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Décembre 2021. Une doctorante en histoire-archéologie quitte Paris pour Bruxelles, où l’attend un texte mystérieux rédigé au XVI siècle, étrangement adressé à elle. Pensant qu’il s’agit d’une plaisanterie, elle se rend chez le notaire, mais elle découvre aussitôt que l’affaire est d’une gravité insoupçonnée. Préservé sur parchemin, ce document lui confie une mission essentielle, la plus grande responsabilité qu’un être humain puisse porter, tout en émettant un avertissement solennel. Rapidement, des événements survenant à travers le monde dévoilent une menace sans précédent pour l’humanité. Alors qu’elle se retrouve entraînée dans un tourbillon d’intrigues et de révélations, entre mystère et danger, parviendra-t-elle à percer les secrets du passé ?
À PROPOS DE L'AUTEUR
Pendant des années,
J.M.R. Anseïs a vécu au contact des mots sans écrire. Une histoire grandissait en lui, mûrissant pendant 18 ans. Finalement, sa plume s’est libérée pour donner vie à ce récit. Aujourd’hui, porté par une urgence créative, il le partage enfin.
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Seitenzahl: 850
Veröffentlichungsjahr: 2024
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J.M.R. Anseïs
Le monde en héritage
Tome I
Roman
© Lys Bleu Éditions – J.M.R. Anseïs
ISBN :979-10-422-5096-6
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Partie I
Périples
Le mur de pluie, dans lequel entra le TGV filant vers Bruxelles, frappa son wagon à près de deux cent cinquante kilomètres par heure, ce qui sortit une passagère de sa rêverie éveillée. Le fracas de l’eau contre la coque, malgré l’isolation sonore du wagon, la fit sursauter. Le ronronnement de l’éclairage et le claquement régulier des roues du train sur les interstices entre les rails l’avaient assoupie. À peine éveillée, elle eut la désagréable impression d’être observée. Elle balaya du regard les alentours. Quelqu’un l’épiait en douce ?
L’être humain est doté d’une vision périphérique large de 180°, mais les femmes ont, en plus, cette redoutable faculté de repérer avec précision et sans effort qui regarde quoi, ou qui, autour d’elles. Parce que… les hommes. Pour résumer. Sur les treize passagers qu’elle avait comptés et mémorisés dans sa voiture, deux étaient susceptibles, vu leurs regards peu de temps après le départ, de tenter une approche, ce dont elle n’avait aucune envie à quelques minutes à peine de son débarquement.
Ce qui la tracassait, pourtant, c’était autre chose. Plus vieux, plus diffus, enfoui au fond d’elle. Le temps qu’elle puisse se fixer sur l’idée, comme on s’approche parfois, sans les toucher, de mots bien connus mais pourtant oubliés, la sensation disparut. Elle se dit que ce n’était rien. Probablement une autre de ses montées d’angoisse passagères. Crises qui faisaient partie de son quotidien depuis longtemps, suite aux décès de ses parents. Les crises s’espaçaient de plus en plus, et puis celle-ci n’y ressemblait pas vraiment. Pas de quoi s’inquiéter. Il lui restait une demi-heure avant d’arriver à Bruxelles. Elle se replongea rapidement dans les papiers étalés devant elle. Sophie-Anne, c’était son prénom, n’était pas là en touriste, même si elle aurait bien pris quelques jours de vacances. Le voyage avait été organisé depuis un moment et serait l’occasion de faire d’une pierre deux coups : sa thèse de doctorat et le problème du notaire.
Concernant son doctorat, d’une part, la consultation, pour son directeur de thèse, de plusieurs manuscrits rares du début du Moyen-Âge, conservés dans la bibliothèque de l’Université de Bruxelles, couvrant la genèse de la Première Croisade menée par Godefroid de Bouillon, premier roi de Jérusalem ; et, d’autre part, la rencontre avec un professeur dont le domaine de recherches en Histoire et Archéologie était à peu près le même que celui de son sujet : les cités souterraines paléochrétiennes en Cappadoce.
Pour le notaire, c’était une autre histoire. Sophie-Anne rouvrit l’une des glissières de la farde posée sur la tablette pliante devant elle, et en tira la lettre que Maître Régis Vandevelde lui avait adressée trois mois plus tôt :
Madame,
Concerne : RV-1512/01/SONNEUIL Exécution testamentaire – Fixation
Dans le cadre de l’affaire reprise sous rubrique, ce qui me vaut l’honneur de vous contacter par la présente, je vous informe être la bénéficiaire d’un legs conservé en mon étude à votre attention.
Ce dernier est pour le moins spécial, et je tenais à vous rassurer d’emblée : celui-ci ne concerne pas le décès de l’un de vos proches et n’est pas un objet dangereux ni une somme d’argent.
Par un concours de circonstances pour le moins improbable, il s’avère que le client du notaire propriétaire de l’équivalent de mon étude en 1512, et en fonction lors de la liquidation du patrimoine de l’un de ses clients, s’est vu attribuer un coffret et sa clé, à remettre en mains propres à « Sophie-Anne Hélène Sonneuil, de Paris, le 21 décembre 2021, l’année de ses 26 ans ».
Vous noterez la précision en dépit des siècles, et que vos noms, âges et domiciles correspondent parfaitement. Ce qui me laisse, pour tout vous avouer, dans une perplexité difficile à décrire.
Ce coffret a été transmis de prédécesseurs en successeurs de mon étude, jusqu’à moi, et, enfin, à vous.
Je n’ai aucune idée précise de la nature de son contenu. Si vous l’acceptez et le désirez, je vous invite à en prendre possession à la date prévue, soit ce 21 décembre 2021, à 14 h, en mon étude. Ceci pourrait-il vous convenir ?
Compte tenu des récentes restrictions sanitaires en raison de la crise du Covid-19, puis-je vous demander de vous munir d’un masque lors de la réunion ainsi que de respecter les gestes-barrières dont description en annexe ?
Dans l’attente de vos nouvelles à ce sujet, je vous prie de croire, Madame, en l’expression de mes salutations distinguées,
Régis Vandevelde,Notaire
Notaire
Quand elle avait lu pour la première fois cette lettre imprimée sur le papier épais et luxueux qu’emploient les notaires et avocats, elle dut repasser deux fois dessus pour que son cerveau en percute le sens. Sa première réaction fut de se dire « Hein ? », tout haut, toute seule, dans son studio spacieux comme un timbre-poste. Sur le moment, elle perdit pied quelques secondes, puis se dit que le notaire devait être aussi perplexe qu’elle, en fait… Un monsieur du 16e siècle lui avait laissé un genre d’héritage ? Ça n’avait aucun sens. Sur le moment, elle réagit comme n’importe quelle jeune femme de sa génération en 2021 : elle prit son téléphone, ouvrit WhatsApp, et demanda à sa meilleure amie « si elle savait ce qui venait de lui arriver ??? ». La discussion qui s’ensuivit par téléphone aurait fait tomber de sa chaise n’importe quel opérateur de la NSA, si elles avaient été écoutées.
Ce qu’elles ignoraient, c’est qu’elles avaient bien été écoutées par l’agence américaine, ou plutôt enregistrées sur les disques durs situés près des installations d’écoute à Menwith Hill, en Angleterre, pour être exact, et qu’ensuite, un algorithme unique, réglé sur quelques termes très précis à repérer, s’était réveillé avant de transmettre, conformément à sa programmation, toute la discussion à un destinataire qui n’avait rien à voir avec l’agence de surveillance, ni même avec les États-Unis, sans que la moindre entrée ne soit laissée dans le système. Ce qui équivalait à une invisibilité et une absence de traces tout à fait remarquables en informatique moderne.
Le wagon et son environnement se rappelèrent à elle. Un regard appuyé de l’un des deux passagers masculins qu’elle gardait à l’œil la sortit de ses réflexions. Elle tourna ostensiblement la tête dans sa direction et le fixa durement. Il piqua du nez sur son portable sans demander son reste, ce qui la fit sourire intérieurement.
Elle reposa ses yeux sur la missive et se dit que de toute manière elle verrait bien, qu’il n’y avait aucune raison de s’inquiéter. Un coffret poussiéreux ne présentait pas vraiment de menace. Cinq siècles, c’était beaucoup tout de même. L’auteur était un genre de Nostradamus qui avait vu son avenir ? Cela n’avait aucun sens. Tout finirait sûrement par s’expliquer. Peut-être un canular entre notaires, ou quelque chose du genre ? Qu’est-ce que ça pouvait être d’autre, à bien y réfléchir ? En même temps, le notaire avait partagé les frais avec son université pour financer son trajet aller-retour et son logement. C’est cher la blague.
Le temps que prirent ces tergiversations, la voilà qui entrait en gare du Midi à Bruxelles, sa destination. La voix du train le leur annonça, puis les invita à ne pas oublier bagages et effets personnels, de même que replier la tablette devant eux s’ils s’en étaient servis. Sophie-Anne enfila son caban et en ferma les boutons jusqu’au cou, avant d’enfiler son écharpe. Sur le quai, le temps était maussade. Petite pluie fine et températures autour des dix degrés. Une météo de pendus.
Sur le quai, personne ne l’attendait. Pour sortir du terminal, les choses furent rapides et assez simples. Comme elle venait de France, pas de contrôles. Une fois dans le hall immense de la gare, en dépit des dizaines de panneaux autour d’elle, elle ne sut plus où aller pour trouver son métro.
Il semblait qu’au cœur de cette gare, une espèce de mini-centre commercial avec des fast-foods, une boutique de vêtements, une autre de parfums, et un fleuriste aussi, prospérait, ou plutôt avait dû prospérer un temps, car un magasin sur deux avait fermé. Définitivement. Ici aussi, les conséquences économiques de la pandémie avaient fait des ravages, pensa-t-elle avec son masque chirurgical qui lui irritait le visage.
Au détour d’un mauvais choix « droite ou gauche », elle se retrouva dans une partie excentrée de cette surface commerciale, où, apparemment, presque tous les magasins avaient mis la clé sous la porte, et, devant ceux-ci, une petite dizaine de paillasses entourées de bric et de broc abritaient des sans-abri en train de dormir dans leur sac de couchage, une vieille casquette et un chapeau retournés devant eux, dans lesquels gisaient quelques pièces jaunes. Elle leur abandonna sa pièce de deux euros avant de s’éloigner sans faire de bruit.
Au bout de dix minutes, en désespoir de cause, elle commanda un Uber, debout au milieu du hall central, se sentant très bête, puis se fit indiquer par des policiers patrouillant dans la gare où se trouvait son point de rendez-vous. Étonnamment, ils n’avaient pas du tout l’accent belge comme elle s’y attendait, ou plutôt, se l’imaginait. Par contre, les doubles noms sur les panneaux la fascinaient. Quelle était cette deuxième langue, sorte de mélange aplati entre l’allemand et l’anglais ? Le néerlandais ?
Une fois arrivée à l’endroit que lui avaient indiqué les agents de police, son chauffeur, Farès, d’après l’application, mit moins d’une minute à la rejoindre. Il klaxonna d’un petit coup amical pour signaler sa présence. Il baissa la vitre-passager et se pencha pour voir le visage de sa cliente, révélant ses traits méditerranéens de trentenaire, une fois à sa hauteur, et demanda : « Madame Sofiane ? ». Elle répondit que oui, c’était elle, tiquant un peu sur la prononciation de son prénom, ce qui lui arrivait souvent. Elle entendit un déclic vers l’arrière de la voiture puis vit le coffre s’entrouvrir tout seul, l’invitant à y placer elle-même ses bagages. Elle replia la poignée télescopique de sa valise à roulettes, l’attrapa par sa hanse et inspira un bon coup avant de soulever sa vingtaine de kilos de strict nécessaire, et les y placer dans le coffre. Elle le laissa se refermer tout seul et alla s’asseoir sur la banquette arrière, côté passager.
De la musique, qu’elle crut nord-africaine, mais en fait perse, peu importe, emplissait l’habitacle. Au rétroviseur, une babiole, probablement supposée porter chance, pendait au bout d’une chaîne en plastique et, piquée sur le dessus de la ventilation et à droite de son smartphone lui servant d’appareil de guidage, une photo, qui devait être celle de sa famille élargie, posant devant une maison flanquée d’un palmier fatigué, dans un décor jaune sable et ciel délavé en arrière-plan. Ils semblaient veiller sur le chauffeur de leurs regards souriants. Elle déduisit qu’il devait être musulman, en voyant les femmes et les filles sur le cliché, la tête couverte d’un voile. Elle l’ignorait mais à Alep, d’où il venait, cela ne voulait plus rien dire, ils pouvaient très bien être aussi juifs que chrétiens maronites, musulmans chiites ou encore alaouites. Là-bas, aujourd’hui, on le porte, c’est tout.
Elle capta le regard du chauffeur qui découvrit son visage en même temps qu’elle retirait son écharpe, et reconnut ce désir de posséder qu’elle connaissait bien, et vomissait. Elle s’activa pour faire diversion, justifier qu’elle ne s’intéressait pas à sa tentative d’entrer dans ses yeux, mais ce dernier se mit tout de même à devenir beaucoup plus loquace et avenant tout en cherchant ses pupilles. Il ne lui fallut pas plus de deux minutes pour lui demander si elle était mariée. Elle lui répondit en lui demandant si cela faisait longtemps qu’il vivait à Bruxelles et comment il trouvait la ville. « Bruxelles super ! Belgium the best ! » lui répondit-il avec un immense sourire en se retournant vers elle, quittant sa trajectoire du regard plusieurs secondes tout en continuant à rouler à la même allure. Regarde la route, nom d’une pipe en bois !
— Je suis ici depuis deux ans bientôt, dit-il en se reconcentrant sur ce qu’il avait devant lui. Dieu merci, au début, Belgique pas facile, mais après avoir appris français, trouvé travail grâce à cousin Adil – à qui appartenait probablement la voiture et le cousin qui la conduisait –, « Situation mieux qu’avant ! » conclut-il.
Le sentant volubile sur le sujet, elle se dit que c’était l’occasion de s’aventurer sur autre chose que de la drague maladroite. Elle lui demanda si ce n’était pas trop dur comme travail, Uber, et si ça se passait bien avec les taxis, parce qu’à Paris et à Marseille, par exemple, ils ne s’entendaient pas du tout. Il sembla réfléchir à la question et fit une moue embêtée.
— En vrai, li taxis c’est pas nos ennemis, on fait l’même travail, mais eux, faut comprendre, y doivent payer la lissonce. Très cher lissonce. Li taxes aussi. Mais nous aussi on doit monger, et payer la famille ! Ti comprends ? Moi ça fait deux ans que je suis venu de la Syrie. Là-bas je travaillais le savon à Alep. Je faisais le management des équipes di l’aprémidi, à la fin. Ti connais le savon d’Alep, madame ? Aaaaah ! Meilleur savon !
Son visage s’assombrit.
« Puis on a dû partir. La guerre, tu sais. Pour le moment je suis seul arrivé ici. Ma sœur et son mari, y sont en Italie, et elle sait pas encore s’ils pourront rester dans l’Europe. »
Il fit une pause : « Ici, on dit : “très différent, mais…” » dit-il en rigolant.
« Ici aussi il faut papiers pour tout, et la police tape fort quand pas travail et pas logement. Quand c’est la rue. »
Elle remarqua que sa conduite restait très douce malgré la légère tension qu’elle percevait dans sa voix derrière le sourire qu’il plaquait sur son visage.
La conversation se poursuivit, et, à son grand étonnement, le chauffeur qui avait pris récemment un avocat dans son véhicule, et qui avait bossé sur le dossier d’un de ses collègues « VTC », lui avait exposé le vide juridique laissé par la Région. Il lui expliqua qu’aucune majorité n’avait trouvé de consensus sur le sujet et tous les problèmes que ça leur posait… Elle avait décroché depuis quelques phrases.
Ils en étaient là, plus ou moins, lorsque la voiture arriva à destination : le 32 avenue de Broqueville. Elle lui souhaita bonne journée et que tout se passe au mieux pour sa famille tout en le remerciant. Remerciements qu’il lui rendit. Elle lui mit la note maximale sur l’application après qu’il soit parti vers son nouveau client, ce qu’elle faisait à chaque fois de toute façon, parce qu’au fond d’elle cela la gênait humainement de noter quelqu’un comme un produit. Et puis, il avait été vraiment sympa. Sauf pour mettre ma valise dans le coffre, se dit-elle, le doigt sur les lèvres.
***
L’immeuble où elle logerait pendant ses quelques jours à Bruxelles était situé à deux pas du square Montgomery, qui devait son nom au célèbre général anglais ayant brillé au cours de la Seconde Guerre mondiale. La bâtisse, massive, bourgeoise, constituée de pierre de taille pour ses plus belles parties, datait des années trente, d’après la date gravée sur l’une des pierres bleues encastrées à côté de l’entrée, et affichait un petit côté haussmannien, en moins chargé, ponctué par des briques rouges occupant de petites parties des surfaces de l’appareil1, à partir de la moitié supérieure de la façade. L’endroit était superbe, avec juste ce qu’il fallait de verdure et d’opulence tranquille. Il lui restait une heure et demie avant son rendez-vous chez le notaire, ce qui lui laisserait amplement le temps de ranger ses affaires, prendre une douche, se changer, peut-être avaler un morceau, et prendre les transports en commun jusqu’à l’étude. Fait notable, l’appartement de sa location était (largement) plus spacieux que son domicile parisien.
Une heure plus tard, elle entrait dans la station de métro Montgomery par les escaliers donnant sur l’avenue Charles de Broqueville (qui, lui, était Belge), à côté d’un fleuriste dont elle apprécia les effluves frais et entêtants émanant de l’étal installé sur le trottoir, malgré l’hiver. Pendant qu’elle descendait les marches, elle mit son masque sur son nez, puis suivit un couloir dont les murs étaient recouverts d’une mosaïque gris-blanc monochrome, avant de déboucher, quinze mètres plus loin, sur un énorme balcon. Encastrée dans le mur à sa gauche, une sandwicherie fréquentée par ce qui devait être des élèves de lycée, à laquelle elle n’accorda qu’un regard réflexe. À sa droite, des escaliers mécaniques descendaient. Ceux qui montaient, eux, étaient à l’autre bout du balcon.
Arrivée en bas, ses pieds découvrirent, à l’abri de ses bottes de cuir marron, un sol en plastique moulé de pastilles rondes, censément antidérapantes, devinait-elle, mais très moches. Elle fit le tour d’elle-même et tenta de s’orienter. Entre les escaliers qu’elle venait de descendre, et sous le balcon de la sandwicherie, une série de portiques mécaniques de verre et de métal brossé, s’ouvrant avec un titre de transport magnétique, bloquaient l’accès au quai d’une ligne de tram, apparemment. Elle lut les panneaux surplombant tout cela, indiquant qu’il s’agissait des lignes 39 et 44. Pas bon. Pour elle, c’était la ligne 7 ou 25, vers l’arrêt Meiser, nom d’un ancien bourgmestre (un quoi ?), paraît-il, ou l’arrêt Léopold III, un roi, vu le chiffre, seulement desservi par la ligne 7, si elle avait bien compris.
Après avoir longé les librairies, les nano-cafés de quatre tables, le marchand de bonbons, pour arriver au guichet « STIB2 » où elle acheta une carte de dix trajets, elle se trompa de direction. Se retrouvant de l’autre côté de la station, en haut d’autres escaliers, elle faisait désormais face à ce qui semblait être une œuvre d’art qu’elle trouva laide et techniquement simplette : une pyramide surplombée d’un soleil levant dans le dos, dont la lumière, stylisée par un dégradé du spectre des couleurs, partait du jaune clair au milieu pour finir sur un mauve froid aux extrémités. Une espèce de fresque pop art d’inspiration hippie et New Age qui la laissa parfaitement indifférente.
Une fois son chemin indiqué par l’un des agents de sécurité de la station, elle se retrouva finalement sur le bon quai. Elle guettait l’arrivée de son tram au bout du tunnel obscur, au centre duquel le reflet des rails soulignait la direction. Elle se perdit dans ses pensées, attirée par l’abîme d’obscurité du tunnel d’où il arriverait, meublant inconsciemment les dix minutes d’attente. Sophie-Anne crut enfin distinguer une sorte de double petit reflet métallique tombant au loin, suivi de deux minuscules points lumineux disparaissant quelques secondes en s’enfonçant dans le sol, avant de réapparaître, plus près, révélant peu à peu la forme du tram autour des deux phares avant. C’était un 7, d’après la pancarte digitale au-dessus de son pare-brise. Elle y monta, trouva rapidement une place assise, en respectant les distances de sécurité qui s’étaient invitées dans la vie des gens depuis presque deux ans, et se laissa transporter vers sa destination.
Deux stations plus loin, lorsque le tram déclencha les avertissements de fermeture des portes, identiques à l’alarme des friteuses qu’on entend dans les fast-foods, pour quitter la station Diamant, un inexplicable sentiment d’oppression et de menace s’abattit sur elle. Comme si un projecteur de lumière noire et toxique était braqué sur son dos, qu’elle sentit avec panique devoir fuir au plus vite, immédiatement même. Elle bondit de son siège, ce qui fit sursauter la dame assise en face d’elle, tenant un chihuahua sur ses genoux, qui se mit à aboyer, à un volume sonore impressionnant compte tenu de la taille minuscule de ce chien.
Trop tard pour fuir. À travers son esprit, un genre de vieux rugissement rocheux se mit à gronder, s’intensifiant jusqu’à former une sorte de mot qu’elle ne connaissait que trop bien.
NÔO… Son cerveau grilla littéralement un fusible et elle s’effondra sur le côté, perdant connaissance, raide comme un cadavre, ce qui fit hurler la vieille dame, de concert avec son chien, sous le regard inquiet et éberlué des autres passagers.
Quelques minutes plus tôt, Walter, un ingénieur allemand correspondant parfaitement au stéréotype que l’on pouvait en attendre, entrait dans Bruxelles par l’autoroute E40, à l’est de la ville, au volant de sa berline gris métallisé, respectant scrupuleusement les limitations de vitesse. Il était absolument ravi. Il venait d’accomplir la tâche qu’il s’était fixée : déposer une lettre stérilisée et scellée sous double épaisseur plastique dans la boîte aux lettres du domicile de ses destinataires, vivant dans la périphérie boisée, cossue et flamande, au nord de Bruxelles. Il estimait bien mériter une bonne gaufre pour la peine. Il s’était décidé à fêter cela en la dégustant sur la Grand-Place de la capitale belge. On aurait pu trouver étrange de célébrer le simple fait d’avoir déposé une lettre. Mais ce n’était pas n’importe quelle lettre.
Il avait même pris soin de la traduire en français à la perfection, avec l’aide d’un dictionnaire en papier. relique d’un autre âge à notre époque. Cette langue, que parlait cette famille de francophones exilés de Bruxelles, comme de plus en plus de ses habitants, il la maîtrisait plutôt bien. Après tout, il venait de passer les dix derniers mois en compagnie de leur fille aînée, qui aurait eu un peu plus de treize ans aujourd’hui. Le lendemain de cet anniversaire, fêté dignement, il avait malheureusement dû s’en séparer.
La jeune fille était devenue ingérable depuis qu’ils avaient accueilli une nouvelle petite pensionnaire et partenaire de jeux. Pensionnaire que leur adorable petite fille avait d’ailleurs aidé à enlever. Les femmes et leur jalousie… Il leva les yeux au ciel. Enfants, elles sont beaucoup mieux, trouva-t-il.
Celui qu’il appelait, entre autres, le Non-qui-veut-dire-oui, avait recommencé, il y a peu de temps, à caresser son âme en lui soufflant que ce serait marrant si les parents savaient, non ? Cette idée avait été pour lui comme une épiphanie. Il s’était senti ensuite en devoir de se fixer pour mission d’informer sa famille de ce qu’il avait fait d’elle, dans les moindres détails, en leur expliquant à quel point il avait été facile de tromper leur surveillance. Comment il avait brisé la volonté de leur aînée, puis l’avait initiée malgré elle, percée sans pitié, violant son hymen de petite fille, avant de la corrompre toujours plus loin, la forçant au sexe le plus avilissant qu’on puisse imaginer, même pour des adultes. Comment il avait fini par la convaincre que ses parents l’avaient vendue, qu’ils ne voulaient plus d’elle, que personne ne la cherchait plus, que seul lui l’aimait. Comment il avait joui d’en faire sa chose au point qu’elle les avait oubliés lorsqu’elle était morte.
Il l’avait étranglée et avait fait de gros efforts pour jouir en elle en même temps que ses yeux s’éteignaient… Avant de la passer, prédécoupée grossièrement, à la broyeuse à bûches crachant ses lambeaux sur le marais du fond de son bois, à l’arrière de sa propriété. Il avait réservé dans la foulée le même sort à l’autre gamine, devenue folle après l’avoir entendu finir la première dans la pièce à côté. Dommage, il aurait aimé en profiter un peu plus. Ce fut pour lui comme revivre une deuxième fois tous ces moments magiques, mais il allait devoir se remettre en chasse bientôt. La masturbation commençait à le lasser.
Il regarda la première enveloppe plastique du double emballage sur son siège passager et nota mentalement qu’il devrait la brûler après s’être garé. Le but de la manœuvre étant d’empêcher qu’une éventuelle, et peu probable, analyse par la police scientifique de son courrier, ne permette de récolter des fibres ou des pollens déposés au cours de son temps passé à l’air libre, et qui pourraient mener jusqu’à lui, puis le confondre plus tard. Aucune empreinte, aucun ADN. La lettre imprimée sur plusieurs pages d’horreur pure était sortie emballée, stérile et scellée. Le papier ? Ordinaire. Les machines pour y procéder ? Utilisées au cours d’un cambriolage dont absolument personne ne s’était aperçu. Qui remarque la disparition de quatre pages ? Il avait même effacé, avec un logiciel spécialisé téléchargé incognito dans un cybercafé, les fichiers informatiques des zones mémoires de l’imprimante et du terminal d’où il avait procédé, qui auraient pu conserver les images de ce qu’il avait fait imprimer. Tout, il avait pensé à tout.
Il pensait toujours à tout. Par exemple, toutes ses petites amantes étaient systématiquement choisies dans des pays limitrophes au sien, à portée de voiture, pour profiter des obstacles particulièrement complexes que les frontières entre les états européens dressaient contre les polices chargées de ce type d’enquêtes. Les pauvres, se disait-il, la police n’avait aucune chance contre lui, et si le jeu avec ces derniers l’amusait beaucoup, il sentait bien que Nôo en attendait beaucoup plus, qu’il l’observait, qu’il le jugeait. Il était là d’ailleurs, en ce moment. Il l’aurait juré : il était dans sa tête, là, maintenant. Le dieu Nôo. Parce que c’était sûrement un dieu.
Walter sortit du tunnel se dirigeant vers la rue de la Loi et arriva, après quelques feux, sur le rond-point Schuman, voisin de la Commission européenne, et de bien d’autres de ses institutions, et des bureaux de lobbyistes se faisant un devoir de participer à l’édification des députés et commissaires européens. Il était en train de s’engager dans la rue de la Loi lorsqu’il se sentit envahi par une force, ou plutôt submergé par celle-ci. Elle s’empara de son esprit et de son corps au prix d’un énorme effort. Il ressentit cet effort, ressemblant fort au sien, résistant vainement à ce qui se passait en lui.
Il reconnut immédiatement Nôo, celui qui lui soufflait toutes ces choses depuis son enfance. Aussi étonnant et bizarre que cela puisse paraître, même à lui, qui croyait à moitié à l’existence de cette chose en lui, soupçonnant qu’il s’agissait peut-être d’une création de son esprit malade, parce que, ne nous voyons pas la face, cette chose est proprement terrifiante, il se rendit compte à cet instant qu’elle était réelle. Et qu’elle était en lui. Il la contempla de l’intérieur de son esprit quelques instants. Cette chose incarnait un désir, celui du plaisir d’annihiler purement et simplement, qu’il reconnaissait pour l’avoir lui-même exprimé et assouvi si souvent. Sauf que l’échelle n’était pas du tout la même.
Ramené à sa conduite par un automobiliste qui klaxonnait, il quitta pourtant des yeux la route et tourna la tête vers la droite et derrière lui, semblant suivre un objet, ou une personne, en mouvement, sans comprendre. Puis il vit lui aussi, et il sut. Cette vive lumière aveuglante, faite d’une essence incarnant tout ce que Nôo n’est pas. Néanmoins, celle-ci était entourée de ronces faites d’ombres, dont les épines faisaient suinter de la douleur liquide. La lumière était vulnérable. Il sentait qu’il devait la manger. L’éteindre.Tout de suite !
Oui, très bien, mais il ne pourrait pas sortir n’importe comment de la rue de la Loi ! Il sentait que Nôo voulait tourner le volant pour la suivre sans réaliser qu’il allait les tuer tous les deux. Nôo parasitait son système nerveux ! La situation devenait intenable, il devait sortir tout de suite de là, en même temps la lumière blessée venait de disparaître, comme soufflée, mais certainement pas morte, il le sentait. Ou plutôt la chose en lui le sentait, et lui en faisait l’expérience en spectateur de plus en plus impuissant. Puis, d’un coup, sans vraiment réaliser ce qui se passait, il se sentit expulsé de son propre esprit.
***
Se nourrissant à la source de l’information nerveuse et réflexe nécessaire pour conduire, après avoir dégagé l’esprit parasite de cet hôte libidineux pathétique, Nôo enfonça l’embrayage, rétrograda, et relâcha la pédale du bout du pied tout en appuyant à fond sur l’accélérateur, faisant bondir la voiture en avant, se faufilant entre les autres véhicules qui protestaient à coup de klaxons et d’appels de phares. Nôo atteignit les quatre-vingts, puis les cents, puis cent quarante kilomètres-heure, envoyant son estomac dans toutes les directions. Un anaconda se jetant sur sa proie. À vingt mètres du croisement lui permettant de tourner à droite, pour repartir directement vers l’origine de la lumière qu’il poursuivait, il freina, laissant le pare-chocs frôler le sol d’un centimètre. Nôo redescendit de deux vitesses coup à coup, tout en écrasant le frein et tournant le volant de l’autre main, dans le sens inverse du dérapage. Une fois la voiture orientée correctement, il repartit de plus belle, tout à sa chasse. Gottverdammt ! Walter n’avait aucune idée qu’il pouvait ou même savait conduire comme ça !
Certes impressionnante, la conduite de Nôo péchait par inexpérience, et combinée au peu de talent de son hôte au volant, il finit par perdre le contrôle du véhicule et quitter la route alors qu’il roulait à plus de cent kilomètres à l’heure dans un quartier résidentiel normalement limité à trente. La voiture se mit à déraper sauvagement dans le virage menant à la place des Chasseurs Ardennais, jusqu’à percuter la bordure du trottoir à l’extérieur du tournant et partir inévitablement dans une série de tonneaux en direction de la vitrine d’un libraire.
Au même moment, une dame, portant un hijab et une abaya la couvrant de la tête aux pieds, finissait de traverser la rue, poussant un landau et tirant par la main un petit garçon en pleurs, sur lequel elle perdait patience. C’est ce qui expliqua qu’elle ne vit ni n’entendit le danger arriver. Un immense fracas lui fit brusquement tourner la tête. Elle n’eut le temps que d’entrapercevoir la masse de près de deux tonnes de métal lui fonçant dessus, avant que le toit ne les écrase tous les trois dans un bruit de vitres et de pare-brise explosés. La berline les pulvérisa sur le passage pour piétons, projetant des gouttelettes de sang à plus de trente mètres des lieux de l’accident, préciseront les rapports de police, avant de s’encastrer dans la devanture du libraire de l’autre côté du carrefour, en explosant la vitrine et envoyant revues, livres et décorations en tous sens.
La première personne à essayer d’appeler la police lâcha son téléphone tant ses mains tremblaient. Elle en changea rapidement après coup. Son écran s’était voilé d’un éclat qui lui ferait systématiquement revivre l’événement à chaque fois que, déverrouillant son téléphone, elle sentirait les lignes légèrement coupantes des fêlures sur le verre. Cette personne n’oublierait jamais la sensation de chaleur humide sur sa joue, la poursuivant jusque dans ses cauchemars. C’était un bout de la tête du petit garçon qui avait été projeté sur sa joue, révéleraient les analyses scientifiques ultérieures. Ce témoin se souviendrait longtemps du regard éteint, comme pour se protéger de l’horreur, du technicien de la police scientifique ayant prélevé un échantillon une heure plus tard avec une sorte de long coton-tige, sous son œil.
Mais par-dessus tout, ce qui l’avait marqué à jamais, c’est ce qui avait suivi le choc. La voiture gisait sur le toit, enfoncée dans une façade, les roues arrière tournant encore et de la fumée s’échappant du bloc moteur à travers le bas de caisse. La voiture, pathétiquement retournée comme une tortue, laissa s’ouvrir la portière du conducteur. Le corps fumant de ce dernier se laissa tomber et rouler parmi les bris de verre mélangés aux décombres de pierre blanche et de poussière de briques. Il se releva avec difficulté, titubant, releva la tête et regarda autour de lui. Puis il se raidit, se retourna et sembla chercher quelque chose à l’intérieur de la voiture. Au bout de quelques secondes, il ressortit du véhicule agonisant et glissa ce qui ressemblait à un document dans la poche intérieure de sa veste. C’est à ce moment-là que leurs regards s’étaient croisés.
Il avait eu l’impression que le conducteur l’avait évalué, à peine une seconde, avant de passer aux autres personnes présentes dont il n’avait même pas perçu la présence jusque-là. En ramenant son regard sur le chauffard, qui portait des lunettes en travers sur son nez, il remarqua que l’un de ses deux bras pendait le long de son corps et que sa main formait un angle bizarre, trop tourné vers l’arrière. Le bras gauche. Puis, l’homme fit volte-face et partit en trottinant vers la place Plasky, au nord du lieu de l’accident. Il s’enfuyait ? Il aurait dû le poursuivre, ou au moins le suivre, mais son instinct le plus primaire lui hurlait de toutes ses forces de, pour une fois, rester bien à sa place et ne strictement rien faire. Un détail pourtant l’avait littéralement scotché : l’homme s’était arrêté pour jeter une espèce de feuille en plastique dans la poubelle, à côté du passage pour piétons. Sans doute celle qu’il avait glissée dans la poche de sa veste. Cela l’intrigua.
Puis, le conducteur entama ce qui lui sembla être une sorte de… petite course ? À la fois tranquille, mais tout de même précipitée.
***
Par pitié, jette ce plastique ! Nôo s’étonna de l’importance que cet insecte espérait donner à ses petites affaires. Ce cafard l’avait d’abord contraint à se détourner de sa proie pour récupérer cet insignifiant détail.
Il était encore faible, trop faible. Ne pas être capable de réduire à néant cette âme minuscule l’enrageait. Il satisfit néanmoins les urgences de Walter le pédophile, comme on laisse le poisson regagner un peu de ligne pour mieux le ferrer ensuite. Facile. Il l’écrasa comme une mouche, juste après.
Il franchit deux blocs d’habitations plus vite qu’il ne l’espérait, beaucoup plus vite. Avec un peu de chance, il arriverait à rejoindre cette satanée lumière qui semblait avoir encore bougé. Les Lumières… L’une des rares choses l’inquiétant un peu, et la seule capable de le nourrir pour qu’il soit entier à nouveau.
L’âme étoile qu’il poursuivait était malade, à cause de lui, depuis longtemps, ce serait facile : il y avait travaillé depuis tant d’années. Malade, d’accord, mais puissante et très intense. La prudence était de mise. Il l’avait repérée de si loin et, fait notable, elle résistait, malgré tout, à ses ronces. Plus pour très longtemps. Ses ronces faites de mots, d’angoisses, de cauchemars, de draps trempés la nuit. Un trébuchement le ramena à la réalité. Il fallait avancer plus vite, se dit-il, s’arrachant à ses réflexions, le tas de viande qui lui servait d’hôte commençait à dysfonctionner.
Le tumulte des sirènes au loin commençait à se rapprocher. Il sentait Walter s’effondrer sous la panique. Il l’enferma encore plus profond sous sa conscience, au prix d’un effort colossal. Il continuait d’avancer en traînant la jambe avec une férocité de bête. Le sang coulait le long de son bras brisé. Il cherchait, dans l’ombre s’étalant à sa vue, la lumière qu’il avait aperçue, mais sa vision ne portait plus. Il était sur le point d’abandonner lorsque soudain il aperçut devant lui, tout proche, une autre âme qui commençait à briller elle aussi, différente des autres. Il n’en revenait pas, la chance, la probabilité était si faible. Pourtant, elle était là devant lui, minuscule, enfermée dans ce petit animal humain immobile. Inespéré. Ça tenait la main d’une chose plus grande. Certes, sa lumière était plus petite et différente, infiniment moins nourrissante que celle de tout à l’heure, la vraie, mais cela suffirait amplement à satisfaire ses besoins immédiats. Il pourrait abandonner son hôte sans que cela lui coûte quoi que ce soit, cette fois-ci. Il n’en revenait pas, se pourrait-il que ce qu’il croyait unique, soit en fait banal, à moindre intensité ?
Il n’y avait que quelques mètres et sa proie était immobile. Tétanisée. Très bien, cela n’en serait que plus simple. Il franchit la distance d’un bond et sépara l’âme étoile de son tas de viande, avant de s’en goinfrer goulûment. La chose plus grande à côté de sa proie s’affaissa au sol en tenant la main et ce qui restait du bras de son (gros, délicieux, revigorant) casse-croûte. Il arrivait à sentir de loin le liquide chaud et poisseux qui se caillait sur son visage et ses vêtements en refroidissant. À peine, tellement une sensation de presque jouissance l’envahissait en même temps que l’énergie de l’étoile, qu’il était déjà en train de digérer, affluait en lui.
Il entendit aussi les cris derrière lui. Stop, à terre, pas un geste, ce genre de choses. Il se retourna, et, soudain : Ô Allégresse !, une troisième étoile, un peu clignotante, comme si elle émergeait dans l’instant, très faible elle aussi. S’il arrivait à l’attraper, celle-là, il aurait fait plus de progrès en une petite heure, là maintenant, qu’en des décennies de lutte pour se reconstituer. Il serait enfin libre et pourrait choisir ses hôtes. Même sans la deuxième en fait, il le sentait. Son influence déjà palpable allait encore grandir, et avec elle, l’énergie affluant, et, derrière, son retour. Enfin il allait pouvoir offrir à ce petit monde bleu toute la mesure du chaos et de la destruction qu’il méritait. Ils allaient prendre cher, comme le disait si bien cette vermine grouillante.
Le porteur de l’étoile beuglait toujours en tenant devant lui un Glock 17 chargé de balles de 9 mm parabellum3. Le genre d’arme préhistorique qui ne pourrait bientôt plus rien contre lui. Depuis qu’il absorbait la première lumière d’âme, il sentait l’énergie déborder en lui. En brûler un peu pour se donner les chances d’en attraper une deuxième en valait la peine. Il remit son bras fracturé à vif en place à l’aide de son autre main, puis ordonna aux cellules et tissus de se réorganiser et de se ressouder.
Le sang cessa de couler, et les os se fixèrent. S’il avait pu les voir, il aurait observé que les policiers qui le tenaient en joue étaient littéralement terrifiés et abasourdis par ce qu’ils voyaient. À la fois, voir un homme se remettre en place un bras présentant une fracture ouverte, puis émettre d’étranges borborygmes en faisant tourner des feuilles mortes et des emballages plastiques autour de lui, ça n’était pas exactement banal. Leur attention était relâchée. Nôo sourit, la bouche en forme de faux. Il renforça « ses » jambes et fit un bond vers son prochain appui en évitant les lignes droites imaginaires qui sortaient des canons de leurs armes. Ils ouvrirent le feu, mais toutes leurs balles le manquèrent, et de loin, tandis qu’il coupait l’espace à toute vitesse, ne laissant sur leurs rétines qu’une traînée floue de couleurs indistinctes. Il prévit la force d’impact nécessaire pour rebondir droit en direction de sa nouvelle cible, inconsciente d’être la proie et non le chasseur. Il se prépara à l’impact. La dalle de ciment se brisa sous son pied avec tous les os de sa cheville, mais il avait réussi son double saut. Malheureusement pour lui, la proie, et elle fut bien la seule, avait suivi, et même anticipé sa trajectoire : le policier le cueillit d’une balle en plein nez.
Il fut immédiatement éjecté de son hôte, mort sur le coup, et vit le corps de ce dernier s’écraser sur sa cible, les deux s’entremêlant en un amas qui roula sur une bonne dizaine de mètres jusqu’à enfoncer la portière d’une voiture garée derrière eux, ce qui déclencha au passage l’alarme du véhicule. Il s’efforça de conserver sa forme éthérée, attendant que la lumière se sépare du corps. Nôo avait faim.
Après ce qui lui sembla une éternité, l’homme en bleu finit par bouger en essayant de se dégager de son ancienne marionnette. Raté… Il était en vie. Dommage. Il ne céda ni à la colère ni à la frustration et se laissa s’évaporer dans la trame de néant séparant les univers, en réfléchissant à la manière dont il allait prévoir la suite du programme. Il avait déjà semé bien des graines de folie, de « dites-vous qu’aujourd’hui ce qui est d’habitude NON, eh bien c’est OUI cher ami ! Comme les soldes, mais toute l’année ! ». Nôo adorait la publicité et admirait le travail de ses créateurs, d’authentiques artistes à son humble avis.
Vu le trésor d’énergie pure sur lequel il venait de mettre la main, maintenant il sentait que ses clients habituels, largement moins malléables qu’un Walter, pitoyable antenne émettrice, allaient avoir plus de mal à lui résister, ou plutôt à eux-mêmes et leurs sombres désirs. Faire passer les plus importants d’entre eux à l’étape supérieure. Du genre… nucléaire, si possible ?
Depuis des heures elle fuyait. De cachette en cachette, derrière des pierres, pour se protéger de quelque chose, qu’elle s’imaginait ressembler à l’œil de Sauron dans les films de Peter Jackson, qu’un diable géant manipulait comme un projecteur de lumière sale, pour la trouver. À perte de vue, le paysage ne se constituait que de ruines noires écrasées sous un ciel rouge, et plus elle avançait, plus ses espoirs de trouver un refuge s’amenuisaient. Elle devrait sûrement se servir des poussins-chiens… Des poussins-chiens ?
— Madame ? Madame !? Ça va, Madame ?
… Pour, hein ? Des poussins-chiens ? Elle sortait péniblement de sa torpeur, remuée par la voix qui lui parvenait de loin, et la réalité lui revint peu à peu tandis qu’elle se concentrait. Ha, mais je… mais j’étais en train de rêver ? Depuis combien de temps je me suis endormie ? Mon rendez-vous chez le notaire ! Elle ouvrit les yeux avec difficultés et vit, penché au-dessus d’elle, le visage d’un homme d’une trentaine d’années aux traits nord-africains dont les yeux étaient cerclés de lunettes aux verres parfaitement ronds. Derrière lui, quelques curieux et curieuses, dont la vieille dame au petit chien, la dévisageaient.
— Ah ! Inch’Allah vous êtes réveillée !
À ces mots, les badauds derrière lui se rapprochèrent comme un seul homme, pour mieux voir, comme le font tous les badauds. Les mêmes qui créent des embouteillages sur l’autoroute, pour avoir une petite chance de regarder le cadavre sous la couverture blanche en sens inverse, s’il y en a un. Le genre d’empilement de mesquineries qui vous rappelle au milieu de qui vous marchez. En tant que médecin, cette attitude l’exaspérait à chaque fois qu’il la constatait, et il se demandait si, lorsque les secouristes ou ses confrères disaient aux gens de s’écarter comme lorsque lui le faisait, c’était vraiment pour l’oxygène, ou plutôt pour écarter cette foule repoussante, qui garde les mains dans les poches. Un ami juriste du temps de ses études lui avait dit que le délit de non-assistance à personne en danger avait été taillé spécialement pour cette faune, qui se laisse si facilement hypnotiser par la violence et la mort, au lieu de les combattre. Vrai ou faux, l’idée lui plaisait bien.
Il tendit la main vers eux pour les faire reculer en le leur intimant : « De l’air ! Reculez ! »
Il sentit une main sur son autre bras et se retourna vers sa patiente de fortune, étendue sur la banquette de l’abri, en train de se redresser. Il voulut l’en empêcher mais elle protesta.
— Je vais bien, ça va, il ne faut pas s’inquiéter. J’ai juste dû m’assoupir un peu sans m’en rendre compte. On est où là ? demanda-t-elle en regardant partout autour d’elle.
Perte des notions d’espace et sans doute de temps, pas bon, ça.
— Vous êtes sous l’abri de l’arrêt de tram de la place Meiser, cela fait, disons trois minutes que vous êtes sortie du tram sept. Vous-vous êtes évanouie en tombant de votre siège peu avant cet arrêt en sortant du tunnel vers Diamant, d’après la dame qui a prévenu le chauffeur, et grâce à qui on vous a sortie pour prévenir et attendre des secours. J’allais téléphoner lorsque vous avez commencé à vous réveiller.
Elle semblait ne pas saisir qui il était. Il s’en rendit compte et répondit à la question qu’elle n’avait pas encore posée.
— Pardon, je traversais lorsque c’est arrivé, que le jeune homme vous a descendu du tram, et je suis médecin… À votre façon de regarder, vous n’êtes pas d’ici, j’imagine ?
— Euh, non j’arrive de Paris, et j’ai un rendez-vous important, pas loin d’ici, et pour lequel je n’aimerais pas arriver en retard si possible. Ne vous inquiétez pas pour moi.
Elle n’avait aucune envie de passer par un hôpital, à l’étranger, pour ce qui ne serait finalement qu’une batterie de tests pour savoir ce qui lui était arrivé, sans être certaine que sa mutuelle couvrirait les frais. Hors de question. Elle ferait un check-up en rentrant.
Le médecin lut à travers elle et décida de ne pas lui faire de difficultés. Une perte de conscience d’à peine quelques minutes, suivie d’une totale reprise des facultés, mène rarement à des complications létales à bref délai, surtout chez une patiente aussi jeune, même si, par principe, cela restait inquiétant. Par précaution il lui remit sa carte et lui dit de lui passer un coup de fil après son rendez-vous pour s’assurer que tout allait bien, et que si elle le désirait il pouvait la recevoir en consultation pour un rapide examen.
Malgré la barrière de ses lunettes, Sophie-Anne avait parfaitement vu vers quelles parties de son corps les pupilles de ce médecin s’étaient dirigées, et il était hors de question qu’elle se retrouve dans une pièce, seule, avec lui. Pas qu’il soit méchant, au contraire, mais par expérience, elle sut qu’il serait dangereux de lui faire confiance. Ce qui l’attrista et lui fit maudire son corps, comme à chaque fois qu’un tel épisode se produisait. Cependant, cette perte de conscience l’inquiétait, ça c’était sûr, et il faudrait que de retour à Paris elle fasse quelques examens. Par acquit de conscience. Pour rien de bien grave évidemment. Chacun sait que les tumeurs se combattent mieux quand on les trouve tôt. Elle chassa aussitôt cette suite de pensées de son esprit, avant qu’elle ne chavire dans une crise d’angoisse.
Elle reprit le contrôle en maîtrisant sa respiration et remercia le médecin, prenant congé tandis que les quelques curieux, déçus de la pauvreté en rebondissements dramatiques, s’étaient dispersés. Elle s’orienta comme elle put vers l’étude du notaire, qu’elle atteignit une quinzaine de minutes plus tard. Cette dernière était établie dans la maison la plus massive et la plus bourgeoise de l’avenue, ce qui ne l’étonna pas vraiment. Elle traversa le jardinet planté de buis et de rosiers, et s’annonça après avoir appuyé sur la sonnette bordant la porte massive, qu’abritait un porche en calcaire taillé. Une voix féminine lui répondit et lui indiqua le chemin vers la salle d’attente après lui avoir ouvert la porte. Elle l’invita également à prendre son manteau en lui demandant si elle désirait boire quelque chose pour patienter, le notaire ayant un peu de retard.
Le temps de choisir parmi les magazines et les journaux, dont le choix se résumait aux « peoples » ou à l’économie et la finance, elle entendit des voix s’élever dans le couloir, sans doute le dernier rendez-vous sortant de la salle de réunion, une « salle d’acte » apprendrait-elle plus tard, et dont les intonations de joie et d’excitation lui firent penser qu’il ne s’agissait pas d’un divorce ou d’une succession. Un achat de maison ? Les voix masculine et féminine relativement jeunes qu’elle distinguait et pouvant être celles d’un couple, la conforta dans son impression. Réalisant que son tour arrivait, elle se remémora le contenu du courrier reçu en septembre. Donc, un homme, mort il y a des siècles, aurait des choses à lui dire, et lui remettre. Bienvenue chez les fous, ne put-elle s’empêcher de penser. À travers la porte vitrée, en partie opacifiée, elle vit celui qu’elle crut reconnaître comme le notaire. Costume gris, cravate d’un bleu mat mais lumineux, lunettes discrètes sans montures, un regard gris et bienveillant, bien que fatigué, et une barbe de quelques jours entretenue avec soin.
Il semblait penser la même chose qu’elle, concernant son affaire, vu le malaise qu’elle entrevit sur ses traits lorsqu’il lui jeta un œil à travers la vitre, croisant son regard. Ce court échange non-verbal la détendit un peu et elle lui sourit comme pour lui signifier : « On est deux dans cette galère. »
Son visage lui rendit son sourire. Il lui fit le signe « deux » avec la main avant de disparaître. Deux minutes… Le temps sans doute de raccompagner ses clients. Elle n’attendit effectivement pas longtemps avant qu’il revienne et ouvre la porte.
— Madame Sonneuil ? lui demanda-t-il en passant le haut du corps par la porte en tenant sa poignée d’une main, l’autre appuyée contre le chambranle.
Sophie-Anne se leva :
— Maître Vandevelde ?
Celui-ci entra dans la pièce, main tendue.
— Je suis en retard. Toutes mes excuses. Régis Vandevelde, lui dit-il en lui serrant la main. Enchanté de faire enfin votre connaissance. Venez. Nous serons mieux installés dans la salle d’acte. On vous a déjà proposé quelque chose ?
— Oui, oui, je terminais mon eau, répondit-elle en montrant du regard le gobelet en plastique sur la table basse de la salle d’attente.
— Vous ne voulez pas autre chose ? Du café, du thé, ou peut-être quelque chose de moins inalcoolisé, vu les circonstances ?
Cela la fit rire d’un éclat, mais elle désirait conserver la tête froide. Si pour lui c’était la fin, peut-être, d’une longue histoire, pour elle ce n’était que le début, en fonction de ce qu’on trouverait dans ce coffre, s’il y avait bien un coffre…
— Non, vraiment de l’eau pétillante c’est parfait, ou, à la rigueur, un Coca ?
Le souvenir de son bref passage par la case bye-bye tout le monde on baisse le rideau, lui fit se dire qu’un peu de sucre et de caféine ne pourraient pas lui faire de mal.
— On a du Coca, mais pas en version light…
— C’est parfait, j’ai horreur du goût des édulcorants de toute façon.
— Un Coca ce sera, donc, conclut-il en remarquant la générosité de sa poitrine sous son pull, un classique inévitable commençait-elle à penser, en la dirigeant vers cette salle d’où lui étaient parvenues les voix des clients la précédant quelques minutes plus tôt.
Il lui tira le fauteuil de la place à droite du siège la présidant, la plus proche de la sortie, et l’abandonna quelques secondes en laissant la porte ouverte. Il revint avec la canette de trente-trois centilitres, un verre propre, sans doute de la marque suédoise planétaire, et les déposa devant elle.
— Bien. On va pouvoir tout doucement commencer. J’imagine qu’à ce stade vous avez sûrement des questions à me poser… ou pas… Et il me semble qu’on pourrait débuter par là. Qu’en dites-vous ?
Sophie-Anne perça l’opercule de l’ouverture de la canette avec la bague prévue à cet effet, le versa lentement dans son verre, ce qui fit mousser la boisson, ralentit le débit, jusqu’à vider entièrement le récipient dans son verre. Elle amena le verre à ses lèvres et but plusieurs gorgées en le fixant droit dans les yeux. Elle posa le verre.
— Est-ce que c’est une blague ?
Le notaire paru surprit par sa réponse.
— Je ne sais pas… Un « prank » ? Une farce ? Une caméra cachée !?
Le notaire, sincèrement surpris, lui répondit qu’il ne comprenait pas, en fronçant les sourcils comme pour réfléchir à ce qu’il avait pu faire de travers pour qu’on lui pose cette question. Sophie-Anne perçut sa sincérité, et cela l’énerva, comme si c’était elle l’anormale.
— Sérieusement ? Un type d’il y a cinq cents ans m’a laissé un héritage, à moi ? Mais comment voulez-vous que ce soit possible ? Comment il aurait pu savoir que j’allais exister, connaître jusqu’à mon deuxième prénom ? Comment vous voulez que je croie un truc pareil ? Je sais que les notaires ont des moyens mais vraiment c’est un truc de dingues votre machin, là !
Le notaire Vandevelde accusa le coup et encaissa sa réaction avec élégance. En effet, elle avait parfaitement raison, la plupart des gens auraient réagi de la même façon. C’est du simple bon sens. Mais bon, il avait espéré que la curiosité l’emporterait sur la méfiance, on a toujours tendance à attendre que les gens se comportent de la façon qu’on espère, et pas de celle la plus logique et vraisemblable quand on réfléchit de leur point de vue.
— Pardon. Vous avez tout à fait raison de poser la question, et malheureusement, ou pas… Non, ce n’est pas une blague. Les questions que vous venez de poser, je me les pose moi-même depuis que mon prédécesseur m’a transmis l’étude, et son dossier pluricentenaire bizarre avec. Ancien patron qui m’en a raconté toute l’histoire, tel que son propre prédécesseur le fit avant avec lui, et ainsi de suite jusqu’en 1512.
Son visage prit un air sérieux, presque absent, il stimulait simplement sa mémoire et ordonnait ses pensées.
— En y repensant, ma propre réaction lorsque mon ancien patron m’a expliqué toute l’affaire a été assez semblable à la vôtre, poursuivit-il en s’asseyant à côté d’elle. En même temps, j’y avais été un peu préparé. « Prendre mon étude, ce n’est pas comme prendre n’importe laquelle, elle te demandera une responsabilité très spéciale, sauf si tu passes sous le bus, et que ce sera le suivant, mais ne t’inquiète pas : tout a été prévu. » Imaginez ma perplexité… Évidemment j’ai tenté d’en savoir plus. À chaque fois il me répétait en riant que je saurais tout une fois que le Moniteur Belge m’aurait désigné. Euh, le Moniteur Belge c’est la publication officielle des lois ici, un peu comme le Journal Officiel en France, si cela vous parle.
— Oui, je vois très bien.
— Bref, quand j’ai été nommé à mon office, officiellement je veux dire, il m’a expliqué, en résumé, ce que vous savez déjà : « Tu dois convoquer en 2021 une jeune femme pour lui remettre un coffre qu’on se passe depuis cinq siècles ! » fit-il, imitant la voix d’un vieillard énergique.
Il marqua une pause :
— Comme vous pouvez l’imaginer, j’ai aussi demandé comment il serait même possible de désigner cinq cents ans à l’avance un destinataire, surtout quand le client est mort moins de deux ans après la conclusion du contrat. Et pourtant, vous voilà.
Il leva la main tandis qu’elle se penchait pour objecter quelque chose.
— Faire le calcul de votre naissance, vu les précisions, n’était pas difficile, pour faire large. Et puis, mon prédécesseur, Dieu ait son âme, avait eu le temps de penser à beaucoup de choses, notamment développer des contacts dans l’administration de la santé et de l’état civil français, et quelle ne fut pas sa joie lorsque l’inscription de la naissance d’une petite Sonneuil, inscrite au nom de Sophie-Anne, lui parvint, confirmant que tout n’était pas une folie cher payée, mais bien une espèce de prophétie qui s’est réalisée, finalement.
— Cher payée ?
— Le client, comme vous le verrez, un certain Edouard de Bouillon, a littéralement payé une fortune pour ce service. Imaginez : il a payé de quoi rendre plein propriétaire un jeune notaire, officiant pour l’évêché, des murs de son étude lors de la conclusion du mandat initial, mais aussi l’achat de la suivante, dans laquelle vous êtes assise, en prévision d’un incendie au dix-neuvième siècle, qui s’est, bien entendu, produit ! Enfin, un pécule plus que substantiel pour chaque officiant jusqu’à aujourd’hui. Si nombre de ceux qui m’ont précédé ont dû voir cela comme une lubie posant de vraies questions sur les limites du droit des contrats, et d’ailleurs nombre d’entre eux ont publié des articles sur la disposition pour autrui purement potestative…
— Pardon, j’essaie vraiment, mais je ne comprends plus rien de ce que vous dites… Vous voulez dire quoi en fait ?
— Toutes mes excuses… il remonta ses lunettes sur l’arête de son nez. Ce que je veux essayer de vous dire c’est que le coffre existe, vous aussi, et que, bien qu’aussi extraordinaire que ce soit, les conditions initiales du contrat sont réunies et nous pouvons enfin avoir le fin mot de cette histoire.
— D’accord… Bien.
Sophie-Anne était convaincue qu’il disait la vérité, et cela n’annonçait rien de bon, elle aurait préféré rester aussi transparente qu’elle avait pu l’être jusqu’ici.
Si ça se trouve, la presse allait rappliquer, publier un article, la ranger définitivement dans le tiroir des gens un peu dingues à qui il arrive des trucs surnaturels, à qui on donne le micro par voyeurisme. Le notaire poursuivit… par une question.
— Pardonnez d’avance mon indiscrétion mais ça me brûle depuis que je vous ai écrit…
Sophie-Anne chercha ses yeux pour comprendre toute la question. Par pitié, pas de la drague, par pitié pas de la drague. Oh ! Elle comprit… Ses parents évidemment, pourquoi était-elle venue seule… Et sans surprise…
— J’avoue que je suis un peu étonné, en général les quelques cas concernant des gens de votre âge, censés recevoir une somme, ou un bien en héritage, sont toujours… Comment dire ...? Accompagnés de leurs parents ou de leurs proches curieux de… De… De ce dont ils sont curieux, sans vouloir médire… Et donc…
— Mes parents sont morts. Ma mère est décédée avec son compagnon dans un accident de la route lorsque j’avais douze ans et mon père est mort d’un cancer du poumon il y a cinq ans. Quant à ma tante, la sœur de ma mère, et son Jules, je n’ai plus trop de nouvelles depuis que j’ai emménagé à Paris pour ma thèse et mes cours en travaux dirigés.
— Oh, vous êtes assistante en faculté ? Dans quel domaine ? Si vous me permettez la question…
— Histoire, et archéologie, plus particulièrement les cités troglodytes de Turquie, dites aussi souterraines de Cappadoce.
— Les cités troglodytes ?
Il sembla vraiment perplexe.
— Troglodytes, comme les sans-abri ?
Troglodytes sans-abri ? D’où sortait ce type ? Si c’est de l’humour, on a pas le même.
— Troglodytes comme vivant dans des structures urbaines taillées à même les falaises, comme les Dogons en Afrique, ou les falaises de Myre en Turquie, ou encore…
— Aaaaaah ! Je vois !
En fait non, elle le voyait, mais peu importait.
Elle ouvrit les mains devant elle et les tourna vers la porte comme pour signifier « Allons-y, ouvrons ce coffre ».
Le notaire disparut, accompagné d’une de ses secrétaires, dans ce qui devait être les caves de cette maison servant d’étude depuis deux siècles, sans doute pour l’aider à porter quelque chose ? Son dossier était si volumineux que ça ? En patientant, elle observa aussi discrètement que possible les autres collaborateurs du notaire. Ils avaient l’air épuisés par leur travail, leur visage trahissant leur stress et leur manque de sommeil. Moins que lui, ceci dit. Pour une profession réputée être un tapis roulant d’argent où on se sert comme dans un sushi-bar, ils avaient l’air plutôt sous pression. Ne sachant plus trop où attendre sans faire tache, et ne voulant pas se mêler à ces gens, elle préféra retourner attendre dans la salle d’acte.