Le Marquis des Saffras - Jules de La Madelène - E-Book

Le Marquis des Saffras E-Book

Jules de La Madelène

0,0

Beschreibung

Extrait : "En 184…, pour la Saint-Quinid, fête de leur paroisse, les paysans de Montalric donnèrent une grande représentation de la Mort de César. Depuis quelques années; on s'était mis ainsi à jouer des tragédies dans nos villages du Comtat. Pour les fêtes votives, on montait des pièces de Racine et de Voltaire. Zaïre, Athalie, Brutus et César, — César, Brutus, Athalie, Zaïre, — on ne sortait pas de là, à Monteou comme à Saint-Didier."

À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN :

Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern

Seitenzahl: 530

Veröffentlichungsjahr: 2016

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.


Ähnliche


À MADAME DE LA MADELÈNE

LIVRE IEspérit
I

En 184…, pour la Saint-Quinid, fête de leur paroisse, les paysans de Montalric donnèrent une grande représentation de la Mort de César. Depuis quelques années, on s’était mis ainsi à jouer des tragédies dans nos villages du Comtat. Pour les fêtes votives, on montait des pièces de Racine et de Voltaire. Zaïre, Athalie, Brutus et César, – César, Brutus, Athalie, Zaïre, – on ne sortait pas de là, à Monteou comme à Saint-Didier, à Sarrians comme à Méthamis et à Beaume-de-Venise. Entre toutes ces bourgades, c’était une lutte ardente, une émulation sans égale pour bien faire et se surpasser. Les vieilles jalousies de voisinage s’étaient transformées ; on était en rivalité de tragédies, et dans ces luttes pacifiques on apportait la même passion que dans ces rixes terribles où, vingt ans auparavant, des villages entiers venaient offrir la bataille à des villages ennemis.

Pour cette Mort de César, il y eut grande affluence d’étrangers à Montalric. La route était obstruée de carrioles et de charrettes ; les auberges regorgeaient de gens et de bêtes ; tous les tonneaux étaient en perce ; dans les rues, sur les places, à toutes les portes des maisons, piaffaient et hennissaient des mules, des chevaux, des ânesses. Les tragédiens furent très goûtés, on les rappela à diverses reprises, et il leur fallut jouer deux fois le troisième acte. La joie des spectateurs était au comble ; presque tous applaudissaient avec frénésie, d’autres se contentaient d’admirer avec un étonnement profond. Parmi ces derniers, au milieu de ce groupe de silencieux enthousiastes, il y avait un homme de la montagne, potier-terrailler de son état, du nom d’Espérit, – Elzéar-Siffrein-Véran Espérit, citoyen de Lamanosc. Tant que les acteurs furent en scène, Espérit se tint sur son banc, immobile et roide, l’oreille dressée, l’œil éveillé. C’était la première tragédie qu’il entendait de sa vie. La mise en scène, l’intérêt du drame, la solennité des vers le charmaient ; il ne se lassait pas d’écouter ces longues périodes retentissantes ; il en attrapait à la volée quelques fragments qu’il fixait dans sa mémoire, qu’il agençait entre eux tant bien que mal. Toutes sortes de songeries venaient se mêler à ces impressions si vives, et tout cela se confondant avec de grands efforts d’attention et de curiosité, il en résultait un travail intérieur très compliqué.

À la tombée du rideau, lorsque les farandoles se mirent en danse, Espérit se réveilla en sursaut comme au sortir d’un rêve. Au milieu des mille rumeurs de la fête, il se sentait tout étourdi, ahuri, saisi d’un grand désir de solitude ; il aurait voulu se trouver transporté bien loin dans la montagne, au fond des bois. Partout des rires, des chants, des musiques. Sur la place, c’étaient les fanfares de la commune qui reconduisaient en triomphe les vainqueurs de la lutte et des courses, entourés de porteurs de torches ; au bord de la rivière, sous les platanes, les orchestres des bals rivaux ; çà et là, dans les rues, les tambourins et les galoubets venus de Provence, qui donnaient des aubades en l’honneur des tragédiens. Les cloches carillonnaient, les voitures couraient à grand bruit sur la route, les enfants lançaient des pétards et des fusées dans les jambes des chevaux.

Espérit courut à l’écurie pour seller son ânesse et partir au plus vite, car il était déjà nuit. Avec ses entractes et ses reprises, la tragédie avait bien duré quatre heures. La Cadette avait épuisé depuis longtemps sa provision de fourrage, elle ruminait tête basse devant une crèche vide. À ses côtés, deux grands ânes noirs dévoraient fièrement une belle râtelée de foin.

– Ah ! l’avaricieux, dit la femme qui tenait l’écurie, voilà des heures que sa bête lit la gazette ! Il a apporté une poignée de paille pour la nourrir toute la journée, vous verrez qu’il aura le cœur de partir sans lui donner seulement du son !

La Cadette regardait avec des yeux d’envie les boisseaux de provende que cette femme portait suspendus à ses deux bras, et pour exciter les désirs de l’ânesse, la femme rapprochait ses picotins à portée du museau. Espérit prit une mesure d’avoine et l’offrit à la Cadette ; mais au moment de partir, il se trouva dans un grand embarras : il fouilla dans ses poches, dans sa ceinture, dans son bissac, pas d’argent, pas un denier. En admirant la tragédie, il s’était laissé enlever sa bourse par un voisin, un petit Marseillais tout réjoui, qui courait les fêtes pour faire tirer en loterie du gibier et des cigares. Ce Marseillais parlait à ravir du théâtre ancien et moderne ; pendant les entractes, il expliquait très subtilement les beautés de la Mort de César. Espérit, en l’écoutant, s’était pris pour lui d’une vive amitié.

Le compte de la Cadette montait à trois sous, deux sous pour l’avoine, un sou pour l’établage. Le terrailler ne connaissait personne à Montalric, il prit le parti de demander crédit au logeur d’ânes, et comme il offrait de laisser en gage son bissac, celui-ci répondit en riant :

– Eh ! camarade ! Crédit n’est pas mort ; tu me parais bon pour trois sous. À te juger sur ta mine de grand simple, tu n’es pas un escroqueur ; gare plutôt qu’on ne te vole ton âne entre les jambes !

Mais la femme du logeur voulait ses trois sous, et lorsqu’elle vit Espérit s’éloigner sans payer, elle courut sur lui et par-derrière le décoiffa.

– Ah ! il n’a pas d’argent, dit-elle, gardons-lui sa barrette !

Elle s’était emparée de la calotte d’Espérit, elle l’agitait avec colère, et ne cessait de vociférer :

– Ah ! qu’ils viennent nous voler, ces étrangers ! D’où sort-il, celui-là ? On t’en tiendra des établages pour rien ! et de l’avoine encore pour ta bourrique, qui crève de faim ! Il ne manquerait plus qu’il emportât son fumier !

On accourut aux cris de la vieille. Espérit la menaçait le bâton levé ; la foule des passants s’entassa dans l’écurie, les badauds s’attroupèrent ; ceux de Montalric prirent parti pour la femme, ceux du dehors pour Espérit. Sans trop savoir de quoi il s’agissait, on s’injuria des deux côtés, et on allait en venir aux mains. Heureusement le logeur d’ânes était un brave homme, il mit fin à ces querelles en rossant sa femme. Pendant ce tumulte, la Cadette s’échappa, et le terrailler se mit à sa recherche.

Espérit rôdait au hasard dans les ruelles sombres et tortueuses du village, demandant à tout venant des nouvelles de son ânesse ; les galopins lui faisaient cortège avec des huées. L’un de ces vauriens se mit alors à imiter les braiements de l’âne, et si habilement, d’une voix si âpre, si étendue, que la Cadette répondit du bout de la place. Elle arriva en trottinant et reconnut son maître ; Espérit sauta en selle et courut jusqu’au carrefour. Tout à coup ce carrefour s’éclaira d’une grande lueur ; les gens du quartier allumaient un feu de joie et dansaient en rond. La Cadette recula de frayeur. – Les ânes au feu ! crièrent les enfants. Il en sortait de tous côtés, ils tournoyaient autour d’Espérit, comme une nuée de moucherons. – Les ânes au feu ! qu’ils sautent le feu ! À la danse ! à la danse ! – Ces enfants étaient très jeunes. Espérit les écartait en faisant siffler son bâton sur leurs têtes, mais en évitant de les toucher. Quand ils virent que ce n’était qu’un jeu, ils se jetèrent à la bride de l’ânesse et essayèrent de l’entraîner jusqu’au feu, d’autres lui tiraient et lui tordaient la queue. Espérit, pour se dégager, frappa légèrement le plus importun des assaillants ; l’enfant se jeta à terre en poussant des hurlements affreux. On entoura Espérit, et pendant qu’il répondait aux menaces par un discours fort honnête, on attacha un fagot d’épines enflammées à la croupière de la Cadette. Excitée par les piqûres et les brûlures, l’ânesse s’emporta furieusement et partit droit devant elle, renversant tout sur son passage. En moins de dix minutes, Espérit se trouva à une demi-lieue de Montalric, sur le bord d’une rivière ; il mit sa bête à l’eau pour la laver et la panser ; avec des feuilles de romarin écrasées, il lui composa des onguents ; d’un lambeau de chemise, il lui fit des bandages solides, et, l’ayant ainsi radoubée, il reprit tranquillement le chemin de Lamanosc.

Il avait déjà tout à fait oublié ses mésaventures de la journée. La Cadette pâturait en marchant ; Espérit, assis sur la croupe, se laissait aller à ses mouvements incertains et lents, les bras pendants et le nez aux étoiles. Il rêvait de Jules César et de la république romaine.

II

Plusieurs semaines après la Saint-Quinid, tous ces souvenirs de tragédie fermentaient encore dans la tête d’Espérit, si bien qu’un beau matin il se réveilla avec un violent désir de faire jouer la Mort de César à Lamanosc. Il revêtit son grand costume des dimanches ; pour plus de cérémonie, il se coiffa d’un chapeau rond que lui prêta le professeur Lagardelle, maître d’école du village, et, quoiqu’il ne fût pas fumeur, il alluma un cigare pour se donner une tournure. Ainsi équipé, il s’en alla résolument chez le maire. Le maire était en foire. – Allons, tant mieux ! dit Espérit ; ce n’est pas trop d’une semaine de plus pour réfléchir avant de lui parler, à ce père Tirart !

À huit jours de là, dans la soirée, il revint chez le maire.

Marius Tirart, maire de Lamanosc, habitait, à l’entrée du bourg, une vaste maison dont les dépendances se prolongeaient jusqu’au fond de la rue des Pique-Nierres. Les hangars et les grandes cours s’étendaient sur les derrières jusqu’aux prairies qui bordent le chemin. Les chiens, qui connaissaient Espérit, le laissèrent passer sans aboyer ; il franchit le portail, mit la main au loquet et tira la ficelle. Le maire Tirart, à genoux au milieu de ses valets de ferme et des bergers, faisait la prière du soir ; Espérit s’arrêta discrètement sur le seuil de la porte. Vers la fin de la prière, un petit berger s’étant endormi, le maire lui asséna un rude soufflet pour le réveiller. L’enfant se mit à jurer, les pâtres éclatèrent de rire, le maire allongea des gourmades, et, frappant à droite, à gauche, fit tant de bruit pour imposer silence, que toute la cuisine fut bientôt en rumeur. Un des battus souffla sur la lampe de fer suspendue à la cheminée, les cris redoublèrent, Espérit s’en alla comme il était venu.

– Au fait, se dit-il, ce n’est pas le bon moment. Brave homme que le père Tirart ! mais sur le soir il est irrité par son gros travail de la journée. C’est au saut du lit qu’il faut le prendre ou bien à table ; le matin on est plus gai.

Un matin donc, après s’être costumé, il prit le chemin de la rue des Pique-Nierres. Le maire déjeunait dans la grande cuisine, avec tout son entourage de valets de ferme et de bergers qu’il faisait manger à sa table. Marins Tirart était un homme déjà sur l’âge, mais encore très vert, très actif, trapu, haut en couleur, œil brillant, lèvres rouges, mains fortes et velues comme la poitrine.

– Salut, les amis ! dit Espérit en entrant le chapeau sur la tête, comme c’est l’usage à Lamanosc. Et toi, Marius, l’appétit y est-il ?

Il y avait déjà longtemps que le maire Tirart cherchait à rompre avec ces habitudes familières des paysans comtadins ; il ne pouvait plus se faire à ce tutoiement, à ce Marius tout court dont ils usaient obstinément avec lui. Lorsqu’il était en visite chez son préfet, en grande compagnie de gens titrés et décorés, à tout propos on le saluait du titre de maire avec toutes sortes de politesses, et l’envie lui venait alors d’introduire ces belles manières à Lamanosc. Par malheur pour Espérit, il se trouva que le maire avait dîné la veille chez son préfet ; il était revenu d’Avignon très décidé à se faire respecter à Lamanosc comme dans les villes.

– Eh bien ! Marius, reprit Espérit d’un ton dégagé, comment te va le courage ?

– Tiens, voilà de mes nouvelles, dit le maire, et de son poing fermé il fit voler à dix pas le chapeau d’Espérit. Espérit répondit par un coup de bâton qui brisa les bouteilles sur la table et que le maire esquiva très heureusement. Des courtiers de commerce arrivèrent en ce moment fort à propos, et la querelle en resta là. Espérit s’en retourna à sa tuilerie sans grande rancune, et de sens rassis il donna tout à fait raison au maire. – C’était son droit, se dit-il, il était chez lui ; j’aurais peut-être dû lui tirer mon chapeau.

Dans l’après-midi, Espérit revint chez le maire ; il portait sous son bras une grande bouteille de cinq pots. Le maire avait envoyé les bergers à l’école, et pendant leur absence il gardait lui-même le troupeau sur la lisière du petit bois qui confine à la prairie. Ce métier de pâtre ne lui allait guère. Tirart n’était pas homme à s’asseoir toute une journée dans les herbes pour jouer de la clarinette ou sculpter des noyaux pendant que les chiens font leur ronde. En attendant le retour des bergers, il s’ébattait avec ses dogues sur le pré ; il les faisait courir et combattre, il luttait et cabriolait avec eux.

– De quel cabaret sors-tu, grand ivrogne ? dit le maire ; que me veux-tu avec ta bouteille ?

– Ce matin, répondit Espérit, je vous ai cassé quatre ou cinq fioles ; voici qui réglera nos comptes. Maintenant, parlons peu et parlons bien. Savez-vous qu’ils ont joué il y a six mois une belle Mort de César à Montalric pour leur vote ?

– Il s’agit bien de Montalric ! dit le maire. Voilà mon troupeau qui s’emporte devers les vignes ; tourne sur eux à grands coups de pierres et rabats-les jusqu’ici.

– Les chiens les ramèneront, dit Espérit.

– Je leur apprends des tours, dit le maire ; ce n’est pas le moment de les déranger. File par le fossé et fais-moi tout redescendre, hardi !

Le troupeau ramené, Espérit trouva le maire émondant les feuilles grêles de deux grandes tiges d’osier.

– Prends ces amarines, dit le maire, et tordons-les à nous deux ; il nous faut façonner un grand cerceau pour faire sauter les chiens. Nous allons rire.

On façonna le cerceau, on fit sauter les chiens ; le maire était en belle humeur.

– Voici le bon moment, se dit Espérit… Et cette Mort de César, reprit-il d’un air de finesse, si nous la montions à Lamanosc ? qu’en pensez-vous, notre maire ?

– Déjà quatre heures ! s’écria Marius en tirant sa grosse montre ; on m’attend à la commune. Adieu ! adieu ! je te laisse le troupeau ; tu passais pour bon pâtre dans le temps ; tiens prends ma gaule, amuse-toi bien, et bonne garde ! si tu aimes la musique, tu trouveras des fifres dans la besace !… Surtout, attention aux jeunes mûriers !

Et le maire Tirart monta vers la mairie.

III

Le lendemain, trois grandes charrettes étaient en charge devant la maison du maire Tirart, rue des Pique-Nierres. Les chevaux se cabraient en agitant leurs clochettes, les chiens jappaient ; les rouliers, gens d’Avignon et du Pontet, criaient et juraient comme des païens, les oisifs de la commune s’attroupaient autour des voitures et donnaient gravement leur avis. Assis sur une trousse de feuilles, Marius Tirart fumait silencieusement sa pipe, sans prêter l’oreille aux réflexions des badauds. Espérit, qui depuis huit jours rôdait autour de lui, s’approcha et salua poliment, la barrette à la main.

– À l’amitié, monsieur Marius, je vous trouve bonne mine ; toujours le même, et gaillard, gaillard comme une épée ! Nous en fumons une ? C’est fort bien. Chacun sa fantaisie : moi, j’aime mieux une goutte d’eau de coing pour tuer le ver dans la matinée ; chacun ses idées. Les uns aiment le vin rouge, d’autres le blanc, d’autres le muscat. Figurez-vous que ma tante de Méthamis n’a jamais goûté viande de sa vie ; à son âge, elle donnerait toutes vos boucheries pour un oignon doux. Est-il vrai, notre maire, que les Turcs fument des pois de senteur ? Pour les marchés et les dimanches, il pourra bien m’arriver d’allumer un bout de cigare, je ne dis pas non ; les jours ouvriers, je n’y ai pas goût. Ceci peut vous étonner, puisque c’est le parrain de ma mère qui a fumé le premier à Lamanosc, en revenant de la marine, quand nous étions terre du pape. Il était le seul à fumer dans la commune : aussi l’appelait-on Pipette. Jugez un peu comme tout a changé depuis que nous sommes à la France ; mais tout ce que je dis là n’appointerait pas un fuseau, ainsi que disent les vieilles, d’autant plus que j’ai à vous parler d’une grande affaire qui fera bien honneur à Lamanosc. Vous savez que l’année dernière, j’ai été à Montalric pour leur fête ; alors je me suis dit : Espérit, tu vois là une belle vote ! Ah ! si notre maire voulait, ce serait encore plus beau à Lamanosc pour notre Saint-Antonin !

– Voyons ! que veux-tu ? dit brusquement le maire, voilà une heure que tu me cires la guêtre. Je te vois venir, tu viens pour m’offrir ta feuille de mûrier ; je te l’achète, tu sais mon prix ; si ça te va, j’envoie ce soir les sacs à ta tuilerie.

– Je ne vends pas ma feuille, dit Espérit, puisque je fais couver ; vous le savez bien, vous qui m’avez fait compliment pour ma graine.

– Alors combien ta graine ?

– Je vous répète qu’il ne s’agit ni de moi, ni de ma feuille, ni de ma graine, mais de la commune : est-ce clair ? Ne tenons-nous pas aujourd’hui le 7 mars ?

– Oui, le 7 mars 184… Eh bien ! après ?

– Le 7 mars, fort bien. Qui de 31 ôte 7, nous restons à 24 ; 24 et 14 sont 38, c’est-à-dire un mois, huit jours, plus cinq mois entre mars et septembre : cela fait juste six mois huit jours, d’ici à la Saint-Antonin, qui tombe le 14 septembre. Nous avons donc devant nous six mois huit jours, pour tout préparer. Savez-vous que nous pourrons faire des merveilles ? Ce sera un beau travail… Mais vous ne m’écoutez guère, monsieur Tirart ; si je vous dérange, il faut le dire…

M. Tirart n’était pas en belle humeur ; il n’entendit rien de tout ce discours. La garance baissait rapidement : elle était tombée de 32 à 29 et de 29 à 26-25 ; les cocons ne se maintenaient pas ; le conseil municipal de Lamanosc, sourdement travaillé par l’huissier Fournigue, se montrait de plus en plus hostile et refusait d’autoriser la construction d’une fontaine dont les travaux étaient commencés depuis six mois. On parlait même de porter les dépenses à la charge du maire, et de clore la session par un vote solennel de méfiance longuement motivé. Les vingt-huit considérants étaient déjà rédigés ; il n’était bruit que de ces vingt-huit considérants, libellés en beau langage parlementaire pondéré, cadencé, roide et vague, hérissés de textes disposés en progression : au point culminant, la grande question de l’abreuvoir. Ce chef-d’œuvre révélait le génie d’un avocat de la cour royale, très expert en ces matières, homme savant et maladif, la terreur des autorités du pays, maître Mazamet, pour l’appeler par son nom.

– Monsieur Marius, reprit Espérit, c’est donc le 14 notre vote, de manière qu’alors nous avons bien six mois devant nous.

– Eh ! Tarascol, cria le maire, dur à toi, tout est sanglé, retirez les échelles. Hardi ! tout va, faites partir !

Les voitures s’ébranlèrent lourdement, oscillèrent en avant et reculèrent bientôt de quelques pas jusqu’au grand bourbier qui s’étend le long du jardin.

– Attelez les renforts, dit le maire. Zoou ! des pierres sous les roues ! Hardi, les enfants ! les deux grosses balles à l’avant ! bouclez à droite et sautez tous sur les brancards.

– Vous avez raison, dit Espérit ; avec cette charge à l’arrière, c’était un mauvais tirage. Maintenant revenons à notre projet. Voici ce que je me suis dit : l’année dernière, la jeunesse de Montalric a joué la comédie de César, et très bravement. Alors j’ai eu une idée…

Les voitures étaient dégagées, les chevaux piaffaient, se levaient droit, et faisaient sauter leurs colliers de sonnailles.

– Ah ! tu as une idée ? dit le maire de son air goguenard. Tu as une idée ? reprit-il en sautant d’un bond sur le strapontin. Eh bien ! va la vendre à la foire de Beaucaire ! Hardi, Tarascol, au grand trot !

Cette saillie plut beaucoup aux rouliers, qui se mirent à la commenter, sans trop savoir de quoi il s’agissait, mais très vivement, chacun à sa façon. Il serait dangereux de risquer la traduction de ces quolibets qui arrivaient à l’oreille d’Espérit à travers le bruit des coups de fouet, des roues grinçantes et des grelots. La langue provençale est pleine de hardiesses, surtout dans le dialecte des charretiers.

– Voilà un état qui rend bien grossier, dit Espérit, sans prêter plus d’attention à ces brocards.

Il reprit le chemin de sa tuilerie à petits pas, les bras derrière le dos, tirant la jambe. L’argile étant prête, il se mit à travailler sur sa roue. – Notre maire est un homme de la bonne graine, disait-il en tournant ses chandeliers de terre ; solide, dur au travail, pas fier et juste. Il est bien entendu pour le bétail comme pour la terre ; à première vue, il vous dirait le poids d’un bœuf sans se tromper d’une livre, et l’on peut voir qu’il se donne un rude mal pour la commune. Je ne suis pas contre lui dans cette affaire de l’abreuvoir ; ce monument me paraît bien utile pour les bêtes qui reviennent de la montagne, et si les municipaux font ce coup de lui faire payer la dépense, je répéterai partout que c’est une volerie. Il m’est dû douze écus pour mes travaux de conduite, plus quatre francs de ciment romain, si ce n’est pas la ville qui paye, je refuse franc et net. M. Marius est dans son droit contre ces bavards du conseil, mais ce n’est pas une raison pour rudoyer le monde, surtout quand on vient lui parler du bien de la commune. J’aurai son dernier mot. À vendredi !

Le vendredi 16, à deux heures du matin, Espérit était déjà réveillé.

– Tous ces coqs sont fous, disait-il en se roulant dans le foin, je ne comprends plus rien aux heures. Voilà la troisième fois que je prends la lune pour le jour.

Il se leva de nouveau, mit le nez à la fenêtre, regarda les étoiles, et se frottant les oreilles :

– Je me suis encore trompé, ce n’est pas l’étoile marinière, le petit homme est toujours dans la lune.

Il s’étendit dans la crèche pour dormir plus au frais, mais le sommeil ne vint pas. Depuis dix jours, Espérit avait bien rêvé à sa tragédie, mais jamais avec cette persistance, cette passion obstinée qui l’envahissait tout entier. Il avait beau fermer les yeux et remuer la tête, il ne voyait que toges et draperies antiques traînant dans la poussière, tachées de sang ; à chaque instant, des formes lumineuses passaient devant lui dans des attitudes solennelles ; les déclamations héroïques bourdonnaient à ses oreilles ; ses yeux étaient attirés avec violence, dans une vision bizarre, par le scintillement des poignards et l’éclat de la pourpre romaine. – Me voilà timbré ! disait-il en tapant des poings contre les barreaux de la crèche. Le sang me brûle les veines et la cervelle me danse dans la tête. Cela tient au temps ; l’air est lourd, nous allons avoir un orage terrible. – Cette nuit de mars était des plus belles : pas un nuage du côté même de Ventoux ; les étoiles brillaient dans un ciel limpide, un vent frais passait dans les cyprès de la tuilerie et faisait onduler leurs cimes.

Enfin l’aube parut. Aux premières lueurs du crépuscule, Espérit était à l’abreuvoir, étrillant et lavant son ânesse. Les troupeaux sortaient des étables, les alouettes chantaient dans les blés, des tourbillons de poussière montaient sur le chemin, de toutes parts on entendait tinter les clochettes des chèvres et des capitaines béliers.

Le soleil tournait du côté de Villes lorsque Espérit et la Cadette arrivèrent à la croisette de Saint-Pierre de Vassols. La Cadette s’arrêta net au milieu du chemin. Espérit s’orienta, mit une paille dans ses doigts et se fit un cadran de la main.

– Six heures ! dit-il. Il y manque dix minutes. Notre maire est réglé comme un papier de musique, il ne sera à la croisette que sur le coup de sept heures. C’est fort bien. Pour ne pas manquer son monde, il faut toujours arriver une petite heure à l’avance. Puisque j’ai du temps, je m’en vais dire mes vêpres de dimanche ; qui sait si après-demain, j’aurai le loisir d’aller à l’office ? Allons, Cadette, tu es libre.

Il détacha le mors de l’ânesse, pour qu’elle pût brouter à son aise l’herbe rare des talus, et pendant que Cadette cherchait sa vie sous la haie, Espérit se promenait à pas croisés au bord du fossé, priant et chantant, le licou attaché au bras, le livre d’heures dans la main gauche, la droite armée d’une branche de romarin pour chasser les mouches.

Sept heures sonnaient au clocher de Saint-Pierre de Vassols, lorsque le maire Tirart parut à la croisette, Espérit tenait le milieu de la route et faisait caracoler son ânesse.

– Salut, monsieur Marius et la compagnie ! Ça va bien que vous soyez seul, nous allons reprendre notre affaire. Voici près d’une heure que je vous espère, et nous allons causer à notre aise. Vous savez que nous ne sommes pas des ennemis ?

– Oh ! s’écria le maire, encore ta comédie, je gage ! Voilà pourquoi tu m’arrêtes à l’embuscade comme un franc voleur.

– Bien parlé, notre maire ; jouez cinquante louis d’or, et vous les gagnerez. Cette nuit je me suis dit : Espérit, tu as eu tort l’autre jour de déranger notre maire, qui était à ses affaires de garance ; mais c’est aujourd’hui vendredi : puisqu’il va à la ville pour son marché, tu iras l’attendre sur la route de la ville, vous ferez ensemble une petite lieue, et tu pourras lui expliquer ton système sans lui brûler son temps. Alors j’ai réveillé la Cadette et me voilà. Je vous disais donc que l’année dernière on avait joué la comédie de César à Montalric, alors je me suis dit que si vous vouliez, ce serait encore plus beau à Lamanosc pour notre saint Antonin.

L’ânesse s’était piquée d’honneur et galopait à grands sauts pour suivre l’amble de la jument du maire. M. Tirart crut qu’Espérit voulait jouter avec lui ; il donna de l’éperon et mit sa bête au trot.

– Eh ! eh ! dit-il, cette Cadette va comme le vent, dans un quart d’heure nous verrons le pont des Fontaines.

Espérit tourna bride vivement, et dit au maire :

– Vous gagnerez le prix tout seul, monsieur Marius. Vous ne connaissez pas la Cadette, elle n’a pas idée de lutter avec les bêtes riches. Bon voyage, monsieur Marius et la compagnie ; je vois que vous êtes pressé. Nous parlerons plus tard de notre affaire. Nous sommes gens de revue, la vote n’est que dans six mois. Qui a le temps a l’argent.

IV

Trois semaines s’étaient écoulées depuis la rencontre d’Espérit et du maire à la croisette de Saint-Pierre de Vassols. Le maire Tirart se promenait dans ses garancières du plan Leydet, au Limon, terroir de San-Blaze. Il était venu dans la matinée au plan Leydet pour un rendez-vous d’affaires ; tout en attendant les courtiers, il inspectait ses garances, et du pied poussait les pierres.

– Mauvais chantier ! disait-il, et son pied chassait toujours les cailloux. Partout du chiendent !

Et bientôt la main suivit le pied, puis le corps suivit la main, et tout à coup voilà le maire à genoux dans le sillon en habit noir, sarclant les herbes folles, arrachant les pierres, les rejetant sur le chemin, à droite, à gauche, en deux tas, cailloux et chiendent. Le voilà s’animant à ce travail, prenant feu, poussant toujours devant lui, avançant des pieds et des mains, si bien qu’il alla ainsi jusqu’au bout du sillon, sans lever la tête, à la lisière même du champ. Cette lisière est longée par une ravine ; la route passe à l’autre extrémité. Au milieu des pins, des genévriers, des chênes verts de la ravine, on a laissé pousser un saule en toute venue. En se relevant pour prendre haleine, le maire fut surpris de voir s’agiter la cime de ce saule. Il se mouilla le doigt pour sentir de quel côté le vent se levait.

– C’est singulier, dit-il, il n’y a pas un brin de bise, et ces branches tournent et volent comme des plumes.

Les hautes branches s’inclinèrent au ras du sol, et bientôt une barrette rouge se détacha sur ce fond de verdure claire.

– Espérit ! dit le maire, c’est donc toi, maraudeur ?

– Peut-être bien, monsieur Marius ; à votre amitié.

– Et dans quel pays vas-tu ainsi, par ces chemins, avec cette besace ? Oh ! la belle besace de voyage, pleine et rebondie des deux côtés ! Nous allons donc passer la mer ?

– Ni la mer, ni le Rhône, monsieur Marius, ni l’Ouvèze, ni même l’Auzon ; pas plus loin que le plan Leydet pour vous servir. Il se peut bien que je reste ici tout le jour. Je suis un peu las, votre compagnie me plaît, et vous savez bien que nous avons à parler longuement ensemble, notre maire, très longuement, sans rien oublier. Vous avez eu le temps de réfléchir. La Cadette n’est pas là, et votre jument ne prendra pas le mors aux dents.

– Encore ta comédie ? Va-t’en au diable !

– Oh ! pour cela, jamais ! monsieur Marius. Cherchez un autre moyen de vous délivrer de moi ; mais je crois que cette fois-ci il vous faudra les gendarmes. En attendant, je vais casser une croûte ; voici une yeuse qui a poussé ici exprès pour moi.

– Je ferai couper tous ces arbres, dit le maire, ça me dévore trois éminées de bonne terre.

– Les bûcherons ne manquent pas dans le pays, dit Espérit.

Il s’assit tranquillement sous le chêne vert, la tête à l’ombre, le corps au soleil, puis il tourna sa besace, la fit glisser sur l’herbe, l’ouvrit et la vida lentement, posément, en homme qui a du temps devant lui.

– La table est mise, dit-il. À votre service, monsieur Marius. Si cela vous va, tirez votre couteau et piquez dans la marmite. Et maintenant, écoutez-moi. Aussi vrai que nous sommes des braves gens et que voilà un poivron au bout de mon couteau, il faut qu’aujourd’hui vous m’entendiez, notre maire. Vous êtes venu ici pour faire pacte pour vos huiles, et vous voyez clair ; après la récolte, elles tomberont bas, il n’y a plus à craindre de gelée, et cette année les olives casseront les branches dans tout le bas pays, de l’autre côté de la Durance. Vous attendez ici Tonin du Vallat de la Bernarde, qui doit en même temps estimer votre garance en terre : mais sa bête est malade, il n’arrivera au plus tôt que sur les neuf heures. Regardez l’ombre du rocher ; nous avons une heure pour causer à l’aise. Voici donc mon petit système : l’an passé, la jeunesse de Montalric a joué une comédie, et très bravement…

– Ah ! l’horrible chantier ! dit le maire, c’est tout pierre et chiendent. Regarde un peu si ce n’est pas une abomination ! Je suis sûr qu’il n’a pas un pied de profondeur. Tiens, Espérit, ajouta-t-il en prenant de la terre à poignée et la pétrissant, vois quelle forte terre ! touche-moi ça, comme c’est beau ! et penser que voilà trois années perdues !

Espérit vanna la terre dans ses mains, et répondit au maire qui le regardait fixement, les lèvres ouvertes, l’œil en feu :

– Belle terre, mauvais travail. Je me sens une grande joie. Pousse, brave chiendent, pousse, pousse, pousse toujours, et que toutes les mottes se changent en sables et cailloux ! et que le plan Leydet ne soit bientôt plus qu’une lande sauvage ! Ah ! notre maire ne sait pas qu’il y a des épargnes qui ruinent ! Pousse, brave chiendent, pousse toujours ! Voilà ce que c’est que de faire travailler des étrangers, des vagabonds ; est-ce que les bras manquent dans notre commune ?

À la pointe du plan Leydet, du côté de la route, il y a un bouquet d’ormeaux libres qu’on appelle la Tousque. Au pied de ces arbres, on a creusé un trou profond, où l’eau suinte sous les mousses et les capillaires. Cette source est la seule qu’on rencontre en venant de la plaine : aussi les voyageurs s’arrêtent-ils toujours à la Tousque pour faire boire leurs bêtes et prendre courage avant la montée. Le meunier de Malaucène venait d’y faire halte, avec ses mules, sans qu’Espérit y prît garde. On entendait encore le clarin grêle des sonnettes qui marquaient dans le lointain un rythme monotone.

En voilà un qui trouve sans doute la terre trop basse ! s’écria le maire lorsque le meunier fut parti. Il ne m’a pas salué, parce que je suis en habit : c’est son droit ; mais s’il est aussi trop fier pour ramasser les crottes de ses bêtes quand il a des paniers vides, c’est mon droit d’en profiter. Il ne faut pas que ça ne serve qu’à fumer la bise. Arrive, Espérit.

Alors le maire courut à la Tousque, et se mit à balayer la route avec ses mains.

– Vous avez raison, dit Espérit, qui était venu l’aider. Attendez que je vous casse une branche.

– Ni branche, ni rien, dit le maire. Et ces mains, Espérit ? Crois-tu donc que je ne sois pas le fils de mon père ? Un ménager qui n’aime pas le fumier, c’est comme un soldat qui craindrait de se salir avec la poudre : moi, ça me réjouit les mains.

– Et ça réjouit la terre, dit Espérit.

– Dis donc que c’est le sang de la terre. Avec du fumier, je voudrais couvrir le Ventoux de blés, de luzernes, de garances, depuis les Abeilles jusqu’à la Sainte-Croix ! c’est le vin, c’est le feu de la terre.

Quand le fumier fut bien balayé, poussé dans un sillon, relevé, tassé, maçonné de terre, Espérit ouvrit de nouveau sa marmite, piqua un poivron, et reprit ainsi son discours le couteau à la main :

– L’an passé, monsieur Marius, la jeunesse de Montalric a joué la tragédie de César. Or, Montalric ne vaut pas Lamanosc.

– Mais tu me l’as dit vingt fois, s’écria le maire exaspéré. Tu me feras devenir bouc avec ta vote de Montalric. Puisque tu veux parler, raconte-moi une autre histoire. Voyons, qu’as-tu inventé de nouveau, médecin des puces ? Où en est ta musique ? Tu passes pour sorcier, dis-moi ce que tu as vu dans la lune ?

– Monsieur Marius, dit Espérit, j’ai vu dans la lune qu’un maire doit écouter les gens du pays quand ils viennent pour le bien de la commune. Il n’y a pas à branler ni à lever la tête comme le roi d’Espagne. Et çà ! oui ou non, voulez-vous m’entendre, notre maire ? C’est la dernière fois que je vous le dis. Eh ! brigand de sort ! ce n’était pas ainsi autrefois, quand nous étions terre du pape. Les consuls écoutaient tout le monde ; il y en avait pourtant qui étaient seigneurs, monsieur Tirart ; mais de ce temps ; on n’était pas fier comme à l’heure d’aujourd’hui. Ah ! nous sommes tous fils du père Adam, après tout. De tout temps, nous avons été en république dans nos communes du Comtat, et vous n’y changerez rien.

– Le voilà parti ! dit Tirart en riant ; allons, Espérit, calme-toi, ou je te fais arrêter comme ennemi du gouvernement, et je t’envoie à Paris, de brigade en brigade, la corde au cou, pour avoir voulu insurger le pays contre la France.

– Les braves gens ne s’arrêtent pas ainsi entre eux dans leur commune, monsieur Marius. Je ne suis pas l’ennemi de la France, mais je tiens pour la justice. Vous savez bien que je ne vous parle pas pour moi, mais pour le bien de notre endroit. Alors, écoutez-moi, reprit-il en jetant loin de lui son couteau, ou, sur mon nom, ça tournera mal pour tous deux ; je vous le dis : je sens les oreilles qui me chantent.

– Marche, marche, dit le maire, conte-moi ton affaire ; tu es dans ton droit ; mais dépêchons, et surtout pas de menaces, si les oreilles te chantent, les poings me dansent, gare la musique !

Espérit lui tendit la main :

– Touchez là, notre maire ; à l’amitié ! Vous êtes un brave homme, je vais vous raconter mon système de fil en aiguille !

Enfin Espérit put expliquer de point en point son grand projet, et le maire écouta de son mieux l’exposé des motifs que le terrailler lui présentait avec tout le luxe de ses périphrases, et de ses métaphores. Les comparaisons, les proverbes, les souvenirs, les anecdotes abondaient dans cette œuvre longuement méditée. Tirart avait fait vœu de patience, il entendit tout ce discours sans trop se mettre en colère ; mais quand le terrailler eut fini, les objections vinrent en foule :

– Comment feras-tu ?… Oseras-tu louer une salle ?… Et l’argent ?… Où prendras-tu des décors, des costumes, des acteurs ?… Qui de vous sait le français ? le plus malin de vous est de ma force… Et l’argent ?

– Ça me regarde, ça me regarde, répondait invariablement Espérit. Je n’ai besoin que de votre permis.

Quand la matière fut épuisée, il se leva et dit au maire :

– Je ne vous demande pas d’écrit, votre parole me suffit. C’est une affaire décidée.

– Nous verrons, nous verrons ; ton idée a du bon, mais laisse-moi réfléchir, je ne te promets rien. Ah ! si j’avais un autre conseil municipal !

– Alors, salut, notre maire. Un dernier mot : là, à combien la garance ?

– Vingt-six, vingt-cinq ; c’est selon.

– Vingt-six ? Ah ! ah ! vous ne savez guère votre métier. Il faut que vous ayez un sort pour faire fortune. Peut-être voulez-vous dire trente-deux ? Il arrive que la langue tourne quelquefois aux plus instruits.

– Vingt-six, monsieur le docteur.

– Trente-deux, monsieur le maire, sûr et certain. Demain trente-quatre et peut-être trente-huit !

– Impossible. J’étais avant-hier à Vaison, j’ai livré à vingt-sept ; une heure plus tard, je perdais cent écus.

– Monsieur Marius, c’est comme je vous le dis, et vous savez que je ne suis pas un monteur de plans. Tenez, je ne veux pas vous faire languir plus longtemps, il est venu de grandes nouvelles d’Amérique et de Russie. Lisez-moi cette lettre que mon cousin le courtier d’Avignon m’a envoyée cette nuit par un exprès ; un homme de la Charité est arrivé il y a deux heures toujours courant. Mon cousin me dit de tout acheter. Je n’aime pas le commerce, gardez cette lettre et faites l’affaire à vous deux. Que décidez-vous pour cette comédie ?

– Trente-deux ! c’est incroyable ! Espérit, ce sera entre nous deux de compte à demi.

– Et cette comédie, notre maire ?

– Tu y penses donc toujours ?

– J’y penserai pendant dix ans, vingt ans, trente ans ; j’y penserai au cimetière, si vous vous refusez toujours au bien de la commune.

– Eh bien ! à dimanche ! nous verrons.

– Il me faut cette permission aujourd’hui même : voulez-vous, oui ou non ?

– Allons, arrange-toi avec le curé ; s’il consent, je consens. Nous marchons comme les cinq doigts de la main, et je ne veux pas me brouiller avec lui pour tes comédies.

– On aura la permission du curé, dit Espérit en nouant sa besace. Salut, notre maire, et grand merci.

Et sans plus tarder, il se suspendit aux branches du saule et descendit dans la ravine, courant vers le presbytère.

M. le curé faisait sa classe dans son bas verger, sous les noisetiers qui s’étendent en tonnelle jusqu’au grand bassin. Les espaliers étaient en fleurs, et les premières asperges sortaient de terre.

– Espérit ! Espérit ! crièrent les enfants tout joyeux à la vue d’une barrette rouge qui sortait de la haie de grenadiers.

Espérit, qui ne passait jamais par les portes, arrivait des genoux et des mains par le mur à pierres sèches élevé en contrefort du côté de la rivière.

– Bonjour, toi ! dit le curé. Tu viens à propos. Mon azerolier est malade ; regarde aussi les pruniers, je crois que les greffes n’ont pas pris ; tu trouveras dans le bassin des plançons de toute grandeur, de quoi enter tout le verger.

Espérit ouvrit sa serpette et choisit parmi les branches qui trempaient dans l’eau. Tout en écussonnant et taillant les sauvageons, il exposa son grand projet. Les écoliers avaient jeté leurs livres sous les arbres, et couraient dans les herbes, à plat ventre, pour chercher des violettes.

– À te parler franc, répondit le curé, je te dirai que je ne m’en soucie guère. À quoi bon cette tragédie ? N’avez-vous pas la lutte, les courses, le trois-sauts ? Ne trouves-tu pas que le bal me donne déjà assez de mal ?

Espérit insista.

– Nous verrons, nous verrons, dit le curé ; mais d’abord je ne veux pas qu’il y ait des filles dans ta tragédie.

– Il n’y aura pas de filles.

– Crois-tu que ce soit plus beau que des garçons se déguisent en femmes ?

– Il n’y aura pas de garçons déguisés en femmes.

– Et comment ?

Espérit ouvrit sa besace et tira un volume de Voltaire soigneusement enveloppé de papier, sur un lit de feuilles, entre deux fromages blancs.

– La mort de César ! monsieur le curé, la mort de César ! Lisez-moi cette phrase de l’introduction : « On n’y trouve point d’amour, l’auteur n’a pas avili ce grand sujet par une intrigue de galanterie. » Qu’en dites-vous ? Maintenant tournez la page et voyez-moi la liste des personnages. Où trouvez-vous une femme ? Serait-ce le grand César ? seraient-ce Marc-Antoine, Décime, Dolabella ? ou bien encore Cassius, Casca, Cimber ? J’ai beau chercher, ni dames ni demoiselles. Les licteurs peut-être ? les sénateurs ? les Romains ?

– Et celle-là ? dit le curé en montrant la gravure.

C’était l’édition de 1785, dont un volume dépareillé se trouvait dans les mains d’Espérit. Les dessins sont de Moreau jeune. L’image placée en tête de la Mort de César représente la dernière scène de la tragédie. Au premier plan, une femme, allaitant un enfant, montre au peuple le dictateur assassiné, étendu sur le lit de parade ; pour légende le vers célèbre :

Du plus grand des Romains, voilà ce qui nous reste !

Espérit n’avait pas prévu cette objection. Il n’était pas encore revenu de sa surprise, lorsque le curé lui dit en riant :

– Prends courage, je ne veux pas te chercher une mauvaise querelle d’Allemand. Je ne vois pas de femmes au tableau des personnages, et rien ne t’oblige à copier la gravure.

– Vous consentez donc ? dit Espérit.

– Je ne l’ai jamais dit.

– Vous vous y opposez ? Et cette tragédie qui a été jouée en 1745 par des religieuses dans le couvent de Beaune ! et moi qui vous ménageais une surprise pour votre jeudi saint !

– Quelle surprise ?

– C’est mon affaire. Ne pouvez-vous pas vous fier à moi ? Et les reposoirs de l’année dernière ! et les jardins de l’église ! les jets d’eau, les allées sablées, le lac, les fontaines, les grottes, la montagne de fleurs derrière l’autel ! avait-on jamais rien vu de pareil à Lamanosc ? Tout cela n’est rien à côté de ce que nous avons cette année : procurez-vous le plan de Jérusalem et de l’Olivette, ainsi que la description de tous les costumes du temps ; je ne vous en dis pas davantage. Et que diriez-vous encore si, pour la Noël, vous voyiez entrer tout à coup à la crèche de votre église des bergers en vestes bleues et roses, suivies de leurs moutons blancs comme neige et chantant du Saboly, avec des galoubets et des tambourins, comme à Aix en Provence ? Et penser que vous me refusez cette tragédie, qui serait pour le bien de la commune ! Sans vous tout serait décidé.

– Reviens dans huit jours, dit le curé ; nous verrons, nous verrons.

Espérit mit en avant un argument décisif qu’il tenait en réserve.

– Je n’ai pas grande confiance, dit le curé ; mais enfin c’est ton idée. Tu me réponds de tout. Et le maire ?

– Il y consent. Il n’y a pas une heure que nous étions à causer de cette tragédie.

– As-tu son permis ?

– J’ai sa parole ; les papiers sont pour les coquins.

– Allons, agis comme tu l’entendras ; tu fais de moi ce que tu veux. C’est votre idée, marchez ; je ne suis pas le maire après tout.

V

Espérit s’attendait à une résistance plus vive de la part du curé. Ce succès inespéré lui donna beaucoup d’assurance, et le lendemain dimanche il s’en alla résolument dans les cabarets de Lamanosc pour lever une bande de tragédiens. Depuis longtemps, il avait fait son choix ; les rôles étaient distribués d’après le caractère, les habitudes, les passions des acteurs qu’il avait en vue. Une seule chose l’inquiétait : comment satisfaire à toutes les ambitions que cette tragédie allait susciter ? De quelle façon ménager ou repousser les candidatures rivales qui allaient se produire ?

Il fit le tour des auberges les mieux fréquentées du village : le Mouton couronné, le Petit-Paris, le Grenadier des Alpes, le Panier fleuri, la Mule d’or, la Croix de Malte, le Tivoli du Midi. Comme il n’était pas homme de cabaret, sa présence fut remarquée ; il fut entouré, poussé, harcelé de questions et bientôt de moqueries, lorsqu’il eut lancé ce mot de tragédie, qui n’avait pas un sens bien clair pour les paysans de Lamanosc. La plupart l’entendaient prononcer pour la première fois de leur vie ; c’étaient ceux qui riaient le plus et qui ne se lassaient pas de malmener Espérit. À la Mule d’or, cela faillit même tourner à mal. Espérit s’adressa d’abord au teinturier Triadou, dont l’humeur sombre lui paraissait bien cadrer avec le personnage de Brutus ; Triadou s’imagina qu’on voulait se moquer de lui en lui proposant ce rôle. Il était d’un naturel méfiant, et d’habitude il prenait les choses à contresens ; il lui arrivait d’entrer en colère si on le saluait et de se mettre en fureur si on oubliait de lui faire bon accueil.

– Il y a quelque chose là-dessous, se disait-il.

Le teinturier était du reste un personnage important de la commune ; il possédait un gros bien au terroir des Baux, et depuis longtemps on le considérait comme un des premiers lutteurs du pays.

Le malheur voulut qu’au moment où Espérit s’adressait à Triadou, le joyeux chansonnier Perdigal entrât à la Mule d’or. Le chansonnier savait à fond son Triadou, et l’excitait à plaisir quand il y prenait fantaisie.

– Calme-toi donc, dit-il en faisant le bon apôtre ; il n’y a pas offense, vieux brutal, Espérit a raison.

Le teinturier brisa sa chaise.

– Ah ! vous croyez me mener, dit-il, nous allons voir.

Espérit et Triadou avaient déjà quitté leurs vestes et s’apprêtaient à se gourmer, lorsque le caporal Robin fit son entrée. Robin s’interposa et fut accepté comme arbitre. Il était à Lamanosc depuis trois semaines. Le soupçonneux Triadou, qui toute sa vie s’était tenu en garde contre ses meilleurs amis, avait eu, dès le premier jour, foi à Robin et lui avait livré son âme. Il croyait, admirait, imitait tout ce qui venait de Robin. Le caporal revenait d’Alger ; il était très épris de couleur locale et ne savait plus marcher qu’avec des babouches ; Triadou était convaincu que Robin n’aurait pu faire un pas sans ses pantoufles. Le caporal se coiffait d’un tarbouch, jurait en arabe et ne parlait jamais provençal ; il avait rapporté d’Afrique la passion des couleurs voyantes, des histoires fabuleuses et de la liqueur d’absinthe. Triadou, autrefois si sobre, ne quittait plus la Mule d’or ; il se costumait, fumait à la turque et portait une calotte rouge ; rien n’était comique comme son obstination à parler français, et quel français ! Si l’on s’avisait de sourire aux récits de Robin, qui avait tué tous les lions du désert :

– C’est vrai, disait Triadou d’un air féroce, le poing levé ; – et son témoignage était d’un grand poids, car il était un fort tueur de loups, et, quoique chasseur, ne mentait jamais.

Le caporal Robin monta sur une table et s’assit les jambes croisées. Il se fit longuement expliquer la querelle, puis il décida avec la gravité d’un juge en séance qu’il n’y avait pas insulte, quoique Espérit eût poussé la plaisanterie trop loin, que les choses devaient en rester là, et qu’il n’y avait plus qu’à boire à la ronde aux frais d’Espérit. Tous les habitués de la Mule d’or ratifièrent la sentence du caporal, et l’affaire s’arrangea, sans plaies ni bosses, le verre à la main. Après boire, Robin releva sa chibouque et donna l’ordre à Triadou d’embrasser Espérit. On se quitta donc bons amis, mais il ne fallait plus songer à venir parler tragédie à la Mule d’or.

Au Grand Alexandre Espérit fut accueilli par les mêmes quolibets qui l’avaient déjà assailli dans toutes les auberges du village ; mais d’un mot, Cayolis, le maréchal-ferrant, arrêta les rieurs :

– Il n’y a pas à se moquer, dit-il, une tragédie, c’est une pièce de théâtre, comme qui dirait une comédie.

– Je suis sauvé, pensa Espérit, Cayolis s’en mêle.

Dominique Cayolis était un bel esprit très écouté à Lamanosc, habile d’ailleurs et connaissant bien les bêtes, en santé comme en maladie. Il avait fait son tour de France jusqu’à Lyon, par Toulouse et Bordeaux, et s’était établi depuis peu dans la commune comme maréchal-ferrant. Son influence était grande, et rien n’avait encore altéré le prestige que lui donnaient ses longs voyages. Espérit lui destinait le rôle de Jules César.

– C’est une pièce de théâtre, dit Cayolis, mais rien au monde n’est beau comme la Muette de Portici. Je l’ai vu jouer à Toulouse ; écoutez un peu le grand air de Masaniello.

On se pressa autour du beau Cayolis, qui se mit à chanter en appuyant la main sur son cœur. Il fut très applaudi.

– Maintenant, dit-il, attaquons le trio ; Espérit, fais la basse. On chanta le trio, puis le quatuor, puis le sextuor, puis les chœurs, si bien que le concert dura jusqu’à la nuit. Impossible de dire un mot de la tragédie.

Il ne restait plus qu’à visiter le Café d’Apollon. Cette auberge est fréquentée par les bourgeois de la commune, qui ne sont pas assez nombreux pour former un cercle ; on y rencontre encore quelques petits marchands qui se donnent des airs de bourgeois en frayant avec la bonne compagnie. Les paysans et les ouvriers ne s’y hasardent jamais.

Le Café d’Apollon était un lieu très respecté, très redouté, une sorte de tribunal qui décidait en dernier ressort des réputations. Ce tribunal tirait une grande force de sa permanence ; il n’y a que cette auberge et celle de la Mule d’or qui soient fréquentées pendant la semaine. C’était encore un grand centre d’élections, et l’huissier Fournigue y avait un pied-à-terre. Les habitués disaient toujours le cercle en parlant du Café d’Apollon. C’étaient bien les plus mauvaises langues du pays, le notaire Giniez en tête ; mais on ne pouvait pas trop se plaindre, entre eux ils ne se ménageaient guère et se détestaient cordialement. Cette auberge était située sur la place, et souvent, en allant aux offices, les filles faisaient un détour pour entrer à l’église par la petite porte latérale, dans la crainte de passer sous les yeux des terribles censeurs. Espérit pensa fort sagement qu’il n’avait rien à espérer du Café d’Apollon ; le notaire Giniez voulut l’arrêter sur la porte ; mais le terrailler fit la sourde oreille et descendit à son château des Saffras.

– Il faut avouer que ça n’a pas pris, dit-il. Enfin ! à dimanche prochain.

Vint le dimanche, et les choses n’en marchèrent pas mieux. Partout même échec, aux auberges, au jeu de boules, au cours, au plan de l’église, où se louent les journaliers.

– Mauvaise journée ! se dit-il ; ce sera pour l’autre semaine : petit à petit l’oiseau fait son nid.

Espérit n’était pas homme à se décourager pour quelques moqueries au début d’une entreprise. Il connaissait par expérience les résistances et les retours soudains de l’opinion publique, et souvent déjà par sa ténacité il avait vaincu les routines les plus obstinées. Lorsqu’il avait parlé pour la première fois de border la rivière de peupliers et d’oseraies et d’établir en aval une écluse comme à Caromb, tous les rieurs avaient été contre Espérit ; on l’avait même chansonné, car à Lamanosc on fait des couplets à tout propos et souvent très bien tournés ; Perdigal s’y est rendu célèbre par ses rimes provençales. En dépit des chansons et des railleries, barrages et digues flottantes s’étaient élevés en moins d’un an.

– Eh bien ! dit alors le Café d’Apollon, à la première crue d’eau tous ces travaux seront emportés.

L’orage éclata et les digues résistèrent.

– Ce sera pour les pluies d’automne, disait le notaire Giniez.

À l’automne, il en fut de même, et de même les années suivantes ; l’écluse tint bon et fut encore consolidée par le tassement des terres. On en retira du franc limon à charretées, les peupliers poussèrent comme des pêchers et donnèrent bientôt un bel ombrage ; les talus, les berges, se gazonnèrent naturellement, et tous les matins le notaire Giniez venait s’étendre dans ces herbes pour y lire son journal.

Il n’y avait dans la commune que des pénitents gris ; Espérit, qui était d’une famille de pénitents noirs, décida qu’Il fallait restaurer cette confrérie. Comme toujours, on se mit à dire dans le village :

– Voilà encore des almanachs d’Espérit, des almanacheries. On fit des chansons. Les pénitents noirs n’en furent pas moins rétablis.

Le conseil municipal voulait faire raser la tour Saint-Sébastien, dont l’histoire est des plus glorieuses. C’est là qu’ont combattu au douzième siècle les consuls de Lamanosc, morts les armes à la main pour les libertés de la commune. En 1359, les grandes compagnies d’Arnaud de Servole l’ont incendiée ; en 1562, elle a soutenu trois assauts, quand les Huguenots vinrent mettre le siège devant Lamanosc. Espérit se mit en tête de sauver cette vieille tour, et la Sébastiane ne fut pas démolie.

Espérit avait introduit dans le pays les mûriers nains et les oliviers de Crimée : on lui devait encore l’industrie des glaces que Lamanosc expédie à Marseille. Ce sont des neiges tassées qui se conservent toute l’année dans des glacières naturelles, formées au nord de la montagne par des anfractuosités de rochers où ne pénètre jamais le soleil.

Cet Espérit qui faisait tant de choses à Lamanosc n’était ni du conseil, ni de la fabrique : les intrigues d’élections le révoltaient ; il avait même refusé toute dignité dans la confrérie qu’il venait de restaurer. Heureux de s’effacer, il ne pensait jamais qu’à l’œuvre poursuivie et s’y donnait tout entier. C’est ainsi qu’il gardait toujours la force et la franche liberté d’un esprit désintéressé. Le projet une fois conçu, le but marqué, sa volonté se dressait, se roidissait et poussait droit. Nul n’avait au même degré l’énergie, l’action lente, continue, de l’idée fixe, frappant sans cesse au même point, comme ces suintements des grottes qui creusent goutte à goutte de vastes coupes dans les durs basaltes.

Ce grand vouloir se rattachait à un patriotisme ardent et naïf toujours en éveil. Il serait difficile de faire comprendre le vrai de cette passion à ceux qui par eux-mêmes n’en ont pas éprouvé la douceur et la violence. Espérit avait eu dans sa vie une grande joie, vers les premiers temps du choléra. Jusque-là il avait tout admiré dans Lamanosc, mais au hasard, par instinct d’amour, sans se rendre compte de rien. « Bon air, belle vue, » il n’en savait dire ni penser davantage, du moins le croyait-il. À l’époque du choléra, des familles riches de Lyon et de Paris vinrent se réfugier à Lamanosc. Espérit, qui savait un peu de français, leur servait de guide. Les premiers jours, ces étrangers trouvaient tout ravissant, le portail, les tours, les rues tortueuses, jonchées de buis, le torrent, les fondrières du chemin, non par grand amour des champs et du village, mais par caprice de nouveauté, de contrastes. On les voyait dispersés çà et là, dessinant les brèches du rempart, l’arche du pont, le clocher, ou se poursuivant, s’appelant avec des cris de surprise à la vue d’une baraque vermoulue, d’une fleur, d’une herbe, d’une couleuvre, comme des enfants qui auraient découvert l’île de Robinson. Les demoiselles couraient les champs et revenaient en se couronnant de lavandes et de romarins. On faisait de grandes expéditions dans la montagne, et chemin faisant les étrangers reprenaient leurs longues discussions sur le pittoresque, la nature et l’art, les bois, les eaux, les neiges, les paysages et les couchers de soleil. Tout en conduisant les ânesses, Espérit ne perdait pas un mot de ces discours ; il en retenait le plus possible, mais sans bien comprendre ; souvent le sens d’un mot, d’une phrase lui échappait, mais il prenait la phrase à la volée telle qu’elle lui arrivait, et il la fixait dans un coin de sa mémoire, comme il eût fait d’une phrase latine ; elle restait des années entières inerte et sans vie, puis tout à coup ressuscitait et livrait passage à l’idée captive.

– C’est singulier, disait-il plus tard lorsqu’il essaya d’analyser ses impressions ; il paraît que c’est comme la garance : à ces idées, il leur faut bien rester deux ou trois ans en terre ; si la graine est bonne, ça sortira toujours.

Au bout de quinze jours, il arriva que les belles dames n’admiraient plus rien et s’ennuyaient à mourir. Espérit ne s’en inquiétait guère ; de tous leurs discours, il avait retiré grand profit. Un monde inconnu lui apparaissait ; son esprit avait reçu le choc, il le sentait ouvert et dégagé, et comme mis en mouvement dans un courant de lumière. La journée finie, il s’en allait le long des prés, méditant et rêvant, le nez aux étoiles, ruminant ses rêveries, cherchant et comparant, pensant à tout ce qu’il avait entendu, – phrases de livres et singeries dans la bouche de ces citadins, mais pour Espérit idées neuves et vives, provoquant un travail original, libre et sincère, raisons nouvelles d’aimer le pays, et de s’attacher encore par mille liens plus étroits à cette chère patrie de Lamanosc, – semences de rêverie pour des années entières, rêverie ordonnée, ravivée sans cesse, maintenue dans ses vraies limites par la grande piété d’Espérit, pouvant s’étendre sans péril sur ce fonds de mœurs pures qui lui servait en quelque sorte de support.