, courageuses et dotées d’une forte personnalité. Ce qui ne négligeait en rien leur légèreté et leur élégance. Cette race était destinée à l’armée, mais ces animaux auraient été aussi de merveilleux chevaux de compétition. J’adorais les chevaux. C’était toujours un plaisir pour moi de m’occuper de Météor qui m’avait été attribué dès mon arrivée. Un officier m’avait bien fait comprendre que mon cheval et moi nous formions un couple et que je devais en prendre soin comme je prendrais soin d’une femme si j’en avais une, ce qui évidemment n’était pas le cas, je n’avais que dix-huit ans. Tout de suite, je sus trouver les mots que je lui murmurais en lui caressant le chanfrein. Il aimait ça, je le voyais à la façon qu’il avait de bouger les oreilles. Il recherchait ma main dès que je cessais de lui toucher la tête. J’aimais brosser les poils de sa robe alezane d’un très joli roux. Météor était très beau, il avait fière allure et je le lui disais. Bien sûr, il ne pouvait comprendre les mots que j’employais, mais le son de ma voix devait lui plaire, car il hochait la tête comme s’il me faisait comprendre que je devais continuer de lui parler. Dès que j’arrivais à l’écurie, il me repérait de loin et hennissait doucement comme pour me dire bonjour. Je le bichonnais plus qu’il n’aurait été nécessaire, car je voyais qu’il aimait ça. Je lui témoignais mon affection en lui parlant sans cesse et en le caressant beaucoup. Je savais qu’il ne pouvait pas comprendre les mots que je lui disais, mais ça ne pouvait pas lui faire de mal. Je le montais avec facilité et pour n’importe quelle occasion. Il aimait effectuer les exercices que je lui demandais, mais il aimait aussi le galop et il filait comme le vent quand je le laissais faire. À l’armée, j’ai appris le métier des armes et les nombreuses séances d’entraînement étaient toujours les bienvenues. Nous pratiquions aussi l’escrime, et j’ai acquis rapidement des capacités de très bon tireur sur différentes armes, mitrailleuse, fusil de précision et pistolet. Rapidement, je fus invité à participer à des concours de tir interarmes. Cela me permit de gravir les échelons et d’être à vingt ans sergent-chef à la tête d’une unité de tireurs d’élite, notamment à la mitrailleuse. C’était une arme qui n’était pas si facile que ça à maîtriser. Ma vie s’écoulait de manière agréable. J’aimais la vie militaire pour ce qu’elle apportait, rigueur, moralité, loyauté, fidélité et honneur. Mon franc-parler plaisait beaucoup aux hommes qui étaient sous mes ordres. Je savais donner des directives et je m’assurais qu’elles étaient bien exécutées, mais je savais aussi rire avec eux quand nous n’étions plus en service. Ils savaient qu’ils pouvaient compter sur moi pour les représenter et les défendre auprès de notre hiérarchie. La discipline militaire était très dure et très rigide à cette époque.
Un soir du début janvier 1922, j’avais décidé de partager le dîner de mes hommes dans leur cantine. Tout allait bien jusqu’au moment où je découvris la nourriture qu’on leur donnait. L’odeur qui se dégageait de l’infâme plâtrée grisâtre qu’on leur servait était nauséabonde. Du bout des lèvres, j’en goûtais un peu, car je pensais que c’était peut-être moche, mais que ça pouvait être bon. Mes hommes ne mangeaient pas et attendaient ma réaction qui ne se fit pas attendre. Je fis une grimace horrible avant de recracher dans la gamelle en aluminium qui leur servait d’assiette. Ce devait être du chou pourri mélangé avec des restes de vidange. Les hommes éclatèrent de rire en se donnant de grandes tapes dans le dos. C’était leur ordinaire comme ils me l’apprirent. Il était très rare que le menu change. Je ne pouvais tolérer ça et mon sang ne fit qu’un tour. J’ordonnais à mes hommes de ne pas bouger de leur cantine, car je ne voulais pas qu’on puisse leur reprocher quoi que ce soit. La vie était assez dure pour eux comme ça et les punitions très sévères n’étaient pas rares. Je pris la gamelle que je portais jusqu’au mess des officiers et des sous-officiers qui se trouvait dans un autre bâtiment. Avant d’entrer dans le mess, je m’assurais qu’aucun homme ne m’avait suivi, mais je les vis tous agglutinés derrière les fenêtres de leur réfectoire. J’entrais d’un pas vif, assuré de mon bon droit. Les sous-officiers mangeaient à un bout de la salle pendant que les officiers occupaient l’autre bout. Il était très rare que les uns et les autres se mélangent sauf quand un officier invitait un sous-officier à partager sa table. Je tenais toujours ma gamelle à la main et j’avançais parmi le silence qui s’installa au fur et à mesure que je progressais dans la salle. Voir un sous-officier avec une gamelle en aluminium à la main qui se dirigeait vers les tables d’officiers, ça ne devait pas arriver tous les jours.
Je me plaçais devant le capitaine responsable de mon unité. Tenant d’une main l’assiette, je fis le salut réglementaire avant de m’adresser à mon supérieur.
J’avais interrompu la discussion que ce capitaine avait avec un autre gradé. Il n’aimait pas être dérangé ainsi.
L’odeur qui se dégageait de la gamelle parlait pour moi et je le vis faire une grimace.
Le capitaine se releva de sa chaise. Son visage était devenu rouge. Il réagit très violemment, car il venait de perdre la face vis-à-vis de l’ensemble des gradés qui l’entouraient. Le silence complet s’était fait dans la salle, plus personne ne mangeait et tous attendaient la suite des événements.
Il appela la garde qui m’emmena directement au cachot. À partir de cet instant, je savais que mon sort dépendait du commandant de la caserne. La hiérarchie ne pouvait intervenir malgré mes bons états de service. Il fallait faire un exemple, car indirectement, les économies réalisées sur la nourriture des soldats ne pouvaient être remises en question par le petit sergent-chef que j’étais. Pour cet officier, accepter ma réclamation, c’était ouvrir la porte à toutes les récriminations à venir et le commandement ne pouvait tolérer cette situation. Le scandale de la mauvaise nourriture devait être étouffé dans l’œuf. La réaction des officiers ne se fit pas attendre. Le capitaine avait dû faire le nécessaire pour présenter notre échange verbal comme une révolte qu’il fallait sanctionner durement. On ne me demanda pas de m’expliquer et c’est dommage, car j’aurais pu plaider la cause de mes hommes qui étaient si mal nourris. Je savais qu’ils attendaient une suite, bonne ou mauvaise, de cette affaire. Ils me faisaient passer des mots d’encouragements par mes geôliers compatissants qui n’étaient que de simples soldats et qui partageaient la même pitance. On ne pouvait donner un autre nom à la pâtée qu’on leur servait à la cantine. La sentence ne se fit pas attendre et elle fut appliquée très rapidement. Vers la fin janvier 1922, par un matin glacial, on m’apporta ma tenue de parade militaire où étaient encore accrochés mes galons et mes décorations. Je devais enfiler cette tenue avant de paraître dans la cour. On m’avait redonné mon fidèle sabre, j’étais fier de le tenir de nouveau dans ma main avant de le remettre dans son fourreau accroché à ma taille. On m’annonça qu’il n’y aurait pas de procès et je pensais que le haut commandement avait compris son erreur. J’attendais avec confiance, droit et fier dans mon bel uniforme. Un gardien vint m’annoncer qu’on viendrait me chercher pour m’emmener dans la cour où un haut gradé devait me donner la lecture de ma punition. Punition que je ne pensais toujours pas avoir méritée, mais le règlement militaire avait ses codes et je ne pouvais y déroger.
Quand, enfin, je pus sortir de la noirceur de mon trou, je fus surpris par la réverbération du soleil sur la neige. Je fermais les yeux un moment pour m’habituer doucement à la vive clarté. Il faisait très froid, mais le ciel était bleu sans aucun nuage à l’horizon. Le soldat qui venait tous les jours m’apporter mon maigre repas, le même que mangeaient mes hommes, m’avait annoncé que la neige était tombée en abondance quelques jours auparavant. En ouvrant de nouveau les yeux, je remarquais que seules les allées avaient été déneigées et que le régiment au grand complet, et, en formation, était réuni dans la cour de la caserne. Mes illusions et mes espérances tombèrent d’un seul coup. Je compris tout de suite que j’allais servir d’exemple et que la sanction serait maximum. Dans un éclair de lucidité, je me rappelais la scène du capitaine Dreyfus, un Français qui avait été dégradé devant tout son régiment. Je me souvenais même de la date, le 5 janvier 1895, car cela m’avait marqué quand j’avais lu l’article racontant cette histoire invraisemblable. Il avait fallu onze longues années pour que l’innocence de cet homme soit reconnue et qu’il soit réhabilité. La pensée va très vite et en quelques secondes je me souvenais de tout, et je me doutais que j’allais subir le même sort. Mes hommes étaient tristes, car ils avaient compris que c’était la dernière fois qu’ils me voyaient dans cette belle tenue de parade. On m’amena près de l’endroit où les officiers attendaient. Je fis le salut réglementaire et j’attendais au garde-à-vous. Le capitaine, qui s’était senti insulté, se présenta en face de moi en grande tenue d’apparat. Il ne me salua pas et me laissa au garde-à-vous le temps qu’il me lise la sentence.
Il s’approcha de moi et ses yeux dans les miens, il arracha mes galons et mes décorations avec un plaisir évident. Il me demanda mon sabre que je ne pouvais faire autre chose que de lui donner et il le brisa en deux sur son genou. Quand il se redressa, je crus voir un léger sourire de triomphe sur son visage. J’avais quitté le garde-à-vous, mais, très fier, je ne baissais pas les yeux quand il me toisa de son regard. Je n’étais plus rien et je n’avais plus rien à perdre. Mais je gardais au fond de moi la satisfaction d’avoir voulu améliorer l’ordinaire de mes hommes.
***
Rafael Giner Garcia était passionné par mon histoire. Il me le dit en me tutoyant pour la première fois.
Je voyais l’intérêt qu’il me portait et je lui répondis que je serais fier de lui raconter ce qu’était devenue ma vie depuis ma dégradation militaire. Il m’invita à venir dîner chez lui le soir même, car il était impatient que je lui confie ce que j’appelais mon odyssée. Après m’avoir copieusement nourri, je lui parlais avec aisance. J’étais autant à l’aise avec Rafael que je l’aurais été avec mon frère et il me fut facile de continuer le récit de ma vie.
L’année 1922 fut celle où je me remis complètement en question. Le régime politique de mon pays se durcissait et j’avais envie de voir d’autres horizons.
L’Europe m’attirait, mais je voulais aussi voir le reste du monde sans savoir si ce serait possible. J’avais vingt-deux ans, je n’étais pas marié et je n’avais pas d’enfant. La condition de mes parents, de mes frères et sœurs était plutôt dans ce que j’appellerais la normalité. Mon désir d’évasion, d’aventures et de liberté ne pouvait se satisfaire de cette vie.
En décembre 1922, j’avais réussi à trouver une place sur un navire qui me permit de débarquer dans le port du Havre en France. Tout me paraissait possible dans ce beau pays. L’accueil des gens, les possibilités de travail, le climat et la beauté des femmes, ce qui n’était pas pour me déplaire. Toute modestie mise à part, j’étais ce que les dames appelaient un bel homme. J’étais assez grand, mince et l’armée m’avait appris à me tenir droit. Quand elles ne me le disaient pas, leurs regards insistants me faisaient comprendre que je leur plaisais. Mais j’avais mon honneur et je les respectais. Je fréquentais les bals pour le seul plaisir de danser. La danse était pour moi une seconde nature et j’adorais faire virevolter les femmes pour une valse, un tango, une java ou toutes les autres danses. J’accordais mes pas à tous les genres de musique et j’étais heureux quand je trouvais une bonne cavalière. À l’armée, j’avais appris l’escrime, ainsi qu’à monter à cheval et je pouvais dire sans me vanter que j’étais bon escrimeur et bon cavalier. J’imaginais que ces qualités allaient me permettre d’ouvrir des portes et de côtoyer un milieu social plus élevé que celui de ma famille. La barrière de la langue pouvait être un handicap pour travailler, et je devais y remédier en urgence. Je m’étais inscrit à des cours de français le soir, que je mettais en pratique dès le lendemain. J’avais acheté un dictionnaire et j’essayais de comprendre les mots qu’il contenait. Des mots dont je n’aurais certainement jamais besoin dans ma vie, mais il fallait que j’apprenne. Je devais avoir un don pour les langues, car je comprenais très vite. Je savais que c’était important pour moi de parler le français si je voulais trouver du travail. Ce qui fut assez facile, car on manquait de main-d’œuvre un peu partout et je n’avais que l’embarras du choix. Mais je voulais faire quelque chose qui me plairait et que je ne considérerais pas comme du travail. J’eus de la chance, car en me promenant dans le centre du Havre pour découvrir cette belle ville, je tombais devant la vitrine d’une boutique de tailleur. Une affiche collée sur cette vitrine indiquait qu’on cherchait un apprenti, tous âges confondus. À croire que cette annonce m’était destinée. J’avais toujours aimé toucher les toiles et les cotonnades que ma mère utilisait pour nous fabriquer des vêtements. J’étais en admiration sur les prouesses qu’elle réalisait avec seulement un morceau de tissu et du fil. Voilà ce que je voulais faire. Être tailleur ! Fabriquer de beaux vêtements que les hommes ou les femmes porteraient avec élégance et fierté. Des vêtements qui porteraient ma griffe secrète, connue de moi seul, et que je reconnaîtrais dans la rue au premier coup d’œil. Je poussais la porte de l’échoppe, une bonne odeur de tissu m’accueillit. Un monsieur d’un certain âge, assis derrière son comptoir, me sourit et me demanda si je venais pour me faire faire un complet.
Mon audace et ma franchise lui avaient plu, il m’engagea aussitôt.
Il me présenta aux deux couturières, Isabelle et Catherine, qui travaillaient à l’atelier. Leurs tables, sur lesquelles trônaient leurs machines à coudre, étaient placées face à face sous deux grandes fenêtres. Sur le mur, derrière chaque femme, il y avait une grande plaque de bois où étaient accrochées des bobines de fil de toutes les couleurs avec la canette de fil de la même couleur placée juste sous la bobine. Elles m’ont expliqué que cet arrangement leur faisait gagner du temps ce que je constatais par la suite.
Monsieur Arthur ne ménagea pas sa peine pour m’apprendre toutes les ficelles du métier. Nous confectionnions des complets-vestons et des pardessus pour hommes, mais aussi des robes, des tailleurs et des manteaux pour les femmes. Nous faisions des retouches et des réparations sur tous les vêtements qu’on nous confiait. J’aimais ce métier qui me permettait de rencontrer des personnes de classes différentes. L’atelier marchait bien et je m’entendais à merveille avec Isabelle et Catherine qui travaillaient avec moi. Monsieur Arthur était très paternaliste. Il répétait continuellement qu’une bonne entente entre nous ne pouvait que favoriser ses affaires. Il nous accordait des pauses-café qu’il prenait avec nous s’il n’y avait pas de client dans la boutique. Il insistait pour que nous prenions ces pauses, que c’était important de reposer nos yeux pour mieux travailler ensuite. Il ajoutait qu’il avait une boutique à faire tourner et bougonnait gentiment, histoire de nous faire comprendre que c’était quand même lui, le patron. Il grommelait souvent que ce n’était pas en regardant les mouches voler que notre travail allait se faire, sinon il verserait directement nos salaires aux mouches. Nous souriions à ses boutades et la bonne humeur régnait dans l’atelier et dans la jolie boutique. J’étais très attentif à ce qu’il m’enseignait, mais il expliquait bien et je comprenais rapidement ce qu’il voulait. Il m’annonça un jour qu’il n’avait plus rien à m’apprendre et qu’il était fier de moi. J’avais le coup de ciseau sûr et précis et je savais du premier coup d’œil ce qui allait le mieux à nos clients. Je savais les conseiller aussi bien dans le choix d’un modèle qui les avantageait, que dans le choix des tissus. Un bon ouvrier fait la renommée d’un magasin, ajouta-t-il. Si je voulais travailler chez lui, il en serait ravi. Et c’est ainsi que je devins tailleur de métier. Comme je l’ai déjà dit, mon patron était un homme bon et m’avait offert, dès mon apprentissage, de me loger dans deux petites pièces attenantes, et cependant indépendantes du magasin, qui servaient à entreposer les rouleaux de tissu. Il y avait une salle d’eau et des toilettes, le luxe ! J’avais aménagé un petit coin cuisine où je prenais mes repas. Je n’avais à payer qu’une petite somme pour mon électricité et pour l’eau que je consommais. Comme j’avais trouvé que la somme était dérisoire, Monsieur Arthur m’avait indiqué que je pourrais intervenir dans la boutique la nuit si j’entendais du bruit et faire fuir les voleurs. Comme ça, lui pourrait continuer à dormir tranquille sur ses deux oreilles, avait-il ajouté en me souriant. J’avais accepté sa proposition et j’avais quitté la pension de famille où je logeais depuis mon arrivée au Havre. Je me trouvais très bien dans mon petit logement et ça me permettait de faire pas mal d’économies.
Un matin du mois de juin 1923, il faisait déjà chaud et j’étais dans l’atelier quand mon patron m’appela. Je vins dans la boutique et je vis une très belle femme d’une quarantaine d’années. Mon patron me demanda de m’occuper d’elle, ce que je fis avec plaisir. Nos regards se croisèrent, je tombais immédiatement sous le charme de ses magnifiques yeux bleus et de ses beaux cheveux noirs qui faisaient ressortir son teint hâlé. Elle s’approcha de moi, me présenta un pantalon d’équitation qui était devenu trop large et qu’elle voulait que je reprenne sur les côtés et à l’entrejambe. Son corps élancé apportait de la classe à ce qu’elle dégageait. Je l’invitais à passer derrière le paravent du salon d’essayage pour enfiler son vêtement afin que je me rende compte des retouches que je devais effectuer. Discret comme toujours avec nos clients, j’attendais qu’elle revienne vers moi dès qu’elle serait prête. Je vis immédiatement que le pantalon jodhpur était effectivement trop large pour elle et ce que je pouvais faire. Je mis quelques épingles pour diminuer son tour de taille, et je me mis à genoux pour être à la bonne hauteur de son entrejambe. Je lui avais demandé d’écarter un peu les jambes afin de me permettre de prendre les bonnes mesures. J’essayais de ne toucher que le tissu du pantalon afin de ne pas être inconvenant. À ma grande surprise et au moment où je m’y attendais le moins, elle prit ma main et l’appliqua sur son entrejambe. Je pensais qu’elle voulait que les mesures soient prises au plus juste et je n’avais pas d’autre idée en tête. C’était une cliente et notre clientèle était sacrée ! C’était elle qui nous faisait vivre et nous ne l’oublions jamais. Étonné, je la regardais, car elle ne lâchait pas ma main et son sourire coquin me fit comprendre qu’elle attendait autre chose de moi. Je ne répondis pas tout de suite à son invitation discrète, mais je lui fis comprendre d’un regard que je n’étais pas insensible à son charme. Je continuais de piquer des épingles où c’était nécessaire et quand ce fut terminé elle passa derrière le paravent pour se rhabiller pendant que nous discutions. Quand je lui appris que moi aussi j’avais pratiqué l’équitation, elle sembla ravie. Elle proposa qu’on puisse en bavarder ensemble lors d’un dîner. Ce qui ne me déplaisait pas, mais mon visage exprima une certaine réticence qu’elle remarqua d’emblée. Pour me rassurer, elle m’annonça qu’elle était veuve, entièrement libre de ses mouvements, et qu’elle voulait me revoir. J’acceptais alors son invitation à la condition que je paye moi-même l’addition. J’étais un gentleman, pas un gigolo ! Je ne roulais pas sur l’or, mais je pouvais offrir un repas à une femme si l’envie m’en prenait. Elle sourit et accepta. Mais elle aussi mettait une condition, celle que j’accepte de boire le café des pauvres avec elle. Devant mon air ébahi, car je ne savais pas qu’il existait un café pour les riches et un café pour les pauvres, elle éclata de rire quand je le lui fis remarquer. Je savais, bien évidemment, qu’il y avait différentes qualités de cafés, mais qu’il y ait un café spécialement pour les pauvres, je n’en avais jamais entendu parler. Devant son air mutin, je devinais une coquinerie dans ces paroles sans vraiment savoir laquelle. De retour dans la boutique, elle demanda à Monsieur Arthur si je pouvais la raccompagner jusqu’à sa voiture. Il accepta avec un petit sourire et me fit un clin d’œil discret quand elle se retourna pour sortir de la boutique.
Je marchais près d’elle, mais à distance respectueuse, et quelle ne fut pas ma surprise quand elle s’arrêta devant une superbe voiture Citroën « B10 Torpédo » de couleur rouge. Je compris que cette femme avait des moyens dont je ne disposais pas. Elle me demanda d’où je venais et m’annonça qu’elle aimait mon accent étranger.
Mon travail hebdomadaire s’arrêtant le vendredi soir, c’est ce jour-là que je décidais de l’inviter pour le dîner. Elle était d’accord et insista pour choisir elle-même le restaurant. Je craignais le pire, mais j’avais très envie de la connaître un peu mieux et tant pis si j’allais y laisser une partie de ma bourse.
Le vendredi soir, elle vint me chercher à la boutique, elle m’emmena dans sa jolie voiture jusque sur le bord de mer. Elle a garé sa voiture et nous avons marché un peu sur le trottoir avant de nous arrêter devant un restaurant où les prix semblaient abordables. Quand on nous présenta la carte, je lui annonçais que je n’avais jamais mangé de fruits de mer n’ayant pas eu la possibilité d’en consommer dans mon pays d’origine. Elle sourit et déclara qu’elle serait ravie de me faire découvrir toutes les bonnes choses de son pays. Je la laissais choisir le menu, elle me laissa le choix du vin. Elle avait commandé une assiette de fruits de mer composée d’huîtres, de bulots, de praires, et de palourdes, puis une sole meunière. J’avais opté pour un muscadet sur lie, un peu au pif, car je ne connaissais pas les vins français, mais j’avais lu que c’était du vin blanc. Eva m’avait indiqué que c’était un très bon choix, que ce vin se mariait bien avec les coquillages et le poisson. Nous avons fini notre repas avec une glace plombière qui s’appelait « tutti frutti » en raison des fruits confits qu’elle contenait. Je ne connaissais pas non plus ce genre de glace, mais je fus emballé par le bon goût d’extrait d’amande et de la bonne odeur de Kirch qu’elle dégageait. Eva était ravie de m’expliquer la gastronomie de son terroir et son plaisir était agréable à regarder. Sans vraiment le vouloir, je devenais de plus en plus amoureux de cette femme qui me faisait face. En fait, elle me subjuguait. À la fin du repas, je pensais que nous allions boire ce fameux café des pauvres qu’elle m’avait promis, et je le lui dis. Elle éclata de rire. Son rire perlé était très agréable à entendre. Je me promettais intérieurement de la faire rire aux éclats le plus souvent possible.
Présenté de cette manière, je n’allais sûrement pas laisser cette chance de l’avoir un peu plus avec moi.
Nous avons repris la route pour aller dans cette ville d’Évreux dont je n’avais jamais entendu parler. Elle parlait beaucoup, elle employait des mots que je ne connaissais pas et quand je le lui disais, elle me répondait que j’étais mignon ou charmant. Je ne voyais pas ce qu’il y avait de « mignon ou de charmant » dans ce que je ne comprenais pas, mais elle devait le savoir, elle ! Elle m’indiqua qu’elle allait m’apprendre à mieux maîtriser le français et à me le faire aimer. Je n’en doutais pas un seul instant ! Elle éclatait souvent de rire quand je lui disais quelque chose. Moi, je trouvais que ce n’était peut-être pas prudent de rire autant quand on conduit un engin qui roulait si vite. Mais tant que la voiture restait bien au milieu de la route, j’essayais de me rassurer. Elle ne devait pas habiter à l’autre bout de la France et nous allions bien finir par arriver quelque part à un moment ou à un autre. Elle parlait tout le temps, ce qui m’arrangeait bien, car je ne savais pas comment lui parler de moi. Sans que je m’y attende, nous sommes passés devant un splendide portail grand ouvert. Puis nous avons roulé plus doucement dans une grande allée, éclairée par des lampadaires. Dans la lumière des phares et de l’éclairage, je voyais ce qui ressemblait à un parc. Elle continua de rouler plus lentement encore et au détour de grands massifs fleuris, j’aperçus un petit château devant nous « une maison de maître, me corrigea-t-elle en riant de mon ignorance ». Cette femme devait lire dans mes pensées, car je n’avais rien dit ! Elle m’indiqua qu’elle avait un centre équestre et beaucoup de chevaux. Ce qui déjà me plaisait beaucoup. Je n’avais pas eu le temps de lui dire que j’avais été militaire dans la cavalerie. Les écuries étaient un peu plus loin de la maison et nous ne pourrions voir les chevaux que le lendemain matin. Elle avait prévu de faire une promenade dans la belle campagne autour de sa jolie maison. « Vous allez beaucoup aimer », me dit-elle avec un petit sourire coquin sans me préciser ce que j’allais aimer le plus, les écuries, les chevaux ou elle. Certainement le tout ! La demeure était grande et remplie de meubles magnifiques. Je me demandais combien il pouvait y avoir de pièces dans cette maison, elle me dit « quatorze ». Je la regardais avec surprise, car je n’avais pas parlé. « Il y a quatorze pièces, si c’est à ça que vous pensez. Je vous ferai visiter demain ». Cette femme était étonnante, c’était la deuxième fois qu’elle lisait dans mes pensées. Et moi, j’étais de plus en plus sous le charme. Elle m’invita à rentrer dans un salon pour boire un cognac. Elle fit un geste vers le très beau mobilier et m’invita à m’asseoir pendant qu’elle s’occupait des alcools. Émerveillé par la splendeur des meubles et des objets qu’il y avait autour de moi, je n’osais m’asseoir sur le canapé et je choisis un fauteuil.
J’adorais son rire et j’étais prêt à raconter n’importe quelle bêtise pour le plaisir de l’entendre. Elle m’apporta un verre et elle s’installa sur le canapé au plus près de moi. Elle tenait le pied de son verre entre ses jolis doigts et faisait de légers mouvements circulaires pour que le liquide libère ses arômes. La couleur ambrée de l’alcool semblait danser dans son beau verre ballon gravé des deux initiales « GE ». Elle le porta à son nez et le huma. Le contenu devait être à son goût, car elle déclara :
Ne voulant pas paraître idiot, car j’avais déjà bu du cognac, je fis comme elle. Je tournais mon verre, le levais pour voir à travers le liquide, puis je le humais et si je ne trouvais pas tout à fait les mêmes odeurs qu’elle m’avait citées, l’arôme qui m’emplit les narines me plut beaucoup. Si la couleur et l’odeur se valaient, ce devait être un cognac d’exception. J’en avalais une petite gorgée, après l’avoir laissé quelques secondes dans ma bouche. L’alcool était fort, mais la promesse était au rendez-vous. D’abord, il me brûla le palais avant de finir comme du velours au fond de ma gorge. Un goût très fort qui devenait douceur en l’avalant. Le cognac que j’avais ingurgité jusque-là n’avait jamais eu cette qualité, mais je me gardais bien de le lui dire.
Son rire perlé éclata dans la pièce. Quand elle se calma, elle m’indiqua qu’elle me l’expliquerait plus tard. Nous devions d’abord faire plus ample connaissance. Elle voulait tout savoir de moi. Alors, je lui racontais ma vie militaire sans rien omettre de ma dégradation dont je n’avais pas à rougir, mon envie de découvrir la France, mon arrivée au Havre. Et de mon travail de tailleur que j’aimais particulièrement. Elle m’écouta sans jamais m’interrompre. Quand j’eus fini de parler de moi, elle prit le relais et me parla de son mari.
Je l’écoutais. Cette femme était très belle et en plus elle était humaine. Elle se leva pour aller chercher la bouteille de cognac, car nos verres étaient vides. Je venais de comprendre à quoi se rapportait le mot GE gravé sur les verres de cognac, c’étaient l’initiale du prénom de son mari et la sienne. Elle m’invita à m’asseoir sur le canapé auprès d’elle. Nous avons bu et commencé à flirter. Cette femme me faisait fantasmer. L’alcool devait faire son effet, car nous avons commencé à parler plus librement sur les coquineries à venir. Au bout d’un moment qui me sembla long, elle me demanda de l’accompagner dans sa chambre. Je fus surpris de voir autant de glaces dans une chambre à coucher. Je pouvais nous voir tous les deux en plusieurs exemplaires et ce n’était pas pour me déplaire. Sans façon, elle enleva sa robe très doucement comme si elle voulait me faire admirer son corps magnifique. En effet, elle était belle, très belle ! Tout en elle respirait la sensualité. Quand sa robe fut à ses pieds, elle apparut en porte-jarretelles qui retenait des bas galbant merveilleusement ses longues jambes. Son soutien-gorge laissait deviner une poitrine bien faite. Ses sous-vêtements de satin rose tendre rendaient ses formes encore plus harmonieuses. Elle n’était pas que sensuelle, elle était très désirable.
Je n’avais qu’une envie, celle de décrocher les derniers remparts qui me permettraient de la posséder toute. Voyant que c’était ce qu’elle attendait de moi, je ne me suis pas fait prier. Nous avons fait et refait connaissance de nos corps respectifs plusieurs fois durant la nuit. Cette femme avait besoin d’amour et moi j’en manquais, ça tombait bien ! Notre entente amoureuse était au diapason comme si nous étions faits l’un pour l’autre. Je découvrais la femme en même temps que l’amour. Et j’avais bien l’intention que cela dure longtemps. Le lendemain matin, nous n’étions pas fatigués malgré la chaude nuit que nous avions passée. Nous étions bien, décontractés et heureux. Elle prépara elle-même le petit-déjeuner dans sa cuisine, sa cuisinière était en congé pour le week-end et nous avons continué la conversation commencée la veille. Elle m’annonça qu’elle désirait que notre relation amoureuse continue si je le voulais bien, et elle me ferait découvrir son monde. Évidemment que je le voulais bien ! Une femme comme elle, c’était un cadeau du ciel qui me tombait directement dans les bras. Mais je n’oubliais pas qu’elle ne m’avait pas fait goûter son fameux café des pauvres. Quand je lui demandais quand je pourrais le déguster, elle éclata de rire et enfin elle m’expliqua :
Je souriais et je lui ai répondu que j’étais sûr que j’allais bien l’apprécier, ce café des pauvres !
Sitôt le petit-déjeuner avalé, nous nous sommes préparés pour aller faire une sortie à cheval. Elle avait demandé à son palefrenier de me prêter une tenue de cavalier, car je ne pouvais monter avec mon costume de ville. Elle me fit découvrir ses chevaux. Des Pur-Sang anglais, des Anglo-Arabes, tous débordants de vitalité. La noblesse de ces bêtes avec leurs robes chatoyantes et lustrées laissait transparaître leur puissance musculaire. Je promenais mes mains sur le dos et le chanfrein de chaque animal. Ils avaient une longue tête fine et ils appréciaient mes caresses. J’avais beaucoup aimé mon cheval à l’armée et, ici, dans l’écurie d’Eva, je retrouvais les odeurs d’écurie que j’aimais, et que je croyais avoir perdues. Elle apprécia que je parle à chacun de ses chevaux comme si je les avais toujours connus. Elle comprit que je ne lui avais pas menti quand je lui avais dit que dans mon pays j’étais militaire dans la cavalerie.
Je ne pouvais qu’être d’accord avec elle. Ces magnifiques bêtes étaient bichonnées par tout un personnel consciencieux à qui elle me présenta. Du plus petit lad au palefrenier soigneur, toutes les personnes qui s’occupaient des chevaux venaient saluer Eva avec le sourire et tous la tutoyaient. Cela prouvait que c’était une patronne appréciée. Elle s’inquiétait autant de la santé de ses chevaux que de son personnel avec un mot gentil pour chacun d’eux. La bonne impression que j’avais d’elle ne se démentait pas. C’était une belle et bonne personne, j’étais heureux que notre relation continue.
Elle me promit de me présenter des personnalités comme Charles Nungesser, François Coli et dans un autre registre à l’homme politique Pierre Laval. Je n’avais jamais entendu parler de ces hommes qui allaient influencer ma vie. Mais je ne le savais pas encore à ce moment-là !
***
Ma narration dura très longtemps. Rafael nous servait de temps en temps un petit verre de malaga. La fatigue commençait à se manifester et il me proposa de passer le week-end avec lui. Il avait très envie de connaître la suite de cette période de ma vie.
Le fait de raconter mes souvenirs à Rafael me rappela des événements et des rencontres qui avaient bouleversé mon existence. Eva m’avait fait découvrir une qualité de vie et un univers social que je n’avais pas soupçonné. J’analysais mon passé au fur et à mesure que je décrivais chaque épisode à Rafael. Ce que m’avait offert Eva m’avait permis de rencontrer des personnages hors du commun. C’était un merveilleux cadeau qu’elle m’avait fait et j’en appréciais encore la saveur.
Avec le recul, je me rendais compte que ces hommes et ces femmes qui ont jalonné mon existence influencèrent fortement sur mes choix, mes désirs et mes prises de décisions. J’avais une grande facilité d’adaptation et je m’étais intégré très facilement dans tous les pays que j’avais traversés. Une chose était certaine, c’est que dans ma vie, ce seront toujours les événements qui m’obligeront à agir. Je serai toujours ce que je nommerai « un homme en situation avec une capacité de réaction instantanée », mais j’allais trop vite et je n’en avais pas fini avec Eva. Ma merveilleuse Eva !
Rafael m’avoua que pour lui, c’était passionnant de m’entendre lui raconter ma vie, que c’était mieux que de la lire dans un livre. En plus, ça lui permettait de s’évader un peu en oubliant ce qui se passait en Espagne à cette époque.
J’acceptais bien évidemment son invitation à rester avec lui pour le week-end. En plus, il cuisinait bien et il m’avait conseillé de poursuivre mon récit pendant que lui s’occupait du reste. Nous devions nous quitter le lundi matin pour qu’il aille travailler et ça me convenait bien. Je m’installais confortablement pour reprendre mon histoire.
La condition sociale d’Eva lui permettait de fréquenter des milieux très différents les uns des autres. Sa personnalité aimable avec tout un chacun faisait qu’elle était invitée un peu partout.
Elle m’entraîna dans son sillage et elle était ravie de me présenter à tous ses amis. C’était à chaque fois un accueil chaleureux comme si la simple présence d’Eva illuminait les lieux. Sans elle, la soirée aurait été terne pour moi. Je suivais Eva et la sympathie des personnes qui l’invitaient, m’inondait aussi. Ces gens, que je n’avais jamais vus, me faisaient sentir que j’étais le bienvenu dans leurs maisons. Certains me disaient qu’il n’avait jamais vu Eva rire autant depuis le décès de son mari, que notre relation était une bénédiction car enfin elle semblait de nouveau heureuse. Nous étions très amoureux l’un de l’autre et je pense que c’est ça qui la rendait joyeuse. Notre relation était basée sur l’amour bien sûr, mais aussi sur le respect. Nous venions d’univers différents, aussi bien social que national, mais nous nous respections suffisamment pour entendre les idées de l’autre, pour les approuver, ou non, sans que cela change quelque chose dans notre relation. Au contraire, cela donnait un autre point de vue de la situation.
J’étais très content, car toutes les personnes qu’elle me présentait m’acceptaient alors que j’étais un étranger et un simple tailleur de surcroît, ce que je ne cachais pas. J’étais fier de mon métier. Je l’accompagnais dans des soirées mondaines et elle me permit de rencontrer des gens célèbres et très différents dont je n’avais jamais entendu parler. Je maîtrisais de mieux en mieux le français et je pouvais parler avec eux. Si je faisais des fautes de langage, ils me reprenaient gentiment. Parmi ces gens très connus, j’en détacherais deux qui m’ont marqué par leur esprit d’aventure, de découverte et de courage. Je veux parler de Charles Nungesser et de François Coli.
Je continuais de travailler et d’habiter au Havre et je voyais Eva toutes les fins de semaines et quelques soirs de temps en temps. Sur les conseils de mon patron, je m’étais fabriqué un smoking et des costumes que je portais avec aisance. Le brave homme suivait de près mon histoire d’amour et me disait que si j’étais bien habillé cela faisait de la réclame pour sa boutique. Effectivement, certains hommes que j’avais rencontrés avec Eva vinrent se faire confectionner un costume dans notre atelier, ce qui combla mon patron, car un client en amène un autre. La renommée d’un bon magasin se fait comme ça, disait le brave homme qui était heureux pour moi et me laissait libre quand j’en avais besoin. Il me disait que je travaillais mieux depuis que j’étais amoureux, mais je m’arrangeais toujours pour que cela n’empiète pas sur mon travail. Si le proverbe dit que « l’habit ne fait pas le moine », dans mon cas il contribua beaucoup à me donner une belle prestance et une certaine assurance. Où que j’aille, je captais le regard des femmes qui me suivaient des yeux. Mais je n’étais amoureux que d’Eva, elle seule comptait pour moi. Nous étions fin août 1923, Eva m’avait emmené dans un salon parisien où devait avoir lieu un gala pour je ne sais plus quelle occasion. Elle était rayonnante et ravissante dans une magnifique robe de soirée en mousseline bleu clair qui faisait ressortir le bleu plus foncé de ses yeux. Elle avait laissé le boléro qui couvrait ses épaules au vestiaire et ses cheveux relevés en chignon mettaient en valeur ses épaules nues. La mousseline drapée sur le bustier donnait de l’élégance à la robe et laissait deviner la finesse de sa taille. Le reste de cette robe n’était qu’un long voile qui ondulait à chaque mouvement. Tous les hommes la suivaient des yeux, mais Eva n’avait d’yeux que pour moi. Il faut dire que j’avais revêtu un smoking avec une large ceinture de tissu bleu assorti à sa robe et nous formions un beau couple. Notre arrivée fut très remarquée et ses amies vinrent rapidement nous rejoindre. Nous ayant vus évoluer sur une piste de danse avec Eva, toutes voulaient que je les fasse danser. Moi je n’avais envie que de faire virevolter mon Eva et je déclinais, poliment et gentiment, les invitations pour ne danser qu’avec elle.