Le lac - Sibylle Le Sommer - E-Book

Le lac E-Book

Sibylle Le Sommer

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Beschreibung

Sasha Kozlowski, fraîchement diplômé, est éprouvé par la disparition suspecte de sa petite-amie, Alma Piani. Démuni face à cette situation, il sollicite son ex-beau-père, Paul Stenssel, commissaire de police sur la Côte d’Azur. Une avalanche de rebondissements viendra alors ponctuer leur enquête. Le passé et le présent s’uniront, poussant les personnages dans leurs retranchements. Jusqu’où le mènera cette quête de la vérité ?




À PROPOS DE L'AUTEURE




Animée par les mots et leur maniement, Sibylle Le Sommer a toujours ressenti ce besoin de coucher sur papier ses histoires. Quelques-unes ont passé leur chemin, Le lac est resté. Passionnée par les thrillers et les enquêtes, l’histoire de Sasha s’est naturellement écrite de manière intime avant d’oser la matérialiser pour lui offrir une dimension de l’ordre de la réalité.

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Seitenzahl: 359

Veröffentlichungsjahr: 2022

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Sibylle Le Sommer

Le lac

Roman

© Lys Bleu Éditions – Sibylle Le Sommer

ISBN : 979-10-377-6119-4

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122- 5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122- 4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335- 2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Entre destins liés et destins brisés, Sasha se retrouve au croisement du passé et du présent.

Dessiné par Héloïse Jacob, mon amie de toujours, partenaire de randonnées

I

Le cœur de Sasha cognait dans sa poitrine au fil des kilomètres qu’il parcourait. Le macadam en ligne de mire, il sillonnait les axes de Toulouse, depuis plus d’une heure. Il aimait la diversité des rues de la ville rose. Entre ruelles étroites et grandes places commerciales, il n’y trouvait nulle monotonie.

Il traversa les allées du parc Japonais, Boulevard Lascrosses, l’air froid saisissant son visage. Il appréciait particulièrement cet écrin de verdure où il trouvait chaque fois ressource et évasion. Une bulle d’exotisme au beau milieu d’une civilisation en ébullition. Divers styles s’y mélangeaient et apportaient une touche unique à ce coin de paradis ; synthèse des jardins existants à Kyoto. Le parc s’orchestrait autour du large plan d’eau où les éléments s’harmonisaient à la perfection. On y contemplait les reliefs des célèbres paysages du Japon qui retranscrivaient cet environnement naturel et reposant. La sphère urbaine s’estompait à l’instant où l’on franchissait les portes du parc bucolique.

En ce mois de novembre, Sasha croisait quelques rares courageux, fanatiques en manque d’adrénaline. Les températures anormalement élevées pour la saison et l’absence de pluie rendaient les lieux convoités, principalement l’après-midi. Dès lors que la nuit tombait, elle reprenait les pleins pouvoirs sur la globalité du territoire. Seuls les lampadaires guidaient les noctambules dans leur sortie obscure.

Sasha rejoignit la maison de thé qui se nichait au creux du parc. Le bâtiment culturellement dédié à la cérémonie du thé servait ici de salle d’exposition. Le jardin planté composé notamment de lanternes, d’un Mont Fuji, d’une cascade sèche et d’un pont rouge était, sans conteste, son coin favori du parc. Il contourna le bâtiment autour duquel il fit détaler quelques petites grenouilles, pourtant si bien installées sur leurs nénuphars. L’atmosphère du parc dans son opacité le transportait dans un état de puissance qu’il savourait. Un moment suspendu qui le faisait se sentir vivant.

Dans la continuité de sa course, il s’engagea à vive allure sur le petit pont rouge arqué, symbole singulier de ce parc, qui surplombait la mare. Le poids sur l’avant des pieds, le buste légèrement penché en avant, les bras énergiques pour le propulser. Un élan athlétique qui légitimait sa brève ascension. En motivation supplémentaire, les paroles jouissives d’un groupe de rock irlandais dans les oreilles. Lancé à corps perdu, l’esprit en dilettante, Sasha n’eut pas le temps d’éviter une boule d’énergie canine qui se heurta à ses cannes. Instinctivement, il tenta une échappée afin d’éviter une collision trop violente mais le choc entraîna une inévitable chute.

— Chenko ! hurla une voix de femme.

Étalé de tout son long dans l’allée, Sasha sentit la brûlure des graviers sur ses genoux à travers son fuseau. Le groupe irlandais ne chantait plus, Sasha percevait désormais les ululements d’un hibou, finalement jugulés par la propriétaire de l’animal.

— Je suis désolée !

Une jeune femme aux cheveux bruns attachés en chignon s’accroupit à ses côtés.

— Tu vas bien ? s’inquiéta-t-elle.

— Oui, oui ça va.

Sasha tenta tant bien que mal de se relever mais sa cheville céda sous son poids. La jeune femme décela la grimace sur son visage.

— Tu as mal quelque part ?

— Je crois que je me suis tordu sévèrement la cheville.

— Je suis vraiment désolée…

Toujours contraint à rester assis, Sasha sentait sa cheville bouillonner dans sa chaussure. Il releva son fuseau à hauteur de mollet et abaissa doucement sa chaussette. L’équivalent d’une balle de golf se dessinait désormais sous sa malléole. Toutes ses heures d’entraînement venaient de s’envoler en fumée. Une forme de rage s’empara de lui, une fièvre canalisée pour éviter de déclencher un incendie verbal.

— Je veux bien que tu m’aides à me lever, la pria-t-il.

La jeune femme s’exécuta.

La seconde tentative pratique de progression pourtant si évidente, resta de nouveau vaine. Sasha jugea nécessaire de s’appuyer au tronc d’arbre le plus proche. Il prit une grande respiration, des gouttes de sueur ruisselaient le long de ses tempes. Provenaient-elles de l’effort fourni pendant de longues minutes ou de la puissance de la douleur qui s’imposait désormais à lui.

— Je ne sais pas quoi dire, je lâche ma chienne à cet endroit-là, habituellement il n’y a personne à cette heure-ci, avant la fermeture du parc.

— Je devrais m’en remettre, répondit Sasha, la mâchoire crispée.

Sasha croisa le regard de la jeune femme et décela instantanément l’embarras sur son visage. Emmitouflée dans son écharpe beige et son long manteau foncé, elle maintenait son chien fou à bout de bras. Un jeune labrador, désireux de jouer avec quiconque.

— Je peux t’appeler un taxi… ou bien te ramener ?

— Je ne sais pas.

Sasha n’avait pas encore pris le temps de mesurer cette donnée dans l’équation.

— Je crois que je te dois bien ça, rajouta-t-elle.

— Il ne faut pas que ça te dérange.

— C’est de ma faute si tu peux à peine poser le pied alors je vais t’aider à sortir autrement qu’en rampant, sourit-elle.

Sasha jeta de nouveau un coup d’œil à sa cheville qui semblait grossir à vue d’œil. Parcouru par un sentiment d’irritation, il tenta de rester calme.

— Tu ne penses pas qu’il faudrait que tu ailles chez le médecin ?

— J’irai demain.

— Tu es sûr ? Il n’est pas si tard que ça, je pense que je peux t’y déposer, c’est sans doute plus prudent si cela empire, compléta-t-elle.

Sasha n’était plus en mesure de réfléchir convenablement et se contenta d’acquiescer.

— Je vais t’aider à marcher jusqu’à ma voiture, certifia la jeune femme.

Il s’appuya finalement sur l’épaule de l’inconnue qui venait, sans le savoir, d’avorter sa longue période d’entraînement. Cela faisait des mois que Sasha rythmait ses semaines au gré de courses courtes ou longues, de vitesse soutenue ou nuancée, de séances de fond ou de tonicité. L’idée même que tout cela venait d’être réduit au néant l’exaspérait. Il savait que sa contrariété n’en serait que décuplée lorsqu’il se réveillerait le lendemain.

Ils traversèrent le parc au rythme imposé par Sasha, une cadence lente et embarrassante qui l’agaçait.

— Je m’appelle Alma, et toi ?

— Sasha.

— Et ma chienne, c’est Chenko.

— Elle a l’air jeune, glissa-t-il en lançant un regard obtus à l’animal.

— Seulement six mois.

Le démon aux yeux du coureur se dandinait fièrement et activement autour d’eux.

— Elle est adorable.

— Sauf quand on se prend les pieds dedans, ironisa Sasha.

— Je sais, je m’en veux encore, j’aurais dû la garder en laisse.

Un soulagement envahit Sasha lorsqu’il réalisa que la sortie du parc n’était plus si éloignée. Il connaissait les allées du parc sur le bout des doigts et leur vouait une tendresse particulière. Mais, pour la première fois, la traversée s’était transformée en un pénible périple. La jeune femme qui lui servait de béquille humaine semblait, elle aussi, plier sous l’effort du portage de sa victime. Ils avancèrent jusqu’à la Mini gris métallisé d’Alma qui s’autodéclencha à leur approche. Sasha s’installa à la place du passager.

— Quel est ton médecin ?

— Le Docteur Duplessis-Taro, à dix minutes d’ici.

— Je te laisse me guider alors.

La voiture s’engagea dans les rues de la ville rose, de plus en plus étouffée par un ciel charbon. Cramponnée à son volant, Alma fit rigoureusement attention à sa conduite, elle ne voulait pas provoquer davantage de douleur à son voisin. Un silence écrasant avait submergé l’habitacle. L’atmosphère pâteuse qui régnait entre les deux inconnus rendait le trajet d’autant plus embarrassant. Sasha n’avait jamais fait preuve d’impolitesse envers quiconque mais sa présente nervosité l’empêchait de réfléchir avec discernement pour lancer la discussion et atténuer les tensions. Il se contenta de fixer l’horloge digitale du tableau de bord où les minutes s’écoulaient avec lenteur.

— Là, c’est à droite, indiqua Sasha.

La jeune femme suivit les indications du copilote et amorça l’engagement dans la ruelle. Elle continua son avancée lente et disciplinée dans le passage à sens unique. Guidée par les informations émises au compte-gouttes par Sasha, elle prolongea le chemin.

Elle distingua une place de stationnement vide le long du trottoir, enclencha la marche arrière et entama un créneau maîtrisé et précis. Soulagée de ne pas s’être reprise à plusieurs fois dans sa manipulation, elle coupa le moteur et descendit du véhicule. Elle le contourna puis ouvrit poliment la portière passager avant d’aider l’infirme à s’en extraire.

Ils avancèrent précautionneusement jusqu’au cabinet éclairé où ils entrèrent.

Derrière le desk, une femme aux cheveux lisses et droits, et aux lunettes atypiques leur adressa un sourire.

— Bonsoir, leur adressa la secrétaire médicale.

Les deux inconnus lui répondirent avec courtoisie avant de lui exposer la situation.

— J’allais fermer le cabinet mais vous avez de la chance, si je puis dire, je vous invite à attendre en salle d’attente, le docteur vous recevra à la suite des autres patients.

La nuit noire avait définitivement resserré ses griffes sur la ville de Toulouse lorsqu’Alma déposa Sasha au pied de son immeuble. Le verdict du médecin, quelques minutes plus tôt, avait été sans appel. L’entorse mettait fin à son calendrier d’entraînement et sa préconisation pour se rétablir avait été nette et sans bavure, il devait s’imposer une phase de repos et des séances de kinésithérapie. Épuisé physiquement et mentalement, Sasha souhaitait regagner au plus vite l’antre familial afin de s’accorder une pause bien méritée.

— Merci de m’avoir raccompagné, lâcha Sasha, lessivé.

— C’était la moindre des choses. J’espère que tu récupéreras rapidement, lui souhaita-t-elle.

— Je vais suivre les consignes du toubib.

Sasha actionna la poignée et sortit de l’automobile.

— Salut terreur, adressa-t-il avec sarcasme à la chienne paisiblement allongée sur la banquette arrière.

Celle-ci releva le museau, consciente de l’intérêt qu’on lui portait.

— Bonne soirée, Alma, sourit-il.

— Salut, Sasha.

Il ferma la portière et traversa la rue pour rejoindre la porte vitrée de l’immeuble. Il partageait un bel appartement de ville avec sa mère depuis plusieurs années. Situé en plein centre-ville de Toulouse, à quelques pas des rues commerçantes, l’endroit était idéalement placé et prisé. À plusieurs reprises, ils s’étaient penchés sur les offres immobilières de la région, dans l’éventualité d’une expatriation rurale puis s’étaient toujours ravisés.

Sasha entra dans le bâtiment, toujours boiteux et essayant tant bien que mal de s’acclimater à la situation, il opta, contrairement à ses habitudes, pour l’ascenseur qui lui semblait être le choix le plus judicieux en ces circonstances.

Il sortit au quatrième, longea le couloir puis entra dans l’appartement aux odeurs florales.

— Bonsoir, mon chéri !

La voix de Daphné Guérin-Kozlowski résonna jusqu’au hall. Il ôta ses chaussures, ajusta l’atèle qui lui maintenait la cheville droite et s’avança jusqu’à la pièce principale. Sa mère, assise en tailleur dans le canapé leva son verre de vin en le saluant :

— Santé, mon grand !

Grande, svelte et sportive, Daphné Guérin-Kozlowski avait fêté ses quarante-quatre ans, quelques jours plus tôt. Dynamique et espiègle, elle exprimait une aversion significative pour la routine et la procrastination. Extrêmement sociable et consciente de son besoin d’être au contact d’individus, elle était souvent à l’origine des virées entre amis ou sorties sportives dans la région. Professionnellement, elle évoluait depuis toujours dans le domaine de l’événementiel et n’y comptait pas ses heures. Elle cultivait cette nécessité de voyager dans les régions voisines, de s’imprégner des mets locaux et s’épanouissait à puiser le meilleur dans ses rencontres afin de les matérialiser au sein de son agence. Libre, épanouie et accommodante, Daphné mettait néanmoins un point d’orgue sur sa ligne de conduite qu’elle désirait exigeante et professionnelle. Respectée de ses collègues et de ses clients, elle savait que l’agence se démarquait par son relationnel et sa perpétuelle évolution.

Sasha claudiqua jusqu’au canapé et s’y vautra.

— Mon pauvre chéri, que s’est-il passé ?

— Je m’suis pris un chien qui n’était pas attaché, au parc japonais.

— Les gens se croient tout permis, s’indigna Daphné.

— Quand je pense que je me préparais depuis des semaines pour le marathon de La Rochelle, je suis vert, protesta Sasha.

— Tu le feras l’an prochain, mon chéri. Tu as toute la vie devant toi pour le faire, philosopha-t-elle en se servant un autre verre du Domaine de la Vieille Julienne, un Côtes-du-rhône reconnu pour sa robe rubis.

— On peut voir ça comme ça, désespéra Sasha.

— Tu as faim, mon cœur ?

— Sers-moi un verre de vin rouge, au point où nous en sommes, somma-t-il.

Cinq jours s’étaient écoulés et la douleur s’estompait progressivement grâce au repos que Sasha s’infligeait à contrecœur. La grosseur présente à sa cheville ne désemplissait pas et un ton violacé était venu teinter la partie extérieure de son pied droit. Être privé de toute activité physique provoquait en lui un sentiment d’exaspération qui se mêlait au fait d’être assisté dans sa vie quotidienne. Étudiant à l’École Nationale de la Météorologie de Toulouse, Sasha y préparait son diplôme d’ingénieur. Actuellement en cinquième année, la dernière ligne droite dans laquelle il était engagé serait décisive et l’incident de parcours survenu quelques jours auparavant ne le mettait pas dans les meilleures dispositions. Impliqué dans la vie associative du campus au travers de l’Association des Élèves de l’ENM qui proposait un grand nombre d’activités sportives et culturelles, Sasha avait dû se retirer de l’activité prévue sur la Garonne le week-end suivant.

En parallèle de ses études, Sasha travaillait à mi-temps chez Pizz’Atoul, trois soirs par semaine et deux samedis par mois. Depuis cinq ans, il enfilait sa tenue de livreur de pizza afin de renflouer ses fins de mois. L’entreprise d’Atoul Mercier prospérait depuis une décennie, portée par la qualité de ses produits et de son service de livraison. Reconnu pour son exigence et son autorité, les employés du quarantenaire ne bronchaient pas face au despotisme assumé de l’homme. Sa personnalité tempétueuse avait à plusieurs reprises électrisé les locaux, sans que cela affecte pour autant sa notoriété. Son professionnalisme était tout autant reconnu que son autoritarisme.

Bien que Sasha ne décelait humainement aucune qualité au chef d’entreprise, il lui reconnaissait son engagement dans le travail. Lancé dans ses courses tardives, l’étudiant effectuait ses heures, entretenait une relation cordiale avec l’équipe et se contentait de délivrer en temps et en heure, les produits commandés par les clients. Atoul Mercier constatait la productivité de son jeune employé et ne manquait pas de le lui faire remarquer. Une qualité souvent rare dans le milieu professionnel.

Daphné ne s’était pas opposée à son fils dans sa démarche d’émancipation financière. Le deal passé entre eux se schématisait simplement, elle tenait à couvrir les frais scolaires de son fils tandis qu’il s’assumait économiquement et participait aux frais alimentaires grâce à son job étudiant. Profusément capable de cocher toutes les cases, Daphné n’avait pas souhaité tergiverser, fière de la volonté collaboratrice de Sasha.

À l’issue d’une journée de cours longue et peu ragoûtante, Sasha avait été raccompagné en voiture par l’une de ses camarades de classe. Elle le déposa au pied de l’immeuble, sous une pluie accablante. Novembre avait repris ses droits et proposait depuis plusieurs jours, un festival de larmes qui violentait la France entière.

Il boitilla jusqu’à l’entrée principale où il aperçut un visage familier.

— Alma ?

La jeune femme lui sourit, une capuche sombre tombante sur le haut du visage. Les bras croisés, sautillant sur place, elle semblait paralysée par le froid.

En quelques secondes, l’eau commençait à s’imbiber dans le manteau non étanche de Sasha.

— Qu’est-ce que tu fais ici ?

— On peut entrer ? Je t’explique à l’intérieur, si tu veux bien ?

Sasha s’empressa de composer le code à quatre chiffres du boîtier et tous deux s’immiscèrent, sans se faire prier, dans l’antre sec.

— Quel enfer ! souffla la jeune femme en ôtant son cache.

— Se croiser deux fois en une semaine, cela ne tient plus du hasard, plaisanta Sasha.

— Je présume que je ne dois pas être la personne que tu souhaites voir actuellement, supposa Alma.

— J’ai presque digéré la situation.

— Plus sérieusement, je voulais simplement prendre des nouvelles de ta cheville. J’étais dans le coin alors j’ai fait un crochet par ici, expliqua Alma.

— Pour être honnête, je m’en serai bien passé, entre les études, le travail et mon entraînement, c’est plutôt mal tombé.

— Désolée… souffla Alma.

Son attitude exprimait un degré de gêne que Sasha ne souhaitait pas lui faire subir davantage.

— Tu es trempée, tu attends depuis combien de temps dehors ?

— Une dizaine de minutes mais il ne pleuvait pas si fort quand je suis arrivée.

Sasha porta attention au fuseau sombre et aux baskets colorés que portaient Alma.

— Tu faisais du sport ?

— Je suis inscrite à la salle de sport, non loin d’ici, sauf que j’ai trouvé porte close ce soir, pour cause de travaux, alors j’ai bifurqué par ta rue, expliqua-t-elle.

Ses gestes maladroits témoignaient de son malaise. Sasha se surprit de discerner le charisme naturel qui émanait de la jeune femme. Une magnificence à laquelle il n’avait pas porté vif intérêt lors de leur première rencontre. Si on pouvait appeler cela, une rencontre. L’harmonie de son visage le séduisait et la noblesse de ses traits marqués se mêlait à ses yeux sombres. Une beauté presque sauvage jaillissait de ses fossettes qui se dessinaient quand elle souriait.

— Tu veux monter boire un thé ou un café ? proposa-t-il aimablement.

Noyée dans ses vêtements, Alma étudia la proposition.

— Tu es certain que ça ne dérange pas ?

— Ma mère voue un culte aux rencontres en tous genres, elle sera ravie, sourit-il.

Ils entrèrent dans l’appartement plongé dans une atmosphère tamisée et bercé d’un doux parfum de bougie au jasmin. Le hall tapissé de rangements noirs témoignait de l’environnement pimpant où Sasha et Daphné accueillaient Alma. Dans la pièce centrale de l’appartement, Alma fut subjugué par les grandes fenêtres d’époque habillées de longs rideaux beiges qui donnaient du cachet. Un spacieux canapé et deux beaux fauteuils meublaient l’espace salon, où la télévision murale laissait défiler le Journal Télévisé du soir. Un lampadaire rétro en bois brut servait tout autant d’objet décoratif que d’éclairage. De belles poutres apparentes verticales séparaient le salon de la salle à manger.

Côté cuisine, un îlot central dissociait l’ensemble et laissait apparaître de beaux meubles en bois clair, incrustés sur le pan de mur. L’électroménager rayonnait parmi un rangement parfait. Un réfrigérateur américain complétait le tout. La maîtrise des goûts était incontestable.

Le regard d’Alma se posa sur un buffet aux mains anciennes qui siégeait à gauche de la pièce, tout proche des portes fermées qui laissaient deviner le reste de l’appartement.

— Salut, maman.

Daphné fit irruption de la cuisine, vêtue d’un tablier rouge. Les yeux embués, elle venait de refermer le four où une tarte à l’odeur savoureuse cuisait.

— Bonsoir ! lança-t-elle.

— Maman, je te présente Alma.

— Alma ? Alma… répéta-t-elle à voix haute.

— L’entorse, rebondit l’accusée, amusée.

— Ah ! Enchantée, Alma ! Mais, vous êtes trempés ?

— Il pleut à torrents.

— Tu peux lui prêter quelque chose s’t’plaît, Sasha ? réclama Daphné.

— Je pense qu’elle sera plus à l’aise dans tes vêtements, maman.

Daphné leva sa cuillère en bois et adressa un clin d’œil à la jeune femme.

— Sasha, je te confie la surveillance de la tarte, je file chercher des habits pour Alma.

Sasha déposa son sac et invita Alma à s’avancer.

— C’est vraiment canon chez vous, avoua Alma.

— Ma mère adore la déco.

— Ça se voit.

La maîtresse de maison ne tarde pas à revenir, les bras chargés de quelques vêtements pour l’hôte du soir.

— Tu trouveras la salle de bain derrière la première porte à droite, lui indiqua Daphné. Si tu veux te doucher, n’hésite pas.

— Merci beaucoup.

Alma découvrit une salle de bain spacieuse et moderne, à l’image de l’appartement. Une douche à l’Italienne aux grands carreaux marron clair et blanc, une double vasque aux robinets aériens et des meubles de rangement en bois brut équipaient l’espace. La jeune femme tombait amoureuse de l’immense miroir mural aux dorures sculptées. Elle posa les vêtements prêtés par la propriétaire des lieux sur une pièce en bois et commença à se déplumer. Alma remarqua l’odeur agréable d’une bougie qui se consumait sur une tablette murale. L’harmonie de la salle de bain l’enivrait. Elle se glissa sous la pomme de douche qui la comblait d’une eau bouillonnante prête à réchauffer son corps glacé.

Elle rejoignit ses hôtes quelques minutes plus tard, douchée et couverte de vêtements secs.

— Vraiment, merci. C’est un bonheur d’être au sec, glissa-t-elle, reconnaissante.

— Veux-tu rester dîner ?

— Je ne voudrais pas abuser.

— Il y en a pour trois, ce serait avec plaisir, rétorqua Daphné.

Alma lança un bref regard à Sasha qui d’un sourire, lui confirma que sa présence serait appréciée autour de la table.

— Très bien, je vais rester, merci.

Tous les trois prirent place autour de la belle table rectangulaire de la salle à manger. Les sets de table, ronds en rotin, accueillaient de beaux couverts blancs et des assiettes déjà ornées de quelques feuilles de laitue.

— Tu fais quoi dans la vie, Alma ? se renseigna Daphné qui servait les parts de sa tarte maison aux poireaux et chorizo.

— Après mon bac économique et social, j’ai obtenu une licence en économie et comptabilité à l’université de Toulouse et maintenant je travaille en comptabilité à la piscine Léo Lagrange.

— Tu as toujours vécu ici ?

— Non, je suis originaire de Strasbourg ; je suis arrivée il y a quatre ans à Toulouse pour intégrer la faculté.

— C’est un sacré changement géographique !

— C’était assez déroutant au départ mais on s’habitue. Et toi, Sasha, tu fais quoi ?

— Je suis en dernière année d’étude à l’École Nationale de la Météorologie.

— Ça doit être intéressant.

— Oui, c’est un milieu qui m’a toujours passionné.

— Je sais que ça ne se demande pas à une femme mais je fais entrave à la règle : quel âge as-tu ? reprit Daphné.

— J’ai eu vingt-deux ans en avril.

— Vous avez donc le même âge.

— J’ai eu vingt-deux ans en février, précisa-t-il.

Daphné se rassit et souhaita un bon appétit à ses compagnons de tablée.

— Donc, tu préférais rester travailler à Toulouse après tes études, plutôt que de repartir à Strasbourg ?

— C’est un concours de circonstances, il s’avère que je nage dans la piscine où je travaille depuis que j’habite à Toulouse et qu’ils m’ont proposé ce poste quand ils ont su que je terminais mes études, expliqua Alma.

— Tu as un bon niveau en natation ? creusa Sasha.

— J’avais un bon niveau, oui, mais je me suis blessée à l’adolescence alors j’ai privilégié mes études. Aujourd’hui, ça reste de l’ordre de la passion et du loisir.

— Tu habites dans quel coin à Toulouse ?

— On habite près du jardin Royal dans le secteur un. On est proche de la fac pour Marion et de la piscine pour moi, c’est idéal.

— Tu es en colocation ?

— Oui, avec mon amie d’enfance, on s’est rencontrées à l’école primaire et nous sommes venues ensemble à Toulouse il y a quatre ans.

— C’est chouette ça, s’enthousiasma Daphné.

— C’est pour ça que j’ai l’impression d’avoir une partie de ma famille ici.

— Moi, j’ai toujours vécu avec ma mère et tu vois le résultat, je suis materné.

— Tu ne t’en plains pas quand je lave tes caleçons, ingrat !

Tous les trois échangèrent un rire complice.

— Vous faites quoi dans la vie, Daphné ?

— Je travaille dans l’événementiel, j’ai monté une agence avec l’une de mes meilleures amies il y a dix ans.

— C’est gratifiant d’avoir sa propre entreprise, on peut savourer le fruit de son travail.

— Je suis tout à fait d’accord ! Cela demande beaucoup d’engagement et de sacrifices personnels mais on sait pourquoi et pour qui on travaille, expliqua Daphné.

Native de La Rochelle, Daphné Guérin avait grandi dans une petite maison modeste auprès de ses parents. Après l’obtention de son baccalauréat, elle s’était engagée dans la voie événementielle à l’aube de ses études supérieures. Rapidement, son chemin avait croisé celui du séduisant Alexey Kozlowski. Il n’avait fallu que quelques heures pour qu’elle tombe amoureuse de ce Franco-Russe au charme débordant. Des cheveux bruns désordonnés, des yeux verts perçants et un accent qui l’avait fait craquer. « Pourtant l’accent russe n’est pas le plus beau » lui avait glissé sa mère à l’époque.

Quelques années plus tard ; à vingt et un ans ; ils étaient devenus parents pour la première fois. Leur fils Sasha naissait le 1er février 1994, fruit d’un amour passionnel et profondément réel. Désireux d’assumer leur rôle de parent, leur marche vers une émancipation se dessinait dans la continuité de l’événement. Bien sûr, Hélène et Victor Guérin avaient été présents pour aider leur progéniture à s’installer convenablement. Ils avaient joué un rôle primordial à l’époque et Daphné leur en serait éternellement, reconnaissante.

Diplômés, Daphné et Alexey poursuivaient leur histoire avec l’appétence de l’épanouissement professionnel et financier. Alexey était une pointure dans le domaine de l’informatique, porté par des compétences propres à son degré d’intelligence tandis que Daphné excellait dans l’organisation de découvertes de la région auprès des touristes.

En mai 1998, ils s’étaient dit « oui » devant le maire, le couple prétendait au meilleur, prédisposé à s’autoriser une vie enivrante, voire pétulante. Quelques mois plus tard, sous une pluie battante, Daphné rejoignait sa Peugeot 205 quand un appel vint bousculer ses certitudes. Un événement tragique lui était annoncé dans les sanglots non dissimulés d’Hélène Guérin. Alexey venait de trouver la mort dans un accident de voiture. « Une perte de contrôle du véhicule sur chaussée glissante » avait déclaré la police.

Longtemps, l’image de la femme agenouillée qu’elle avait été, sur le trottoir inondé d’eau de pluie et de ses larmes avait hanté les nuits de Daphné. Dépouillée de l’homme qu’elle aimait, destituée de son statut de nana courageuse et talentueuse, elle s’était sentie misérable, perdue dans une arène où tout ne lui semblait qu’agression. Comme envolées, les huit années d’allégresse partagées disparaissaient en un claquement de doigts étourdissant. Anéantie et pourtant confrontée à son rôle de mère, Daphné avait puisé dans des ressources insoupçonnables afin d’assurer un horizon providentiel à son fils.

De longs mois furent nécessaires à la rochelaise pour accepter l’injustice subie et tolérer l’idée que son amour inconditionnel pour Alexey devrait s’estomper avec le temps. Heurtée par un sentiment de culpabilité, elle se devait d’accueillir la théorie afin de continuer à vivre. Malgré la déception de ses parents, Daphné prit la décision de quitter sa ville natale afin de surmonter l’enfer du quotidien qui la ramenait à l’euphorie de sa vie passée.

Quelques années plus tard, Daphné s’associait à son amie Alice, rencontrée à son arrivée à Toulouse. L’agence Alda Events, contraction de leurs prénoms, voyait le jour. Résignée à survivre, Daphné avait fait le choix de vivre. Désormais, leur agence événementielle était l’une des plus concurrentielles de la région Toulousaine.

— Tes parents ne te manquent pas trop ? reprit Daphné, maternelle.

— Mon père est décédé quand j’avais quinze ans et j’ai gardé peu de contact avec ma mère, confia Alma.

— Ta maman vit toujours à Strasbourg ?

— Oui, toujours.

— Je me reconnais un petit peu dans le fait de grandir loin de sa famille, ajouta Daphné.

— Vous avez quitté votre région d’origine également ?

— Oui ; j’ai grandi à La Rochelle, j’y ai fait mes études et puis quand le papa de Sasha nous a quittés, j’ai posé nos valises à Toulouse

— Il y a presque vingt ans, ajouta Sasha.

Alma découvrit avec admiration, la relation fusionnelle qui liait la mère et son fils. Une connexion précieuse, voire rare, émanait d’eux. Avec tendresse, elle se délectait de leurs échanges complices.

À la télévision, un épisode de New York Unité Spéciale défilait, ayant pour simple rôle de couvrir les silences qui pouvaient s’imposer au cours du repas. À l’extérieur, la pluie ne cessait de tomber, sans entacher le moment convivial auquel ils prenaient part. Alma et Sasha riaient aux anecdotes croustillantes et parfois cinglantes de Daphné. Son métier l’avait confronté à des situations cocasses, parfois embarrassantes mais surtout humainement riches, précisait la quarantenaire. Alma n’échappait pas aux confidences de Daphné concernant sa danse endiablée avec le célèbre judoka Teddy Riner ou encore à sa prise de bec avec l’actrice Emmanuelle Béart qu’elle n’avait pas jugée correcte envers l’une de ses stagiaires. Les éclats de rire d’Alma et Sasha confortaient Daphné dans son choix de raconter une énième fois ses anecdotes.

II

Sept mois plus tard, la pluie et le froid avaient fait place à la chaleur et aux longues soirées du mois de juin. La ville étouffait et les rues devenaient désertes l’après-midi. Tout à chacun recherchait la fraîcheur des bars pour se désaltérer ou se cloîtrait à domicile afin de limiter les efforts inutiles.

Sasha avait retrouvé son rythme régulier, et ses sorties matinales complétaient son emploi du temps calibré. Il jonglait entre ses révisions chronophages, ses nuits sur le scooter d’Atoul Mercier et ses pauses méritées aux aurores où il enfilait ses baskets. Lorsqu’il aurait terminé ses examens, la parenthèse sportive fermée depuis de longs mois se ré ouvrirait pour s’adonner à des entraînements plus poussifs et organisés. Rigoureux, il se confortait dans un désir perpétuel de réussite, qui lui donnait instinctivement l’ordre des priorités. Lucide sur les derniers jours qui lui restaient au compteur avant le désamorçage ultime, Sasha se plongeait à corps perdu dans l’excellence qui lui était demandée.

Alma Piani avait brutalement fait irruption dans sa vie, sept mois plus tôt, et ne l’avait plus quittée. Si le destin s’était chargé de les confronter dans ce parc japonais un soir de novembre, les deux protagonistes orchestraient depuis, le corps de leur histoire. Une symphonie sans réelles fausses notes, un accord parfait entre chaque partie de la chorale qui s’unissaient pour créer un morceau doux et mélodieux.

Sasha découvrait les différentes écorces du couple, les saveurs particulières qui s’attachaient à chaque versant partagé. Les petits riens qui devenaient uniques, les attentions qui touchaient au cœur, les gestes discrets mais authentiques qui émoustillaient. Il s’étonnait de la prospérité dans laquelle il fonçait, chaque matin aux côtés de celle qui le fascinait. Sasha avait découvert les aspirations hétérogènes qui constituaient le caractère d’Alma. Téméraire, elle jouissait de l’insouciance des enfants face à une situation dangereuse qu’elle jugeait enivrante. Gourmande, elle se régalait de pâtisseries en tous genres et bénéficiait d’une chance inouïe d’avoir été gratifiée d’un métabolisme tolérant. Sportive, elle possédait de furieuses compétences physiques qui l’amenaient à se dépasser en toutes circonstances. Discrète et réfléchie, elle se révélait coriace dans la compétition. Le couple avait appris à se trouver et à s’exprimer pour se fondre dans le moule des amoureux.

Marcher main dans la main sur la place du Capitole, y dégoter les meilleurs fruits et légumes sur le marché, siffler un café au Bibent, se balader aux abords des quais de la Garonne, profiter d’une vue imprenable de la place Saint-Pierre sur le Dôme de la Grave, flâner aux Abattoirs, le réputé musée d’art contemporain de la ville ou encore, s’amuser à la Cité de l’Espace comme des gamins. Leur complicité s’édifiait doucement à travers ces activités qui n’appartenaient qu’à eux et pourtant à tout le monde. Une certaine ivresse de l’ordre du réel se diffusait dans leurs échanges. Un état d’ébriété qui les conduisait de façon juvénile sur la pente de l’impertinence. Un remake symbolique de « Jeux d’Enfants », lancés dans une spirale enfantine à la Cotillard et Canet.

Ils se portaient mutuellement dans l’excès malgré la sphère impérieuse qui les fixait à la réalité. Sasha demeurait sérieux avant l’impact des examens tandis qu’Alma enfilait de nouveau, et de façon abusive, son maillot de bain, plusieurs fois par semaine, coachée par l’un de ses collègues afin de renouer avec son niveau d’antan. Un programme physique et alimentaire drastique régulait sa volonté. Une persévérance notable, intimement liée à la flamme qu’avait su raviver Sasha et aux souvenirs que la jeune femme avait réussi à aller glaner dans son for intérieur. À l’image du périple qu’elle avait partagé avec Marion, parties en sac à dos de Kuala Lumpur, en Malaisie, elles avaient remonté la Thaïlande, avant de continuer leur voyage au Laos puis au Cambodge, avant de conclure l’aventure au Viet Nam. Alma savait combien cet exode rural avait bousculé ses certitudes et réveillé ses convictions.

Malgré leurs sursauts immatures, Alma et Sasha consentaient à conserver un aspect prosaïque de la vie. L’idéal n’existait pas, ils en restaient pleinement conscients. Le tourbillon d’amour dans lequel ils avaient été enrôlés les comblait d’une euphorie manifeste qu’ils devaient polir avec minutie.

Sasha pensait être le plus cartésien au sein du couple. Du fait, sa prudence et sa crainte incontestable de la mort, le conditionnaient à agir en connaissance de cause et à geler une décision qu’en cas d’assurance totale. Grandir avec l’absence paternelle l’avait confronté à de nombreuses situations incommodantes dès le plus jeune âge. Il se rappelait combien il s’était senti navré lorsque ses institutrices de maternelle sondaient la classe dans le cadre de l’organisation de sorties scolaires, combien il regardait avec contrariété ses camarades venus avec leurs papas lors des kermesses d’écoles. Ses moments de solitudes ne l’avaient jamais quitté. Bien que sociable, Sasha s’était très rapidement tourné vers le sport et les activités extrascolaires. Mêlé à la marmaille criarde dès ses premiers pas, il avait appris l’esprit d’équipe, l’entraide mais aussi le leadership. Contre toute attente, malgré le manque profond d’une voix masculine pour le soutenir lors des compétitions, Sasha avait rapidement compris que sa mère donnerait de la voix pour deux. Entreprenante et joueuse, Daphné n’avait jamais manqué un événement sportif auquel son fils participait. Non pas, par désir de combler la carence paternelle de son fils mais par engagement et loyauté. Grâce à l’assurance de sa mère, Sasha s’était enrôlé dans le capitanat de son équipe de tennis, dès sa majorité. Persévérant, travailleur et talentueux, son abnégation l’avait conduit à obtenir la confiance de ses aînés. Doté d’un excellent revers à une main à la Federer, il se flattait d’être comparé au maestro, malgré son niveau amateur.

Une soirée de juin les conduisit jusqu’au parc japonais. Ils avaient laissé derrière eux les terrasses de cafés et de restaurants bondées avant d’apprécier la bulle insonorisée du parc. Alma arborait une robe légère à fleurs et des sandales ouvertes. Ses lunettes de soleil vissées sur son nez fin, elle observait discrètement les promeneurs qu’ils croisaient. Ils arrivèrent sur le Pont-Rouge, figure emblématique de leur rencontre. Un sourire complice fit irruption sur leur visage.

— Il faut avouer que je lui dois beaucoup, glissa-t-il avant de l’embrasser.

— C’est quand même drôle ce que le hasard peut faire parfois.

Ils s’accoudèrent quelques instants à la rambarde du pont. Alma observa son petit-ami, il semblait si paisible, le regard perdu dans l’étang. Elle ne prenait pas suffisamment le temps d’apprécier ses cheveux châtains, légèrement bouclés, les commissures angéliques de ses lèvres et sa peau lisse et halée en cette saison. Elle posa sa tête sur son épaule et savoura le moment qui leur était offert.

Une rétrospective des derniers mois lui vint en tête. Leur escapade à Paris, courant février, à l’occasion du vingt-troisième anniversaire de Sasha. Ils avaient séjourné dans un bel et luxueux hôtel, avaient profité des avantages proposés par l’établissement, jacuzzi, balnéo, massages. Les joues rouges saisies par le froid, ils avaient flâné le long de La Seine, avant d’explorer les catacombes souterraines de Paris où un tas d’ossements s’y entassait. Un circuit sinueux mais garni d’histoire. Au cours de la visite, elle se souvenait du fou rire qui les avait accompagnés par le biais d’un stupide jeu de mots. Quelques jours plus tard, à leur retour à Toulouse, Sasha s’était emparé de la cuisine afin de préparer un saumon au beurre d’épices douces accompagné de blé et ses petits légumes. L’étudiant qui avait toujours décrié l’aspect commercial de la fête des amoureux à l’aube de chaque 14 février s’était vu s’atteler à la tâche avec satisfaction. Deux mois plus tard, Sasha et Daphné avaient regroupé, dans la plus grande discrétion, l’ensemble des amis du couple afin de célébrer le passage à l’année supérieure d’Alma. Une surprise de taille pour la jeune femme qui n’avait pu contenir ses sanglots.

En fin d’après-midi, Sasha profitait des derniers rayons du soleil qui inondaient le balcon de l’appartement. La vue imprenable sur les toits anciens de Toulouse lui rappelait combien il était chanceux de vivre ce moment suspendu. La ruelle paisible qu’il surplombait se vidait à mesure que les minutes s’égrainaient et une légère brise vint lui caresser le visage. Sasha s’adonnait à ce plaisir solitaire, aussi souvent que son planning le lui permettait. Dernièrement, ceux-ci s’étaient faits rares mais d’autant plus exquis. Peut-être que la richesse de l’instant se trouvait dans l’inaccoutumé.

Sur un balcon opposé, Sasha remarquait la présence d’une femme aux cheveux gris et ondulés, tenus en arrière à l’aide d’une barrette. Elle peignait en direction du centre-ville, sûrement avait-elle saisi le moment qu’elle attendait avec patience pour se lancer dans son art. Sa main gauche s’agitait avec fluidité sur une toile blanche rectangulaire posée sur un chevalet. Dans sa main opposée, elle tenait sa palette ornée des pâtes colorées qui lui seraient utiles pour son œuvre. Sasha aurait aimé voir et comprendre le talent de cette femme.

Daphné poussa la porte de l’appartement à l’aube des vingt et une heures.

— Bonsoir, mon chéri.

— Je suis sur le balcon.

La mère de famille s’empressa de venir déposer un baiser sur le front de son fils.

— Je te prie de m’excuser, je suis tardive.

— Tu as eu une longue journée, je présume ?

— Je file me changer et je te raconte ça, précisa-t-elle.

La femme d’affaires s’éclipsa, ce qui permit à Sasha de dresser le couvert sur la table du balcon. Daphné revint, vêtue d’un short en jean et d’un débardeur blanc qui contrastait avec ses marques de bronzage, une tenue bien plus pétillante que son blazer oversize et son pantalon ample qu’elle portait quelques minutes plus tôt.

Elle poussa un léger soupir de soulagement à son installation à table. Sasha saisit son assiette et la garnit d’une salade composée de légumes de saison. Il compléta le tout de samoussas finement pliés qu’il avait pris le soin de préparer en amont. Il répéta l’action et adresse un large sourire à Daphné.

— Tu es fantastique.

— Je sais, ironisa-t-il. Raconte-moi ta journée.

— Nous avons finalisé toute l’organisation du mariage prévu ce week-end à Castelginest. Ce n’était pas une mince affaire avec un couple de cadres, au budget conséquent et aux attentes bien définies.

— Des casse-couilles ?

— Tout bonnement.

— Il paraît que le client est roi, ajouta Sasha.

— Certains le savent, nous le rappellent et tâchent de ne pas nous le faire oublier, je t’assure !

Sasha leva les yeux au ciel, admiratif du flegme dont était dotée sa mère.

— Comment s’est passée ta journée ?

— Je me suis plongé dans mes révisions ce matin, avant de rejoindre Alma en ville dans l’après-midi, il faisait un temps magnifique, c’était agréable.

— Tu es prêt pour tes examens ?

— Je l’espère, le décompte est lancé.

— Je suis certaine que cela se passera très bien, motiva Daphné.

— La semaine suivante, nous partons à l’Île de Ré avec les copains, annonça Sasha.

— Génial ! Vous serez tous là ?

— Y compris Mathilde, attesta-t-il.

— La clique au grand complet !

Sasha se servit de nouveau puis jeta un regard intéressé à la femme qui avait disparu de son balcon. Le soleil capitulait et l’angle de vue ne semblait plus s’adapter à la noblesse de son coup de pinceau.

— Je ne te l’ai pas encore annoncé mais nous allons fermer l’agence pendant deux semaines cet été.

— Vraiment ?

— Après dix années sans vacances estivales, avec Alice, nous avons jugé légitime de lever le pied cet été.

— C’est une excellente nouvelle, tu vas enfin pouvoir relâcher la pression, observa Sasha.

— Je crois que nous en avons toutes les deux besoin. Nous avons jeté notre dévolu sur la dernière semaine de juillet et la première semaine d’août.

— Vous n’aviez pas d’événements de planifiés ? S’étonna Sasha.

— Cela fait plusieurs mois que nous en avions discuté, à chaque demande client, nous faisions en sorte de les dissocier de cette période et finalement, nous y sommes parvenues, expliqua Daphné.

— Vous avez prévu quelque chose, n’est-ce pas ?

— Bien sûr, nous allons partir entre copines !

— Je m’en doutais, sourit Sasha.

— Alice et Gaëlle sont disponibles, j’ai vraiment hâte !

— Vous iriez où ?

— Probablement aux États-Unis, annonça-t-elle, les yeux aussi ronds que des billes et le sourire jusqu’aux oreilles.

— Waouh !

— Le frère de Gaëlle vit à Los Angeles, c’est pourquoi nous serions dispensées de toute réservation d’hébergement, d’où notre décision de dernière minute concernant la destination.

— C’est une opportunité à saisir, confirma Sasha, ravi de l’émerveillement de sa mère.

— Je m’y vois déjà ! J’ai envie de m’amuser !

— Tu mérites un break, conclut-il en accentuant sa prononciation.

Quelques jours plus tard, Sasha avait patienté de longues heures avant l’annonce officielle des résultats. Après avoir fait les cent pas dans l’appartement, il avait finalement pu se délivrer d’une pression accablante à la lecture de sa validation. Enfin diplômé d’un Master 2 Recherche Océan Atmosphère Surfaces Continentales, il pourrait rapidement exercer son métier conjointement lié à sa passion de toujours. Il n’avait éprouvé aucun regret à quitter définitivement l’Université de Toulouse III après son dernier partiel. Sa vie d’adulte commençait, celle qui terrifiait et fascinait, celle qu’il avait tant attendue et qu’il voulait vivre avec adoration et véhémence. Il adressa secrètement une pensée à son père, il l’imaginait fier et comblé. Sasha se considérait agnostique, il évitait d’ailleurs toute discussion à ce sujet, coupable d’un manque de connaissances dans le domaine. Mais, il se surprenait parfois à regarder le ciel, à la recherche d’un signe, d’un symbole unique qui le rapprochait de son défunt paternel. Ce lien qu’ils n’avaient plus, Sasha l’entretenait à travers ces échanges muets. La citation de Bastien Vivès, auteur de bande dessinée Français, l’avait interpellé à son adolescence :