Le manuscrit de Transylvanie - Alexandrina Burth - E-Book

Le manuscrit de Transylvanie E-Book

Alexandrina Burth

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Beschreibung

Au premier abord, le destin qui se dessine semble inhabituel, mais une exploration plus profonde révèle des interrogations métaphysiques enracinées dans le paranormal et l’ésotérisme. Les trois parties du roman dévoilent l’évolution d’un individu dont le changement de personnalité a un lien avec ses trois prénoms. Une énigme plane : quelle est sa véritable identité ? La réponse à cette question promet d’être assurément surprenante.

À PROPOS DE L'AUTRICE

À la recherche de la liberté et de la connaissance et animée par son amour pour la lecture, Alexandrina Burth a eu l’idée d’illustrer sous une forme littéraire les intersections entre la pensée cartésienne occidentale et les traditions perpétuées dans des régions plus ou moins éloignées. Les personnages, les évènements et les lieux de ce livre sont porteurs d’une expérience authentique vécue.

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Alexandrina Burth

Le manuscrit de Transylvanie

Roman

© Lys Bleu Éditions – Alexandrina Burth

ISBN : 979-10-422-1424-1

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122- 5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122- 4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335- 2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

À Yves et Fabienne

Je contemplais la vieille icône noircie par le temps et surtout par la fumée d’innombrables cierges allumés ici depuis des siècles, lorsqu’un bruit des pas m’arracha à mes pensées. Une petite religieuse vêtue du noir de la tête aux pieds s’approchait lentement, et, d’un air hésitant, essayait, dans un français approximatif, de s’excuser de me déranger. Elle se présenta en tant que sœur Elena.

J’ai pu comprendre qu’elle m’observait depuis mon arrivée au monastère et qu’elle était persuadée que j’étais bien la personne à qui elle pouvait confier son trésor. Puis comme par magie, elle sortit des plis de son habit un sac en plastique, et sans demander mon avis, le posa dans mes bras.

Désemparée, j’examinais cet étrange cadeau, tandis qu’une odeur âcre de moisissure se dégageait d’une liasse de papiers jaunâtres aux coins retroussés, entassés dans le sac. Que voulait-elle que j’en fasse ? Avant que je me décide de lui poser la question, la petite femme réunit ses mains en prière, et, sans un mot dire, s’empressa vers la sortie, et disparut dans la cour du monastère.

Je n’ai pas hésité à lui courir après. Mais une fois dehors, je ne la vis plus. Elle s’était volatilisée. Malgré le poids du sac, je me suis lancée à sa recherche tout en faisant attention de ne pas bousculer les visiteurs qui erraient dans les allées.

Quelques mètres plus loin, je me suis trouvée dans une sorte de carrefour, qui partageait le magnifique jardin fleuri en quatre quarts de dimensions quasi égales. Mes chances de retrouver les traces de la petite religieuse étaient divisées par quatre. Découragée, je me suis assise sur un banc en bois et je scrutais les alentours. Toujours, pas de traces… Puis j’ai sorti la rame de papier du sac et, à travers mes lunettes de soleil, j’essayais de déchiffrer une écriture désordonnée dans une langue qui ne pouvait être que du roumain. C’était un manuscrit, mais à part quelques mots très proches du français, le texte était incompréhensible.

En levant les yeux, j’ai vu arriver deux nones, qui semblaient m’épier. La plus grande se signa visiblement troublée, et retourna vers sa sœur. Celle-ci, sans rien dire, me montra la direction d’une grande poubelle qui trônait un peu plus loin. J’ai tout de suite compris le message, mais loin de lui obéir, je lui ai répondu par un large sourire. Toute cette paperasse devait contenir des informations dangereuses, et les deux bonnes sœurs ne faisaient que m’avertir de mon imprudence. Ma curiosité devenait d’autant plus forte.

C’est ainsi que, malgré l’alerte, j’ai quitté les lieux avec mon précieux sac en plastique et, arrivée à l’auberge, je l’ai rangé dans ma valise. Ma visite dans ce coin de paradis aux pieds des Carpates prenait fin, et au volant de la petite voiture de location, je pris la route vers Bucarest.

Le lendemain, en route vers l’aéroport, j’ai rendu visite à Raluca, une amie de longue date, traductrice et écrivaine. Je lui ai laissé le manuscrit, qu’elle accepta de traduire en français.

Six mois plus tard, j’ai reçu un colis contenant ce que mon amie avait nommé « Le manuscrit tombé du ciel », sans aucun autre commentaire de sa part.

Après sa lecture, que je perçois comme une intéressante fiction littéraire, j’avoue qu’un tas de questions continuent de troubler mon esprit cartésien. Peut-être que des lecteurs amateurs aussi bien d’aventure que d’ésotérisme dénicheront des vérités…

J’espère retourner un jour dans l’énigmatique Transylvanie et retrouver la personne qui m’avait confié ce manuscrit. En était-elle l’auteur ? Où se situent les frontières entre le réel et la fiction ?

Nous sommes venus au monde le même jour et à la même heure. Lorsque j’ai vu le bébé chétif et braillard, je l’enveloppai d’une onde de compassion et de tendresse, mais je savais que mon action ne servait à rien. Auprès de lui, sa mère, anéantie après l’effort de l’accouchement cherchait à s’endormir, tandis que la sage-femme, visiblement contente de sa prestation, se préparait à quitter la chambre d’hôpital. J’étais la seule à comprendre le sens de ses cris, puisque j’éprouvais aussi ses sensations et je partageais sa souffrance. Néanmoins, s’il savait ce que la vie lui préparait, il aurait décidé de cesser de respirer… Ma mission auprès de lui est de l’écouter au plus profond de son être et de suivre son combat. En sortira-t-il vainqueur ou vaincu ? Désormais, nous serons inséparables, je le suivrai de près, je l’observerai et je consignerai les faits. Ne tombez pas dans l’erreur de penser que je prendrais la plume. Mon scribe est là, toujours prêt à mon écoute…

Il est bien connu que les humains n’apprécient pas les regards fouineurs ni les questions indiscrètes et qu’un être en chair et en os n’a pas d’yeux équipés pour l’exploration des âmes. Moi, par contre, je regarde, j’écoute, je sonde les cœurs en toute discrétion. Bien que ça vous paraisse incroyable, je vous assure qu’il y a très longtemps que quelques mortels avaient pu remarquer ma présence, mais aujourd’hui, les gens sont trop occupés avec leur quotidien pour faire attention à moi. Pourtant, je suis là, et avec un peu d’imagination, on pourrait entrevoir ma nature : si vous supposiez que je sois un lutin ou l’ange gardien ou l’ombre de ce petit bout de chou, vous ne seriez pas loin de la vérité. Tout dépend de votre registre culturel et imaginatif. En tout cas, si je vous en révélais plus, vous ne me croiriez pas… Pourtant vous allez peut-être me découvrir un peu plus tard, en même temps que mon protégé. Pendant longtemps, il ne se doutera pas de mon existence, mais j’espère qu’un jour il me rencontrera.

Après cinq ans d’observation attentive, je constate qu’il vient d’ouvrir les yeux et les oreilles de l’entendement et il commence à me fournir le matériel nécessaire à la rédaction de mon rapport. C’est avec joie et impatience que je vais confier à mon scribe la chronique d’une vie qui a débuté dans des circonstances assez particulières.

Pendant ces premières années, j’ai passé des moments très intenses, mais aussi des périodes dépourvues de tout intérêt, où mon ami tombait carrément dans la banalité, et alors je m’ennuyais à mourir. De tels passages, il y en aura certainement beaucoup dans l’avenir, mais je vous promets de vous les épargner ; ces étapes-là, je les laisserai de côté et je ne m’arrêterai qu’aux épisodes chargés de signification. Cependant, je me dois de vous avouer qu’il m’arrive parfois de dépasser la sphère de mes attributions auprès de Daniel, et de mettre le nez dans la vie de ceux qui l’entourent. Comment j’y arrive ? Tour simplement, je prends contact avec « mes collègues chargés de missions » auprès des autres, qui me transmettent des informations. Vous avez bien compris que je ne suis pas unique dans ce genre de travail et aussi, que chacun de vous est accompagné tout le long de sa vie.

Avant de me retirer derrière ce récit, d’où je vais rebondir très rarement, je vous préviens que, dans le monde de l’invisible, je ne suis pas la seule à m’intéresser à Daniel. Il y a quelqu’un d’autre… Ne me confondez surtout pas avec lui ! Ce personnage, par contre, ne se gêne guère à se manifester en toute sa « splendeur ». À chacune de ses irruptions, je respecte la règle, je me fais toute petite, je me cache, j’observe et je consigne ses gestes et ses propos. Mais je ne quitte pas pour autant mon camarade. Rassurez-vous, je ne fais que changer d’angle d’observation. Allons donc voir…

Daniel

I

26 janvier 1951

La nuit épaisse comme la glaise avait englouti la pièce tout entière. Une couche opaque de magma noir alourdi de silence enduisait les irrégularités de l’espace en effaçant toute discontinuité : les corps allongés sur les lits n’avaient plus de contour, leur forme avait fondu dans l’ensemble des meubles et d’objets inanimés. Seul le souffle des narines et des bouches ouvertes témoignait encore de la vie qui, palpitant dans les veines, poussait les cerveaux aux voyages et aux aventures sur les routes de l’étrange…

Quelle mystérieuse et magnifique glissade de l’autre côté de la réalité lorsque, poussé au-delà des limites de son corps, le héros acquiert des ailes de chérubin et un cœur de dragon ; il survole des terres inconnues vers le pays de toutes les possibilités, où la loi, le temps et l’espace n’ont plus de sens devant l’élan de liberté de ses habitants. La vie et la mort fusionnent dans une existence sans lutte ni contradiction ; des anges côtoient des démons, des souris épousent des dinosaures, des morts ressuscitent et se mêlent aux vivants… Et cette faune peuplant les contrées du rêve s’évanouit toujours aux premières lueurs du matin, et laisse des traces fantomatiques dans l’âme du rêveur revenu à la lumière du jour.

Une respiration légère et précipitée, faisant note discordante avec l’ambiance de calme et d’abandon, fut coupée d’une toux brève. Daniel ne dormait pas. Il écoutait l’écho de son pouls résonant dans ses tempes, et attendait le cœur serré l’arrivée de quelque chose de terrible. Frappé d’horreur, l’enfant voulut appeler au secours, mais il ne le fit pas. Une sorte de convention tacite avec l’autre lui infligeait le silence. Il n’avait pas le droit d’en parler. L’image de son visiteur nocturne avec ses cornes, sa queue et ses sabots restait très vive dans sa mémoire et il savait que le moindre mot risquait de le ramener une fois de plus devant les yeux de braise de ce personnage, dont le nom lui échappait. Nul ne pouvait le secourir… Pourtant, ils étaient tous là : à sa droite, le père dormait allongé sur le dos, le visage et le torse découverts, la mère assurait le flanc gauche, et le danger ne pouvait pas venir ni d’un côté ni de l’autre. En dessous, il y avait le matelas, dont l’épaisseur rendait impossible toute intrusion. Cependant, le vide qui s’ouvrait, telle une bouche sombre et béante au-dessus du lit, pouvait l’aspirer à tout moment et l’emporter dans les bras du monstre…

L’enfant ouvrit les yeux et ne vit que le noir. Les doigts tremblants, il saisit le bord de la couette et s’en couvrit la bouche, puis le nez, puis le front ; il était à l’abri. Mais bientôt, l’espace chauffait, l’air se faisait rare et son cachot devint insupportable. Presque étouffé, il dut sortir de là et respirer librement.

Un rire éclata quelque part dans la chambre et un frémissement indéfini fut suivi d’une détonation violente. Daniel sentit son cœur s’arrêter, et le cri montant de sa poitrine lui resta coincé au fond de la gorge séchée et muette. Ses muscles refusaient d’obéir à toutes commandes, et des sueurs froides jaillirent à travers les pores dilatés. Lorsque le sang se remit à irriguer son cerveau, l’enfant réalisa avec étonnement qu’il n’était pas encore mort, qu’il pouvait même bouger et penser. L’illumination fut presque instantanée : son frère venait de faire un ses rêves guerriers et que dans ses combats, il s’était tout simplement cogné contre le panneau latéral en bois de son lit. Soulagé, il poussa un long soupir. Néanmoins, la rancœur commençait à bourgeonner dans son âme : même endormi, Octavian ne cessait de lui jouer des tours. Et, qui plus est, il pouvait dormir toute la nuit sans avoir peur de qui que ce soit, tandis que lui n’arrivait pas à fermer l’œil. Mais, en fin des comptes, il valait mieux rester éveiller et éviter toute nouvelle rencontre avec le monstre sans nom, qui hantait ses rêves. Il ne devait que patienter jusqu’au petit matin, quand tout le monde se lèvera et quand le son et la lumière chasseront ce silence lourd et menaçant.

En attendant, il se blottit contre le dos de sa mère et referma ses paupières. La respiration calme et régulière de la femme le rassura, et l’enfant se sentait protégé. La nuit semblait longue, éternelle… Daniel se demanda quelle heure était-il, mais il savait que de toute façon, il n’aurait pas su lire le cadran d’une horloge. Pourtant, il pouvait déjà compter, pas très loin, mais il arrivait, tout de même, jusqu’à vingt : un, deux, trois, quatre, cinq, six… douze… dix-huit, vingt, un, deux, trois… Et, le sommeil s’approcha en douceur sur la pointe des pieds et s’y installa progressivement dans le rythme du comptage.

Fidel à ses habitudes de tous les matins de la semaine, à six heures pile, le vieux réveil placé au milieu de la table, se mit à déployer sa gamme de grincements stridents et désaccordés. Les vibrations et les secousses le faisaient trébucher sur ses pattes jusqu’à la perte de l’équilibre. L’inévitable culbute ne l’empêcha nullement de mener à bout sa mission matinale, et le vacarme convulsif continua jusqu’à la détente complète de son ressort rouillé.

Octavian fut le premier à réagir. Des bâillements répétés lui disloquaient les mâchoires. Puis il se retourna sur le ventre et, bras et jambes étirés jusqu’à la limite de sa peau, l’enfant constata l’absence de tout obstacle. Son jeune frère n’était pas là. Il n’y avait pas de mystère : « le mioche s’était encore débrouillé pour dormir avec Maman et Papa. Une vraie poisse, celui-là », se dit-il. Ensuite, il souleva la tête à la recherche du déserteur.

Dans le grand lit, on commençait à remuer. La mère se dressa lentement et resta un bon moment assise, le regard perdu dans la pénombre de la pièce.

— Ouf, qu’est-ce que j’ai mal à la nuque, dit la femme en se massant la base du cou. Je suis ankylosée. Ce gosse m’a collé au dos toute la nuit et je n’ai pas pu bouger d’un cran.

Le père se leva lui aussi. Pas un mot. Morose, il se frotta les yeux en regardant le gamin qui, recroquevillé comme un chiot, profitait pleinement des délices du sommeil. « Il faudra arrêter ce manège, pensa-t-il. Il ne va pas dormir avec nous jusqu’à son mariage… » L’homme toussa et se mit debout. L’air frais lui donnait la chair de poule. Il attrapa un gilet, l’enfila par-dessus son pyjama et sortit, pieds nus dans le corridor. Là, il se chaussa hâtivement, quitta la maison à grande allure vers les latrines installées au fond de la cour.

— Mon Dieu, quel froid ce matin, dit la mère d’une voix tremblante. Les pans de sa robe de chambre marron foncé à rayures jaunes tombaient lourdement sur ses orteils sortant des pantoufles miteuses. Tout en grelottant, elle se dirigea vers la cuisinière, et alluma le gaz. La petite flamme explosa dans un cercle de lumière bleu rose, tandis que son sifflement sourd commençait à donner l’envie de s’aventurer hors du lit.

— Maman, je veux le pot, demanda Octavian à mi-voix.

— Il est dans le couloir.

— Mais, il fait trop froid…

— Arrête tes caprices. Grouille-toi ! dit la femme d’une voix autoritaire. Elle remplit d’eau une casserole en aluminium et la plaça sur le feu. À côté sur une chaise basse, elle posa une petite bassine métallique, une savonnette et une serviette pliée sur le dossier.

— Daniel, appela-t-elle doucement. Lève-toi, mon chou, c’est l’heure.

La réponse ne fut qu’une sorte de grognement, et Daniel se couvrit les yeux. Sa mère s’approcha, souleva la couette et prit la petite main chaude et grassouillette, en la secouant légèrement.

— Tu ne veux pas aller à l’école aujourd’hui ? Quand même… Viens, mon ange, il faut te laver.

— Lève-toi, espèce de morveux, s’écria son frère depuis le couloir.

Les yeux toujours fermés, Daniel se traîna jusqu’au bord du lit, et sa mère le prit dans ses bras. Sa bouche serrée en cul de poule laissait deviner une forte envie de pleurer.

— J’ai sommeil, gémit-il.

Un claquement de porte le fit sursauter. De retour dans la chambre, le père jeta un coup d’œil mécontent vers la femme assise.

— Il est prêt mon thé ? lui lança-t-il sèchement.

— Et quoi encore ? lui rétorqua Maria sans le regarder. Je n’ai que deux bras et je ne peux pas être partout. Elle attrapa le gamin par sa manche de chemise et le tira hors du lit.

— Va faire ton pipi, Daniel ! Et toi, Octavian, viens vite te débarbouiller !

Le frère aîné fit la sourde oreille et resta figé au milieu de la pièce. Seuls ses yeux noirs, deux charbons éteints suivaient les gestes au ralenti de Daniel, et au moment où celui-ci passait les yeux mi-ouverts, Octavian avança son pied droit. Le croche-pied réussit et le garçon plongea telle une bûche rigide. Des hurlements éclatèrent aussitôt. Satisfait du résultat, l’agresseur s’enfuit derrière la table et se mit à rire à gorge déployée, en se tapant sur le ventre.

— Arrêtez, espèces de diables ! cria la mère énervée. Lève-toi de là et arrête de chialer il ne t’a pas tué ! Et toi, sale gosse, fiche-lui la paix, une fois pour toutes !

— C’est réparti, grogna le père, l’air ennuyé. Si l’on avait des filles, on serait tranquilles maintenant. Octavian, fais gaffe !

Quatre tasses en faïence blanche alignées sur la nappe en tissus d’une couleur incertaine attendaient le liquide jaune clair exhalant des vapeurs parfumées à la camomille. Quelques tranches de pain rassis empilées devant le bocal de confiture de griottes complétaient comme d’habitude le petit déjeuner. Le beurre tellement rare dans le commerce fut presque oublié, et son absence ne chagrinait plus personne.

L’ampoule électrique suspendue au plafond par un fil un peu tordu projetait sa lumière terne sur les meubles vétustes ; les nombreuses égratignures prenaient des reflets rougeâtres sous les couches successives de laque. Mais les rayons lumineux semblaient particulièrement attirés par le grand miroir ovale, fixé sur la porte centrale de l’armoire tel un œil vitreux et triste surveillant de son regard de cyclope muet la vie de la maison. Parcourue d’un réseau de fissures et de taches de moisissures, la glace laissait voir la même décrépitude que l’armoire, la table, les lits et les chaises.

Cette année, l’augmentation du prix du charbon était arrivée au même moment que le grand froid, et chauffer deux pièces à la fois tenait désormais du domaine du luxe. C’est ainsi qu’un coin cuisine avait été installé dans la chambre où on dormait, mangeait, faisait sa toilette, ses devoirs et sa lessive. Et, l’œil laiteux du vieux miroir restait le témoin fidèle et complice de l’intimité familiale.

Le père quitta la table et ouvrit les volets. Un souffle hivernal envahit la pièce et fit frémir la flamme de la cuisinière. Secoué par un bref frisson, l’homme inspira à plusieurs reprises l’air frais de la rue avant de se décider à refermer la fenêtre.

Andrei Avram jeta un dernier coup d’œil à travers la vitre fermée et décorée de fleur de glace, et s’érigea vers la porte.

— On y va ? demanda-t-il. Sa question était plutôt un ordre.

Sa femme ne répondit pas. Elle prit un journal, déchira les feuilles et empaqueta les casse-croûtes. Deux paquets contenant du pain, du lard fumé et une pomme faisaient le menu de tous les jours, mais parfois il y avait des variations, et les pommes étaient remplacées, selon les possibilités, par des pruneaux, des poires ou des noix. Ensuite, comme si elle voulait narguer son mari, Maria prépara les paquets des enfants, par des gestes lents et étudiés. Ils n’achetaient pas le journal, ils le recevaient tous les jours à l’usine, qui retenait sur leur salaire le coût de l’abonnement. Personne ne s’occupait à lire les articles, rédigés dans la ligne la plus stricte de l’idéologie du Parti, mais le papier servait toujours comme emballage, pour allumer le feu et aussi, malgré l’encre noire, aux lieux d’aisance.

— Octavian, dit la mère, tu feras gaffe à bien fermer la porte à clé et n’oublie surtout pas le foulard de ton frère. Son bonnet et ses gants aussi !

— Oui, Maman, répondit le garçon, qui à genoux sur la chaise suivait du regard la sortie de ses parents. Lui et son petit frère allaient partir dans une demi-heure pour l’école.

— Au revoir, les enfants, lança la mère du seuil de la porte. Et soyez bien sages, hein !

Comme chaque année, l’hiver tenait ses promesses à Sebes, cette bourgade du centre de la Roumanie. Le froid n’empêchait pas les gens de fourmiller dès le petit matin. Les quelques ampoules allumées en haut des poteaux éclairaient à peine les rues.

À la trentaine, Maria Avram était d’une taille moyenne et, selon les goûts locaux, qui mettaient en valeur les rondeurs féminines au niveau des hanches, des fesses, des seins et des joues, elle était trop maigre. Son visage ovale à peau terne et encadré par des cheveux coupés court et frisés n’avait rien de particulier. Une permanente deux fois par an et une ombre de rouge à lèvres, appliquée discrètement le dimanche étaient tout l’artifice utilisé pour embellir une nature fatiguée et prématurément vieillie. Ni blonds ni bruns, ses cheveux avaient la couleur de la terre sableuse et séchée en été. Ses yeux verts, par contre, à moitié cachés sous des paupières lourdes, laissaient deviner un feu intense, un tourbillon de pensées et d’émotions nées à la confluence de l’esprit et de l’instinct. Issue d’une famille de paysans et malgré une instruction plutôt sommaire, elle surprenait par son pouvoir de pénétrer le cœur des choses et des situations.

D’une stature plutôt imposante, son mari n’avait rien de particulier. Dégarni au sommet, son crâne portait une demi-couronne de cheveux foncés et légèrement ondulés, s’étalant d’une oreille à l’autre. Malgré sa calvitie, il pourrait passer pour un bel homme, mais le qualificatif resterait hasardeux si l’on prenait en compte ses yeux gris noisette, dont le regard inexpressif ne dégageait que du vide et de la froideur. Ni la joie ni la colère n’arrivaient à franchir le seuil de cet écran de neutralité.

— Il faut que je te cause femme, dit-il après avoir raclé sa gorge. J’ai bien gambergé et maintenant, je peux te dire ce que je vais faire…

— Je t’écoute.

L’homme continuait de marcher en regardant tout droit devant lui, puis il ralentit le pas et se pencha vers l’oreille de Maria :

— Il y a une semaine, on m’a appelé au bureau du Comité du Parti, tu vois ?

— Ah bon ?

— Et, reprit-il, le Secrétaire m’a demandé si je ne voulais pas travailler ailleurs qu’à l’usine. J’ai répondu que oui. Alors il m’a dit que je pourrais avoir une bonne place ailleurs.

— Où ça ?

— Ben, je pourrais maintenant sortir de ce merdier d’usine puante et travailler dans un bureau.

— Alors, ça, c’est la meilleure ! pouffa la femme.

— Ne te marre pas comme une sotte, laisse-moi finir. On m’a proposé le poste d’Administrateur de la Cantine Municipale, dit-il avec une ombre de fierté. Est-ce que tu te rends compte de ma veine ?

— Bien sûr ! Ils ne pouvaient pas mieux choisir ! ricana à nouveau sa femme.

— Que veux-tu dire ?

— Allons, Andrei : tu n’es qu’un simple ouvrier qualifié dans ton métier, mais tu n’es pas un intello…

— Toi non plus, riposta-t-il instantanément.

— Bien sûr que non ! Mais je n’ai jamais rêvé à jouer à la grande dame aux chaussures à talons dans un bureau… Arrête de déconner !

L’homme s’efforça de garder son sang-froid et essaya de se défendre :

— Tu parles comme si tu ne savais pas comment ça marche de nos jours. Regarde le Directeur, regarde le Maire et encore beaucoup d’autres qui portent la cravate autour du cou. Tout le monde sait de quel trou ils sortent et comment ils ont eu leurs diplômes… On a grandi ensemble, et ce n’est pas auprès de la queue des vaches qu’ils ont fait leurs grandes études. Et, si on cherche encore plus loin, jusqu’à là-bas, à Bucarest, on trouve, sans aucun doute, des ministres qui, jusqu’hier, n’étaient que de simples ouvriers comme moi… C’est fini avec la bourgeoisie ! La voix d’Andrei se coupa brusquement, fatiguée par l’effort de cette tirade.

— Justement ! Ils sont tous des culs-terreux, comme toi !

— Fais gaffe, femme ! Si l’on n’était pas en pleine rue, je t’aurais fermé moi, ta grande gueule, dit le mari en serrant ses dents et ses poings.

— Et tu trouves que c’est bien, reprit-elle sans se soucier de la menace, que les affaires du pays soient menées par des ânes qui arrivent à peine à lire et écrire ?

— Nul ne naît philosophe. Toute la vie est faite pour apprendre.

— Oui, bien sûr, mais il y a un âge pour tout. On ne se met pas au parfum de la multiplication à 35 ans ! conclut Maria avec mépris.

La discussion touchait aux points trop sensibles, sécréteurs d’hormones explosives, qui enflammaient les cœurs et affûtaient les langues en vue d’affrontements autrement dangereux. L’esprit surchauffé, ils ne sentaient plus le froid et le début des hostilités fut ainsi déclaré.

— Je me doutais bien que bornée comme tu es, ce n’était pas la peine de t’en parler. J’espérais quand même… siffla Andrei en direction de sa femme. Tu m’emmerdes ! Quel idiot j’ai été lorsque j’ai épousé une telle vipère ! Passe-moi mon casse-croûte, je ne veux plus te voir à la pause et si possible, jamais de ma vie

Maria s’arrêta, regarda à droite, puis à gauche, et en toute discrétion, glissa sa main dans son cabas et retira le paquet, qu’elle posa brutalement dans la main de son mari. Ils n’étaient pas loin de l’usine et la masse de travailleurs s’épaississait progressivement. Maria et Andrei ne se parlaient plus, mais ils continuaient leur chemin côte à côte, comme si de rien n’était.

Une fois le poste de garde passé, ils se séparèrent sans un mot. L’homme essayait de calmer sa colère en pensant au match de football, qui allait être transmis à la radio dans l’après-midi. Les deux équipes de première division allaient, sans doute, faire une excellente prestation… Dès qu’il ouvrit la porte de l’atelier, l’odeur fétide et nauséabonde le frappa de plein fouet et lui coupa tout enthousiasme. Instinctivement, il retint sa respiration et chercha son mouchoir. Un éternuement violent le secoua de la tête aux pieds. Il se moucha bruyamment, mais le regretta aussitôt, puisque les exhalaisons putrides ne firent que mieux pénétrer ses narines épurées. Andrei avait envie de vomir. Il faisait de grands efforts pour contrôler le remous de ses entrailles, mais le travail devait se faire. Et la colère contre sa femme était toujours là. Elle travaillait à l’étage dans un atelier de maroquinerie où, devant sa machine à coudre, ne se souciait guère de la puanteur irrespirable de la tannerie. Elle ne voulait rien savoir, « et de toute façon, se dit l’homme, je ne vais pas me laisser commander par une femme ».

3 février 1951

— Bravo les enfants ! Vous avez très bien travaillé. Je suis fière de vous. Maintenant, fermez vos blocs et ramassez vos crayons ! Il est presque dix heures et nous allons goûter.

La voix limpide et gaie de la Maîtresse résonnait telle une clochette en argent dans la salle de jeux. La femme d’une cinquante d’années, petite et rondelette, hissée sur ses hauts talons, passait lentement d’une table à l’autre, en attendant que les enfants s’exécutent. Puis elle s’arrêta au milieu de la pièce. L’attente ne fut pas longue, puisque tout le monde se conforma à son ordre, qui n’était certainement pas, à discuter. La Dame représentait la loi absolue et sa personne réunissait tout ce que les enfants pouvaient imaginer sur l’autorité. C’était elle qui décidait si tu es gentil ou voyou, intelligent ou bête, beau ou laid… Un regard, un sourire ou un mot d’elle pouvait aussi bien combler, que terrasser le môme qui se trouvait sur son chemin.

Daniel la craignait et la vénérait à la fois. Il avait bien compris que dans le monde des grands, il y avait toujours un Chef, quelqu’un de redoutable, et que tous les autres devaient lui obéir. Ses parents en parlaient souvent à la maison et maintenant, il savait que le Chef était encore au-dessus de Maman et de Papa, qu’il vivait mieux qu’eux, qu’il avait plus d’argent, que sa maison était plus grande, qu’il mangeait plus de viande et des bonbons, ou même du chocolat. Mais il savait aussi que le Chef avait plusieurs visages : Daniel l’avait déjà reconnu dans la maîtresse d’école, dans le milicien du coin de la rue, dans le contremaître de son père ou dans le Directeur de l’usine. Peu importe leur nom, tous ces gens-là étaient des Grands et il valait mieux se tenir bien devant eux, et éviter de les contrarier.

Une fois le matériel de dessin rangé et les cartables sur les genoux, les enfants assis sur les petites chaises alignées le long des murs, se mirent à grignoter leur tartine. Daniel avait deux tranches de pain superposées et collées par une couche épaisse de saint doux, qui lui laissait un délicieux arrière-goût de rôti de porc. Qui plus est, sa Maman savait toujours ajouter des choses comme le paprika doux, des tranches de cornichons ou de radis noirs. C’était toujours succulent. En sachant qu’il y avait des enfants plus pauvres, dont les parents ne se permettaient pas de tuer le cochon, il s’estimait heureux de pouvoir savourer ce genre de sandwich. Les autres, hélas, se contentaient d’une tartine à la marmelade de prunes, qui leur laissait des traces comme des moustaches colorées au-dessus de la bouche. Ce barbouillage faisait rire, bien sûr, et Daniel détestait que l’on se moque de lui et, après tout, il aimait le saindoux…

Le plaisir de mâcher ce délice fut soudainement coupé par un besoin pressant dans le ventre. Cependant, il n’était pas question de bouger : la Dame n’aurait pas apprécié un tel écart de discipline à l’école, et il fallait attendre la récréation.

Petit à petit, les mâchoires de l’enfant ralentissaient leur mouvement puisque sa gorge trop séchée avait du mal à avaler. Il avait soif. La gourde remplie d’eau était pourtant là, elle formait une belle bosse dans les parois de son cartable en taule, mais il était interdit de boire pendant le repas. On buvait tous ensemble après avoir fini de manger, pour avoir une bonne digestion. C’était quoi la digestion ? Encore un de ses mots incompréhensibles, mais Daniel pensa que ça devait tenir aussi de la discipline…

Il continuait de prendre des bouchés, de plus en plus petites, jusqu’à la taille de miettes, qu’il faisait tourner dans tous les sens avec sa langue avant de les avaler. Finalement, n’ayant plus rien dans sa bouche, il mâchait du vide. Le voilà en train de tricher, mais en fait, ce n’était pas la première fois… Nonobstant, la tricherie le gênait beaucoup moins que la pression dans la vessie, et il se mit à invoquer tous les anges du ciel de lui épargner le malheur de faire pipi dans sa culotte. Une telle honte aurait fait de lui l’objet de moquerie, non seulement de sa classe de maternelle, mais de la ville entière. Il serra ses fesses et croisa les jambes.

Figé dans cette position et avec sa chevelure blonde et frisée, le garçonnet avait l’air d’une statue grandeur nature d’un Éros désabusé et dépourvu de ses ailes et de son arc. Néanmoins, ses yeux bleus, grands ouverts et tristes, réduisaient la statue à une misérable poupée abandonnée dans un grenier encombré de vieilleries.

— Attention, les enfants, résonna la voix de clochette. Tout le monde se prépare. On va sortir dans la cour. Vous regardez bien autour et vous ramassez les miettes. Allez-y !

Le vacarme qui éclata à l’instant ne laissait pas de doute sur l’importance capitale de la pause, le moment le plus attendu de la matinée. Discipline ou pas discipline, les énergies trop longtemps bridées se déchaînèrent et la salle de classe devint une jungle, remplie de cris et de bonds sauvages. Impuissante, la Maîtresse regardait ses petits élèves, et pénétrée d’une profonde philosophie de la résignation, elle se dit que finalement, la nature était plus forte que la culture. Persuadé que la cueillette de miettes autour de sa chaise pouvait encore attendre, mais son ventre ne lui laissait plus de délai Daniel fut parmi les premiers à s’enfuir dans la cour. Il eut raison, puisqu’il avait du mal à contrôler sa vessie, qui menaçait d’exploser avant qu’il déboutonne son pantalon. Finalement, le désastre fut évité.

Les quinze minutes de pause s’étaient écoulées rapidement et les enfants, toujours pris dans le tumulte du jeu, avaient du mal à apaiser leur bouillonnement et à reprendre leur place assise le long des murs. Peu à peu, le calme revenait et elle pouvait reprendre son activité éducative :

— Et maintenant, nous allons chanter. La femme s’assit sur une chaise, en prenant soin que ses genoux et ses mollets soient bien couverts. La colonne droite et les jambes croisées avec élégance, elle rangea les pans de sa jupe écossaise, qui tombaient en dizaines de plis tout autour de la chaise.

Daniel tomba, une fois de plus en admiration devant cette image qui, pour lui exprimait tout ce qu’il pouvait avoir de plus beau chez une femme : ses mains blanches comme le lait finissaient par des ongles ovales, qui couverts de verni rouge dépassaient le bout des doigts. La main gauche portait deux belles bagues : une alliance, car la Dame devait avoir un mari et une autre, ornée d’une grande pierre couleur de l’eau. C’était du jamais vu ! Il aurait tellement aimé pouvoir toucher, ne serait-ce qu’une seconde ces belles mains ou s’en faire caresser les joues, mais il savait bien que ça ne se faisait pas. La Dame ne faisait pas partie de son monde à lui, elle était au-dessus, d’où elle surveillait, dirigeait, accordait la grâce ou le châtiment ici-bas.

— Bon, alors, nous commençons par la très belle chanson que nous avons apprise la semaine dernière. Quel est son titre ? demanda-t-elle.

Une forêt de bras s’agitait en l’air, signe d’un grand savoir. En attendant, il y avait quelques têtes oublieuses qui, l’air très embarrassé, laissaient fuir leur regard vers le bout des chaussures. La Maîtresse passa la classe en revue et ses yeux s’arrêtèrent sur le visage radieux d’une petite fille qui remuait désespérément ses doigts pointés vers le plafond.

— Oui, Tatiana !

— Notre chanson s’appelle « L’Internationale », s’écria-t-elle d’une voix aiguë et victorieuse.

Tous les bras descendirent et la déception et la jalousie se gravaient sur les figures de ceux qui n’avaient pas été nommés. « C’est toujours elle qui répond, pensa Daniel avec rancœur. La Dame l’aime bien parce que Tatiana est une fille et puis parce qu’elle a des robes avec de la dentelle. »

— Chantons-la d’abord tous ensemble et ensuite, chacun chantera seul. D’accord ? Alors, un, deux, trois… compta la petite femme et elle donna le signal de départ.

Les voix frêles, mais déterminées éclatèrent dans une cacophonie ressemblant à peu près à ce qu’elle devait être la variante roumaine de l’hymne des travailleurs de tous les pays. Les paroles, plus ou moins entendues, étaient chantées en criant et avec une forte détermination par ces bouches innocentes à dents de lait. Même si on ne connaissait pas bien le texte, en suivant attentivement les lèvres de la Dame, on arrivait finalement à tenir la cadence.

Après la dernière note, Daniel se figea sur sa petite chaise. L’idée de chanter tout seul devant les autres le jeta dans le désespoir. Il ne savait pas chanter ! À chaque fois quand son tour arrivait, une main invisible lui serrait le cou et sa voix sortait étranglée et fausse. Ses petits collègues ne retenaient pas leurs rires et leur moquerie continuait même longtemps après la fin de sa pitoyable prestation. La dernière fois, Dieu seul savait comment était-il arrivé à retenir ses larmes, qui menaçaient à déborder. Il savait que les garçons ne doivent pas pleurer, surtout pas devant les filles… Tatiana était là et elle riait tout autant que les autres. Petite et délicate avec ses boucles dorées et ses yeux noisette, c’était une poupée vivante. Daniel la trouva très belle, mais pas toute aussi belle que la Dame. Toutefois, la voir toujours occuper la première chaise devenait agaçant, à la fin ; elle se prenait pour la petite princesse qui jouissait de toutes sortes de privilèges… Mais, il savait aussi, puisque c’est Maman qui lui avait dit, que ses parents ne travaillaient pas à l’usine, qu’ils étaient dans les bureaux et qu’ils avaient beaucoup d’argent.

Il y avait encore un enfant avant lui qui attendait son tour pour chanter la première strophe de « L’Internationale ». Pendant qu’une fillette était en train de s’essouffler en miaulant les dernières paroles, deux coups éclatèrent sur la porte. La chanteuse se tut subitement, et la porte s’ouvrit en laissant passer une femme suivie de deux hommes.

Surprise, la Maîtresse s’éjecta de sa chaise.

— Debout les enfants ! commanda-t-elle. Nous avons de la visite. Bonjour Camarade l’Inspecteur. Son visage s’éclaira d’un sourire plein de prévenance.

Le trio s’avançait l’air sévère et l’œil vigilant. Ébahis, les enfants se mirent debout et attendaient de voir ce qui allait se passer. Si la Dame, elle-même se levait devant lui, un Camarade Inspecteur ne pouvait pas être n’importe qui.

— Bonjour, salua la femme d’une voix grave, presque masculine. Vous pouvez vous asseoir. Elle sera la main de la Maîtresse et les deux hommes firent de même.

Les écoliers restèrent muets et attentifs aux discussions menées devant eux à voix basse. Les plus dégourdis comprirent que le terrible Inspecteur était justement cette femme. Imposante par sa taille, elle avait un regard glacé et une voix de ténor. À chaque mouvement de son bras, le bas de son manteau frôlait les genoux de Daniel, figé sur sa chaise. Puis il prit le courage de lever lentement son regard le long du tissu en laine grisâtre et tout en haut, il découvrit une grande bouche qui remuait dans le rythme de paroles graves et bien trop savantes pour lui. Il se mit à contempler avec religiosité et gratitude cette bouche qui s’ouvrait et se refermait à la place de la sienne. Le Camarade Inspecteur l’avait sauvé. Son arrivée était la grâce du ciel et c’était sa délivrance.

Devant ses visiteurs, La Dame était devenue encore plus petite. Son aura de puissance s’étiola dans un sourire bienveillant et humble. Alors, il comprit que dans ce monde, chaque Chef avait son propre Chef au-dessus. Une découverte pas très rassurante… Ça voulait dire qu’eux, les plus petits se trouvaient tout en bas, écrasés par le nombre infini de Chefs. Qui était alors, le plus grand dans le monde ? Il n’osa même pas y penser et inspira profondément.

— Attention les enfants ! dit La Maîtresse d’une voix cassée. Puisque nous avons de la visite, on arrête pour aujourd’hui et on se prépare à rentrer à la maison. Habillez-vous en silence !

La joie fut sans équivoque, et dans l’empressement général à quitter ces lieux étouffants par tant d’ordres et de discipline, nul ne pensait à la dissimuler. Daniel fut parmi les derniers à pouvoir accéder à la penderie. Avec des gestes fébriles et maladroits, il boutonna son manteau, enfila son bonnet jusqu’aux sourcils et en attrapant son cartable, sortit en courant.

Dans la rue, il s’arrêta un instant, indécis sur la direction à prendre. Octavian n’était pas encore là. C’était trop tôt, et rester à l’attendre sur place ne lui semblait pas une bonne idée. Alors, pourquoi ne pas aller vers la « grande école », celle de son frère ?

Il n’était pas pressé, mais les petites glissades, plus ou moins recherchées le faisait avancer plus vite que prévu. Un peu plus loin, il se trouva dans une rue déserte enveloppée de silence. L’enfant n’entendait que sa propre respiration et le bruit de ses semelles en cuir, qui patinaient à merveille… Enivré par la vitesse, il avait envie de s’éclater, mais son petit bonheur s’étiola dès qu’une criaillerie confuse dépassait les portes de l’école et inondait la rue, en annonçant l’arrivée de vandales relâchés de leur classe. Inquiet, Daniel se retira dans une niche derrière un mur et se mit à épier la sortie.

Une première vague de bonhommes le cartable au dos, déborda de la cour en un charivari d’enfer. Le groupe suivant composé de filles tout aussi vaillantes que les garçons s’éjecta de l’école et se dissipa dans la rue. Et Puis une grappe de diablotins se concentra autour d’un gaillard qui dépassait d’une tête la taille moyenne des participants et qui semblait être le capitaine. Néanmoins, la cohésion de l’assemblée n’était pas stable, puisque de brèves querelles éclataient souvent et dégénéraient en attaque de boules de neige et en poursuites impitoyables.

L’apparition, mal inspirée, d’un chien galeux et frileux au coin de la rue augmenta la frénésie, et une poignée d’enfants partit à la chasse de la pauvre bête. Ils n’eurent pas trop de mal à le coincer, et le Capitaine s’arrogea le droit de l’attraper par la peau de la nuque et de le soulever au-dessus du sol. L’animal se débattait à mort et clamait sa désolation par des glapissements stridents et répétés sur la même corde. Des petits doigts le pinçaient de partout, lui tiraient la queue et les oreilles. L’amusement touchait à l’apogée lorsqu’un cri d’alarme couvrit le vacarme :

— Le Fou ! Regardez, c’est le Fou qui arrive !

Soudainement, l’intérêt général changea d’objet et, le chien relâché tel un vieux chiffon, démarra en fusée en direction d’une silhouette noire qui se dessinait sur le fond blanc de la route. L’animal cherchait peut-être de la protection, mais l’homme boiteux n’était pas mieux rassuré. Il fit demi-tour et se hâta de s’éloigner le plus possible de la bande de vauriens qui lui courrait après.

Son long manteau noir, qui lui tombait comme un étui mité depuis ses épaules étroites et jusqu’aux chevilles le rendait encore plus grand qu’il n’était, tandis que son feutre difforme et enfoncé sur le crâne complétait son image d’épouvantail dressé dans un champ de blé. Chaussé de godillots sans lacets, il traîna sa jambe gauche, qui laissait un sillon profond sur le sol enneigé. Les pans de son manteau s’envolaient de deux côtés dans le rythme ahurissant de sa démarche branlante, telles les ailes géantes d’un vautour blessé.

— Tanga-Langa ! Tanga-Langa ! scanda le chœur des enfants, qui préparaient de gros obus à la poudre froide.

Abasourdi, Daniel sortit de sa cachette et regardait bouche bée la poursuite débridée. Parmi les plus hardis, il reconnut son frère qui, en tête de la troupe, lançait adroitement de gros projectiles en direction de l’oiseau noir. En se tournant, de temps en temps, celui-ci tâchait de parer les coups et de protéger sa tête.

— Arrêtez, bande de diables ! s’écria une femme, la tête couverte d’un châle bleu. Armée d’un gros balai à neige, elle brandit son outil, et se jeta menaçante vers les enfants. Son argument d’un mètre et demi finissait par une belle touffe de brindilles séchées, semblait assez persuasif pour imposer une certaine crainte.

— Rentrez chez vous et fichez la paix aux gens, continua-t-elle. Vous n’avez pas de parents ? Bien sûr que oui, mais ils sont tous à l’usine, ils se tuent au boulot, pendant que vous faites les croûtes dans la rue. C’est ça que l’on vous apprend à l’école ? Sa voix percutante de soprano de village criait son indignation, dont les échos retentissaient encore un bon moment après le départ des gamins, qui mi-amusés, mi-effrayés, avaient pris la fuite.

Essoufflé, Octavian s’approcha de son frère. Son bonnet glissé en arrière vers la nuque découvrait l’épi brun érigé sur le crâne, ainsi que les oreilles en pourpre.

— Qu’est-ce que tu fous là ? demanda-t-il d’un air mécontent. Pourquoi tu n’es pas resté à ta maternelle ?

— C’est que… c’est qu’on a eu une visite et que le camarade l’Inspecteur et venu nous voir.

— N’importe quoi, ricana l’autre en crachant avec mépris. Viens, on rentre !

Ils partirent tous les deux. Daniel suivait de loin son frère aîné, qui, arrivé en début d’une petite piste luisante, pris son élan et les bras en l’air s’y lança comme une fusée. Il en fit de même, mais ne tarda pas à se faire sermonner :

— Oh, le merdeux ! Tu vas bousiller tes godasses sur la glace !

— Et, toi ? Tu ne bousilles pas les tiennes ?

— Moi, c’est moi ! Ça ne te regarde pas, je fais ce que je veux ! Et surtout, ne me cherche pas ! dit Octavian, lui montrant son poing.

En effet, Daniel savait bien que, dans une éventuelle confrontation, son frère serait le vainqueur. Il ne lui restait que la seule arme, qu’il maniait d’ailleurs comme un chef, la bouderie. Il ralentit le pas les dents serrées et détourna son regard de son frère, qui se faisait un plaisir de ne pas louper le moindre sentier glissant. La colère d’une telle injustice lui remuait les tripes, mais petit à petit elle se liquéfia dans une sorte de pitié douceâtre pour sa petite personne, mal aimée et mal menée. Il souhaita sa mort, rien que de se venger d’Octavian, qui porterait toute la responsabilité… de sa mort. S’il tombait raide ici et toute de suite, celui-ci comprendrait son erreur, il sombrerait dans le désespoir et les remords vont le hanter pour le restant de sa vie. Qui plus est, Maman et Papa ne lui pardonneraient jamais ! Oh, quelle douce vengeance… Mais, il ne mourut pas…

Plongé dans ses réflexions, l’enfant marchait les yeux baissés et ne vit pas son frère arrêté à quelques mètres devant lui. Octavian inspira profondément, et se lança comme une boule de bowling contre les pieds du petit philosophe péripatéticien qui, surpris par la collision, tomba en arrière les deux jambes en l’air.

La culbute ne fut pas méchante, puisque, emmitouflé dans plusieurs couches de laine, le môme ne sentit pas trop l’impact avec le sol. Mais le choc semblait plus dur à supporter, et il se mit à hurler, tandis que son frère se tordait de rire. Finalement, celui-ci se pencha sur lui et l’aida à se lever, secoua la neige de son manteau, alla chercher son bonnet et lui enfila soigneusement.

— Allons, arrête de chialer, tout le monde te regarde et tu me fais honte… on est presque arrivés, dit-il.

La maison les attendait au bout de la rue sous une épaisse couche blanche, tel un chapeau géant moulé sur le toit. C’était une des bâtisses les plus petites du coin et, comme si on voulait la cacher aux regards indiscrets, une clôture assez haute a été érigée tout autour. Les Avram l’avaient achetée à crédit et à contrecœur.

Maria n’aimait pas trop se montrer devant ce taudis au bord de la voie ferrée. Son rêve à elle était d’acheter une demeure bourgeoise avec pelouse, avec des rosiers et surtout avec une salle de bain. « Des fantaisies de bonne femme, disait son mari. Avant la guerre, oui, on aurait pu travailler en artisans et gagner correctement notre vie, mais les temps ont changé avec l’arrivée de Staline. Les bourgeois sont en tôle et nous, les prolétaires, dans la misère ! » Sa femme savait qu’il disait vrai, puisque tous leurs voisins vivaient à peu près au même niveau, et nul n’avait une salle de bain… Ne parlons pas des w.c. chauffés… Ça n’existait que dans les films, leurs latrines au fond de la cour faisaient bien l’affaire de tout le monde.

Daniel ne s’était pas encore remis de l’émotion de sa chute et continua à soupirer. « Heureusement que je ne suis pas plus grand et que ma tête n’est pas trop en hauteur. J’aurais pu me la briser… »

— Dis, donc, toi, l’interpella Octavian, tu ne diras rien à Maman, hein ?

— Lui dire quoi ? Que tu m’as fait tomber ? Si, je lui dirai !

— Et alors ? Tu es tombé, mais tu es toujours vivant ! Mais l’histoire de Tanga-Langa, tu n’en parleras pas.

27 mars 1951

La vie suivait le cours de l’hiver, telle une rivière dispersée dans des milliers de ruisseaux transparents, dégoulinants vers des flaques boueuses. Les gens fatigués et la nature convalescente reprenaient leur souffle à travers des bouches et des racines anémiées par la malnutrition hivernale. Dans les greniers et dans les caves, les provisions diminuaient au profit de la poussière et du néant.

Maria Avram avait fini de ranger sa vaisselle et se préparait à attaquer la lessive, lorsqu’elle entendit frapper à la porte. À travers le carreau du milieu de la fenêtre, elle reconnut la voisine d’en face. « Qu’est-ce qu’elle me veut encore celle-là ? » se demanda-t-elle et dans une fraction de seconde, passa en revue toutes les raisons possibles de cette visite : lui demander un œuf, un verre d’huile, ou du charbon… Elle alla ouvrir.

Une femme proche de la quarantaine, la tête enveloppée d’un gros châle gris, déferla dans la pièce et avec un long soupir, se laissa tomber sur la première chaise qu’elle trouva. Daniel la connaissait bien, mais cette fois-ci elle semblait différente à cause de son visage boursouflé et de son ventre enflé, à peine dissimulé sous les plis de sa jupe. La bosse, plutôt pointue, semblait soutenir une poitrine géante sous la laine qui lui couvrait le torse, tandis que le bord de sa jupe, drôlement soulevée découvrait une paire de genoux arrondis d’une couche de graisse qui débordait de ses bottes en caoutchouc.

— Comment allez-vous, Madame Damian ? lui dit Maria d’un faux air joyeux.

— Ben, tout doucement, comme tout le monde, répondit la femme et croisa ses bras sur son gros ventre.

— Et ça ? Ça pousse ? fit Maria en jetant un œil complice vers le bas.

La femme baissa les yeux et ne dit rien. Son nez, long et fin s’allongea encore, telle une flèche braquée sur le point de la honte, cette grossesse arrivée à l’âge de la ménopause. Visiblement, elle n’avait pas envie d’en parler. Pourtant, Daniel, immobile et la bouche entrouverte, attendait que la voisine dise pourquoi avait-elle enflé. Mais, sa mère flaira sa curiosité et lui proposa, sans trop de détours, de mettre son bonnet et d’aller jouer dehors.

— Il fait trop froid, Maman et… je n’ai pas envie de sortir.

Cependant, les sourcils froncés de la mère lui firent comprendre qu’il n’avait pas le choix et qu’il devait lui obéir. « Fi, se dit-il avec amertume, les bonnes femmes ont toujours des choses secrètes à se raconter et à cacher aux enfants. »

Il sortit à contrecœur et s’affaira un petit moment dans la cour, à la recherche d’une occupation. Pourtant, la curiosité sur le secret des femmes ne le quittait guère et le rongeait comme un ver à bois. Il n’allait pas se laisser faire et, le bout de sa langue pointé au milieu de la lèvre supérieure, il s’approcha sur la pointe des pieds de l’entrée, s’accroupit et colla son oreille contre la porte.

La voix de la voisine passait mal à travers le bois, qui filtrait la plupart de ses propos bredouillés sur un ton pleurnicheur et entrecoupé par de nombreux reniflements. Le môme ne comprenait pas plus que quelques mots isolés et dépourvus de sens. Il n’en tira pas grand-chose. « Elles font exprès, les vilaines », conclut l’enfant et quitta son poste. Que pouvait-il faire d’autre ? S’amuser tout seul ici, ne lui disait rien, mais, dehors, dans la rue, il pourrait rencontrer des copains.

Le portail s’ouvrit avec un grincement de ferraille rouillée et le poignet aussitôt relâché, elle se referma dans un éclat de tonnerre, qui semblait briser en mille morceaux la paix engourdie de l’après-midi. L’écho mourant au long du trottoir fut interrompu par le bruit de pas venant du côté de la voie ferrée. Daniel vu l’homme qui s’approchait en traînant sa jambe. Interloqué, il ouvrit la bouche, mais aucun son n’en sortit. Il resta muet comme une carpe. Tanga-Langa, le Fou était là, à quelques mètres et rien ne pouvait plus l’empêcher d’avancer. Le regard figé sur le monstre, le garçon recula et acculé contre le mur s’est mis à trembler…

— Bonjour Monsieur, s’attendit-il dire malgré lui. Les yeux écarquillés, il vit le gueux s’arrêter juste devant et sortir la main de la poche crasseuse de son manteau noir. Les doigts longs et noduleux se posèrent sur l’épaule de l’enfant et, au lieu de l’étrangler, ils se mirent à caresser la petite poitrine, qui oublia de respirer.

— Que Dieu te bénisse, mon petit, dit le Fou et sa bouche couverte d’une moustache grisâtre semblait sourire. Comment t’appelles-tu ?

— Da… Daniel, Monsieur.

— Ah, oui ! Daniel comme le prophète ! C’est bien, c’est très bien. Puis l’homme remit sa main dans la poche et reprit son chemin.

Toujours pétrifié, l’enfant n’arrivait pas à croire qu’il était sain et sauf. Il regarda le dos de l’homme noir s’éloignant à grands pas syncopés. Son cœur se débattait comme un oiseau échappé aux griffes du chat. Quelle aventure !

La rue serpentait silencieuse au milieu des maisons et des arbres dénudés et endormis, totalement indifférents aux avatars de ce monde. Mais, quelque chose allait se produire : le train de 16 heures annonçait son arrivée par des sifflements perçants et joyeux. Un ronronnement de mécaniques bien huilées faisait comprendre que le géant vert venait d’entrer en gare.

Le bambin aimait beaucoup voir et revoir le train express, avec sa tête bruyante et fumante et avec son corps articulé des voitures verdâtres, qui venait de loin et qui partait encore plus loin. Au bord des rails, un gaillard à casquette bleue et vêtu de l’uniforme des cheminots s’acharnait contre la manivelle, et fit descendre tout doucement les barrières qui coupaient la rue. La tâche accomplie, le cantonnier s’essuya le front en sueur et rentra dans sa cabine, sans faire attention au gamin qui se dirigea vers la voie ferrée.

Deux courts chuintements étaient les signaux de départ de la gare, et les ronflements de la locomotive, montraient sa peine à ramasser ses forces et à se mettre en route.

Les yeux brillants, Daniel attendait le défilé de ces caisses mobiles qui portaient des gens, des hommes, des femmes, des enfants vers une destination mystérieuse. « Où allaient-ils tous ces gens-là ? se demanda-t-il et la réponse, la seule réponse possible lui vint instantanément : ils allaient vers une ville, une très grande ville, avec des grandes maisons, des voitures et des autobus… Et moi, pourquoi dois-je rester ici ? » Une onde de désespoir lui monta dans la gorge et l’enfant se sentit perdu, seul et abandonné dans ces lieux qui lui semblaient encore plus étrangers que jamais.

Ce n’était pas nouveau, puisqu’à chaque fois, le passage du train lui faisait le même effet : une sorte de nostalgie comme un poison, agréable et pervers lui noyait le cœur dans une mer de larmes. Il regrettait la perte de quelque chose de très cher, sans savoir quoi ni quand ni comment, mais le fantasme d’une recherche sans objet le rendait malheureux et pleurnichard. Alors, il pleurait et ses larmes irritaient sa mère et contrariaient son père, ainsi que tous ceux qui voulaient en connaître la raison. Il n’en savait rien. Tout ce qu’il pouvait leur dire était lié à son désir de partir. Lorsqu’il le disait, ses parents échangeaient de regards muets. Maman lui disait que rien ne le retenait, mais qu’il leur fasse savoir où voulait-il aller… Aucune idée… Et Puis comment partir tout seul, sans Papa et Maman ? Mais eux n’avaient aucun besoin de quitter leur ville, leur travail et tous leurs voisins. Lui était le seul à vouloir partir ailleurs…

Assis sur un tas de gravats le petit garçon essuya ses larmes avec la manche de son pull et se mit à ramasser quelques cailloux blancs et gris. Il commença à les trier selon la taille, lorsque sa mère l’appela en criant :

— Daniel, sors de là, toute de suite. Tu veux te faire couper en rondelles ou quoi ? Viens ici !

Devant la porte, les deux femmes poursuivaient le fil de leur causette, sans avoir remarqué le passage du train.

— Entendu, Madame Damian, conclut Maria Avram. Et dites à Nana Rafila que je vais lui envoyer le gosse, demain l’après-midi. Ensuite, elle poussa l’enfant dans la cour et ferma la porte. Le froid humide l’avait pénétrée jusqu’aux os.

— Maman, tenta l’enfant, dis-moi pourquoi notre voisine a un aussi grand ventre…

Parler de la grossesse à un mioche ne se faisait pas.

— Ben, tu vois, c’est tout simple : elle a bu trop d’eau et son ventre a enflé plus que d’habitude…

— Oh, la pauvre Madame Damian, s’exclama Daniel, sincèrement désolé. Et alors, elle restera toujours comme ça, le ventre enflé ? s’inquiéta-t-il en indiquant une grosseur imaginaire au niveau de sa taille.

La mère se mise à rire de tout cœur :

— Mais pas du tout, mon petit. Ça va bientôt lui passer, tu verras… Maintenant, j’ai à faire. Prends ton bouquin et arrête de m’emmerder avec tes questions idiotes.

Pas vraiment éclairé sur cette histoire d’eau, il n’insista pas, il savait que Maman n’aimait pas les gens trop curieux. Il prit le livre de cuisine, qu’il avait abandonné à l’arrivée de la voisine. Il n’aurait pas pu dire si c’était son livre préféré, mais puisque les livres d’école de son frère lui étaient interdits, il devait s’en contenter.

L’enfant ne savait pas encore lire, mais en tournant les pages, il tombait sur de drôles de dessins, qui lui racontaient des histoires ahurissantes. Des tomates, des poivrons, des oignons, des aubergines peuplaient les pages du dernier chapitre dédié aux conserves de légumes à préparer à la maison.

La page des cornichons était une des plus captivantes. Il revenait souvent pour contempler ces légumes, qui dotés de jambes et de bras se préparaient à plonger dans la saumure du bocal. On y trouvait des bouches riantes et heureuses d’affronter leur destin, mais aussi il y avait les autres, les lâches, aux yeux en larmes, visiblement effrayés devant l’imminente descente dans le liquide aromatisé aux fines herbes. « Sont-ils vraiment des lâches ? se demanda-t-il. Et s’ils sont les plus intelligents de tous, puisqu’ils savent que la saumure n’est pas bonne… Et dans la vie des Grands, il doit se passer de même… Les uns qui plongent et rient comme des ânes et les autres qui ne veulent pas plonger, mais hélas, ils seront bien obligés… »

Le menton dans le creux de sa main et l’index dans le nez, il essaya de se raconter une histoire, où les personnages du monde potager jouaient des rôles de princes et de princesses, de soldats et de sorcières.

— Il est beau ce conte, hein ? demanda la mère sans quitter des yeux sa lessive. On dirait qu’il y a plein de monde dans ton bouquin… Et toi, ne te gêne surtout pas de foutre ton doigt dans ton nez ! Bravo !

Il retira son doigt et recula sur sa chaise, s’estimant heureux que, cette fois-ci, le sermon ne fût pas suivi d’une gifle. On ne plaisantait pas avec Maman… Pourtant, elle continua sa besogne sans avoir l’air fâchée.

— Alors, ton histoire ? Tu ne veux pas me la raconter ?

— Ben, je veux bien, mais je ne pense pas qu’elle te plaise. C’est presque la même que la dernière.

— Ah bon ? Alors, laisse tomber et parle-moi un peu de ton école. C’était bien aujourd’hui ? Qu’est-ce que vous y avez fait de beau ?

— Rien.

— Comment ça rien ? s’étonna la mère.

— Ben comme toujours : dessiner, chanter, modelage… C’est nul ! Je ne veux plus aller à cette maternelle pour les nuls ! Je veux aller à la grande école. Là, au moins, on apprend à lire et à écrire. S’il te plaît Maman, fais-moi inscrire à l’école des grands…

— Il ne faut pas trop rêver d’école, mon petit. Tu verras quand tu seras grand, qu’est-ce que c’est de faire tous les jours ses devoirs et de se faire interroger par les professeurs. Plus tard, tu en auras marre et tu regretteras ta maternelle…

— Mais, tu sais Maman, nous n’avons plus la Dame comme maîtresse. La nouvelle n’est pas sympa, mais pas du tout. Je ne l’aime pas. La Dame était très belle et elle avait des bagues en or. Du vrai or, tu te rends compte Maman ?

— Pourquoi elle ne te plaît pas, la nouvelle ?

— Je ne l’aime pas du tout ! Elle n’arrête pas de nous crier après et puis elle sent mauvais.

Maria le regarda en souriant et tâcha de le rassurer :

— Tu t’es fait des idées. Je pense bien qu’elle n’est pas comme l’autre, parce qu’elle ne doit pas être une bourgeoise, elle est une femme du peuple, tout comme moi. Tu vois ?

— Non, je ne vois pas, rétorqua Daniel, en se tapant les cuisses en signe d’impatience. Une bourgeoise ! C’est quoi ça ?

— Eh, bien, les bourgeois sont des gens qui ne s’habillent pas comme nous et qui ne parlent pas comme nous. Ils vivent autrement.