Erhalten Sie Zugang zu diesem und mehr als 300000 Büchern ab EUR 5,99 monatlich.
Un malheureux accident survenu lors de la féria d’Arles au printemps 1968 n’a pas découragé Loule, un étudiant en philosophie, et ses amis, un groupe de joyeux Camarguais un peu plus téméraires. Ils ont été rapidement rejoints par quelques étudiants aixois, amis de Loule. Ensemble, ils ont commencé à rêver de ce que pourrait être la « libre Camargue » pendant le pèlerinage des gitans du mois de mai suivant… Quel sort leur sera-t-il réservé ?
À PROPOS DE L'AUTEUR
Originaire d’Arles,
Alain Roustan a connu une vie professionnelle aussi atypique que variée. Ayant toujours beaucoup lu, il a décidé de prendre sa revanche en écrivant.
Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:
Seitenzahl: 194
Veröffentlichungsjahr: 2024
Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:
Alain Roustan
Le minot torée
Roman
© Lys Bleu Éditions – Alain Roustan
ISBN : 979-10-422-1358-9
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L. 122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L. 122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivante du Code de la propriété intellectuelle.
Pourquoi se fit-il que Loule Saperdon, dit « le minot », se rendit, ce jour-là, chez Madame Irma, Princesse des Mille et une nuits, diseuse de bonne aventure, lisant l’avenir dans le sperme du client, méthode Rorschach, sur PQ soyeux ?
Rue du Docteur Fanton, l’hôtel était borgne, la pièce était aveugle, la fille était louche.
Lui laissant la main en cas de choix de la prestation de base, Madame Irma, moyennant un supplément raisonnable, exprimait le client par voie buccale, prestation premium.
Ce détail garantissait que ce dernier, s’il n’était pas satisfait de la performance divinatoire de la dame en sortant de la cagna, besogne accomplie, ne se plaignît que rarement.
Loule, qui n’était guère tenté par le sexe tarifé, par ailleurs un peu près de ses sous, écarta d’emblée cette option.
Sa décision ne fut toutefois pas sans conséquence, qui induisit une longue et pénible manutention, et seules sa jeunesse et sa bonne santé permirent qu’enfin fût libérée la matière première indispensable pour que Madame Irma pût exercer son sacerdoce.
Pourquoi, par surcroît, avait-il fallu que, négligeant le minimum de concentration, élémentaire dans de telles circonstances, il se perdît dans la contemplation morbide d’un des nus les moins bandants de toute l’histoire de l’art ?
Le cabinet de celle dont il avait choisi d’être le client exhibait en effet, punaisée au mur, une photo de la singularité incontestable que constitue le « double nude » de Stanley Spencer.
Le papier défraîchi de la reproduction accentuait encore le caractère pathétique et lugubre de l’œuvre.
« A painting in the evening from life of a double nude. A man sits and contemplates the woman. He is squatting and fills the space between the woman. The woman’s arms resting above her head and raised knees… both figures are life-size. The uncooked supper is in the foreground and on the right is the valor oil stove lit », disait l’artiste, décrivant son œuvre avec l’objectivité glaciale du dépressif.
C’est finalement en tâchant d’imaginer le plus précisément que possible l’usage érotique qu’autorisait le gigot du premier plan que Loule avait fini par éjaculer tant et si fort qu’il fallut à Madame Irma toute l’habilité professionnelle qui était la sienne pour recueillir la précieuse semence dans le carré de papier à ce destiné, au demeurant sans en distraire une goutte, preuve incontestable de dextérité.
Le plus délicat restait pourtant à faire.
Madame Irma se mit en devoir de séparer les deux feuillets de PQ pour satisfaire enfin à sa tâche divinatoire. Quand elle y fut parvenue, elle contempla, manifestement concentrée, pendant au moins deux longues minutes, ce que la convention littéraire devrait conduire à désigner sous le terme de « carte de France », mais qui en l’occurrence évoquait fortement une tête de taureau.
« Tu connaîtras le destin d’Androgée à marathon », prophétisa-t-elle enfin, cérémonieusement.
Les connaissances, pourtant étendues, que Loule avait de la mythologie grecque ne lui permirent toutefois pas de trouver immédiatement la clé de l’oracle et, bien qu’il tentât de lui en arracher la traduction, il dut, devant le silence têtu mais professionnel de la pythonisse, en remettre à plus tard l’interprétation.
Il quitta donc les lieux incontinent, et sans payer, accompagné d’une bordée d’injures qu’il n’était pas nécessaire que l’on soumît elles à un quelconque décryptage.
Arrivé dans la rue qui conduisait à la place du Forum, il goutta le soleil encore timide de Pâques en avril, avant que de se laisser happer, ayant franchi les cent mères qui l’en séparaient, par la chaude ambiance de la Feria à l’heure où l’apéritif bat son plein, commencé après la novillada du matin pour s’étirer jusqu’à la corrida de l’après-midi, soit quatre bonnes heures consacrées à «l’apéro ».
On déguste alors les produits de la Maison Ricard, et concurrents, au mètre linéaire (trente momies réglementaires) voire, pour les mieux entraînés, au mètre carré, en ingurgitant autant que possible des tapas confectionnés à la va-comme-je-te-pousse, mais toujours suffisamment relevés pour que le goût en soit oublié au profit de l’objet. Cela permet de ne pas perdre son temps à déjeuner à l’issue de l’apéro pour certains.
Quand Loule déboucha sur la place du Forum, il se trouva entouré par les sages cafés de l’endroit qui avaient pour l’heure précisément endossé leurs habits de bars à tapas, tandis que des bodegas d’occasion étaient pleines à déborder jusqu’au centre de la place où se trouvaient dressées les tables longues qui recevraient tantôt la paella géante, encore en train de cuire, polymorphe et d’origines diverses, dont il est difficile de dire si elle allait contribuer à réparer les dégâts de l’apéritif ou servir de prétexte à les aggraver.
Depuis quelques années, une sangria bas de gamme mais haut de marge s’essayait à contester la suprématie du « jaune » au grand désespoir des anisetiers, mélange en tous cas détonnant.
De « chicuelo » à Bizet, entre deux tournées, les peñas assuraient la musique d’ambiance, accompagnées des vociférations plus ou moins gracieuses de ceux, nombreux, qui avaient déjà dépassé la côte d’alerte.
L’Hôtel Nord-Pinus, qui abritait les héros de l’après-midi, s’était à peine calmé de l’effervescence suscitée par le retour des arènes, après la novillada du matin, que chacun déjà guettait les mouvements, réels ou supposés, que cachait l’entrée de l’édifice derrière la statue vert-de-gris de Frédéric Mistral.
Au-delà du bruit et des couleurs, de la musique et des mouvements de foule, la Feria diffuse une onde, imperceptible pour le commun des mortels, mais ressentie par chaque aficionado, qui court des remparts de la Cavalerie aux arènes et redescend jusqu’aux Lices en passant par le Forum, pas de l’inquiétude, non, mais l’excitation discrète et frémissante que doit connaître le limier.
Loule en avait le frisson en passant d’un établissement à l’autre, et, de fait, il humait l’atmosphère.
Quand il retrouva ses amis, il avait déjà bu une quinzaine de momies avec des connaissances ou d’ailleurs de parfaits inconnus.
Tels des chasseurs à l’agachon, le groupe avait investi le coin de la table qui permettait d’observer au mieux les allées et venues dans le hall du Nord-Pinus.
Belle brochette d’aficionados avertis, Albert « le gitan » sédentarisé, plâtrier à la tâche et titulaire de deux cocardes d’or, Francis, également razeteur, flambeur émérite et pizzaïolo, et Henri « de Beauregard », employé municipal intermittent, séducteur pérenne, mais avant tout gardian, tous honorables joueurs de pétanques ou de cartes.
Loule ne pouvait pas mieux tomber car les trois ténébreux avaient jeté leur dévolu sur un quarteron de blondinettes à l’autre bout de la table, trop éloignées d’eux toutefois pour que le contact fût franchement établi, mais incontestablement, par signes, œillades ou sourires, ouverture il y avait.
La difficulté provenait de la langue, non l’organe, toujours utile si l’on s’en tient aux ambitions qui habitaient nos lascars, mais l’idiome, car celui que pratiquaient les mignonnes n’approchait manifestement ni de près, ni de loin le français, le provençal, le franco-provençal, le romani ou le sabir hispanisant qui véhiculaient d’ordinaire la conversation de ces messieurs, à l’exception notable de Loule qui, pour sa part, taquinait la langue de Shakespeare et semblait donc arriver à point nommé.
L’espoir s’évanouit cependant, pratiquement au même instant qu’il avait fait son apparition, car trois bellâtres, tout droit sortis de chez Soleïado, pantalons peau de taupe et santiags, qué carnaval, petit cul et grosse voiture, c’était probable, tétant le Cohiba et, avantage déterminant, maîtrisant tous trois le globish, abordèrent les donzelles toujours disponibles.
La conversation des locaux dépités revint donc à la bouvine, après tout on était là pour ça, et quand les blondins embarquèrent les blondinettes, un moment plus tard, une bordée d’injures, sourdes et pas forcément adaptées à la situation, les accompagna, après quoi on mangea de bon appétit.
Polite Mariano, dit « Pétou », petit parent des Gispy Kings et de Manitas de Plata, ancienne gloire des claquettes désormais réduit à faire la manche, passa par-là mais ne récolta que des sarcasmes au lieu de la pièce espérée, triste est le vedettariat déchu. Enfin, trois hispanos… et une Continental Station Wagon vinrent se ranger, non sans mal, devant l’entrée de l’hôtel, escortées d’un service d’ordre peu discret mais bonasse.
« Les voilà ! » s’écrièrent quelques voix éraillées tandis que des chapeaux s’agitaient, des mains battaient, des tables tombaient, des regards de braise coulaient de la coletta à la braguetta… Maestros ! Maestros !
Juan Gallardo1, Felipe Zubia2, le vieux Curro Morero, soixante ans aux prunes et leurs « cuadrillas3 » sortirent du Nord-Pinus et s’engouffrèrent dans les voitures.
Il était grand temps que l’on rejoignît la plazza, opération moins simple qu’il n’y paraît tant les jambes étaient lourdes ; l’ascension de la rue de la Calade promettait d’être pénible.
Les quatre amis furent dans les temps à la porte de « l’arrastre4 » où ils purent, comme à l’habitude, bénéficier de la complaisance de Léonard, « chef » du train du même nom, juste au moment où les alguazils5, de noir vêtus, collerettes blanc immaculé et tricorne noir assorti, se présentaient à l’entrée du « patio de caballos », cour d’honneur des toreros, pour le paseo.
Les visages de nos lascars étaient suffisamment connus de tout ce que l’administration ou le personnel des arènes comptait de plus ou moins officiel, voire de nombre de membres des différentes « cuadrillas » ou des « apoderados » eux-mêmes, les hommes d’affaires des toreros, pour que nul ne s’offusquât de leur présence et d’ailleurs de celle de quelques autres à la porte de l’arrastre, côté contre-piste cette fois, ou « callejon », dans lequel ils n’allaient pas tarder à se couler.
De rose, vert pâle et bleu ciel vêtus, brillaient les maestros précédant leurs trois « péones », leurs aides, et leurs deux « picadores » en charge du deuxième tiers du combat, eux-mêmes suivis à droite du service de piste, à gauche du train d’arrastre et des « areneros », garçons de piste également vêtus de rouge.
Le cortège chatoyait au soleil frais, tribut payé au mistral qui tourbillonnait au centre du « ruedo », la piste. Il faudrait mouiller les capes pour les alourdir et ainsi combattre tant que se pourrait l’effet du vent, prédateur potentiel de l’harmonie du geste, le « temple », quoi !
Un paso doble clair raisonna et couvrit les applaudissements du public attentif à la physionomie des trois « espadas6 », ou simplement fasciné par le spectacle, selon que l’on avait affaire à des aficionados ou à des touristes.
Les gradins étaient combles et jusqu’au sommet des deux tours médiévales s’agitaient des formes bariolées redescendant en vagues de couleurs.
Après le salut à la Présidence, le cortège se disloqua, et commença immédiatement un ballet de capes destiné à permettre aux futurs officiants de bien juger de l’effet du vent.
Cependant, les trois « mozos de estoques » (valets d’épée) de chacun des maestros confièrent pour la durée de la corrida les luxueuses capes d’apparat avec lesquelles ces derniers venaient de défiler à des personnalités en vue, ou bien vues…
Suivant l’opération du regard, Loule eut la surprise de constater que celle de Felipe Zubia se trouvait aux mains des quatre blondinettes présentement occupées à la disposer aussi avantageusement que possible sur la bordure qui courait devant elles. L’opération se déroulait juste au-dessus de sa tête et obligeait les jeunes femmes à un déséquilibre avant suffisamment vertigineux pour que toute l’admiration concupiscente qu’il leur avait laissée deviner tout à l’heure à distance illuminât à nouveau instantanément son visage.
L’une d’entre elles capta l’hommage et donna au sourire qu’elle dispensa aussitôt en retour un modulé qui ne pouvait tromper un dragueur de la pointure de Loule… il n’y avait pas seulement ouverture, il y avait bel et bien promesse !
Les déguisés, volontairement contraints et forcés, avaient donc passé la main, si l’on peut hasarder l’expression en de telles circonstances.
Pourquoi faut-il que le « latin lover » soit si spontanément enthousiaste devant la perspective de l’amour et qu’est-ce qui poussa celui-là, afin d’émouvoir la belle, à se livrer séance tenante à une pantomime plus ou moins suggestive signifiant clairement qu’il était lui aussi capable d’affronter, pour Elle, un fauve avec compétence ?
La déclaration ainsi mimée lui valut un baiser volant, ce qui, pour la suite, n’arrangea probablement pas les choses. C’est alors seulement que Loule signala à ses amis la présence des filles, de sorte que plusieurs dialogues muets à distance s’en suivirent aussitôt.
Ces péripéties devaient laisser le temps à « l’alguazil » de recevoir du Président la clé destinée à l’ouverture du toril et de l’apporter symboliquement au valet à ce préposé.
Les clarines retentirent et chacun se retourna vers le toril d’où sortit avec un dynamisme de bon aloi un « bicho7 » de quatre cent quatre-vingts kilos et cinq ans d’âge, caractéristiques idéales peu souvent réunies, exempt de tare, magnifiquement armé, apparemment noble et brave ainsi qu’en jugèrent les « péones » en piste, bref un vrai « toro de bandera8 » que le tirage au sort avait donné par chance à un sévillan, Felipe Zubia ; on allait voir du spectacle !
Après quelques « lances » des péones, mouvements de cape destinés à mesurer les réactions de la bête, le « diestro » s’avança et enchaîna trois « véronicas » d’une grande pureté, toréant de profil et pieds rivés au sol.
Par trois fois, chargeant la « suerte », jambe droite en avant, il guida le taureau de son bras droit, mains basses et le geste aussi lent que pouvait l’autoriser l’énergie intacte de l’animal, « templado », la corne frôlant le corps immobile, ramenant en fin de charge la cape vers sa gauche. Par trois fois, le taureau se retourna, suivant docilement le leurre avec une franchise de nouveau-né et l’homme pivota sur place, avec grâce, le reprenant et l’entraînant derechef dans la même figure.
Il termina par une « arebolera9 » qui laissa le taureau parfaitement figé sur place et lui tourna le dos avant de rompre sans omettre le cambré du professionnel prétentieux, ou satisfait de sa performance, pour l’abandonner à nouveau à ses valets.
La foule exultait et, sûr d’avoir approché la perfection, Felipe ne voulut pas en faire plus jusqu’à l’arrivée des picadors, deux minutes après la sortie du taureau, ce qui ne manqua pas de déchaîner la stupide « bronca » des Plazzas touristicoles.
Le taureau était brave et, impeccablement conduit par le Maestro, il fonça franchement sur l’objectif… la chute du cheval ne fut pas loin. Il reçut trois bonnes piques, toutes dans le « morillo », la bosse dans le gras du cou, et les « quites », manœuvres opérées à la cape pour détourner l’animal de sa cible, intervinrent au moment voulu, sauf un début de « carioca10 » à la troisième sous les théâtrales et hypocrites protestations du Maestro.
Les trois matadors s’étaient, comme il se doit, manifestés à tour de rôle et par rang d’ancienneté pendant ce « tercio », tiers-temps de la corrida, rivalisant de grâce et donnant tour à tour le répertoire à peu près complet de toutes les variantes artistiques qu’autorise le maniement de la cape.
Les picadors une fois rappelés par le Président, Felipe Zubia se dirigea vers les barrières pour boire un verre d’eau.
Les clarines sonnèrent à nouveau pour un deuxième tercio qui fut grandiose, le Maestro offrant à chacun des autres membres du cartel une paire de banderilles que ceux-ci, après qu’ils eurent impeccablement placé le taureau, ne manquèrent pas pour l’un de poser « al quiebro », recevant la charge immobile qu’il dévia d’une feinte au moment de piquer et pour l’autre « al quarteo », courant droit à la rencontre du taureau.
Il ne restait à Felipe qu’à se saisir de banderilles courtes dont il « brinda » (dédia) la pose au Président avant de citer immobile son adversaire et de feindre au tout dernier moment, en un geste à peine esquissé, de s’écarter de sa charge du côté gauche pour planter les bâtons en revenant aussitôt à sa position initiale.
La feinte, d’une suprême élégance, avait suffi à tromper le taureau qui n’avait pu redresser sa course, mais, pute borgne, que cela avait été juste !
Le tercio s’était déroulé très vite et en plein centre de l’arène.
Quelques chapeaux et bouquets de fleurs commencèrent à voyager et le gitan se cambra tellement, pour offrir un salut savamment distillé, à pas glissés, avant de s’immobiliser, tête inclinée devant la Présidence, qu’on eût pu craindre pour son équilibre.
Ayant rendu le salut, le Président fit sonner le troisième tercio.
Le Maestro s’en fut aussitôt prendre ses outils, muleta et épée, et récupérer sa « montera », sa coiffure, afin de dédier, « brinder » toujours, son taureau à l’ensemble du public après qu’il en eut, comme il sied, obtenu l’autorisation de la Présidence.
Il jeta la « montera » au centre de la piste où elle s’immobilisa à l’endroit.
Il sourit… À l’envers, ça porte malheur !
Les spectateurs étaient chauds, bouillants même.
Le combat pouvait commencer.
Si le but de la « faena de muleta » est de préparer le taureau à la mort, nul doute que celui-là avait encore un long chemin à parcourir avant de rejoindre les pâturages de l’au-delà.
L’occasion, en effet, était trop belle pour le matador, tête à tête avec un adversaire aussi parfait, d’éblouir la foule qui n’en demandait pas moins.
Plusieurs séries liées de « naturelles », muleta réduite au minimum, passes données de la gauche, dont beaucoup conduisirent le taureau à faire, au ralenti, un tour complet de son bourreau, vinrent démontrer que le Maestro connaissait ses classiques et les exécutait avec tout le « temple » nécessaire, qui, répétons-le, est la faculté d’harmoniser ses gestes à la charge du taureau ou de « convaincre » ce dernier de régler sa charge sur la course du leurre.
La musique accompagnait le ballet, les peñas relayant l’orchestre quand le besoin s’en faisait sentir et les « olés » enthousiastes du public résonnant de plus en plus fort au-delà des arcades de l’amphithéâtre.
Dans une telle ambiance, le gitan, citant de face et de loin, ne pouvait ensuite résister à quelques fantaisies, entraînant son adversaire dans des « derechazos », passes de la droite, qu’il terminait en frappant sa croupe, déchaînant les vivats d’une partie du public, les aficionados renonçant, pour leur part, à le siffler comme il l’aurait mérité, tant avaient été fluides les séries précédentes.
Il n’oublia pas ce qu’il fallait de passes hautes et notamment des « manoletinas11 » du meilleur effet et deux « arrucinas12 », une basse et une haute, le taureau était un artiste.
Les deux adversaires offraient au public, ravi, cette exception que constitue une « faena cumbre13».
Restait à bien tuer, ce qui fut fait en plein centre de la piste, dans le silence retenu, d’une entière pénétrée côté droit, entre les troisième et quatrième vertèbres pour atteindre la « herradura14 », effet foudroyant.
Si on ajoute que le taureau, décidément exceptionnel, avait eu encore suffisamment de vivacité pour permettre à « l’espada » d’estoquer « a recibir », soit en recevant la charge alors que lui-même se trouve en déséquilibre avant, réussi ou encorné, on pourra se faire une idée du délire qui envahit les gradins et du nombre de fleurs et d’objets, essentiellement pièces d’habillement, jusqu’aux plus intimes, qui rejoignirent la piste pendant le tour d’honneur entamé dès qu’eurent été coupées par l’alguazil les deux oreilles et la queue de Pépito, ainsi s’appelait-il, valeureux adversaire.
Tour de piste et « Carmen » pour Pépito, requiem in pace !
Pepe, fidèle mozo du gitan, qui l’aidait à ramasser et renvoyer tous ces témoignages de ferveur populaire, lui glissa à l’oreille « Ça me rappelle Jaën, nous étions bien jeunes » ; l’autre lui sourit de toutes ses dents avant de lancer la queue de Pépito à hauteur d’une cape d’apparat, soit à la hauteur de la taille de la « promise » de Loule qui s’en empara.
À la sortie du deuxième taureau, Loule était mûr.
La bête était « manso », fuyarde et imprévisible à souhait.
Le vieux Curro Morero à qui elle était échue, lors du tirage au sort de la veille, placarda aussitôt sur son visage « cet air pincé, vaguement dégoûté bien connu de ses adorateurs15 » qui ne pouvait laisser aucun doute sur ses intentions quant au spectacle qu’il s’apprêtait à offrir.
Il confia à ses valets le soin de capter, avec un bonheur relatif, l’attention du monstre qu’il était, quant à lui, bien décidé à faire massacrer à la pique avant de le tuer le plus rapidement que possible sans prendre le moindre risque, de vingt coups de descabello, s’il le fallait, sa spécialité des mauvais jours.
C’est au moment précis où les picadors entraient en piste, le taureau pour une minute abandonné à son sort, grattant le sable avec conviction sur son lieu de « querencia16 », que Loule, s’emparant d’une cape, sauta tout à coup par-dessus la barricade et courut droit vers lui non sans avoir consacré une fraction de second à tourner un visage déterminé de vrai macho vers sa mignonne qui s’était instantanément levée.
Femme de matador… quel destin !
Les copines étaient ravies et le « espontaneo », aussitôt coursé par tous les « péones » expulsés du « callejon », par tous les « burladeros17 » comme diables de boîtes, prit suffisamment d’avance pour se trouver un trop long instant face à la fois au fauve et à l’anankè.
À la première véronique, la bête le gratifia du regard de biais des grands susceptibles, facile pour un taureau, affecté qu’il est d’un strabisme divergent.
Lorsque Loule voulut le faire passer pour la deuxième fois, il avait mal estimé l’angle qu’autorisait cette particularité anatomique de l’animal – c’est un métier, l’ami – et le coup de tête partit, violent, qui l’enleva de terre, l’envoya assez haut pour qu’il retombât dans le berceau des cornes avant que d’être roulé dans la poussière de la piste.
De tels moments vérifient l’Éternité…
La foule hurlait, bien sûr, sarcasmes, émotion vraie, injures et compassion et applaudissait, pourquoi pas, au spectacle de ce pantin désormais à l’abri de la fureur du fauve, écarté par les « péones ».
Loule n’avait rien perdu d’une scène dont lui seul savait déjà qu’il n’était pas le héros mais la dupe.
Il ne lui avait pas fallu plus de quelques secondes pour avoir l’intuition qu’il ne bougerait plus jamais et toute une litanie de « plus jamais » se bousculait à ses tempes dont la certitude ne serait plus jamais remise en cause par les paroles lénifiantes des toubibs, des amis, des parents, des connards, surtout des connards.
Lorsqu’on l’emporta vers l’infirmerie, il tourna les yeux vers ce qui était présentement son plus grand regret. Elle pleurait à chaudes larmes, laissant pendre, au bout de ses dix doigts, qui l’agrippaient comme un cerceau, l’obscène trophée dont il avait cru pouvoir faire une promesse il y a peu.