Erhalten Sie Zugang zu diesem und mehr als 300000 Büchern ab EUR 5,99 monatlich.
Extrait : "Le plus beau moment pour voir la Bretagne est le mois de septembre ; l'automne commence ; les ormeaux au feuillage velouté, les chênes et les hêtres prennent des teintes plus sombres, et leur feuilles se nuancent de belles couleurs jaunes et rouges ; les fougères sèches se mêlent aux ajoncs toujours en fleurs, et, vers la fin du jour, les grands arbres des montagnes se baignent dans des lointains violets, d'un effet charmant."
À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN :
Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :
• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.
Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:
Seitenzahl: 419
Veröffentlichungsjahr: 2015
Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:
Habent sua fata libelli
Je dois dire ici, pourquoi je place un nom obscur au-dessous d’un nom glorieux, du nom d’un écrivain aimé du public, aimé de tous ceux qui l’ont connu.
L’explication est bien simple :
En 1849, je racontais à Gérard un épisode de la guerre des Chouans ; il écrivit le MARQUIS DE FAYOLLE, qui parut en feuilletons dans le journal le Temps.
Au bout de quelque temps, le journal cessa de paraître, et avec lui le roman commencé.
Tout le monde connaît la fin malheureuse du pauvre Gérard, mort d’ennuis, de misère, de chagrin, et abandonné de ses meilleurs amis…
Pauvre cher grand homme ! si bon, si simple, si dévoué pour tous, si aimant ; si tu avais eu pour vivre et pour rêver, la moitié de ce qu’ont coûté les cierges et la musique de ton enterrement, tu ne serais pas mort…
En souvenir d’une amitié qui remontait à bien des années, j’ai voulu finir ce roman commencé par lui.
Ce sera une larme à sa mémoire, une fleur sur sa tombe…
Dans ce livre, ce qui est bien est de lui, ce qui est mal est de moi.
1er mars 1856.
Le plus beau moment pour voir la Bretagne est le mois de septembre ; l’automne commence ; les ormeaux au feuillage velouté, les chênes et les hêtres prennent des teintes plus sombres, et leurs feuilles se nuancent de belles couleurs jaunes et rouges ; les fougères sèches se mêlent aux ajoncs toujours en fleurs, et, vers la fin du jour, les grands arbres des montagnes se baignent dans des lointains violets, d’un effet charmant.
De loin en loin, des deux côtés de la route, on trouve quelques masures en terre, blanchies à la chaux, avec leurs toits de mousse, des hangars de paille, çà et là des paysans trapus, aux membres noueux, aux traits rudes, coiffés de bonnets rouges, vêtus de peaux de chèvres, ou de sarreaux de toile, et les jambes serrées dans des gamaches de toile, boutonnées jusqu’au genou, – poussant devant eux une maigre haridelle mal peignée qui broute au passage quelques touffes d’herbe ou les ronces du fossé.
Plus loin, des enfants en guenilles, jouant avec les poules et les chiens de la basse-cour ; ou des femmes filant la quenouille et faisant paître leurs vaches dans la rigole du grand chemin.
Vers la fin de septembre, deux voyageurs, dont l’un écrit ces lignes, avaient entrepris une tournée en Bretagne. Tous deux fouillant le passé et cherchant dans les châteaux en ruines des enseignements pour l’avenir.
Notre récolte s’était bornée d’abord à quelques croquis de clochers à jour, de dolmens et de menhirs, à des dessins de costumes riches et variés et d’un effet très pittoresque.
Au point du jour, la diligence s’arrêta à Vitré.
Vitré est peut-être la ville de France qui a le mieux conservé sa physionomie du Moyen Âge. Elle a toujours ses vieux porches en bois, à colonnes à peine dégrossies enjolivées de sculptures ébauchées. Ses maisons d’ardoises avec pignon sur rue, ses fenêtres étroites et bizarrement percées, suivant les caprices où les besoins des nouveaux propriétaires, ses rues longues, étroites, mal pavées, et ses lourdes portes chargées d’inscriptions bibliques.
Vitré est la ville des Rohan et des La Trémouille, le berceau de la réforme en Bretagne. Cette grosse tour qui défend le pont-levis converti en rue est la tour de Mme de Sévigné.
Son château des Rochers existe encore à deux lieues de là dans les terres, à peu près comme elle l’a décrit dans ses lettres.
Nous avions gardé du caquetage spirituel de cette illustre personne, un souvenir assez agréable pour lui devoir une visite de politesse mêlée d’un sentiment de curiosité.
En sortant de la ville, à droite, sur le bord du chemin vicinal qui mène de Vitré au château des Rochers, nous lûmes sur l’enseigne d’un cabaret le nom de JEAN LE CHOUAN.
Il serait assez curieux, dit le savant d’entre nous, de retrouver là un descendant de ces fiers gars, qui ont remué la Bretagne pendant vingt-cinq ans, donné la main aux Vendéens, résisté à Hoche, et que Napoléon seul a pu dompter en les incorporant dans l’armée d’Italie.
Nous entrons.
Un petit homme maigre et pâle, avec deux yeux gris et une barbe noire nous servit du cidre et des œufs durs.
– C’est vous qui vous appelez Jean le Chouan ? demanda l’un de nous.
– À votre service, Monsieur, répondit Jean.
– Ne serait-ce pas quelqu’un de votre famille qui aurait donné son nom à la guerre des Chouans ?
– C’est mon père, Monsieur, dit le paysan en se dressant avec un mouvement d’orgueil.
– Alors, nous sommes dans le véritable nid de la chouannerie ?
– Pas tout à fait, dit-il ; la chouannerie a commencé dans le château de la Rouërie, à Saint-Ouen, mais ce fut dans les forêts de Vitré, de Rennes et de Fougères que se firent les premiers rassemblements. Le quartier-général était à deux lieues d’ici, au château d’Épinay, dans le village de Champeaux, qui appartenait à M. le marquis de Fayolle, dont vous avez peut-être entendu parler.
– Oh ! dit l’un de nous avec un mouvement d’épaules, je crois qu’on a beaucoup exagéré l’importance politique de la chouannerie ! Les Chouans ne furent que des héros de broussailles, des brigands en sabots et des assassins fanatisés par des prêtres mécontents !
– Ne vous y trompez pas, dit l’autre, qui avait la prétention de généraliser toutes les questions, – ce qu’il appelait voir les choses de haut, – la chouannerie, comme la guerre de la Vendée, fut une résistance plutôt religieuse que politique, et, pour bien comprendre les causes et l’esprit de cette lutte de vingt-cinq années, il est nécessaire de jeter un coup d’œil sur l’état politique et moral de la France avant 1789.
Il est clair que, des deux voyageurs, c’est le savant qui, dans ce qui va suivre, s’est livré à de certaines considérations historiques que l’autre, – le simple rêveur, si vous voulez, – n’a pu que résumer en substance.
Il semble, selon l’opinion vulgairement répandue, que la noblesse française ait toujours été solidaire des empiétements de la monarchie. C’est une grave erreur. Aucun historien ne se refuse aujourd’hui à constater la lutte incessante des nobles de province contre les rois et les ministres qui cherchaient à établir le pouvoir absolu sur la ruine des franchises locales.
En même temps il n’est pas douteux que la noblesse défendit souvent ses privilèges personnels plutôt que l’indépendance des populations.
Les grandes idées, les grands dévouements et les beaux caractères allaient s’amoindrissant depuis la féodalité. Après la Ligue, après la Fronde, la résistance de la noblesse prend une teinte purement religieuse ; les plus dignes d’entre les opposants se font tuer ou chasser du royaume. La révocation de l’édit de Nantes emporte à l’étranger les derniers représentants de l’indépendance nobiliaire.
À dater de cette époque la noblesse de province était entièrement domptée. Ce qui en restait ne se composait plus que de familles pauvres ou décapitées de leurs branches les plus illustres, menant à peu près la vie des paysans ou s’enfermant au sein des vieux châteaux dans un isolement sauvage ; quelques-unes même se livraient à l’industrie et au commerce maritime, qui leur offraient une indépendance relative et des ressources dont elles n’avaient pas à rougir.
Quant à la noblesse de cour, son orgueil et son faste suffisaient bien à représenter l’autre dans les parades et les cérémonies, – comme un bel acteur représente un héros. – Les cadets jaloux de leurs aînés, les bourgeois anoblis et les aventuriers élevés par l’intrigue brillaient d’un éclat douteux et passager, traînant dans les antichambres de grands noms, la plupart usurpés ou flétris. Que dire même des parlements, jésuites en robes rouges, crevant d’orgueil, hérissés de latin et empâtés d’érudition, préparant tout doucement sous le masque du bien public un gouvernement aristocratique qui leur attribuât tous les pouvoirs et mît en leurs mains les finances de la nation ?
Toute la magistrature formait une opposition compacte et hargneuse, jalouse de ses prérogatives, se tenant par la main et ne négligeant pas toutefois les occasions de se donner une certaine popularité auprès de la bourgeoisie.
Ainsi, lors de l’édit de 1770, qui supprime les parlements, toutes les cours de France, la chambre des Comptes, la Cour des Aides, les bailliages et présidiaux, inondent la France de leurs réclamations, remontrances, mémoires, lettres, arrêts, arrêtés et protestations.
Alors, de guerre lasse, Louis XVI convoque les états généraux, « comme seul remède aux maux qui affligeaient la France. »
L’État avait un ennemi non moins dangereux dans le clergé ; dans ce corps, qui venait dire au roi : « Nous possédons la moitié de vos domaines, la moitié de vos finances. »
En effet, d’après l’état des biens fournis lors de son assemblée de 1665, le clergé possédait, lui seul, la moitié du royaume.
Et que payait à l’État ce corps si prodigieusement riche ?
RIEN !
Il s’était, de droit divin, exempté de la capitation et du vingtième ; c’était un cas spécialement prévu dans les livres saints ; seulement le haut clergé voulait bien, par excès de générosité, se taxer lui-même et offrir une fois seulement au monarque reconnaissant, une sorte d’aumône que l’on appelait don gratuit, ou de joyeux avènement.
À ces calamités publiques, il faut encore ajouter la grande famille des privilégiés, de qui les biens étaient exempts d’impôts, et dont le peuple s’épuisait à engraisser l’orgueilleuse nullité.
C’étaient : les officiers de la maison du roi, des enfants de France, des princes du sang.
Les Ministres d’État, leurs commis, secrétaires, maîtresses, laquais et protégés.
Les Ordres de chevalerie du Saint-Esprit, de Malte, de Saint-Louis, de Saint-Lazare, etc.
Toute la noblesse, depuis les princes du sang, les ducs et pairs, jusqu’au fils du laquais qui avait de quoi acheter le titre d’écuyer, de marquis, de comte, ou l’audace de s’en parer.
Les officiers de robe des parlements, cours souveraines, présidiaux, bailliages, élections, trésoriers, secrétaires du roi.
Les intendants des provinces, les receveurs des tailles, les officiers des eaux et forêts, des gabelles, etc.
Les gouverneurs, lieutenants-généraux, majors des places-fortes, la maréchaussée, les lieutenants du roi.
Les maires, syndics des villes, échevins, jurats, leurs lieutenants et archers.
Les fermiers et sous-fermiers des trois ordres du clergé.
Toutes les terres nobles…
Enfin, il faut citer encore, d’après le cardinal de Fleury, les exempts par industrie et par manège. Cette classe, disait-il, est la plus nombreuse et la plus nuisible à la prospérité de la chose publique ; ce sont ceux qui écartent d’eux le poids des impôts, par des présents corrupteurs, par le crédit de leurs parents, de leurs protecteurs où par les femmes… Le nombre de ces gens-là est infini…
À ces charges accablantes, ajoutez la morgue des privilégiés et l’impunité assurée à certaines classes, et vous comprendrez quel était l’état moral et politique de la France avant 1789. Et si, plus tard, vous voyez le peuple se livrer à des excès, commettre des fautes, abuser de sa liberté, pardonnez-lui, car il a souffert pendant quatorze cents ans !!!…
Nous nous arrêtâmes quelques jours à Vitré.
L’histoire qui va suivre s’est passée dans les environs. Le fils de Jean le Chouan nous l’a racontée en partie ; plusieurs personnes du pays y ont ajouté des détails, dont notre mémoire a profité.
Vers la fin du mois de juin de l’année 1770, la comtesse de Maurepas, couchée sur une chaise longue, lisait, à moitié endormie, un roman de l’abbé Prévost.
La pendule marquait neuf heures du soir.
Le feu se mourait dans la cheminée : deux flambeaux de cuivre éclairaient faiblement l’une des salles du château d’Épinay, laissant perdus dans l’ombre les portraits de famille, les meubles et les lambris peints en grisaille.
La comtesse était une petite femme de vingt ans à peine, blanche et rose, avec de beaux cheveux bruns sans poudre, frôle et mince comme un enfant.
De temps en temps, ses grands yeux bleus se fermaient à demi, noyés dans le sommeil, se levaient vers l’aiguille de la pendule et retombaient fatigués sur les pages du roman.
En cet instant, la comtesse arrachée à sa rêverie tressaillit. M. le comte de Maurepas entra brusquement, en jetant de côté son feutre et son manteau trempés de pluie.
Puis, s’approchant de sa femme, et prenant ses petites mains blanches et grasses dans une de ses larges mains rougeaudes et hâlées, il déposa sur son front un baiser conjugal.
– Est-ce que tu t’ennuies ? dit-il en détachant ses grandes guêtres boueuses et les jetant à un domestique.
La jeune femme répondit à cette interrogation par un mouvement de tête et d’épaule qui pouvait se traduire ainsi :
– Passablement.
Une belle comtesse, qui s’ennuie à vingt ans et qui fait un pareil accueil à son mari rentrant après une journée de fatigue, ne ressemble guère à ces châtelaines du Moyen Âge qui allaient attendre sur le perron de leur château, le retour du seigneur et maître. Mais aussi, à cette époque, un comte n’eût pas tutoyé bourgeoisement sa noble compagne, comme vient de le faire M. de Maurepas.
Disons-donc quelques mots de sa position et de son caractère.
Ce seigneur, après avoir hérité, par la mort d’un de ses oncles, – du château d’Épinay, qui le rendait propriétaire de tout le village de Champeaux, avait épousé mademoiselle Hélène de Verrières, élevée à Rennes au couvent de Saint-Georges, où l’on ne recevait que des demoiselles nobles.
M. le comte de Maurepas résumait assez bien le type du gentilhomme breton.
D’une taille au-dessus de la moyenne, vigoureusement charpenté, le teint coloré, il avait le verbe haut, la parole brève, et les gestes violents.
Au printemps, il faisait quelques excursions dans les villes voisines, à Rennes, Vitré, La Guerche et Fougère, et visitait ses amis du Morbihan ou de l’Anjou. – C’était sa mauvaise saison. Pendant six mois de l’année il passait ses journées à chasser, ses soirées à boire et ses nuits à dormir.
C’était, du reste, un excellent homme ; emporté parfois, mais affable, bon et obligeant, quand on ne le contrariait pas. – Mais, qui donc eût osé n’être pas de son avis dans tout le village de Champeaux ?
Ce genre de vie amusait médiocrement la comtesse, et le plus souvent, quand M. le comte, son mari, tablait avec ses amis, – du soir jusqu’au matin, chantant joyeusement des cantiques à boire, – elle s’enfermait seule dans sa chambre, et s’ennuyait à mourir en lisant des livres de piété. Quant au roman de l’abbé Prévot, c’était sur le nom de l’auteur qu’elle l’avait ouvert. En Bretagne, alors, on ne se méfiait pas encore des abbés.
Quand il eut largement soupé, M. le comte s’étendit devant un grand feu.
– Hélène, dit-il en laissant tomber lentement ses confidences, comme un homme bien sûr de produire un grand effet, – j’ai une proposition à te faire, mais je ne sais pas trop si elle te conviendra.
– Laquelle ? demanda la comtesse.
– Est-ce que tu n’aurais pas envie de voir Paris ?
La jeune femme fit un mouvement de surprise comme une personne assoupie – éveillée brusquement par une trop vive clarté.
Paris ! c’était le Ciel… mieux que cela, – c’était Versailles ! c’était la Cour avec ses fêtes éblouissantes comme des rêves, – le roi avec tous les prestiges de la royauté absolue, – tous les grands noms de la France, le luxe féerique des pierreries, des toilettes et des équipages.
En un mot, c’était pour elle le soleil se levant tout à coup brillant et radieux au milieu de la nuit…
– Mais, reprit le comte, jouissant de son étonnement, c’est un voyage de quinze jours au moins, long et ennuyeux ; les chemins sont mauvais, et les auberges tristes le long de la route… Qu’en dis-tu ?
– D’abord, avez-vous l’intention sérieuse de faire ce voyage ? hasarda timidement la jeune femme, qui craignait de se livrer trop tôt au plaisir.
– Très sérieuse, dit le comte ; j’ai été chargé d’une mission par les gentilshommes des environs. Il est vrai de dire que le sort est tombé sur moi : je dois aller porter à Paris des remontrances au sujet de nos privilèges, attaqués sans relâche par le ministère… Cela se rattache un peu à l’affaire du duc d’Aiguillon ; mais tu n’y comprendrais rien… Maintenant, voyons, décide-toi à m’accompagner ou à rester ici.
– Je ne voudrais pas vous laisser partir seul, mon ami. Et quand comptez-vous partir ?
– Dans trois jours, au plus tard.
Hélène ne dormit pas de toute la nuit : elle avait peur de rêver. Puis, le lendemain matin, quand elle vit que ce projet était bien sérieusement arrêté dans la tête bretonne de son mari, elle s’abandonna à tous les transports, à tous les délices de sa joie d’enfant.
Le temps parut bien long… Les préparatifs du voyage furent faits avec les soins les plus minutieux ; les étapes calculées. Les époux n’étaient pas bien fixés sur la longueur du séjour qu’ils se promettaient de faire à Paris ; mais il fut décidé, qu’en attendant une installation plus convenable à leur rang et à leur fortune, ils descendraient provisoirement, et pour quelques jours seulement, dans la rue de l’Échelle, à l’hôtel du Gaillarbois.
À quelques jours de là, une lourde chaise de poste, traînée par quatre vigoureux chevaux, s’arrêtait dans la rue de l’Échelle, en face le guichet des Tuileries.
Le lendemain matin, M. de Maurepas sortit pour s’acquitter avant tout de sa mission. La comtesse, encore fatiguée des secousses de la voiture, devait attendre son retour pour visiter avec lui la ville. Une fois l’énorme cahier des doléances de sa province remis à qui de droit, le comte se faisait lui-même une fête d’accompagner sa femme dans les rues et les promenades, et de la présenter dans quelques maisons.
La comtesse attendit avec impatience, pendant toute la journée, puis jusqu’au lendemain matin, dans les plus vives inquiétudes.
Un billet, alors seulement, vint lui apprendre que son mari était enfermé à la Bastille.
Se désoler outre mesure, c’est sans doute ce qu’elle fit d’abord ; mais c’était une femme de tête, et elle comprit que son devoir était surtout de solliciter l’élargissement de son mari.
Pour cela, il fallait voir du monde, et la comtesse ne connaissait personne à Paris. Son mari, homme assez taciturne d’ordinaire, comme nous l’avons dit, lui avait seulement cité quelques noms, parmi lesquels elle avait retenu celui de la baronne de Penguern, cousine des Maurepas. Elle se hâta d’écrire à la baronne, qui accourut et lui offrit un logement dans son hôtel de la rue Saint-Dominique pendant tout le temps que pourrait durer la détention du comte de Maurepas. Une jeune femme ne pouvait pas loger seule dans un hôtel meublé : la comtesse accepta avec reconnaissance. C’était en effet le parti le plus convenable à prendre dans la circonstance.
Entre l’existence solitaire qu’avait menée la comtesse depuis deux ans que durait son mariage et les splendeurs de la vie qu’on menait à l’hôtel d’une grande dame de la noblesse parisienne, il y avait un étrange contraste.
Mme de Maurepas, dans sa situation particulière, ne pouvait paraître dans les fêtes et les dîners d’apparat ; mais elle ne put refuser de voir la société intime de la marquise.
Parmi les visiteurs les plus assidus, on remarquait un jeune gentilhomme de la province de Bretagne, parent éloigné de Mme de Penguern, très élégant de formes, de manières irréprochables, qui devait plus tard jouer un rôle important dans la guerre des Chouans. Voici le portrait que nous en a fait une personne de Vitré, qui l’avait particulièrement connu dans des circonstances que nous raconterons plus tard :
C’était un jeune homme de haute taille, maigre, mais d’une charpente forte et vigoureuse, avec une poitrine large et spacieuse dans laquelle le cœur et les poumons fonctionnaient à l’aise ; ses yeux noirs et ardents brillaient d’un éclat fiévreux ; ses sourcils droits et fournis, son nez long et pointu, sa bouche largement fendue, sa figure pâle et bistrée, ses mouvements violents, saccadés et impétueux accusaient au premier coup d’œil un caractère à ne point garder de ménagements dans l’amour ni dans la haine.
Il portait, suivant la mode du temps, ses cheveux poudrés à blanc qui venaient se perdre dans une bourse de taffetas noir, appelée crapaud. Un habit de pékin bleu de France, à très larges basques, à revers étroits, liserés d’or, laissait voir par devant un gilet de piqué anglais. Une culotte de tricot blanc s’attachait aux genoux par de petites boucles d’argent, et des bottines à retroussis jaunes venaient s’arrêter à la naissance d’un mollet sec et dur.
Ce personnage s’appelait le marquis de Fayolle.
Le marquis était l’aîné de sa famille. Son titre, sa fortune et son nom lui permettaient de prétendre à quelque union brillante ; mais emporté par la violence de ses passions, M. de Fayolle ne songeait guère alors à se reposer dans les joies tranquilles et douces du mariage.
Vivement touché du malheur arrivé à M. de Maurepas, le marquis promit d’employer tout son crédit personnel, et celui de ses amis, à le faire sortir le plutôt possible de la Bastille.
Il n’entre pas dans les conditions de ce simple prologue, de développer longuement les évènements qui marquèrent encore le séjour du comte et de la comtesse de Maurepas dans la capitale.
Avoir un mari à la Bastille, c’était trop de liberté inattendue pour une femme de vingt ans. L’époque d’ailleurs était assez dévergondée, comme l’on sait ; les grandes dames de ce temps-là luttaient d’effronterie et d’inconstance avec les célèbres impures des fêtes et des bals publics ; mais madame de Maurepas était trop bien élevée et trop provinciale encore pour avoir suivi cette route banale. De plus, la maison où elle s’était vue recueillie dans son veuvage momentané, était honorable, sinon tout à fait digne des vieilles mœurs de la Bretagne.
On faisait là de l’esprit et du paradoxe comme partout ; mais cela était empreint de sentimentalisme, et même d’une sorte de mysticisme qui se rattachait facilement aux impressions superstitieuses de personnes issues, pour la plupart, de la vieille Armorique.
Le marquis de Fayolle était le plus ardent interprète de ces idées. Il avait lu les savantes rêveries de l’abbé de Villard, de dom Pernetty et du marquis d’Argens ; il avait fait partie des célèbres réunions d’Ermenonville, où présidait le comte de Saint-Germain. Un tel homme était plus dangereux que tout autre, pour la comtesse, avec sa conversation tout empreinte des amours célestes de Swendenborg, et des théories sur le magnétisme des âmes qui préoccupaient alors tous les esprits désœuvrés.
La comtesse se laissa-t-elle entraîner, sans y songer, à cette pente dangereuse qui conduit de l’idéal aux réalités ? – Unie, par raison de famille, à un mari peu sensible aux délicatesses de son éducation et de son esprit, sans doute elle put regretter de n’avoir pas connu plus tôt le brillant gentilhomme dont le hasard lui avait révélé les séductions.
Quelques personnes ont prétendu, qu’entraînée par curiosité, à prendre part à une de ces expériences de magnétisme qui faisaient alors le délassement des salons, et dont elle ne soupçonnait pas le danger, la comtesse céda à l’espèce d’influence surnaturelle que la science donnait à un homme déjà trop aimable à ses yeux. – Les évènements qui vont suivre donneraient quelque probabilité à cette version.
Le comte de Maurepas ne resta que quelques semaines à la Bastille. Les plaintes et remontrances qu’il avait apportées à Paris, dirigées contre l’administration du duc d’Aiguillon en Bretagne, l’avaient fait emprisonner comme calomniateur et factieux. L’influence du duc, qui, grâce à la faveur du roi, venait de triompher deux fois du parlement, avait aisément annulé la mission du hobereau breton. Les pièces avaient disparu ; – on n’avait pas trop d’intérêt dès lors à retenir l’homme. Et puis, nous devons le dire, les sollicitations du marquis de Fayolle ne furent pas étrangères à son élargissement.
Pourquoi avait-il tenu à rendre ce service au mari de celle qu’il aimait ? – C’est que depuis un certain jour, resté vague pour la pénétration des observateurs, la comtesse n’avait jamais voulu consentir à revoir l’aimable marquis.
Les deux époux avaient regagné le château d’Épinay peu enchantés, par diverses raisons, de leur voyage à Paris.
La scène suivante se passa trois mois après par une froide soirée de février :
La comtesse était à demi couchée sur une bergère en tapisserie placée en travers d’une cheminée dans laquelle un tronc d’arbre achevait de se consumer.
Sa tête, penchée avec grâce, mais un peu fatiguée, s’appuyait sur une main blanche à fossettes, dont les doigts se perdaient dans l’écheveau de ses cheveux sans poudre, ce qui annonçait une grande habitude d’isolement. Sa robe de soie noire ondée, fort échancrée suivant la mode du temps, permettait aux moins clairvoyants de voir que Mme la comtesse de Maurepas était dans ce que les Anglais appellent une situation intéressante.
Son regard fixe, perdu, ses sourcils bruns légèrement froncés, annonçaient de tristes et sombres pensées.
Une voiture attelée de deux chevaux attendait dans la cour :
Une femme de chambre apportait des coffres, des cartons, fermait des malles, et déposait à la hâte cet effrayant attirail, sans lequel les femmes ne consentent jamais à se mettre en voyage.
Tout à coup la porte s’ouvrit avec fracas, et le comte entra.
Il revenait d’une de ces parties de chasse du pays qui durent plusieurs semaines, et il n’était certainement pas attendu dans ce moment.
La comtesse se dressa sur sa bergère comme poussée par un ressort, serra vivement autour de sa taille le mantelet dont elle était enveloppée, et demeura debout, pâle et tremblante, l’œil fixé sur son seigneur et maître…
– Je vois, dit le comte, qu’il était temps que j’arrivasse pour vous trouver encore ! – En bas une voiture, ici des bagages. Ah ça, sérieusement, est-ce que tu partais pour me chercher ?
– Oui… balbutia la comtesse, – je voulais… demain de grand matin…
– Bah ! et cette voiture en bas… est-ce qu’elle ne devait partir que demain ?
La comtesse atterrée ne trouva pas un mot à répondre.
– Voyons, dit le comte avec un sans-gêne campagnard. Dis-moi franchement que je suis un grand vaurien de passer mon temps à courir les champs, quand j’ai chez moi une charmante petite femme qui se désespère et s’ennuie à m’attendre… Là… sérieusement, est-ce que tu comptais te mettre en route, cette nuit, par un temps pareil ?
– Mais, oui… je m’ennuyais, et je voulais… aller passer quelques jours à Rennes chez ma tante de Renac.
– Et tu partais à la nuit… ? malgré pluie et vent ? dit le comte en l’attirant à lui… Regarde-moi en face ?
Hélène essaya de lever les yeux sur lui…
Le comte hésita un instant…, puis une réflexion traversa son esprit. « Ah ! je comprends, dit-il, tu me croyais toujours à Rennes, et tu voulais venir m’y surprendre ?… Tu aurais dû au moins remettre ton départ à demain de grand matin… » Et, satisfait de cette explication qu’il se donnait de la conduite de sa femme, il s’avança vers elle pour l’embrasser.
La comtesse voulut le repousser, mais dans ce mouvement les plis du mantelet qu’elle tenait soigneusement drapé sur elle, se dérangèrent.
Le comte arracha brusquement le mantelet : et demeura immobile, les yeux ronds, la bouche béante…
– Enceinte ! dit-il, en reculant d’étonnement. Puis, peu à peu, le regard qu’il tenait levé sur elle, s’assombrit et prit une expression effrayante !…
Il y eut quelques secondes d’un silence terrible…
– Malheureuse ! cria le comte, en serrant fortement le bras de sa femme.
– Grâce ! monsieur, grâce ! s’écria la comtesse en tombant à genoux, la tête cachée dans la poitrine.
Le comte demeura atterré, anéanti, l’œil fixe, sans regard, sans pensée.
Puis la porte s’ouvrit pour la seconde fois et un homme s’arrêta sur le seuil.
Ce qui se passa alors fut terrible…
Le comte de Maurepas et le marquis de Fayolle se regardèrent fixement.
Entre ces deux hommes la lutte eût été longue et le résultat douteux. – Ce qu’il fallait surtout éviter, c’était la honte, le scandale…
Le comte se jeta sur ses pistolets de voyage :
Tous deux sortirent.
Le lendemain matin, le comte de Maurepas fut trouvé frappé d’une balle, sur la lisière du bois de sapins qui sépare le château d’Épinay du village de Champeaux.
Ce seigneur s’était montré souvent dur et brutal vis-à-vis de ses fermiers. – Le paysan breton est peu endurant de sa nature. – Le bruit se répandit que le comte avait été assassiné. – La justice chercha en vain les traces du coupable.
On fit au comte de Maurepas un enterrement magnifique. Tous ses parents et ses amis accoururent auprès de la comtesse, et la trouvèrent au lit se mourant de chagrin et inconsolable de la perte de son époux.
Les domestiques furent congédiés le lendemain… Les portes et fenêtres du château demeurèrent fermées en signe de deuil.
Seulement, à quelque temps de là, par une nuit bien noire, on vit s’entrebâiller une petite porte du jardin donnant sur la route ; puis un prêtre sortit, tenant quelque chose enroulé dans des linges, – enfourcha un cheval attaché à un arbre de l’autre côté de la route et partit au galop.
Quelques jours après, la comtesse maria Yvonne, sa femme de chambre, à Jean le Chouan, et leur donna pour cadeau de noces une petite ferme dans la commune de Champeaux.
La comtesse avait consenti d’abord à revoir le marquis de Fayolle et à le suivre pour échapper à la colère de son mari. Mais le sombre résultat de la scène que nous venons de raconter lui laissa une impression telle, que désormais elle se consacra à la religion et s’enferma dans un couvent de Bénédictines, au milieu de la forêt de Rennes.
Quant au marquis de Fayolle, on apprit plus tard qu’il était parti pour l’Amérique.
Le château d’Épinay, où ces évènements s’étaient passés, changea de maîtres à la suite de la mort du comte de Maurepas. Comme ce dernier ne laissait aucun héritier et n’avait point fait de dispositions en faveur de sa femme, le bien retourna à une branche éloignée de sa famille, et, par un hasard singulier, ce fut une demoiselle d’Épinay, épousée par le frère du marquis de Fayolle, qui l’apporta en dot à son mari.
Ce dernier n’avait par lui-même qu’une fortune assez modeste, les grands biens de la famille appartenant à l’aîné. Veuf depuis longtemps déjà, toute son affection s’était concentrée sur sa fille unique Gabrielle, qui, depuis un an à peine, venait de quitter le couvent.
L’abbé Péchard, le curé du village de Champeaux, était venu loger au château pour faire la partie d’échecs de M. le comte, combattre l’influence pernicieuse d’un autre commensal du logis, Martial Huguet, recteur de Vitré, gravement soupçonné de déisme, – achever l’éducation de Mlle Gabrielle et convertir son père qui, par conviction ou par esprit de contradiction, se montrait fort entiché des doctrines de MM. les encyclopédistes.
C’était la mode alors, et les idées de scepticisme et d’examen, qui devaient plus tard amener la Révolution, flattaient les cadets de famille surtout, jaloux de la fortune de leurs frères, et commençant à douter que tout fût pour le mieux, dans le meilleur des mondes possibles.
Le comte de Fayolle était un homme de quarante ans, de haute taille, visant au majestueux ; il avait l’œil fin, le regard sec, le sourire ironique ; la parole prompte et caustique, sous une apparence de rondeur et de bonhomie irrésistible. D’une mise simple, le plus souvent négligée, sans prétention apparente, il cachait son orgueil nobiliaire sous cette familiarité protectrice que les paysans prennent toujours pour de la bienveillance.
Mlle Gabrielle de Fayolle, enfant de seize ans à peine, avait de beaux cheveux châtain clair, presque blonds ; ses grands yeux, d’un bleu pâle, lui donnaient une expression de douceur et d’ingénuité charmantes.
Gabrielle n’était qu’une enfant encore, et déjà pourtant les gentilshommes de Rennes et de Vitré trouvaient chaque jour de nouveaux prétextes pour venir saluer M. le comte à son château d’Épinay.
Chaque jour, au temps de la chasse, c’étaient des perdrix ou des bécasses qu’on venait de tuer à la porte du château, un lièvre ou un quartier de chevreuil qu’on venait offrir à M. le comte.
M. de Tinteniac surtout paraissait avoir pour M. de Fayolle une estime toute particulière. Il avait les plus beaux chevaux de la contrée ; sa meute était la plus nombreuse et la mieux appareillée ; puis son nom valait celui des Fayolle.
Un Tinteniac fut choisi jadis parmi les plus forts et les plus vaillants chevaliers pour se battre contre les gentilshommes anglais, dans le fameux combat des Trente qui se donna, en 1300 et tant, entre Ploermel et Josselin.
Mlle Gabrielle avait l’air d’ignorer complètement, – et peut-être l’ignorait-elle en effet, – que c’était pour ses beaux grands yeux bleus que se faisaient toutes ces chevauchées, ces chasses au tir et à courre.
Au château d’Épinay venait aussi, – comme nous l’avons dit, – l’abbé Huguet, le recteur de Vitré, – quelquefois seul, le plus souvent accompagné d’un grand garçon de dix-huit ans, d’une taille élancée, osseux et maigre, gauche, timide et embarrassé, sans pourtant paraître trop ridicule malgré cela.
Peu à peu, au reste, la timidité de ce jeune homme disparaissait, ses yeux brillaient et ses traits prenaient alors une expression de fierté, d’audace, d’énergie et de passion sauvage.
À sa pose, à sa démarche on sentait que ses membres, grêles en apparence, avaient l’élasticité, la force et la souplesse de l’acier.
Auprès de Huguet, il était à peu près aussi muet, aussi réservé qu’un confident de tragédie, et son rôle se bornait à écouter, avec une imperturbable résignation, les profondes réflexions de son maître sur l’égalité des hommes, – sur les républiques d’Athènes et de Rome, – sur les philosophes anciens et modernes, depuis Platon et Lucrèce jusqu’à Martin Luther, Descartes, Fénelon et Rousseau.
Georges s’occupait fort peu des graves mystères soulevés par ces grands esprits. Son plus grand bonheur était d’aller parfois avec son maître au château d’Épinay ; il s’y sentait attiré par une sorte d’instinct aristocratique, par un sentiment irréfléchi dont il n’avait pas encore essayé de se rendre compte.
Pour lui M. le comte de Fayolle, M. de Tinteniac lui-même, – Gabrielle surtout, – étaient des êtres à part, des créatures privilégiées.
Étonné de se trouver seul au monde, il avait souvent questionné l’abbé Huguet pour connaître le secret de sa naissance, et, en ne recevant que des réponses évasives, il se consolait en pensant que ce mystère cachait peut-être une naissance illustre, et il se voyait dans l’avenir fils d’un prince ou tout au moins d’un duc. Que de rêves délicieux, en cheminant le long des chemins creux ou couché sous un chêne ! Que de fois, sous prétexte d’étudier la Flore des environs, il avait poussé jusqu’au château d’Épinay, attiré par l’espérance de voir de loin Gabrielle à travers les branches et les champs de genêts fleuris !
Un jour, caché derrière un massif d’aulnes et de coudriers enlacés de ronces et d’églantiers, il lisait un volume de la Nouvelle Héloïse. Couché sur le bord de l’étang, il aperçut de loin Gabrielle descendre le jardin, sortir de l’enclos et venir en face de lui laver ses pieds dans l’eau…
C’était Julie !… il était Saint-Preux !…
Julie regagna le château sans oser faire un mouvement qui pût trahir sa présence. Lui, si plein d’audace, il tremblait de peur à la seule pensée que Gabrielle pût soupçonner le motif qui l’avait attiré.
Puis il s’en alla rêvant à cette gracieuse apparition, n’osant encore arrêter sa pensée à la possibilité d’aimer Mlle Gabrielle de Fayolle ou d’en être aimé. Souvent au château, pendant que Huguet discutait avec l’abbé Péchard sur le libre arbitre, – ou avec le comte sur l’égalité des hommes, – Georges se prenait à oublier ses yeux sur les grands yeux de la jeune fille, qui rougissait de plaisir.
Bien des fleurs avaient été échangées dans le jardin et dans les champs… Souvent Georges avait frissonné à table, en effleurant de ses doigts la main de Gabrielle. – Une fois, une seule, il avait osé presser de son pied celui de la jeune fille, sans qu’elle parût le moins du monde courroucée… Cette témérité l’avait fait longuement rêver…
Puis ce furent de longues promenades à La Haie, la ferme de Jean le Chouan, qui se trouvait à un quart de lieue sur la route de Vitré.
D’abord on se rencontrait par hasard à quelque distance du château, puis on marchait tout en causant, et le but de la promenade se trouvait être le même. Ce jour-là la mère Yvonne avait toujours de la galette chaude, du beurre et des œufs frais.
Un jour, Georges surprit M. de Tinteniac qui causait avec Gabrielle. – Pour la première fois la jalousie le mordit au cœur, et il s’en alla bien triste et bien malheureux.
À quelque temps de là, Gabrielle proposa la première une promenade à La Haie… Ils partirent ensemble du château ; tous deux marchaient côte à côte, le long des baies, sous les branches. Avant d’arriver au bourg de Champeaux, Gabrielle se trouva fatiguée et s’assit sur un bloc de granit, sous un vieux chêne aux branches duquel les ronces et les clématites avaient accroché leurs capricieux festons.
Depuis qu’ils étaient partis, Georges n’avait pas desserré les dents.
– Qu’avez-vous, Georges ? demanda Gabrielle.
– Rien, dit Georges d’un air passablement maussade.
Puis, quelque temps après :
– Pourquoi M. de Tinteniac a-t-il avec vous de si longues conversations ?
– Si longues ! dit la jeune fille ; je n’ai pas remarqué… Nous parlons de choses bien insignifiantes.
Georges la regarda en face.
Elle baissa les yeux et rougit.
La charmante enfant mentait déjà comme une grande personne.
Mais ce mensonge était une faveur, un aveu ; – car, si déjà elle n’eût pas aimé Georges, qui l’eût forcée à lui faire ce mensonge ?
Tous deux gardaient ce silence si doux quand le cœur est rempli de sentiments inexprimables.
Georges s’assit près d’elle sur la pierre et prit sa main qu’il porta à ses lèvres. Une douce et insensible pression répondit à son baiser.
Alors, enlaçant de son bras la taille souple et frêle de la jeune fille et l’attirant doucement à lui, les boucles de leurs cheveux se mêlèrent… Tous deux se sentirent frissonner de plaisir, et leurs bouches réunies se donnèrent un long et délicieux baiser.
Georges pressait fortement Gabrielle, qui se défendait à peine :
– Oh ! que je vous remercie, Gabrielle, si vous m’aimez autant que je vous aime !…
La jeune fille sourit comme doivent sourire les anges quand ils sont amoureux.
– Je t’aime ! dit Georges en l’étreignant fortement et l’enveloppant de son regard.
Les yeux baissés comme une madone en prière, Gabrielle se laissait adorer.
– Vous n’aimez pas M. de Tinteniac ? demanda Georges.
– Je ne l’aime pas.
– Et s’il vous demande en mariage ?…
– Je refuserai.
– Mais votre père, Gabrielle ?
– Mon père m’aime trop pour vouloir mon malheur.
– Et vous oseriez lui avouer que vous m’aimez, moi dont on ne connaît ni le nom ni la famille ?
– Je l’oserai.
– Oh ! Gabrielle, le nom de Tinteniac est un des plus beaux noms de la Bretagne ! mais, quel que soit celui que mes parents m’ont laissé, je veux le faire si beau, que vous puissiez l’entendre prononcer sans rougir.
Tous les amoureux ont l’ambition de monter sur un piédestal.
– Et, reprit Georges, si votre père refuse ?…
– J’attendrai.
– Devant Dieu, Gabrielle, vous me promettez de n’avoir pas d’autre époux que moi ?
– Je vous le jure !… Georges, dit Gabrielle en pressant la main du jeune homme.
– Le ciel nous entend ! s’écria Georges avec exaltation.
Gabrielle tourna vivement la tête… Il lui avait semblé entendre marcher sur les feuilles sèches, de l’autre côté de la haie.
Le ciel les entendait en effet ; mais par l’oreille d’un de ses serviteurs.
Le témoin était Péchard, qui, revenant de Champeaux, se rendait au château en disant son bréviaire ; – en entendant du bruit à quelques pas de lui, il s’était approché doucement et il avait tout vu, tout compris.
Georges et Gabrielle rentrèrent au château, marchant côte à côte, lentement, silencieux et recueillis dans leurs pensées d’amour.
Le comte causait avec l’abbé Huguet. – On annonça M. de Tinteniac et la baronne de Tinteniac, sa mère.
La baronne avait une fierté digne du onzième siècle ; elle n’était jamais si joyeuse que quand elle trouvait l’occasion de faire voir son mépris pour les petites gens.
Coiffée de ruches de dentelles, inondée de bouillons de soie, noyée de brouillards de blonde, elle était jolie encore, malgré ses cinquante ans, et avouait ses péchés sans trop de scrupules.
Mais, depuis quelque temps, ne sachant plus que faire, elle avait étudié tous les blasons et toutes les généalogies de la Bretagne, la province de France la plus riche en gentilhommerie.
Au souper, l’occasion était trop belle pour que la baronne ne crut pas devoir faire parade de ses connaissances héraldiques et généalogiques. Après avoir rappelé les noms, les alliances, les armoiries et l’origine des principales familles de la Bretagne, la baronne, par une transition adroite et flatteuse, finit par demander au comte de Fayolle s’il n’avait pas reçu depuis peu des nouvelles du marquis son frère.
Il est toujours en Amérique avec M. de Lafayette, répondit le comte, – « et ne sais quand reviendra » comme dit la chanson.
– S’il revient jamais !… – observa Péchard.
– Nous n’aurons pas, j’espère, le chagrin de voir s’éteindre un des premiers noms de la Province, dit Tinteniac.
– À moins que M. le comte, son frère, ne songe à se remarier… dit la baronne, car lorsqu’on n’a qu’une fille…
– Le nom de la famille se perd, – dit le comte, en riant, – et je ne voudrais pas que cela fût par ma faute. Si l’on n’avait plus de nouvelles de mon aîné, baronne, je vous demanderais conseil là-dessus.
– Les desseins de la Providence sont impénétrables, dit gravement Péchard, – et quelque étrange qu’ils nous semblent d’abord, remarquez qu’ils sont toujours motivés par quelque cause mystérieuse. Ainsi, admettons, – ce qu’à Dieu ne plaise, – la mort de M. le marquis, ne serait-il pas possible de trouver dans sa vie passée des fautes qui nécessitent cette sévère expiation ? Les égarements de sa jeunesse, par exemple, – ses folles prodigalités, – ses duels nombreux…
– Gardons-nous d’avoir une telle pensée à l’égard du marquis, répondit Huguet, – mais, comme vous le dites, – l’expiation comme la récompense est nécessaire dans ce monde, ou dans l’autre. C’est, à mon avis, la meilleure preuve de l’égalité des hommes, parce qu’elle repose sur la justice de Dieu.
– L’égalité dans l’autre vie… dit Péchard.
– Pourquoi pas dans celle-ci… répliqua Huguet.
« Les mortels sont égaux : – Ce n’est pas la naissance… »
– C’est Voltaire qui l’a dit, Messieurs, dit le comte, avec cette banale condescendance de certains seigneurs du temps qui visaient à la popularité. Et il cita toute la tirade à laquelle l’abbé Péchard applaudit avec réserve.
– Nous sommes tous un peu grisés, observa-t-il, par cette fièvre de liberté et d’égalité ; mais prenez garde que l’amour de l’égalité n’est ordinairement qu’une jalousie des cœurs bas contre tout ce qui est noble et beau.
Huguet allait répondre. Le comte de Fayolle ne lui en laissa pas le loisir. Les privilèges ont fait leur temps, – dit-il ; l’homme du peuple, le paysan, le savant ou l’industriel, sont à mon avis cent fois plus utiles à la société que le gentilhomme gaspillant follement son temps et sa fortune.
– Ainsi, par exemple, monsieur le comte, dit Péchard, d’après un tel système, vous consentiriez à donner votre fille au premier venu ?
– Sans doute, s’il était honnête homme, et s’il occupait une position honorable.
Georges et Gabrielle échangèrent un regard triomphant.
– Prenez garde, monsieur le comte, – dit Péchard, – ce serait peut-être aller un peu loin.
– Comment cela ?…
– Sans doute… sûre à l’avance de votre consentement, mademoiselle Gabrielle pourrait peut-être faire tel choix qui serait loin de vous être agréable.
Tous les yeux se portèrent à la fois sur Georges et Gabrielle. La jeune fille, rouge de honte, tenait ses yeux cloués sur son assiette ; Georges embarrassé de la tournure que prenait la conversation, promenait ses doigts sur la table avec un mouvement nerveux.
– Cela n’est pas à craindre, dit le comte en les regardant alternativement l’un et l’autre.
– D’ailleurs, dit la baronne, bon sang ne peut mentir.
Georges et Tinteniac se mesuraient du regard.
Huguet, étranger à ce qui se disait autour de lui, suivait le fil de ses pensées.
– Supposons, dit Péchard en clignant de l’œil et donnant à ses paroles une accentuation ironique, – car ceci n’est qu’une simple supposition… que la fille d’un homme de votre rang, et pour faire une supposition improbable, que mademoiselle Gabrielle, par exemple, encouragée par de tels principes – sortis de la bouche paternelle, entraînée peut-être par une fausse générosité, commette l’imprudence d’écouter… mon Dieu !… M. Georges que voici, – supposez même que le mal soit allé jusqu’à des aveux, des serments, si vous voulez… Je serais curieux de savoir de quel œil M. le comte de Fayolle verrait ces enfantillages ?…
– Ah ! ça, l’abbé, – dit le comte, qui avait peur de comprendre, – que nous chantez-vous là ?
– D’ailleurs, – dit Tinteniac, – à quoi bon toutes ces suppositions ? Est-ce probable ? est-ce possible ?
– Je ne sais pas, – reprit Péchard, – jusqu’à quel point cela est vraisemblable ; – mais je maintiens, moi, qu’il n’est pas absolument impossible – qu’un jeune homme, dont l’esprit a été dépravé, le jugement faussé par une mauvaise éducation, – s’aveugle au point…
– D’aimer ma fille ! dit le comte… Voyons, Péchard, expliquez-vous plus clairement.
L’instinct du gentilhomme reprenait déjà le dessus dans une question personnelle.
Tout le monde se sentait embarrassé.
On se leva de table.
Huguet, qui n’avait rien compris jusque-là au manège de son adversaire, et qui ne pouvait croire qu’on parlât du pauvre orphelin confié à ses soins, pressa lui-même Péchard de tout dire, et ce dernier raconta tout ce qu’il avait vu, tout ce qu’il supposait encore.
Georges leva la tête sous tant d’affronts :
– Et après tout, dit-il, quand cela serait… monsieur le comte ne disait-il pas tout à l’heure, qu’il donnerait sa fille à un homme du peuple… Et que suis-je donc moi ?
– Toi ? dit Péchard, pauvre garçon ! tu n’es pas même un homme du peuple… Tu es un enfant trouvé !…
Ce mot tomba comme un soufflet sur la joue du malheureux Georges.
Il resta un instant les yeux fixés à terre, pâle, immobile, frémissant de honte et de colère.
– Vous êtes cruel, monsieur, dit Huguet en regardant fixement Péchard ; il n’est pas généreux de reprocher à ce jeune homme un malheur dont il est innocent.
– Eh ! mais, – observa la baronne, – séduire une noble fille, ce n’est pas si maladroit ; c’est une manière commode de se faire un nom… quand on n’en a pas.
L’abbé Huguet prit le bras de son élève et l’entraîna hors la salle. Sans doute, en insultant ainsi, publiquement, ce malheureux enfant trouvé, Péchard n’était poussé que par l’intention très louable d’éclairer Gabrielle sur la légèreté de sa démarche, d’éveiller l’attention du comte, ou de mortifier Huguet dans la personne de son élève ; cependant, qui pourrait répondre que les passions de l’homme ne fermentaient pas sous la soutane du prêtre, que, sans le savoir peut-être, il jalousait un bonheur que son état lui faisait un crime de jamais connaître.
C’est ce que la suite nous apprendra peut-être.
Comme ils passaient devant l’office, un petit homme en blouse bleue et coiffé d’un chapeau de paille recouvert d’une toile cirée, se leva précipitamment de table, et saluant respectueusement Huguet :
– Vous retournez à Vitré, monsieur le recteur. Si vous le permettez nous ferons route ensemble.
– Volontiers, père Martinet, – dit Huguet avec distraction.
Le père Martinet siffla son chien qui fracassait la vaisselle de l’office ; et tous trois sortirent du château d’Épinay.
Martinet qui, plus tard, jouera un rôle important dans ce récit, était un homme de trente-six ans environ ; il avait les jambes torses comme un basset, le nez crochu, les yeux petits, caves et inquiets.
– Il faisait toutes sortes de métiers : courait les fermes des environs, changeait des chiffons pour des épingles, vendait de la mercerie, troquait pour de méchants mouchoirs mauvais teint, les beaux cheveux de paysannes ; achetait des chevaux, des moutons et des vaches, qu’il engraissait gratis dans la forêt et dans les rigoles des grands chemins.
Il connaissait les secrets, les besoins et les ressources de tout le monde, et prêtait, à des taux fabuleux, aux paysans gênés, des fonds pour le compte de certains banquiers de Rennes et de Saint-Malo.
Il était partout et toujours suivi d’un mauvais barbet noir, sale et crotté, qu’il appelait Sans-Gêne, – à cause de ses façons gourmandes et familières.
Le marchand de vaches savait lire et écrire ; – il se flattait même d’avoir été clerc d’huissier ; – aussi, les paysans, en lui parlant, l’appelaient monsieur Martinet, – et par derrière, c’était le père Martinet, – capable de vendre son père pour un écu de six livres.