Erhalten Sie Zugang zu diesem und mehr als 300000 Büchern ab EUR 5,99 monatlich.
Les restes calcinés d’un homme sont retrouvés au pied d’une croix monumentale érigée au sommet d’une colline surplombant Cannes, un mois avant l’ouverture du festival. L’enquête piétine, alors qu’un nouveau crime a lieu à quelques encablures de la Croisette dans une mise en scène similaire. L’équipe de la commandante Nadia Benarbia remonte la piste de la première victime, l’abbé Paul Martin, puis celles de Nicolas et Chloé, deux jumeaux fusionnels, et leur ami Jean-Christophe, trois anciens collégiens unis par un terrible secret…
À PROPOS DE L'AUTEUR
Dans
Le journal de Chloé,
François Dutreillas vous propose l’histoire singulière de trois adolescents du début des années quatre-vingt jusqu’à nos jours. Ponctuant son récit d’allers et retours dans le temps, l’auteur met au devant de la scène une policière atypique tourmentée par ses démons.
Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:
Seitenzahl: 923
Veröffentlichungsjahr: 2023
Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:
François Dutreillas
Le journal de Chloé
Roman
© Lys Bleu Éditions – François Dutreillas
ISBN : 979-10-377-8369-1
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Du même auteur
Je ne crois pas comme ils croient, je ne vis pas comme ils vivent, je n’aime pas comme ils aiment… Je mourrai comme ils meurent.
Marguerite Yourcenar
Prologue
Avril 2017
C’est le premier samedi du mois, ce jour sacré entre tous pour mon amour, l’unique jour où pour qui s’attache à la lumière du regard remarquerait assez aisément la petite flamme à l’intérieur de ses magnifiques yeux en amande sous leur ombre à paupières bleue, les pattes d’oie charmeuses prolongées d’un trait de crayon rieur.
Ce jour particulier est celui où traditionnellement mon épouse s’échappe le temps d’un week-end pour rejoindre le Grand Hôtel de Monte-Carlo avec sa suite de luxe, son lit XXL, sa baignoire de marbre et son dîner aux chandelles servi pour elle toute seule sur son balcon face à la mer. Un rêve d’adolescente que je réalise pour elle tous les mois, même si ma petite chérie a depuis longtemps perdu l’innocence et la fraîcheur de ses vingt ans.
Son chauffeur privé l’attend au milieu de l’allée, dans un uniforme soigné, casquette vissée sur la tête, ganté de blanc, campé au garde-à-vous devant un coupé sportif de prestige. Un jeune homme charmant, efficace, toujours le même. J’accompagne ma tendre épouse en la tenant par la taille, avant de lâcher prise et de la laisser s’avancer vers la voiture de luxe grise, le pas chaloupé d’une élégance rare. Je règle à l’avance les deux allers-retours. Le chauffeur glisse sa valise dans le coffre pendant que je m’attarde auprès d’elle et dépose un baiser amoureux au creux de ses lèvres.
Ma chérie porte une robe légère qui laisse entrevoir ses jolies courbes dans la lumière, une robe de couleur rouge comme je l’exige avant chaque départ, une robe près du corps avec un décolleté plongeant qui rappelle celle de notre premier rendez-vous il y a de cela une éternité… Mon ange, mon cœur, mon amour s’en va pour profiter de ses deux jours de liberté mensuels, toute seule, recluse dans sa cellule cinq étoiles sur le rocher princier, à goûter les meilleurs vins pour accompagner les mets les plus fins sous la surveillance bienveillante de son discret concierge, monsieur Frédéric, à qui je garantis un complément de revenu substantiel pour m’assurer qu’elle ne manquera de rien et surtout n’oubliera pas de suivre son traitement médical à la lettre.
Je lui envoie un dernier baiser que je souffle sur ma paume ouverte. Elle se retourne pour me faire un signe de la main à travers la vitre fumée alors que le portail se referme derrière son carrosse nacré et son sourire fané.
C’est une aubaine.
Ce deuxième week-end de printemps s’annonce délicieux. Les jours s’étirent sur de longues soirées paresseuses. Assis au bord de la piscine, un verre à la main, j’allume l’un de mes portables, celui relié à mes amours clandestines, avec comme d’habitude au creux du ventre ce mélange d’excitation et d’appréhension, cette indicible douleur plaisante qui s’empare de votre corps, fait bouillir votre cerveau et cogner le sang dans vos tempes.
Pour ce soir, mon choix s’est porté sur Mélanie06, une prétendue jeune étudiante niçoise avide d’une certaine reconnaissance sonnante et trébuchante de sa beauté sans failles. L’annonce précisait « Mélanie06, 20 ans, étudiante à Nice, belle blonde française aux belles formes, pour gentlemen uniquement » comme le démontrait sans aucune contestation possible une photo de trois quarts dans le plus simple appareil, une image à peine floutée en dessous des hanches. Un seul appel avait suffi à la convaincre de nous rencontrer, avec l’engagement de lui servir pour une nuit une rémunération que ma plus proche collaboratrice jugerait scandaleuse.
Je m’attarde un long moment sur la photo avant d’envoyer un SMS de confirmation pour notre rendez-vous dans le vieux Nice dans trois heures devant l’un des meilleurs restaurants asiatiques de la ville où j’ai mes habitudes.
L’heure du départ approche. Après la douche, j’ai peigné mes cheveux mouillés en arrière, du front vers la nuque, les lissant avec soin. J’ai posé mes lentilles de contact pour que mes yeux virent couleur noisette. J’ai mis un peu de mascara sur les cils du dessous pour appuyer mon regard. Puis j’ai sorti mes lunettes de vue sans correction, des lunettes arrondies un peu rétro avant de lever la tête doucement pour découvrir mon autre moi. Comme un rituel.
Face au miroir, l’effet est toujours saisissant.
Cet autre moi, j’ai mis du temps à l’apprivoiser. Année après année. Je me rappelle les premiers temps, les gestes maladroits, les coulures de maquillage et les yeux irrités, les casquettes et les lunettes de soleil pour se cacher des voisins en quittant la maison. Je me souviens de mes premières soirées dans la peau de cet autre, mes premiers rendez-vous. Je pourrais réciter d’un trait tous les prénoms, décrire chaque visage, révéler chaque odeur. Des dizaines de corps dans des poses voluptueuses, des étreintes soumises à n’en plus finir.
Par commodité, je choisis toujours le même endroit, le même restaurant un peu tape-à-l’œil, la même table à l’écart de façon à pouvoir observer mes jeunes recrues par l’entrebâillement de la porte des toilettes juste dans l’axe de celle-ci, un endroit stratégique où je me rends, aussitôt les présentations faites, pour évaluer discrètement le physique sous un autre angle, relever un comportement différent le temps de mon éloignement, une impatience, un agacement, une attitude inappropriée.
Ce soir, ce stratagème sera essentiel à en juger par la conduite de Mélanie06, car très vite je sens que quelque chose ne va pas. À peine installée, celle-ci appelle le serveur pour commander un apéritif sans m’avoir laissé le temps de le faire. À l’évidence, la jeune fille est d’une grande nervosité, les yeux rivés sur son portable posé sur les genoux. D’habitude, mes invitées se prêtent assez facilement au jeu pour établir un semblant de complicité et se laissent courtiser avec un certain naturel. Car au-delà de l’aboutissement convenu de la soirée, j’aime assez parodier une scène de séduction conventionnelle, avec des répliques préparées à l’avance, souvent les mêmes, mais dans une adaptation nuancée selon la personnalité de mon invitée. L’avant-veille, je l’avais rencontrée dans un bar à deux pas de mon cabinet pour lui remettre en main propre l’acompte négocié, prologue de notre histoire d’un soir. Lors de ce premier contact physique, la jeune femme en âge d’être ma fille avait été charmante, habillée sobrement, un sourire un brin provocant, éveillant en moi une certaine excitation. Mais ce soir, je m’aperçois très vite que la Mélanie06 qui me fait face est très éloignée de celle rencontrée la première fois et qu’elle ne se prêtera pas si facilement au jeu que je lui réserve. Ce soir, je sens bien que quelque chose tiraille ma promise et que mon scénario ne va pas se dérouler comme d’habitude.
Comme souvent, nous commençons par échanger quelques propos d’une affligeante banalité : le nombre de touristes plus nombreux cette année, le temps qu’il fait, la chaleur inhabituelle à cause du réchauffement climatique… Elle bafouille, cherche ses mots, parle fort, et c’est avec soulagement que je vois arriver la serveuse et nos deux cocktails. Nous trinquons dans un long silence tandis que nos yeux se croisent le temps de compter jusqu’à trois. La jeune femme goûte du bout des lèvres la cassonade collée à la tranche de son verre. Elle se redresse pour adopter enfin une posture un tant soit peu aguicheuse. Elle s’incline légèrement pour me laisser un bref aperçu de sa poitrine généreuse sous l’encolure drapée de la robe.
— Tout va bien ? je demande.
— Oui, oui. Juste un petit coup de fatigue.
Les choses s’annoncent mal. Elle sourit, prend l’air détendu, se force à dire qu’elle est désolée. Elle invoque brièvement un problème personnel, rien de grave, la famille me dit-elle. Elle joue un personnage. Mais elle joue faux. Elle a passé ses mains sous la table pour que je ne les voie pas trembler. Puis elle s’est mise de trois quarts, en appui contre le mur, jetant des regards discrets vers la rue où je ne remarque d’abord rien d’autre que le flux continu des noctambules.
Quelque chose ne tourne pas rond.
Au-delà de son physique irréprochable, la jeune femme me met mal à l’aise. Je profite du moment pour m’excuser et quitter la table. Je m’éclipse, une sourde inquiétude nouée à l’estomac. Et alors que je me retourne pour l’effleurer des yeux, la jeune femme a pivoté sur sa chaise, sa tête allant et venant fébrilement entre la rue et son portable, comme prise de panique. Elle a ramassé son sac, tiré sur sa chaise. Un SMS arrive, puis un autre. Mélanie06 lit avec attention son écran, relève la tête, hésite. Elle va pour se lever, se ravise, puis lance un regard féroce dans ma direction, vers la porte entrebâillée derrière laquelle je l’observe le cœur battant.
Un très mauvais coup se prépare.
J’envisage à la seconde de décamper quand soudain je la vois ouvrir son sac à main pour en sortir un flacon minuscule et vider subrepticement son contenu dans mon verre. L’opération n’a duré que quelques secondes. Personne n’a rien remarqué. Mon cœur s’emballe. La sueur perle sur mon front. Je prends une profonde respiration avant de quitter mon refuge à contrecœur et regagner ma place fébrilement. Au moment de m’asseoir, j’aperçois de l’autre côté de la rue un jeune homme nous observant avec attention, appuyé contre une moto de grosse cylindrée.
Rien ne se déroule comme prévu, et cette perte de maîtrise des événements commence sérieusement à altérer mon raisonnement. La situation m’échappe. Je dois me ressaisir. J’improvise.
— Je peux vous demander quelque chose ?
— Oui, pourquoi ?
— Vous n’arrêtez pas d’observer la rue. Y a-t-il un problème ?
— Non, non… Pas du tout… bredouille-t-elle.
— Voulez-vous que l’on remette à une autre fois ?
— Non, tout va bien je vous assure.
Cette fois la panique se lit dans ses yeux. Contre toute attente, je suis brusquement pris d’un fou rire nerveux, incontrôlable à la seule idée d’être pris à mon propre piège. Par mimétisme, Mélanie06 se met à rire à son tour, un rire imbécile alors que je me sens gagné par une sourde colère, la tête comme serrée dans un étau, tous les muscles de mon corps tendus. Elle a levé son verre en se parant d’un sourire de circonstance. Je me retiens de ne pas me lever pour la gifler et la laisser sur place.
— On trinque à nouveau ? dit-elle l’air pincé.
— Bien sûr, très volontiers…
Je repose mon verre après y avoir goûté du bout des lèvres, la gorge nouée tandis que mon cœur s’emballe dans un rythme endiablé.
J’ai d’abord pensé à un somnifère, un puissant narcotique qui lui permettrait de profiter de ma torpeur pour me dérober mon portefeuille avant de s’enfuir et rejoindre son complice à cheval sur sa moto. Mais c’est le goût très légèrement savonneux, caractéristique du GHB, une drogue de synthèse à manipuler avec précaution, que j’ai décelé dans l’apéritif doucereux de couleur bleu. À petite dose, c’est un somnifère léger, un produit relaxant et euphorisant. Si l’on augmente la dose, c’est la perte de contrôle de sa propre volonté, le temps qui se distord. Mélangé à l’alcool c’est l’amnésie assurée, la perte de connaissance parfois sans retour. La petite garce a de nouveau levé son verre et m’encourage d’un arrondi des lèvres. Derrière elle, l’inconnu nous observe cette fois sans retenue. Je souris benoîtement, ne sachant plus quelle attitude adopter. Je peux décider de la planter là, ou bien attendre que le vent tourne, aller jusqu’au bout de cette soirée, tester les limites de leur plan diabolique, car leur intention de me droguer laisse présager quelque chose de pire qu’un simple larcin.
Son portable a sonné, me ramenant brutalement à la réalité.
Elle s’excuse, se lève avec maladresse sur ses talons hauts pour quitter la table et rejoindre la rue.
Le motard s’est envolé.
Mélanie06 fait des allées et venues sur le trottoir sans me quitter du regard, sa main gauche en coquille contre son mobile. Elle lève les yeux au ciel, pivote sur elle-même l’espace de quelques secondes, dévoilant la large échancrure de la robe sur le satin de sa peau. J’inverse aussitôt nos verres en prenant soin de vider un peu du contenu du mien dans le pot à bonsaï sur la table sans qu’elle s’en aperçoive. Elle raccroche, range son portable, tourne sur ses talons.
Elle me rejoint, sourire forcé.
Quelques minutes plus tard, alors que je me décide enfin à boire mon cocktail en toute décontraction, c’est dans un immense sourire de soulagement que Mélanie06 ingurgite son verre d’un trait.
Nous n’avons pas pris la peine de commander de dessert. Je laisse un généreux pourboire avant de quitter les lieux pour retrouver les ruelles animées de la vieille ville et rejoindre ma voiture. Je me retourne à plusieurs reprises pour m’assurer de ne pas être suivi par l’homme à la moto. Mais il n’y a personne. Le complice s’est littéralement évaporé, abandonnant à son sort Mélanie06 que je tiens fermement contre moi. De temps à autre, je m’arrête pour l’embrasser et porter à ses lèvres ma petite fiole remplie de mon breuvage spécial, ma potion miraculeuse aux effets euphorisants, très légèrement anesthésiants. Des heures passées dans un monde parallèle sans risquer d’en garder le moindre souvenir au lendemain d’une nuit sans sommeil.
C’est un peu plus tard à hauteur de l’hôtel Negresco que j’aperçois la moto dans mon rétroviseur, coincée dans la circulation de la Promenade des Anglais. Une moto trahie par sa faible vitesse et par son pilote, tête dressée à chaque feu rouge, à la recherche de sa compagne. L’homme nous a retrouvés malgré toutes mes précautions. Je n’ai rien remarqué. Je cogne mon volant de rage. Mélanie06 sursaute. Je la rassure, lui susurre des mots gentils, la promesse d’un bonheur tout proche. J’ai de la buée devant les yeux. Mon cerveau tourne à fond jusqu’au vertige. Il faut que je me débarrasse du motard au plus vite. Un feu plus loin, alors que le vert passe à l’orange et que la circulation ralentit, je me glisse dangereusement entre deux véhicules à l’arrêt avant d’enfoncer la pédale de l’accélérateur pour passer au rouge, laissant sur place le motard pris par surprise.
J’accélère encore. Je roule de plus en plus vite. J’exulte. Derrière nous il n’y a plus personne. Je donne un brusque coup de volant sur ma droite pour m’engager dans une contre-allée et stationner dans l’obscurité sous de grands arbres, moteur coupé, tous feux éteints. J’attends. Je baisse ma vitre. La nuit est fraîche. Mon cœur sonne le tocsin. Des décharges douloureuses me transpercent le crâne. La moto finit par arriver à toute vitesse pour nous dépasser sans nous voir dans un grand vacarme. Je reprends ma respiration. Le bruit du moteur s’éloigne avant de s’éteindre dans la nuit. Je demande à Mélanie06 de déverrouiller son portable pour désactiver la géolocalisation. Elle m’obéit en riant. J’embrasse sa bouche passionnément.
Au moment où nous arrivons chez moi et que j’avance ma voiture dans le grand garage, j’ai une pensée pour le motard à l’heure qu’il est, fulminant quelque part sur une route entre Nice et Cannes, ou dans un appartement minable à ressasser la perte de sa complice d’infortune et de son pigeon. Je quitte le véhicule, fourbu par ce début de soirée chaotique, mais souriant. La nuit va être longue. J’ordonne à Mélanie06 de baisser les yeux et de me suivre. Elle opère docilement, le regard ailleurs.
Nous passons en revue le mur d’outils pour rejoindre le fond du garage. J’ouvre la porte métallique dont je détiens l’unique clé. Je lui demande de se déshabiller. Elle s’exécute sans un mot. Elle ne porte pas de sous-vêtements. Elle est magnifique. Je la laisse s’enfoncer lentement dans la pénombre de la pièce sans fenêtre. Je lui bande les yeux avant d’allumer la rangée de néons et de refermer la porte derrière nous.
Pauvre petite chose qui comptait sans doute m’amener à lui délivrer mes codes de cartes de crédit, ou pire encore, me contraindre à vider mon coffre. Pour la première fois, il s’en est fallu de peu pour que l’histoire ne se retourne contre moi, celle de « l’arroseur arrosé ». J’aurais pu ne pas me méfier, venir ajouter mon nom à la liste de tous ceux ayant subi le même sort : drogués, violentés pour se faire vider leur compte en banque sans dépôt de plainte, trop honteux de s’être fait piéger par une petite pute recrutée sur internet… Mais les événements en ont décidé autrement. Elle ne pouvait pas se douter que le GHB et ses dérivés font partie de mon quotidien depuis son apparition et que ma femme chérie, sans le savoir, en a testé toutes les versions. Elle ne peut d’ailleurs plus s’en passer. Une drogue de synthèse suprême, mélange subtil d’antalgiques, de divers ingrédients secrets et de GHB, un breuvage introuvable sur le marché, une préparation inodore et sans saveur, désinhibante à souhait mais sans endormissement possible, indécelable dès le lendemain, sans autre conséquence malheureuse qu’une partie du cerveau grillée définitivement. Je ne le sais que trop bien… ma douce épouse, mon ange, mon cœur, mon amour écervelé… Je pense toujours à elle à ce moment-là, l’imaginant à moitié nue dans ses draps de soie rose pendant que j’attache l’autre contre le mur.
Mélanie06 tremble un peu, mais c’est le froid qui l’agite. Elle ne peut pas avoir peur. Toutes ces choses que je vais lui faire subir cette nuit, elle va les accepter sans rien dire et demain elle les aura oubliées.
Première partie
Lundi 27 mars 2017, 6 h 30, Nadia
C’est un jour noir et blanc. Un petit matin gris. La mer est sombre, bruyante. Elle a l’odeur forte des algues arrachées des hauts fonds et de poissons crevés, assaisonnés au sel. Les vagues hautes s’enroulent, déferlent sur la plage de sable et de cailloux délavés, mélange à béton. Dans la baie, pas un bateau, pas un voilier. Plus loin, l’horizon se perd dans la brume d’après la pluie. Je ne distingue plus rien ni du paquebot-immeuble qui a quitté la cité au lever du jour ni de la ville au-delà des palaces et des bâtiments endormis. Au-dessus des plages dévastées par la houle, la Croisette est déserte. Seuls deux hommes dans des combinaisons fluorescentes avancent au pas, munis de lances à eau savonneuse, derrière leur camion et leurs deux gyrophares scintillants. Ils ont de grandes bottes vertes et des masques sur la bouche comme des astronautes guerriers, cheveux en bataille.
Le vent se renforce, vient taper contre mes tempes. Il ramène le vacarme de la mer déchaînée, le jette contre les façades ternes. Il plie les palmiers, fait voler les aiguilles de pin. Je me suis mise à l’abri dans le jardin d’enfants. Je me suis collée contre les planches bariolées du manège immobile et sans musique. Pour reprendre mon souffle. J’ai les yeux qui coulent. Je commence à avoir froid. Je m’étire pour faire craquer chaque membre de mon corps en fusion. Il faut que je reparte. Il faut que je rejoigne le commissariat central. Je suis du regard les grandes flaques au sol à contourner. J’évalue mon parcours, l’effort à fournir. Je réduis la distance dans ma tête. J’imagine que des ailes de mouettes ont poussé dans mon dos et que le vent me portera. Je m’élance devant les grands hôtels sous les collines de pins et leurs nobles demeures, des châteaux aux toits d’ardoises et des palais à grandes vitres aux reflets d’Angleterre.
Il y a bien longtemps, un lord anglais et sa fille qui faisaient route pour l’Italie en proie à une soudaine épidémie de choléra furent contraints de rebrousser chemin pour se retrouver dans ce qui n’était alors qu’un modeste village de pêcheurs. Cette halte forcée dura de longues semaines et le lord décida plus tard d’y revenir pour y bâtir une résidence de pierres rouges, un château. Les années passèrent, et le petit village au-dessus des marécages se transforma en un quartier huppé, peuplé d’aristocrates anglais. De somptueuses demeures firent leur apparition dans les pinèdes face aux îles de Lérins. Puis ce furent des nobles russes et les derniers rois d’Europe. Puis ce furent les écrivains, les poètes, les peintres et les stars de cinéma. Enfin ce fut une ville comme une autre, différente par la beauté de sa rade et de son vieux village accroché à sa butte. Une ville calme, parfaite pour une flic sans ambition comme moi.
C’est lundi matin. À l’aube. Une journée aussi grise que l’asphalte qui se prépare à vaporiser l’eau sous le soleil revenu. La pluie s’est arrêtée depuis une heure. Les nuages se dispersent. Les mouettes font des parenthèses dans le ciel. Elles volent encore bas mais n’hésitent plus à s’élancer plus haut, signe que le beau temps va revenir pour durer. Je cours à travers les allées étroites de la roseraie du Port Canto pour rejoindre le célèbre boulevard. Les boutiques de luxe sont grillagées. Derrière les barreaux il y a des robes de couleurs chatoyantes qu’une année de salaire ne suffirait pas à m’offrir, des bijoux, des pierres précieuses à faire mal aux yeux. Au-dessus de ma tête, le ciel ouvre des fenêtres bleues au milieu du gris, un temps radieux à la portée de tous. J’amorce un virage sous les palmiers séculaires. Je ralentis.
Quelque chose a heurté mon regard.
Quelque chose qui n’a pas sa place dans ce matin de printemps agité. Une fumée noire derrière le clocher du Suquet. Une fumée noire qui vient des collines en arrière-plan de la vieille ville. Je reprends mon souffle. Je concentre mon attention en plissant les yeux. Je grimpe sur le parapet qui borde la promenade au-dessus des plages abîmées.
C’est comme une sinistre tornade, un tourbillon maléfique, hideux et sombre qui s’envole dans le ciel incolore et agité. Cela ne peut être un feu de broussaille, impensable à cette période de l’année et peu probable après l’orage et la pluie. Les feux de jardin sont de couleur blanche. Non, il s’agit d’autre chose. Je reprends ma course au pas de charge que déjà j’entends les sirènes des pompiers venir briser le silence du matin. Je crains le pire. Quelque chose d’inhabituel se passe. J’accélère. Je veux savoir au plus vite.
Je coupe par la rue d’Antibes au niveau de la galerie marchande du Gray D’Albion pour rejoindre la rue de la gare. Je gravis la seule côte de mon parcours avant d’accélérer dans les derniers mètres au risque de faire exploser mon cœur. Je traverse sans marquer l’arrêt aux feux rouges du pont Carnot sans trafic à cette heure matinale. Je franchis en trombe la porte du commissariat, persuadée d’y trouver l’effervescence habituelle en temps de crise… mais rien ! Pas un bruit. Seule Sandra, la jeune brigadière stagiaire arrivée depuis peu, se balance sur sa chaise haute, surprise par ma brutale irruption.
— Que se passe-t-il ? je demande à bout de souffle.
La jeune fille a sursauté, comme traversée par un courant électrique à haute tension.
— Rien, commandante, répond-elle d’une faible voix.
— Comment ça « rien », dis-je d’un ton redevenu autoritaire malgré le souffle court. Êtes-vous sourde ou aveugle ? Ou peut-être les deux ? Les camions de pompiers, c’était quoi ? Si vous ne le savez pas, alors bougez-vous ! Vous avez trois minutes, pas une de plus, pour me dire ce qu’il en est !
— Oui commandante !
Elle a sauté de sa chaise, vissé sa casquette sur la tête avant de me rejoindre au milieu du hall, terrorisée. Elle se plante devant moi au « garde-à-vous ». Je m’approche, parcourue par un bref moment de satisfaction, cette sensation vaniteuse mais plaisante que procurent le pouvoir et l’autorité. Je suis au plus près d’elle, prête à l’effleurer. La jeune fille a des cheveux mi-longs ramenés en arrière, châtain clair, les traits fins malgré un visage terne, fatigué. Elle a la chemise serrée qui donne du sens à ses courbes. Elle est jolie, discrètement parfumée, attirante. Je baisse le ton.
— Allons, bon… La nuit a été difficile peut-être ?
— C’est que j’ai pris ma place hier soir à 19 heures au lieu de 23 heures, à cause de Charlie qui ne se sentait pas bien et qui a dû…
— C’est bon ! Je vous faisais simplement remarquer qu’il y a au moins deux camions de pompiers qui ont traversé la ville en trombe, sirènes hurlantes en se dirigeant vers l’ouest et que vous n’avez aucune information à me donner.
— Non, mais je vais me renseigner…
— Merci. Mais vous avez moins de cinq minutes pour me retrouver dans mon bureau avec des nouvelles, bonnes ou mauvaises.
Je rejoins l’étage en grimpant les marches deux à deux. Je suis déjà en stress. Je déteste cet intervalle d’incertitude, ce moment où survient l’imprévu pendant lequel je ne peux rien maîtriser. Je sens bien que quelque chose d’anormal s’est produit mais je ne sais pas de quoi il s’agit. Je suis d’autant plus agacée par la désinvolture de Sandra que personne dans le commissariat ne semble préoccupé par ce qu’il se passe dehors, cette vie hors de ces murs, ce pour quoi nous sommes payés. Je pousse la porte d’un coup de pied hargneux. Je passe devant les bureaux de Clément et de Victor ordonnés méticuleusement mais désespérément vides. Il est à peine sept heures, trop tôt pour les voir arriver. J’enrage. Il n’y a qu’une célibataire endurcie, une pauvre conne comme moi pour se lever aux aurores et aller courir sous la pluie avant d’attaquer sa journée de travail ! Clément arrivera dans plus d’une heure, après avoir déposé ses gosses à l’école. Victor quant à lui sera là à huit heures pétantes, comme chaque matin. Deux mecs bien, deux bons flics, même si souvent je maudis qu’ils s’en tiennent à leurs horaires de fonctionnaires. Si je le pouvais, j’ordonnerais qu’ils soient disponibles vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept…
J’allume mon ordi. J’interroge le fichier l’estomac noué. Comme tous les jours.
C’est la nuit qu’ils me manquent le plus, surtout Clément, quand les idées débordent et partent dans tous les sens. C’est dans ces moments-là que j’aimerais qu’au moins lui soit présent près de moi pour m’aider à faire le tri entre les images, les visages et les mots. Pour me rassurer aussi. J’ai besoin d’avancer, de finir par boucler cette affaire sur laquelle nous sommes tous penchés depuis septembre dernier et qui nous bouffe tout notre temps et toute notre énergie. Une affaire de merde. Une affaire de gamines droguées au GHB et abusées, des gosses de riches, des étudiantes, parfois même des lycéennes qui se prostituent sur le Net pour arrondir leurs fins de mois. Sept rapports entassés l’un sur l’autre sur mon bureau. Sept jeunes filles entre dix-sept et vingt-deux ans, sept gamines retrouvées en loques, amnésiques, errant dans les rues de la ville un dimanche matin sans souvenirs, sans témoins et sans traces d’ADN.
Je n’ai pas le temps de me perdre dans mes pensées. À peine la porte de mon bureau refermée que j’entends un pas de course dans les escaliers derrière moi. Au même moment mon portable se met à vibrer dans ma poche.
7 h 15
Un feu s’est déclaré il y a moins d’une heure sur la colline de la Croix des Gardes. C’est un agent de sécurité qui patrouillait dans le secteur qui a lancé l’alerte et prévenu les pompiers. L’endroit est calme, habituellement fréquenté par des promeneurs les après-midi ensoleillés et par des homos en voiture à la tombée de la nuit. Les pompiers ont pu circonscrire rapidement l’incendie très localisé, proche de la grande croix qui donne son nom à la colline. Il y a une victime et selon toute vraisemblance cela n’est pas le fruit du hasard. Clément est déjà sur place.
Je me rue vers mon placard, l’oreille toujours collée au téléphone, pour en sortir mon jean et ma polaire. Au bout d’une minute, je raccroche. Je me déshabille sans même faire attention à la jeune femme dans mon dos me confirmant d’une voix accablée ce que Clément qui habite de l’autre côté de la colline vient tout juste de me raconter.
Clément vit dans une résidence sécurisée, un lotissement de standing au Cannet. Je n’ai jamais compris pourquoi ce beau mec de trente ans a éprouvé le besoin de s’enfermer dans un tel endroit d’habitude réservé aux riches retraités, avec son portail démesuré, son gardien et son chien teigneux et des caméras de surveillance tous les cent mètres. Lors de la crémaillère deux ans auparavant, j’en avais conclu qu’il cherchait simplement à rassurer encore davantage sa ravissante épouse, un brin parano, et leurs deux adorables fillettes. Sans autre explication.
Je me retourne pour me saisir de ma clé de voiture, de mon flingue et de son chargeur. Je demande à Sandra de prévenir le taulier lorsqu’il arrivera vers neuf heures.
Je n’ai pas le temps de l’appeler.
7 h 35
Au téléphone, Clément m’a décrit la scène en quelques mots : un feu de broussailles soudain et inexpliqué avant le lever du jour alors que la pluie venait tout juste de s’arrêter. Un cercle anthracite encore fumant autour de la grande croix, un corps calciné à son pied, ou plutôt un amas d’os carbonisés en forme de pyramide noir et gris, rien qui ne laisse à penser à un accident. Je n’ai pas eu besoin de préciser ce qu’il devait faire : appeler les renforts pour boucler les accès, sécuriser et délimiter le plus tôt possible le périmètre, puis alerter la scientifique. Je soupire. Clément Bataille, son regard bleu azur sous ses cheveux bruns et raides, de faux airs d’Alain Delon avec de larges épaules, un torse bombé et des bras puissants.
À le regarder avec attention, il est facile de l’imaginer des années plus tôt en adolescent sportif, à l’aise dans ses études de droit comme avec les filles, jalousé par ses pairs, sans aucune marque de fragilité. Il a toujours présente cette forme indémodable d’élégance virile et rassurante, cette grâce absolue avec des habits chics, le verbe distingué et le geste assuré. En un mot, un homme qui me fait parfois douter de ma préférence pour les femmes. Lors de son arrivée à la brigade criminelle, je ne peux pas affirmer avoir aussitôt ressenti de la sympathie pour lui. Ses manières précieuses, son timbre haut, la façon de vous toiser de son regard bleu, rien ne m’a spontanément attirée vers lui. Pire, ses airs de ne jamais s’étonner de rien, ses affirmations et ses certitudes m’ont d’abord rangée dans le camp majoritaire du commissariat, celui qui le considérait plus comme un golden boy tout droit sorti d’une école de commerce, préparé pour naviguer dans la finance, que comme un collègue accompli, prêt à se vautrer dans le merdier de notre quotidien de flic. Mais après trois années à travailler à ses côtés, j’ai fini non seulement par m’accommoder de ses manières d’aristo, mais surtout par apprécier son impressionnante mémoire visuelle, sa vivacité d’esprit, son grand discernement même dans les situations tendues, ainsi que l’incroyable agilité de ses déductions souvent audacieuses mais qui se sont avérées payantes plus d’une fois. Malgré nos différences, Clément est devenu mon plus proche collaborateur mais aussi mon meilleur ami.
Arrivée sur les lieux, je remarque aussitôt la puissante moto de Victor garée à côté de la voiture de Clément. Victor Chanaud est mon deuxième adjoint, aux antipodes de Clément. Presque plus âgé que nous deux réunis, Victor est un homme petit et froid, assez antipathique pour qui le croise sans chercher à le connaître. Parce qu’une fois que vous avez compris qu’il ne faut pas s’arrêter à ses airs grincheux, à son regard de biais, ni prêter attention à ses railleries grossières, vous réalisez alors très vite que Victor est un flic remarquable, très à l’aise avec les procédures et disposant d’un impressionnant carnet d’adresses où se mêlent les noms d’indics et d’avocats véreux à ceux de politiciens et de flics de toutes les brigades du sud-est et bien au-delà. La plupart du temps détesté et méprisé, Victor est le dernier tiers indissociable de notre équipe, un homme à la trajectoire diamétralement opposée aux nôtres. Parti d’un poste de gardien de la paix en région parisienne, Victor a travaillé dans une dizaine de commissariats en un peu plus de trente-cinq ans de carrière, sacrifiant deux épouses à qui il n’a jamais su faire d’enfants. Et si depuis son arrivée à Cannes, qu’il n’a jamais considérée comme une consécration, Victor a toujours su garder ses distances vis-à-vis de moi, je n’arrive toujours pas à imaginer mon équipe sans lui, à six mois de sa retraite.
Le ciel s’est définitivement débarrassé de son voile de nuages. Il est d’un bleu profond qui se noie dans le gris métal de la mer plus loin sur l’horizon. Au sud du parking, trois chemins forestiers s’enfoncent entre les buissons de romarins et de genêts pour se rejoindre au débouché d’une large allée de terre ocre bordée de pins et d’eucalyptus qui mène jusqu’à la grande croix de fer dont je ne distingue d’abord que le sommet. Deux agents bloquent l’accès, bras ballants, l’air perdu. Un camion de pompiers est en travers du chemin. Les soldats du feu rangent leur matériel tandis que sur le côté, les yeux hagards, l’agent de sécurité, unique témoin à cette heure, se tient debout en appui contre la tôle rouge, bras croisés. Un peu plus loin, le feu a fini sa course au terme du chemin, laissant derrière lui un paysage lunaire avec des buissons à petites branches noircies. Il a tracé sur le sol un cercle d’une vingtaine de mètres autour de la croix, une figure géométrique presque parfaite à l’intérieur de laquelle le peu de végétation présente a été réduite en cendres. J’aperçois Victor, brassard autour du bras, déroulant la rubalise entre deux morceaux de ferraille rouillés plantés dans le sol. En m’approchant, je me rappelle les mots de Clément un peu plus tôt, prononcés d’une voix sans réelle émotion. Pourtant, c’est le visage fermé et d’un timbre éraillé qu’il me fait part de ses premières constatations.
— Il faut que tu saches que ce n’est pas très beau à voir, encore que, celui ou celle qui a commis cela a pris toutes les précautions pour qu’il ne reste plus rien de sa victime. Et il y est presque arrivé… Il a probablement vidé plusieurs jerricans d’essence parce qu’à part le crâne et…
Je ne lui laisse pas le temps de terminer sa phrase. Déjà a-t-il eu la délicatesse de me préparer au pire… Pourtant, en voyant au sol le squelette carbonisé encore fumant, replié sur lui-même, je ne peux m’empêcher de retenir une exclamation de dégoût, la main portée instinctivement devant la bouche pour ne pas laisser la moindre particule de mort s’introduire à l’intérieur de mon propre corps.
Ce qui reste de la victime gît au pied de la croix, côté sud. Un tas de cendres. Une cage thoracique reconnaissable à ses côtes saillantes et à des os dans tous les sens, une carcasse démantibulée sans doute après sa chute. Juste au-dessus, les flammes sont venues lécher le pied de la croix fait de plusieurs blocs de granit assemblés grossièrement pour cacher le socle en béton, dessinant une fresque sinistre. À environ un mètre au-dessus de sa base, une ligne noire, probablement laissée par une corde enflammée, a marqué son empreinte sur le métal gris clair de la croix. La victime, d’abord attachée dans un simulacre de crucifixion a peut-être été immolée au sol, au pied du monument face à la mer, dans une position plus pratique pour son bourreau chargé de bidons d’essence. Clément estime qu’il a fallu au moins vingt litres pour arriver à un tel résultat. Mais, plus surprenant encore, c’est l’habileté avec laquelle il a réussi à enflammer la nature en cercle tout autour de la croix dans un rayon aussi précis, comme délimité au cordeau.
J’en suis à m’interroger sur les raisons d’une telle mise en scène lorsque Victor arrive. Il a le regard sans expression. Il ne prend pas la peine de me saluer. Il m’entraîne aussitôt par le bras pour nous rapprocher de la victime.
— Tu as vu ? Quel bordel ! L’identité sera là dans une minute. Avant qu’ils ne viennent foutre le bronx, j’ai quelque chose à te montrer. Approche-toi… Regarde près des os du poignet… C’est un bout de corde synthétique qui a presque totalement fondu. Clément, t’as pris les photos en gros plan de l’intérieur ?
— De l’intérieur de quoi Victor ?
— Tu veux vraiment que je te réponde ? Regardez bien… là… sous les côtes du bas… le bassin…
— On dirait une plaque de métal, dit Clément.
— Exact. Je crois bien que cet homme n’en était pas à sa première chute et qu’on l’avait déjà rafistolé.
— Un homme ? je demande. Qu’est-ce qui te permet de dire qu’il s’agit d’un homme et non d’une femme ?
— Le bassin, toujours le bassin. Il est beaucoup trop étroit pour être celui d’une femme, même d’une maigrelette comme toi !
Je ne relève pas, davantage impressionnée par son observation et sa conclusion que par sa remarque désobligeante. Clément s’est approché au plus près du squelette, zoomant avec son portable la plaque calcinée au milieu des cendres. Il extrait de sa poche son calepin, dessine avec application la scène de crime, indique les distances, écrit en répétant à voix haute les premières déductions de Victor.
— Le seul témoin s’appelle Jean-Louis Bonetti. Il est agent de sécurité. Il travaille un peu plus bas de l’autre côté du vallon au palais de l’émir. Il a vu la fumée vers 6 heures et a voulu se rendre sur place pour se rendre compte par lui-même. Il déclare n’avoir croisé personne. Il a alerté les pompiers en arrivant sur le parking. La caserne a confirmé. Il était 6 h 25. Il n’a rien pu faire, les pompiers non plus…
— Je n’ai pas vu de caméras sur le parking. Pourtant il y en a partout ailleurs, dis-je.
— Je confirme, poursuit Clément, pas de caméras sur ce parking-là. Mais il y en a une sur celui du haut, le principal. Et une autre au croisement juste en dessous. Il faudra vérifier, mais de mémoire il y a cinq ou six accès pour se rendre sur la colline : celui par lequel je suis arrivé avec Victor en venant du Cannet et cinq autres : deux à l’est côté Riou dont un par lequel tu es venue, je suppose, puis deux ou trois autres je ne sais plus trop, par le boulevard Leader au sud et un seul par la Bocca à l’ouest. Et là, il y a des caméras partout. Faut consulter au plus vite les bandes au central, en commençant par celles de chaque intersection s’il y en a, et celles dans l’axe de chacune des routes qui mènent ici… On va forcément trouver quelque chose.
— Tu as raison Clément, faut aller vite ! Tu t’en occupes s’il te plaît. Victor, ramène le garde à la casa pour sa déposition. Creuse un peu à son sujet, tu veux bien… Et lance l’alerte aux patrouilles, sait-on jamais. Envoie une équipe faire le tour des habitations du quartier. Il y a peut-être d’autres témoins… Fais-toi aider par la petite… Sandra, je crois qu’elle s’appelle. Demande-lui de s’occuper des bornages téléphoniques et du voisinage. Je préviens la procureure. Mais que fout l’Identité bordel ?
Nous restons un bref moment tous trois réunis à nous recueillir dans un silence quasi absolu devant la grande croix érigée vers le ciel, les pieds pataugeant à l’intérieur du cercle de boue noire et son cadavre de charbon. Pourquoi une telle mise en scène ? Un hommage au Festival ? Vengeance ? Sacrifice ? Terrorisme ? Un bruit de moteur en approche me tire de mes réflexions. Des portières claquent. Quatre silhouettes en combinaison blanche s’approchent. Au milieu, une ombre à la carrure reconnaissable entre toutes.
Lundi 15 septembre 1980, Jean-Christophe
Boules de platanes et boule au ventre. Feuilles jaunies et visages pâles. Pollen qui vole, les yeux qui piquent. Les odeurs des latrines qui se mêlent aux parfums d’orage. Les façades refaites en blanc et beige. Au-dessus le ciel est gris et des vapeurs s’entre-déchirent. Quelques gouttes tombent. Vol de pigeons sous les mouettes en apesanteur dans le courant du vent d’est. Puis un grincement.
Monsieur André peine à faire avancer son chariot à grandes roues de vélo et son balai de sorcière accroché à son flanc. Dans une chorégraphie grotesque, il s’efforce de piéger dans un sac de toile les tornades de feuilles et de papiers d’emballage. Autour de moi, je vois les regards ironiques, j’entends les rires étouffés, ceux des nouveaux arrivants. Monsieur André, c’est l’homme à tout faire de l’école, quelqu’un à qui on ne peut donner d’âge, avec son béret datant de la dernière guerre vissé sur le crâne et toujours habillé de la même blouse grise. C’est lui qui taille les haies, balaye les allées, vide les poubelles et brûle les déchets dans le grand four au fond de la contre-allée coincée entre la cour du lycée et le terrain de sport, un endroit dangereux, interdit d’accès, avec sa remise cadenassée. C’est dans ce lieu mystérieux qu’il entrepose ses outils, répare les bancs et les chaises cassées, rabiboche les paniers de basket, mélange le sable avec le ciment, prépare les couleurs des peintures. C’est aussi là, dit-on, que monsieur André calme parfois ses humeurs contre les jeunes malheureux surpris à jeter leur kleenex ou à cracher leur chewing-gum par terre. Monsieur André, c’est celui qu’on appelle quand un élève a vomi tout son repas entre deux travées de bureaux, celui qui nettoie à grands jets d’eau la merde sur les murs des pissotières. On dit qu’il serait à moitié aveugle, raison pour laquelle il porte des lunettes rondes et épaisses comme des culots de bouteille qui lui font des yeux de bovin. On dit aussi que c’est à cause des malheurs de la guerre, des restrictions et des maladies qu’il a la peau du visage trouée comme la surface de la lune, le dos en forme de boomerang et qu’il ne parle à personne sauf lorsqu’il se met à gueuler comme un veau contre l’un d’entre nous. On dit enfin qu’il est bien le père de Georges, prénom ridicule pour un enfant chétif et laid, à grosses lunettes lui aussi, souffre-douleur de tout le collège, qui a triplé sa classe de sixième. Monsieur André, c’est celui qui sent mauvais, celui que l’on évite de croiser, celui que l’on ne regarde jamais droit dans les yeux.
Nous sommes alignés en six colonnes. Les gestes sont véhéments, les cris stridents. Les plus jeunes se courent après, les autres se parlent en évitant de sourire, bras ballants le long du corps. Ils se serrent les mains, ne s’embrassent jamais. Les filles peignent leurs cheveux en penchant la tête, les doigts en fourche. Des garçons se cognent épaule contre épaule. Coup de sifflet. Les sacs chutent. Le silence s’installe.
Le siffleur passe, s’infiltre entre les rangées. Il inspecte les tenues, les jeans au ras des corps, les jupes plissées. Un courant d’air envole les feuilles et les papiers sales, le pollen. Monsieur André pousse une gueulante. Quelqu’un éternue.
Puis un rire de fille.
Quelques mots imprudents.
Devant moi il y a ces deux têtes blondes, des cheveux ondulés mi- courts, à l’identique. Une main caresse la veste en daim, fouille à l’intérieur d’une poche, en retire un mouchoir en papier. La tête s’incline. Bruits contenus. L’autre tête blonde qui se tourne, son bras qui l’enroule. Les deux fronts se penchent et se touchent. Une file devenue imparfaite. Un rang coupé en son tiers par deux ombres aux contours identiques, comme une ribambelle de papier. Les deux crinières blondes s’entremêlent, se fondent. Deux épis de blé sous la première pluie de cette fin d’été.
Le sifflet s’arrête. Son bras se lève, se tend vers le gris du ciel puis s’abaisse. Il s’avance lentement, il coupe, tranche, sépare les deux arbrisseaux. Le bras retombe et les deux touffes blondes s’alignent devant moi. Le sifflet s’approche, s’arrête à mes côtés, me toise puis, dans un mouvement militaire, se retourne promptement pour rejoindre le devant du rang. Nouvelle bourrasque. Le sifflet prend la parole. Sa voix résonne entre les bâtiments, une voix forte qui déraille par moments. Il annonce les numéros de classe. À gauche, celles de 1 à 3. À droite, celles de 4 à 6. Il siffle. La colonne se met en branle. Les deux têtes blondes ont ramassé leur sac et s’avancent. Je les suis tandis que nous nous engouffrons dans l’entrée B à peine éclairée par la lumière blafarde du panneau vert sur lequel un petit bonhomme blanc se précipite vers la sortie d’urgence. Les escaliers tremblent.
La classe de troisième 5 est là. Nous entrons. Mes yeux ont retrouvé la lumière des deux têtes blondes qui ne peuvent se résoudre à se défaire l’une de l’autre comme aimantées par leur teneur en un métal précieux. Elles se retournent face à leur table scarifiée. Je croise les regards.
Ce qui me surprend d’abord, ce sont ces deux visages à l’identique, un peu en triangle. Comme deux félins. Un même teint aux reflets doux. Des yeux étirés, vifs, couleur du ciel un jour de mistral sur un nez aquilin un brin recourbé. Au-dessus, les sourcils teintés de miel sont à peine plus fournis chez l’un. Il a les lèvres moins saillantes, les pommettes moins hautes, un regard bienveillant posé sur la nuque de sa sœur. Elle, elle a le regard tendre. Sous le nez, un fin duvet blond sur une bouche rose et brillante aux courbes délicates. Les mentons sont volontaires, les têtes portées droites. Seule la lueur au fond des yeux les distingue vraiment, lui avec des éclats verts phosphorescents dans un écrin gris de mélancolie, elle avec les reflets orangés de l’aube mutine autour de la pupille arrondie. Elle a passé la main dans ses cheveux, découvrant la nuque blanche sur les épaules légèrement en saillie. Ils sont jumeaux, cela ne fait aucun mystère. Je suis alors inexorablement, viscéralement attiré par ces deux êtres sublimes. Je passe tout près d’elle. Un peu d’un parfum capiteux, un peu de chair blanche entre deux boutons de la chemise ouverte à mi-poitrine, le sourire de son frère qui se penche vers moi. Mon cœur s’emballe. Je les aime déjà.
Vous dire pourquoi, je ne puis.
Vous dire à ce moment-là lequel plus que l’autre non plus.
Je ne le sais d’ailleurs toujours pas.
Je me suis installé à l’avant-dernier rang, près de la fenêtre. Ma place préférée. C’est l’endroit idéal où je peux ériger mon tunnel de verre vers l’espace infini, ce passage invisible vers les nuages, tout en haut à l’abri des regards, éloigné de ce monde qui ne me comprend pas. Un refuge où je peux laisser éclater ma colère. Là-haut il y a ces images que j’invente, ces histoires d’un monde dévasté, des jeunes filles blondes et brunes, à petits seins et à grandes bouches à qui je sauve la vie. Je souffle… Cette année, la présence des deux jumeaux dans l’axe du tableau noir m’aidera peut-être à déserter mon cinéma intérieur.
C’est notre professeur de français, notre prof principal, qui assure l’ouverture de cette rentrée 1980. Il est assez vieux, petit, vêtu d’un costume anthracite trop large pour lui et d’une cravate rouge démodée. La pile de livres devant lui le dissimule aux trois quarts et, de là où je me trouve, seule une touffe hirsute de cheveux gris jaillit au-dessus des couvertures. Il nous invite dans une langue précieuse à écrire nos noms sur des chevalets en papier. Il fait l’appel, nous enjoignant à venir à tour de rôle retirer nos manuels scolaires. Chloé, Nicolas… Et d’un coup une joyeuse pagaille réveille enfin l’ambiance jusqu’alors moribonde de la classe tandis que dehors la pluie s’est installée en frappant avec fracas les grandes vitres coulissantes.
Le calme est revenu. Monsieur de Montargis détaille notre emploi du temps. Il insiste sur sa matière, dicte les titres des œuvres. La porte s’ouvre. Monsieur Berthez, le directeur de l’Institut, entre suivi comme son ombre par la silhouette familière de monsieur l’abbé et celle plus inquiétante, pliée sous la robe de bure, d’un inconnu, un homme petit et maigre, la quarantaine. Il a des oreilles décollées, les cheveux bruns et gras ramenés en arrière. Il a le regard noir. Il a surtout cette petite bouche serrée au milieu d’un visage glabre, ce menton en galoche, cette mâchoire agressive qui feront dire plus tard à Nicolas « Quand il se penche au-dessus de toi, c’est comme si le diable s’apprêtait à te dévorer… ».
Monsieur Berthez nous demande paisiblement de nous asseoir. Il a le ton bas, la voix posée. Il nous souhaite la bienvenue, salue les nouveaux parmi nous. Il loue les grandes qualités de tous nos professeurs mais rappelle que la réussite n’appartient qu’à nous seuls et aux seules conditions du travail, de la rigueur et de la discipline… Il se racle la gorge, croise les mains sous les coudes. À ses côtés, le nouveau curé s’est avancé.
Le directeur nous appelle ses chers enfants et nous apprend que l’abbé Prébel n’assurera plus qu’en partie la catéchèse. Il dit que le collège s’est agrandi, qu’il a dû faire appel à l’abbé Paul Martin que nous retrouverons tous les jeudis après-midi de seize à dix-huit heures dans la salle du troisième étage du bâtiment principal, deux étages au-dessus du sien, et nous recommande le plus grand des silences.
Le silence, nul besoin de le demander. L’abbé Paul a définitivement effacé la bonhomie de m’sieur l’abbé, sa veste noire sur son maillot blanc et bleu de l’OM qui ne le quitte jamais, ses mots gentils, ses gestes réconfortants, le seul auprès duquel j’ai fini par croire un peu.
L’abbé Paul nous dévisage tour à tour avec méthode, sans précipitation. Sans retenue non plus. Les yeux s’attardent. Le regard se frotte contre les corps, les jambes dénudées. Chloé et Nicolas. Nicolas et Chloé. La jeune fille baisse la tête. Celle de son frère n’a pas bougé. Les regards sont droits. Les yeux du curé se plissent.
Monsieur de Montargis fait crisser sa chaise. Le directeur tousse puis salue et s’en retourne accompagné des deux abbés, l’un défait et résigné, l’autre arrogant et déjà triomphant.
Lundi 15 septembre 1980, Nicolas
J’aime pas cet endroit. J’aime pas cette cour sinistre, cette école. J’aime pas cette odeur qui vient de la mer. Ça pue. Ça sent la pisse. Il y a du vent, du gris dans le ciel et des nuages lourds qui ne demandent qu’à crever pour déverser sur nous leur trop-plein d’eau. Il y a des papiers qui volent et s’accrochent aux branches des platanes. Avec leurs boules et les emballages pleins de couleurs on dirait des arbres de Noël. Un Noël pourri. Les mêmes arbres que dans notre ancien bahut à Toulouse. Les écoles sont toutes les mêmes : un vieux bâtiment avec des tuiles rouges et d’autres immeubles modernes, immondes, rectangulaires, trois étages et un toit plat, parfois des constructions modulaires préfabriquées. Et des platanes. Partout des platanes. Toujours des platanes et leurs feuilles qui tournent au brun, qui flétrissent, se ratatinent pour bien marquer que c’est septembre, que c’est bientôt l’automne, que les grandes vacances sont derrière toi et qu’elles ne reviendront pas avant longtemps. Que tu n’as pas le choix. Tu vas à nouveau devoir te lever tôt le matin, quitter le chaud des draps pour le froid du pantalon, avaler des tartines rances, courir vers la voiture pour ne pas être en retard, réapprendre à t’aligner, à la fermer. Et cette fois, sans connaître plus personne. À part Chloé, bien sûr… Une autre ville, une autre école, une nouvelle rentrée, une nouvelle vie. Alors je vais continuer à jouer au gentil, à protéger ma sœur et travailler juste ce qu’il faut pour pas être emmerdé. Ça, je sais faire. Pourvu qu’on me foute la paix.
Ça se bouscule autour de nous. Je sens Chloé mal à l’aise. Je l’ai prise dans mes bras. Je l’ai enlacée comme une amoureuse. Elle a les yeux rouges à cause de toute cette poussière qui attaque le visage, qui s’immisce sous les manches, dans le col des chemises. Je l’aide à se moucher.
J’aime pas être là. Elle non plus je crois. Nous avons déménagé à cause du travail de notre père. Il est ingénieur. Il fabrique des satellites, des boîtes en aluminium avec des bras articulés que l’on envoie dans l’espace pour nous observer ou pour renvoyer sur la Terre les images de télévision. Je me demande quel cliché ils ont de nous deux s’ils nous voient de là-haut. Deux siamois l’un contre l’autre dans le mauvais temps au beau milieu d’une harde de paumés.
Je sais que papa a tout fait pour rester à Toulouse, qu’il s’est accroché jusqu’au bout. Mais là, il n’avait plus le choix. Et on a tous suivi. Parce que maman ne travaille plus. Parce que le travail de papa est très bien payé. On a mis en vente la maison, on a fait une dernière soirée avec tous nos amis. Et puis on est parti, mon père plein de sourires et de rêves, maman avec un chapeau de paille sur la tête et de grosses lunettes de soleil sur le nez, la radio à fond sur l’autoroute du soleil en écoutant Karen Cheryl et Saint-Preux, Chloé et moi à l’arrière, sans parler, à tirer la gueule, nos fronts appuyés chacun contre sa vitre et sa marque grasse, à regarder défiler des paysages nouveaux, des forêts de pins parasols et, vers la fin du voyage, des bouts de mer bleue.
Le pion s’est approché de nous. Il nous fait signe. Je n’ai pas envie de lâcher la main de Chloé. Il se rapproche encore, un rictus d’idiot cloué aux lèvres. Je sens la colère monter en moi que déjà sa main desserre son emprise, s’écarte de moi. Elle rentre dans le rang sans décrocher un mot. Elle fait comme tous les autres. Un troupeau de moutons imbéciles, dociles et silencieux. Chloé chérie, mon double au féminin, cet autre moi, mon miroir. Chloé si proche, même si chaque jour qui passe nous éloigne millimètre après millimètre l’un de l’autre comme deux plaques tectoniques.
Nous entrons dans la classe. La plupart se connaissent. Ils échangent des sourires forcés en dessous de leurs yeux tristes, opinent de la tête, se tiennent au garde-à-vous à côté de leur bureau. C’est là que je l’ai remarqué la première fois. D’abord sa démarche incertaine, son hésitation à peine entré dans la salle, son regard fixé sur Chloé. La lumière des néons que le prof vient d’allumer m’aveugle un instant. J’ouvre les yeux et son sourire me saute au visage.
Il se tient à l’arrêt, hésite sur le choix d’une table, les yeux portés sur la fenêtre au fond de la classe. Son regard revient vers Chloé, puis vers moi. Je cherche à déchiffrer son expression. Mon cœur flanche. Il a derrière le miroir de ses yeux un mélange de flots troubles et d’innocence, une lueur insaisissable mais familière. Il a les cheveux blonds bouclés, pleins de vent. Il nous ressemble un peu, malgré le nez un peu plus proéminent, les yeux plus gris. Il prend une grande inspiration, se rapproche. Nos regards se croisent. Il se dirige vers nous, vers moi et lorsqu’il m’atteint, ma bouche s’ouvre, se courbe comme par réflexe. Je réponds à son sourire alors que déjà je vois sa tête pencher, ses yeux s’incliner vers l’échancrure du chemisier de Chloé. Des idées brèves, contradictoires et violentes se bousculent à l’intérieur. Je suis tétanisé. Je sens une chaleur vive gagner mes joues, mon visage tout entier, redescendre dans la nuque. C’est tout mon corps qui s’embrase. Ma sœur me tire par la manche de ma veste. La classe commence.
Le prof de français est un personnage grotesque, un vieux gnome dans un costume trop grand pour lui. Il parle comme Giscard, fait de longues phrases avec des mots compliqués. Il ouvre grand la bouche, se force à articuler en roulant les « r », en appuyant sur les « s ». Les sons se déforment et ce n’est plus qu’une série d’onomatopées, de bruits diffus, brouillés par l’averse qui frappe les vitres. Je sursaute. La porte s’est ouverte d’un coup et l’ensemble de la classe s’est levé.
Je n’écoute pas le directeur. Je n’écoute pas les curés. Tout ce qu’ils peuvent bien raconter, je n’en ai rien à foutre. Je vois seulement leur alignement solennel, un rang de militaires avec le général en costume trois pièces et les deux sous-officiers en soutane. Je vois le visage impassible du grand chef, celui affable et grassouillet du premier prêtre. Je vois surtout les traits noirs du dernier, ses yeux sournois. Je vois les plis qui entourent ses lèvres, petites, méchantes. Je vois son regard malsain qui balaye la classe dans des va-et-vient incessants, s’attarde sur des bouches, descend au-dessous des cous, glisse sur le haut des boutonnières. Il croise mon regard, le fixe pour rejoindre celui de Chloé avant de le ramener sur moi, sourire vicieux au coin des lèvres. Je ne baisse pas les yeux. Je serre les dents. Du coin de l’œil je vois Chloé qui me cherche. Je ressens sa crainte, la supplique qu’elle m’envoie. Je sens son cœur qui claque contre le mien, comme chaque fois qu’elle a peur. J’éprouve tout ce qui la touche, j’entends tout ce qu’on lui dit, je devine la moindre de ses réactions. Qu’on lui effleure la main ou que l’on vienne brouiller le fluide qui nous entoure et je sentirai la même secousse, une légère décharge électrique, un picotement dans la nuque, comme une alarme. Ma montée de colère lui fait du mal. Je prends une profonde aspiration avant de lâcher prise, de détourner mon attention vers elle, et lui sourire.
Les trois hommes sont repartis. Nous nous rasseyons. Le professeur s’est saisi d’une craie blanche pour écrire en lettres capitales son nom au tableau. Il saute une ligne, ouvre les guillemets : « Rédigez un dialogue imaginaire entre deux amis, ou deux frère et sœur, le jour de la rentrée des classes. »
Journal de Chloé
Lundi 15 septembre 1980
Je me souviendrai longtemps de la rentrée 1980 à Saint-Vincent comme d’un jour de rupture. Il restera comme un moment toujours intact, solidement ancré dans ma mémoire, l’un des plus marquants de ma courte vie.