Erhalten Sie Zugang zu diesem und mehr als 300000 Büchern ab EUR 5,99 monatlich.
Lise et Gil partagent leur métier dans les coulisses de différents théâtres de Bruxelles et leur amitié est réelle. Quel que soit leur souci professionnel, leur peine de cœur, ils peuvent tout se dire, dans le rire, dans la colère, avec pudeur.
Un soir, Lise fait une confession qui va bouleverser leur vie. Friande de « drama » coréen, elle s’est entichée d’un acteur. Cette romance virtuelle la plonge dans l’écriture d’un manuscrit.
Sous l’impulsion de Gil, son histoire fait mouche auprès d’une société télévisée coréenne et elle part à Séoul. Cette séparation viendra subvertir la pérennité de leur amitié ainsi que le silence de leur amour secret…
À PROPOS DE L'AUTEUR
Heff Vez dépeint avec doigté les différences culturelles dans son roman
Le manuscrit où émergent ses origines belges. Elle y fait état de la Corée du Sud qui, écartelée entre tradition et modernité, affiche des valeurs où la femme participe à l’immobilisme de son statut de subordination, bien qu’elle veuille s’en libérer.
Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:
Seitenzahl: 300
Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:
Heff Vez
Le manuscrit
Roman
© Lys Bleu Éditions – Heff Vez
ISBN : 979-10-377-3530-0
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
De la même auteure
Un amour singulier, Éditions du Panthéon, 2020
Le damier, Lys Bleu Éditions, 2020
1
C’est un lieu où l’on regarde. Et enfant, je passais mes soirées à regarder.
Mon père, scénographe, déplaçait un décor, un mur ; transportait une porte, un meuble tandis que la pièce s’écoulait. Il m’assoyait dans un coin, sur le côté de la scène, de sorte que j’étais toujours dans son champ de vision et face au spectacle et aux spectateurs. Certains soirs, il lui arrivait de me bouger dix fois sur la durée d’une représentation.
Avec mes yeux d’enfant, je voyais des comédiens déambuler sur les planches, habillés de costumes étranges et maquillées outrageusement. Certains portaient des masques, des perruques, comme au carnaval. Devant la scène, des spectateurs, assis dans des fauteuils rouges, rigolaient ou bâillaient ou pleuraient. Quelques fois, il y avait plus de comédiens sur la scène que de spectateurs dans la salle. Alors, dès que le rideau tombait et me plongeait dans le noir le plus absolu, mon père m’embarquait sur son dos et courait dans un autre théâtre pas très loin de là. La musique jouait fort et les dames sur la scène levaient leurs jambes très haut. J’adorais leur costume, décoré de paillettes, de plumes d’oiseaux. Mais ce qui me fascinait le plus, c’étaient les couleurs lumineuses sur leur visage. Le rose, le rouge, le corail illuminaient leurs yeux, leurs pommettes, leurs lèvres.
Lorsque mes jambes ont commencé à me porter et que mon père me laissait vadrouiller, je m’approchais des coffrets à maquillage, attirée comme un papillon de nuit vers la lumière. Mes yeux, alignés à hauteur des palettes d’ombres à paupières multicolores, visionnaient le pinceau qui s’entortillait dans la poudre pour s’écraser sur un œil fermé. Les fards, mates ou satinés, annonçaient le ton et l’intensité du maquillage. Les couleurs primaires et chatoyantes dévoilaient l’identité du personnage. De plus, des bijoux, tels que des étoiles, des perles ou des pierres brillantes, posés autour des yeux, étincelaient de mille feux et apportaient une présence scénique.
Devant le large sourire rassurant de la maquilleuse qui étalait son art, je compris qu’une passion naissante avait éclos en moi.
Quelques années plus tard, cet univers si particulier est devenu ma maison, mon repère, mon travail. J’aurais pu faire des études académiques, avoir un métier stable mais devenir maquilleuse artistique était une évidence.
Le regard inquiet de mes parents devant ce choix ne m’encourageait pas vraiment. Ils voulaient un « vrai » métier pour leur unique enfant. Le monde artistique est bordé d’embûche, de déception, de vache maigre. Mais je voulais travailler dans ce milieu. Cette conviction s’est renforcée en moi au moment où j’ai essayé de m’éloigner du spectacle. Une connaissance de mes parents m’offrait une place de réceptionniste dans un grand hôtel. Derrière un comptoir ou au téléphone, je ne rêvais que d’une chose, retrouver l’ambiance poussiéreuse et soufrée des coulisses.
Une fois mes études terminées, nombreux ont été les stages où j’ai été rappelée car la maquilleuse était indisponible. Et de fil en aiguille, j’ai été appelée en premier.
J’ai pas mal bourlingué dans différents pays mais Bruxelles restait mon lieu de prédilection. La vie nocturne, les spectacles, les bruits de la ville m’aspiraient régulièrement dans un tourbillon frénétique. C’est aussi ma ville natale. Celle où j’ai traîné pas mal mes baskets et où je me suis réellement révélé.
Avec un éclair d’audace, je m’étais présentée au théâtre royal de la Monnaie pour un stage. Le riche passé de ce haut lieu lyrique, est réputé comme l’un des plus beaux théâtres et n’ouvre pas ses portes à n’importe qui. Le chef de meute, Maurice Béjart, venait de quitter l’opéra mais son empreinte demeurait. Je me rappelle que le portier m’avait toisé de haut en bas avant de m’indiquer l’antre des acteurs. Dans les coulisses, une musique fauve se faufilait et le chant d’un basson m’avait acculé vers la scène. Plongés dans une lumière bleutée, deux mâles sortaient de la nuit, face contre le sol, dos reptilien, bras tendus, prosternés dans l’attente. Les yeux exorbités par la maîtrise de leur geste, les oreilles charmées par la concordance de la musique, je n’entendais pas la panique qui feutrait derrière moi. Quelqu’un criait : « maquillage ». Instinctivement, je m’étais retournée et précipitée vers la seule personne devant un miroir prête à être transformée. Le regard circulaire, j’avais repéré les différents grimages et heureusement, ils étaient tous similaires. Cependant, travailler une pommette, un sourcil, reflétant le caractère du personnage, demande un tant soit peu de connaître le jeu de l’acteur. Face à cet inconnu, j’ai fait au mieux. Beni des dieux ce jour-là, mon maquillage colorait parfaitement l’individu qui s’évada vers la scène dès le dernier trait.
À la suite de cet épisode, mon stage s’est confirmé et c’est ainsi que j’ai rencontré mon mentor et maître, Gil.
D’origine britannique, il avait été fraîchement engagé pour son excentricité. Sa réputation n’était plus à faire. À l’époque, j’étais très impressionnée par sa désinvolture et surtout sa beauté. Toutes les têtes se tournaient sur son passage, que ce soient les hommes ou les femmes. La peau mate, le corps sculpté comme un athlète, il se déhanchait avec une sensualité brute puissante. Au-delà de cette apparence, j’ai découvert un peu plus tard un homme pourvu d’une habilité et d’une générosité peu commune. Il a ce don pour accentuer la beauté d’un visage, en tenant compte des impératifs techniques tels que l’éclairage, la chaleur et la durée d’exposition.
Par la suite, notre duo s’est complété avec l’arrivée de Max. Engagé comme costumier, il s’est naturellement imbriqué dans notre binôme. Grand et sémillant, vêtu le plus souvent d’ensemble asymétrique panaché, sa présence ne passe pas inaperçue. Dès le début de notre collaboration, j’ai été époustouflée par sa dextérité et son sens de l’assemblage. Combiner des tissus, des accessoires, demande une réflexion établie à partir du rôle de l’acteur. Ses costumes véhiculent une émotion étourdissante qui embarque les plus désintéressés en la matière. Avec rien, il crée un costume alors que celui-ci est généralement gourmand en tissu.
Notre amitié est réelle. Nous partageons nos soucis professionnels mais aussi nos peines de cœur. Je croyais jusque-là que l’amitié entre un homme et une femme était impensable, je me trompais. Tous les deux, grands connaisseurs de femmes pour en avoir consommé un certain nombre, m’écoutent comme des frères et moi comme une sœur. Je peux tout leur dire, dans le rire, dans la colère, et ils me répondent de façon intuitive et avec pudeur. Nous respectons nos défauts, nos faiblesses, ce qui engendre un sentiment de jalousie par notre entourage à certains moments.
Un soir où nous dînions chez Max, je leur ai fait une confession qui a bouleversé nos vies.
2
Gil et Max sont assis devant moi, légèrement décalés sur le côté, si bien que je peux entrevoir leurs profils lorsqu’ils se regardent pour parler. Intérieurement, mes sens sont en alerte. Je sais que ce que je m’apprête à leur dire va les enthousiasmer mais mes craintes ne s’envoleront pas.
La tête baissée, je fixe mes mains, le sol.
Ils discutent des derniers détails de la pièce sur laquelle nous travaillons tous les trois. Encore une fois, nous avons eu la chance d’être engagés ensemble pour notre plus grande joie. Il est vrai que simultanément dès que l’un d’entre nous décroche un job, il suggère de travailler avec les deux autres en louant nos talents. Le théâtre royal de la Monnaie nous reconnaît en tant que tel et depuis plusieurs années, il nous permet d’enrichir notre complicité et nos compétences en nous réunissant sur les grands spectacles.
Durant les quelques jours qui précèdent le jour « J » de la première représentation, une cohésion incroyable entre nous et les comédiens se durcit, ainsi qu’avec le reste de la troupe. Ce n’est plus notre trinôme qui importe mais chaque protagoniste de la pièce. Tout peut arriver, le moindre grain de sable peut gangréner la prouesse mais tout le monde veut que ça marche.
Un jour, Max m’a demandé pourquoi j’avais choisi le théâtre et pas le cinéma. Je lui avais répondu que le cinéma nécessite un travail de précision parce que les visages sont agrandis à l’écran, donc la moindre imperfection devient visible. Au théâtre, le maquillage agrandit les yeux, la bouche, les expressions et colle au personnage. Il faut saisir l’état d’esprit de la pièce et donner du spectacle à tous les spectateurs, sans oublier ceux qui sont au fond de la salle. Il avait ri en se retrouvant dans ma manière de penser.
Je relève la tête le regard absent. Il cherche mes yeux et en bon scrutateur, fronce les sourcils. Max se laisse aller lourdement contre le dossier de sa chaise, tout en bâillant, sans même recouvrir sa bouche de sa main.
Mes mots résonnent et provoquent une expression atterrée chez mes deux amis.
Une panique interne tourne autour de mon cœur qui fait des bonds dans ma cage thoracique.
Gil passablement agacé, zigzague sur sa chaise, croisant les bras sur sa poitrine.
D’un bond, il se lève à moitié de sa chaise, se penche, pointant son index.
Haussant les épaules, je lui rétorque :
Le silence s’installe. Durant quelques secondes, on entend plus que le bruit lointain de la rue. Comme pour nous narguer, le clocher de l’église entonne son carillon et meuble notre mutisme. Je sens mon pouls battre à toute allure dans mes veines. Je devine mes amis dans l’expectative, teinté d’une légère angoisse, tandis que je concentre mon attention sur eux.
Max me dévisage avec de grands yeux ouverts. Gil inspire profondément, reprenant sa respiration.
Gil détaille l’expression de mon visage, étalant un léger sourire carnassier sur ses lèvres. À chaque fois qu’il affiche ce sourire, je succombe à son charme et me détends. C’est comme s’il me rejoint dans mon monde et que je deviens le centre de son univers.
Face à leur regard amusé dans lequel une lueur d’excitation danse, je prends une mine conspiratrice et ris à l’intérieure de ma bouche.
Je secoue la tête, levant les yeux au ciel. Puis, je me penche vers eux, leur faisant croire à une confidence.
Visiblement contents et curieux, ils arborent tous deux un sourire en coin. Décidée à maintenir le suspens, bien que mon cœur voltige et exécute des figures aériennes, je rive mon regard aux leurs.
Je savais que ce serait la première question.
Gil secoue sa main dans mes cheveux comme pour me rassurer.
Tous deux s’esclaffent, se tapant les doigts de la main, dans un geste de complicité.
L’effet de cet aveu les rend silencieux. Une sensation de mise à nu frissonne ma peau.
Quand j’ai commencé à écrire, jamais je n’ai pensé que j’en parlerais aussi franchement qu’aujourd’hui. Ma déception, devant leur inertie à garder le silence, s’incarne dans un soupir pesant qui ne passe pas inaperçu.
L’hilarité nous gagne. C’est pour ça aussi que nous sommes amis. Tourner les dires de l’un d’entre nous en dérision, nous réunit et révèle notre affection.
Ils me coupent tous deux la parole en même temps.
3
On connaît tous ce sentiment après un spectacle ou une pièce de théâtre. Le bonheur d’avoir participé à un moment unique, d’avoir vibré avec la scène, avec son corps, avec sa tête.
Le succès d’une pièce ne repose pas uniquement sur le talent des comédiens. Derrière, dans les coulisses, une fourmilière s’agite sans relâche afin que tout se passe sans ambages.
Mon père avait choisi la voie du scénographe. Passionné d’art, il lui appartenait de créer des décors et une scène produisant une atmosphère spécifique pour transporter aux mieux le spectateur. Je me souviens qu’à l’époque, on lui avait attribué la lourde tâche de s’adjoindre les services d’un technicien lumière. Avec l’ingénieur du son, les candidats s’étaient succédé sans qu’ils puissent trouver la perle rare. Ils leur manquaient toujours ce petit lien de confiance qui confirmait le travail d’équipe. Le metteur en scène s’impatientait de plus en plus devant leur piétinement. Assise dans un coin, j’assistais à leur discussion.
L’ingénieur soufflait, mon père levait les yeux et les bras au ciel.
Sur ces entre-faits, un jeune homme avait surgi de nulle part, au bord de la scène.
Les trois têtes s’étaient retournées vers lui. Vêtu d’une salopette de travail, il ne collait pas à l’image escomptée d’un technicien lumière. Cependant, on pouvait lire dans ses yeux une détermination, une spontanéité qui exerçait une envie soudaine de l’écouter. Il parlait bien, débordait d’idées et avait un réel désir de mettre en place un jeu de lumière qui corroborait avec les attentes. Une vraie conversation s’était installée entre les quatre hommes. Debout autour d’une table, ils crayonnaient et gesticulaient tels des gangsters préparant un casse. Les aptitudes du nouveau venu confirmaient qu’il était la personne recherchée. Il dégageait un enthousiasme qui nous touchait tous. Même moi qui n’était qu’observatrice. Tandis qu’il arrêtait ses explications, il souriait de toutes ses dents, ponctuant sa tirade par un « voilà ». Mon père et ses acolytes échangeaient un regard qui disait : « c’est lui ». Au bout de vingt secondes, les mains se serraient et lui, se dandinait sur place de joie mais aussi d’incertitude.
Ce souvenir me ramène à ma propre collaboration avec Gil et Max. Indéniablement, je suis tombée moi aussi dans un trio qui ne peut que bien fonctionner.
Ce soir, nous vivons la première représentation. La pièce est difficile à jouer. Elle fait intervenir une vingtaine de comédiens, les décors sont très différents d’un acte à l’autre et elle comporte une scène de beuverie. Les costumes classiques ont demandé un travail délicat pour engendrer des hommes à la bedaine bien en place. Le maquillage d’un des personnages principaux nous a demandé à Gil et à moi, une recherche importante. C’est un rôle de femme joué par un homme travesti.
Peu avant le lever du rideau, les voix s’échauffent, les gestes se commentent, les corps s’étirent, les rituels pour se porter chance s’enclenchent. Discutant avec le régisseur dans les coulisses, la voix de Max m’appelle au secours. J’emprunte le couloir jonché des photos de comédiens célèbres accrochées au mur. Souvenirs de spectacles pour certains, moments de gloire pour d’autres. Une ambiance feutrée règne dans l’atelier où chacun s’active à enfiler son costume. S’affairant autour d’un corset à lacet, il me repère au milieu de l’agitation et expose un sourire discret. Les doigts entremêlés appuyés contre un ventre, une épingle dans la bouche, la comédienne me jette un regard désespéré.
Saisissant l’accessoire, mon pied glisse sur le dessin de création au sol, dévoilant la maquette de la robe. Mes yeux perçoivent la subtilité de l’usage du corset. Il devrait créer la courbe légère et souple de la robe.
J’exécute ses consignes à la lettre. La comédienne retient sa respiration, les bras surélevés au tour du corsage. Le froissement des costumes autour de nous augmente la tension… le rideau se lève dans trente minutes.
Sans se concerter, chacun relâche sa respiration et souffle de contentement. Le bruit mat des déplacements de pas, s’alignant sur le parquet, indique l’excitation. La comédienne enfile sa robe et l’effet espéré écarquille nos yeux.
La comédienne opine de la tête, tournoyant devant le miroir. Tout en la regardant, mes yeux s’affolent et mon cœur palpite à tout rompre.
Comme par enchantement, Gil nous rejoint avec sa cassette de couleur. Voyant mon air catastrophé, il plonge ses yeux dans les miens. Un sourire éclaire son visage et dans un mouvement sublime, il déploie tout son savoir-faire sur le visage tendu vers lui. Fascinée par cet homme, le souffle me manque. Je le regarde déballer son art alors que des fourmis inondent mes jambes et que mes mains deviennent moites. Je finis par détourner la tête lorsque ses mains quittent le visage de la comédienne.
Éloignés de nous, les étroits couloirs des coulisses commencent à se remplir. On se croise, on se serre dans les bras, on se tape la main… la tension monte encore d’un cran.
Derrière le rideau de scène de velours noir, un judas permet de prendre l’atmosphère de la salle. Un brouhaha se propage alors que les fauteuils se remplissent. Des toux discrètes ou des raclements de gorge surplombent le couinement des fauteuils. J’ai un petit pincement au cœur quand je vois des mains manipuler le programme… mon nom y figure en lettre minuscule.
Gil m’entoure les épaules de ses bras puissants, je sens les battements de son cœur battre contre mon dos. La main de Max s’enroule autour mon coude, ses articulations blanchissent, signe qu’il a les chocottes. Pour nous donner du courage, je leur répète notre phrase fétiche : « Le monde entier est un théâtre, et tous, hommes et femmes, n’en sont que les acteurs » *William Shakespeare. Leurs lèvres bougent en même temps que les miennes, murmurant la phrase.
Toujours au travers du judas, je constate comme à chaque fois que les gens des premiers rangs se sont mis sur leur 31. Cette pratique bourgeoise ancestrale marque aussi l’accès aux places les plus chères. Il n’y a pas de place pour le hasard ou le désordre dans la salle de spectacle. Chaque fauteuil et chaque billet étant numérotés.
J’ai toujours admiré ce théâtre. En forme de fer à cheval, son acoustique est très bonne. Cependant, la visibilité de la scène n’est pas parfaite. À certains endroits, il faut se pencher pour voir le spectacle. Nombreux spectateurs se munissent de jumelles aussi. Je me suis toujours demandé si elles servaient uniquement à regarder la scène ou si elles étaient aussi là pour repérer quelqu’un.
Les lumières de la salle perdent de leur intensité, pour finir par s’éteindre. Une petite sonnette retentit, indiquant le lever de rideau. Les regards se tournent vers la scène et sont prêts à capter un univers imaginaire déployé par des comédiens. En une heure trente de pièce, le spectateur peut vivre un jour entier, une semaine, un mois, voire plusieurs années. En une soirée, il peut assister à toute une vie. Ce qui est le cas ce soir.
Nous nous retranchons dans un coin de la scène, prêt à aider en cas de besoin. Gil reste particulièrement attentif à ses maquillages et Max tourne constamment autour des acteurs afin de réajuster au mieux leur costume. Dès le départ de notre complicité d’équipe, Gil et Max m’ont attribué l’œil neutre et extérieur, censé identifier ce qui cloche avant d’entrer en scène.
Ils hochent tous les deux la tête mais restent scotchés à la scène.
Quand le dernier acte arrive, l’attention diminue et nous échangeons un regard de satisfaction. Le stress finira par s’éteindre mais pour cela, il nous faudra encore quelques heures.
Les comédiens sont rappelés à plusieurs reprises et le metteur en scène retrouve des couleurs aux joues, c’est une réussite. La fourmilière des coulisses se calme tout en se projetant dans le spectacle de demain soir. Nous gardons en tête qu’à chaque représentation, les comédiens remettent le spectacle et son fonctionnement en jeu, avec le risque de tout perdre, car l’équilibre théâtral est très fragile et le moindre accident peut le menacer. Et malheureusement, ces accidents ne sont pas rares. Toutes les coulisses et toute l’arrière-boutique sont alors sur le qui-vive. Quelques fois, l’accident peut donner du plaisir aux spectateurs, déjà parce qu’il se rend compte du trouble-fait et qu’il assiste à l’unique représentation où cet accident aura lieu. Ensuite, parce que pour un instant seulement, la scène lui parle à lui, pas le spectacle à un spectateur et enfin surtout, il assiste au sauvetage.
Chacun est retourné dans son coin de travail. Les mains dans le rangement de mes accessoires et l’esprit encore absorbé par le spectacle, Gil s’approche sournoisement. Je sursaute, pivotant sur le côté, tremblant légèrement.
Je le vois chercher quelque chose du regard derrière moi. Je me retourne et Max, appuyé contre la porte, le sourire conspirateur ajoute :
4
Maintenant, ils savent…
Dévorée par la curiosité et le verdict de la lecture, les questions se bousculent dans ma tête.
Comment interprètent-ils cette histoire ? Que dire de mes descriptions passionnées pour le dessous des dessous ? Surtout qu’il s’agit d’une écriture de femme, pour les femmes. Aujourd’hui, les hommes se retranchent plus volontiers vers des vidéos explicites. C’est vrai qu’il y a bien longtemps, l’écriture érotique était l’apanage des hommes. Sade, Diderot, Casanova ont été particulièrement libertins dans leurs ouvrages.
Installés à notre place habituelle, dans ce resto devenu notre refuge dû à sa proximité au théâtre, le serveur dépose nos bières sur la table.
Max pouffe de rire ; moi, je souris.
J’observe Max à la dérobée. Il acquiesce régulièrement.
Il me regarde intensément, cherchant mon approbation.
Je soupire profondément et détourne les yeux.
Il sort de sa besace une tablette. Les doigts en attente au-dessus de l’écran, il fixe mon indécision à admettre que je suis charmée par un inconnu, habitant à plus de huit mille kilomètres. Je ne me complais pas dans cet état mais il m’est tombé dessus, comme ça. Il a fallu que je le voie dans plusieurs séries pour que je remarque mon attirance. Jusqu’à cette série où il incarne le personnage d’un directeur général, manipulant les fondateurs d’un groupe richissime dans lequel chacun tire sur des ficelles afin d’obtenir plus d’argent.
Gil parcourt l’écran. Sa main s’arrête subitement, il retourne la tablette.
Mes joues rosissent instantanément. Gil me lance un regard furtif et esquisse un sourire en coin, non dénué de tristesse. En l’espace d’une demi-seconde, je perçois une impression d’abandon dans ses yeux qui me serre le cœur. Il déglutit à plusieurs reprises, rivé à la photo de cet homme qui hante mes nuits. Max s’est rapproché, regarde par au-dessus de son épaule et ébauche un sourire mutin.
Gil coupe la parole à Max et s’emporte brutalement.
Les yeux écarquillés, je lui assène un regard qui n’est qu’interrogation. Timidement, Max quitte sa chaise, s’éloigne pour se diriger vers les toilettes.
Les rouages de mon cerveau pédalent dans la choucroute.
C’est quoi cette question ?
Les pupilles de Gil parlent pour lui dans un silence qui devient omniprésent. Les gens autour de nous mangent, boivent, discutent sans prendre conscience que pour nous, le temps s’est arrêté.
Quelque chose en moi se décroche de ma poitrine alors que son regard me bouffe le cœur…
5
Elle me dévisage alors que le silence s’écoule. Je vois bien qu’elle ne comprend pas ma question. L’un de nous va devoir réenclencher cet échange… étrange pour le moins.
C’est ridicule ! On s’est toujours tout dit…
Mais ça, je n’ai jamais pu lui dire.
À mon contact, je l’ai vu s’épanouir dans son travail, rire de mes facéties, pleurer de fatigue lorsque je la poussais à continuer. Nous avons fait tellement de fêtes ensemble, durant lesquelles nous nous touchions, embrassions, sans gêne, comme des amis.
Je ne sais pas comment elle perçoit l’homme que je suis mais en ce qui me concerne, la femme que j’ai rencontrée il y a quelques années, est devenue mon égérie. Depuis plusieurs mois, je sens l’adrénaline montée chaque fois que mes yeux croisent les siens. Mon cœur s’affole lorsque mes lèvres effleurent sa joue pour l’embrasser.
Jusqu’à aujourd’hui, je n’ai pas osé lui avouer mes sentiments, je me suis tu, de peur de la perdre. Elle et son amitié. Elle et notre complicité.
Plusieurs fois, je me suis perdu dans son regard où cette sensation d’exister n’est que pur délice, refoulant ma déclaration au fond de ma gorge.
À chaque séparation, je me dis : « je la verrai demain » et j’attends.
J’attends quoi ?
Lorsqu’elle nous a annoncé l’écriture de son roman et sa passion pour cet acteur, j’ai cru que le sol se dérobait sous mes pieds. Pourtant, elle a eu plusieurs relations mais je ne me sentais pas menacé. Là… oui… elle en parle autrement. Le silence qui a suivi cette annonce m’a permis de rebondir et de banaliser afin de camoufler au mieux mon désarroi. Maintenant que la réalité de cet homme me saute aux yeux, ma gorge se noue deux fois plus et une obsession naissante prend place dans mon cerveau.
Ses traits calmes et sereins désamorcent quelque peu ma jalousie soudaine. Un petit choc à l’intérieur de moi me rappelle le don Juan que je suis et qu’elle connaît.
Elle sourit sans me quitter des yeux et elle a ce geste qui allume tous mes sens. Sa main caresse ma joue, avec cette chaleur propre à un matin d’été. Je ne peux m’empêcher de l’emprisonner dans la mienne et la glisse contre ma bouche pour l’embrasser. Le retour de Max à notre table interrompt ce moment d’aparté et à contrecœur, mes lèvres quittent sa main qui s’éloigne.
Tandis qu’elle se lève à son tour pour rejoindre les toilettes, Max cherche mes yeux tout en s’appuyant avec ses deux coudes sur la table.
Je vide mon verre de bière d’une traite, tout en secouant la tête et levant les yeux au ciel. Max, à moitié écroulé sur sa chaise, le corps secoué de soubresaut, me nargue de ses yeux sournois.
Il se redresse sur sa chaise, fronce les sourcils.
Max termine ma phrase.
Je me contente de hocher la tête et détourne le regard en direction de Lise qui s’avance vers nous.
Je glisse sur ma chaise alors que Lise remplit la sienne de ses fesses merveilleuses que je mate à chaque fois que j’en ai l’occasion. Max continue de sourire et secoue la tête tout en s’ébouriffant les cheveux.
Il a compris que j’étais amoureux de Lise avant moi. Il y a quelques mois, il a eu cette petite phrase : « Tu n’arrêtes pas de me parler de Lise… ». Plus tard, nous travaillions ensemble à l’atelier et je la suivais du regard jusqu’au moment où elle sortait. Je lâchais un profond soupir et de sa voix forte, il me lançait :
Je piquais du nez sans trop savoir quoi répondre
Je gardais la tête baissée.
Et là, je savais. J’ai relevé la tête, le sourire mutin. Il rigolait tout en alignant ses mains comme s’il priait.
Le sourire coquin, il enchaînait :
À ce moment-là, Lise entrait dans l’atelier, les bras chargés de colis en provenance de la parfumerie. Max m’envoyait un clin d’œil qui voulait tout dire et surtout qui me sauvait de répondre à sa question.
En attente d’un taxi sur le trottoir du resto, Max accapare Lise avec une histoire de couleur de vêtements et de maquillage. Mon regard se porte sur lui et revient inlassablement sur elle. Elle semble concentrée comme toujours. Nous sommes à moins d’un mètre l’un de l’autre, et je sens toute sa chaleur brûler l’espace qui nous sépare. Mon corps s’approche et mon cerveau lutte afin de m’empêcher de la prendre dans mes bras et de l’embrasser. Cette promiscuité provoque un électrochoc dans mon bas ventre qui m’oblige à reculer d’un pas. Il me faut quelques secondes pour recouvrer mes esprits et quitter cet instant passionnel.
Lorsqu’elle s’engouffre dans le taxi avec Max, je reste figé sur le trottoir. Tous deux me font signe de monter mais j’invoque le besoin de marcher et de rentrer à pied. À la fois surpris et hilares, le taxi démarre, accompagné de leur gloussement. La solitude me coupe légèrement la respiration. Mon regard erre dans le vide alors que le taxi disparaît.
6
J’arrive toute guillerette au théâtre, avec à l’esprit, cette douce sensation que mon manuscrit leur a plu.
Gil s’est montré étrange quand il a découvert le visage de mon fantasme. J’ai senti sa désapprobation. Peut-être me suis-je montrée trop enthousiaste vis-à-vis de cet homme auprès de lui.
D’habitude, il est respectueux de mes relations de couple et ne réagit pas si brutalement. Il nous est arrivé d’être célibataires en même temps et de sentir qu’un truc entre nous serait possible. La frontière entre l’amitié et l’amour peut parfois être poreuse. Les similitudes entre les deux sont nombreuses. Mais jamais nous avons fait sauter le verrou.
Au début de notre relation professionnelle, j’étais sous le charme mais j’ai très vite compris qu’il ne serait jamais à moi. Les femmes qu’il fréquente sont des bombes de beauté. Jamais je ne pourrais rivaliser avec elle. Je l’ai vu agir avec ces femmes, elles ne me ressemblent pas.