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Paris, 1971. Enfant de la Seconde Guerre mondiale, orphelin et soldat adolescent de la guerre d’Algérie, Michel est désespérément en quête d’équilibre. Travailleur aux abattoirs de la Villette, il est accablé par les cris des bêtes en souffrance et fait une dépression nerveuse. Se sentant fragilisé par les expériences de la vie, il décide d’entrer volontairement en hôpital psychiatrique. Michel pourra-t-il atteindre cette plénitude qu’il a tant cherchée ?
À PROPOS DE L'AUTEUR
Titulaire d’une maîtrise en poésie obtenue à l’Université de Columbia à New York,
Jaap Stijl est poète, enseignant, traducteur, écrivain et auteur de plusieurs ouvrages en néerlandais et en anglais. Son premier roman en anglais,
Pacing the Bird, publié en 2004, a été nominé pour le The Diagram Prize tandis que son troisième livre,
The Lie In The Mouth, paru en 2011, a reçu des éloges universels.
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Seitenzahl: 412
Veröffentlichungsjahr: 2023
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Jaap Stijl
Le monopole de la tristesse
Roman
© Le Lys Bleu Éditions – Jaap Stijl
ISBN :979-10-377-8227-4
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Sautez !
Le sens du danger ne disparaîtra jamais. Vous pouvez regarder autour de vous autant que vous le souhaitez, mais vous devriez éventuellement franchir le pas.
Personne ne vous regarde, et même si c’était le cas, vous devriez quand même sauter, car votre rêve de sécurité a disparu et il ne reste plus rien pour vous maintenir en place.
Entre chaque flaque, je mesure la durée de l’incertitude entre une crise d’angoisse et le début de sa rémission symptomatique. Chaque fois, plié, me préparant à sauter, je bascule dans une autre réalité, celle d’un équilibre entre manque et puissance. Chaque décision pourrait symboliser une victoire ou un échec potentiel. En sautant, je commence l’effort d’extraire la tristesse de la lumière du jour et d’éviter la facilité destructrice du tourment.
« Pourquoi tant pousser l’interprétation à partir de simples flaques d’eau ? » me demanderez-vous. En effet, chaque fois que j’arrive à sauter sans qu’une seule goutte d’eau ne me touche, je me laisse croire que j’ai remporté une petite victoire momentanée contre moi-même.
Cette victoire me donne l’impression de me libérer des forces qui souvent m’empêchent de vivre heureusement et d’avancer.
Étrange qu’une compétition imaginaire de sauts de flaques d’eau puisse me permettre de trouver la paix, je le sais. Mais après tout ce que j’ai vécu par le passé et, plus particulièrement, après les derniers jours, je trouve du réconfort dans chaque acte positif que je peux imaginer ou créer.
En fait, mes émotions sont devenues si négatives qu’elles provoquent très souvent une douleur émotionnelle qui me dépasse. La peur devient ténébreuse. Cependant, dernièrement, j’ai pu voir la lumière du jour, ne serait-ce qu’un fragment d’instant avant qu’elle ne soit cruellement balayée. Je sais donc que, même pour des instants éphémères, un monde meilleur pour moi-même est possible.
Ce matin j’ai trouvé un journal qui date de jeudi, plié, sur la table. Je lis que Jacques Chaban-Delmas est allé à Belgrade il y a quelques jours, la première visite officielle d’un chef de notre gouvernement. J’imagine alors me rendre en Yougoslavie en voiture. Ou peut-être en Croatie, le long du littoral Adriatique. Soleil. Sable. Chaleur. Filles étrangères.
Oui, j’ai lu cette histoire des « longues séances de bronzage, bains dans une eau à la température de l’air, parties d’échecs à l’ombre ». Je lis que les cartes des hôtels yougoslaves affichent souvent des noms de plats français. Peut-être parce qu’il y a autant de travailleurs manuels croates ici en France.
Je me laisse rêver un instant. Partir en vacances. En voiture. Je n’ai pas de voiture. J’ai le droit à des vacances et j’ai un peu d’argent de côté. Je peux louer une voiture peut-être. Si encore j’avais un ami qui avait une voiture et qui voulait bien m’accompagner en Yougoslavie… non, c’est déjà trop demander. Peut-être que je peux partir en train ou en avion.
En tout cas, je peux voyager. Maintenant je suis libre. Le psychiatre m’a prescrit l’arrêt de travail.
Pourquoi aller en Yougoslavie ? Parce que c’est exotique. Je veux découvrir un pays socialiste, marginal, qui semble ancré dans le monde communiste. Un pays qui n’appartient pas au pacte de Varsovie et dont le système socio-économique se démarque de celui des Soviétiques, qui n’est pas forcément ou traditionnellement communiste. Les bas prix et la vie bon marché sont des preuves d’un mode de vie plus modeste qu’en France. Toutefois, j’y vois un pays de progrès scientifique.
Je ne crois pas avoir déjà rencontré un Yougoslave. J’ai entendu parler de Tito, bien sûr, mais je ne sais pas grand-chose du pays. Qu’est-ce qu’ils ont là-bas que je ne trouverais pas ici ? Je peux aller à la bibliothèque ou me rendre dans une agence de voyages et faire des recherches pour me renseigner. La vie doit être différente. Qui sait, peut-être que je serais plus populaire, là-bas ? Plus populaire. Bof, ce ne serait pas difficile. Je serais un homme différent, sans rien avoir à faire pour changer. Il faut juste y aller. Je serais un étranger. J’étais déjà un étranger, une fois, en Algérie, mais ça n’a rien à voir avec des vacances en Yougoslavie. Et cette fois, je ne serais pas armé.
Ce serait au moins un voyage, des vacances. Certes, la dernière fois que j’ai voyagé, c’était pour rentrer d’Algérie, pour être démobilisé à Paris. L’autre voyage de ma vie, c’était Marseille vers Oran. Et le convoi vers Marseille avant Oran. Donc la traversée de la Méditerranée était mon premier voyage.
Cette fois serait différente. Oui, j’aimerais bien m’allonger à la plage devant l’Adriatique. J’imagine la chaleur, le soleil et oui, je m’autorise à imaginer les filles. J’imagine qu’il y aurait beaucoup de jolies filles là-bas, des filles débordant de curiosité. Ici je suis un Français parmi les Français, presque invisible. Mais là-bas je serais différent, intéressant même. J’imagine y trouver une fille pour la première fois, une copine, une femme. Même si je quittais son pays, on resterait en contact. On échangerait des lettres chaque jour. Imaginez les promesses d’avenir. L’amour coulerait abondamment entre nous. Ma vie aurait un sens pour la première fois. Au lieu d’une vie remplie de gestes et de pensées répétitifs, jour après jour, on célébrerait notre amour. Quelques mois plus tard, peut-être, elle me rendrait visite à Paris. Ce qui veut dire que je dois faire quelque chose de mon appartement. Le rendre moins spartiate. Je devrais ajouter des touches personnelles, comme des toiles ou des photographies. Des photographies de famille, que je découperais dans un magazine et qui indiqueraient que je suis bien réel.
Comment s’appellerait cette jolie fille yougoslave alors ? Je ne sais pas. Je ne vais pas m’embêter avec un tel détail. Elle aurait probablement un nom à la consonance russe, j’imagine. Anna, peut-être, de ce roman de Tolstoï. C’est étonnant, ces émotions à l’égard d’une fille tout droit sortie de mon imagination. Mais j’imagine comme Anna, une jolie fille simple et franche, serait énergique et heureuse malgré le fait qu’elle habite dans un pays socialiste. Elle serait le contraire de moi. Elle me rendrait heureux. Je la rendrais heureuse.
Peut-être qu’on aurait des enfants. Qui sait ? Je n’en ai pas envie moi-même, mais peut-être qu’avec elle ce serait différent. Elle s’enthousiasmerait à l’idée d’avoir des enfants, et une famille aussi, oui, elle aimerait avoir une grande famille. Elle n’aurait que de beaux souvenirs. Certainement qu’elle voudrait des enfants, et moi, malgré mes craintes initiales, je les voudrais aussi. Et comme ça je ne serais pas seul, et en plus, je serais père. Quelle différence un petit voyage peut-il faire ? De l’homme que je suis actuellement, solitaire et presque invisible, je deviendrais un père et un mari. Bien sûr, elle n’y penserait pas tout de suite. Il faut quelques années pour s’habituer à la France. Sans parler, bien sûr, de notre besoin commun de profiter de cet amour profond, de l’explorer comme un pays étranger.
Peut-être même qu’avant de penser aux enfants, elle déciderait d’étudier à la Sorbonne. Je ne sais pas ce qu’elle faisait en Yougoslavie. Je ne sais même pas pourquoi elle n’était pas déjà mariée. Elle attendait peut-être quelques années après avoir obtenu son diplôme de l’université pour participer au mouvement politique croate, pour une décentralisation du système économique, lequel aurait permis à la Croatie de jouir des profits du tourisme dans la république. Peut-être qu’elle aurait été déçue par le gouvernement de Tito et c’est pourquoi, en me rencontrant, elle aurait eu hâte de commencer une nouvelle vie en France.
Ou peut-être serait-elle satisfaite de sa vie en Yougoslavie, elle aurait un métier intellectuel, elle serait universitaire ou employée du gouvernement, elle travaillerait pour le ministère et n’aurait aucune envie de migrer vers un pays d’Europe occidentale. Peut-être qu’elle me demanderait de m’installer dans son pays. Serais-je capable de quitter la France et de devenir communiste ? Par amour ? Bien sûr. Je ne suis pas très patriote. Je ne sais rien de la Yougoslavie. Je suis parti en vacances et je suis tombé amoureux. Je peux travailler dans un abattoir là-bas. Non. Je trouverais autre chose à faire. Mais si elle faisait partie de l’élite intellectuelle, qu’elle avait des parents urbains, intellectuels eux aussi, pourquoi s’intéresserait-elle à moi ?
Non, mieux, elle serait infirmière ou banquière, et chercherait à changer sa vie. On rirait quelques années plus tard peut-être sur le fait que j’aurais souhaité qu’elle travaille dans un monde banal simplement pour être capable de m’aimer et avoir envie d’émigrer en France. Mais ce ne serait pas grave vu d’ici. Nous serions amoureux et elle serait heureuse à Paris.
Je me demande comment la faire tomber amoureuse de moi. J’imagine que nous nous serions rencontrés sur la plage. Je serais allé acheter une glace auprès d’un vendeur sur la plage, mais au moment de payer, il m’aurait dit quelque chose que je n’aurais pas compris. Il se serait emporté. Ces personnes ne sont pas habituées aux étrangers. C’était pourtant une demande simple. J’aurais été mortifié, embarrassé, déconcerté. Et puis, de nulle part, elle serait apparue. Elle m’aurait demandé, gentiment, en français, si j’avais un billet plus petit, m’expliquant que le vendeur n’avait pas suffisamment de monnaie.
Je l’inviterais à manger une glace pour la remercier de son aide et lui demanderais, « mais comment saviez-vous que j’étais français ? » Elle me répondrait qu’elle l’avait juste senti. Il y a plus de Français sur cette plage que n’importe quelle autre nationalité, elle préciserait. Peut-être que je me méfierais de cette explication, au début. J’imaginerais qu’elle est une espionne qui essaie de me recruter pour travailler contre mon pays, mais ce serait absurde, bien sûr. Quel type d’informations une personne travaillant dans un abattoir a-t-elle à offrir ?
« Mais pourquoi parlez-vous français ? » je demanderais. Elle sourirait, un sourire étincelant, incroyable, celui-là même qui rendrait le reste de mes jours joyeux. Elle me dirait que son frère, qui était saisonnier, avait travaillé plusieurs années en France.
Et ainsi, à partir de ce moment, tout se mettrait en place. Nous passerions le reste de nos vacances ensemble, inséparables.
Je lui raconterais tout. Elle serait la seule personne à qui je raconterais que j’avais été orphelin. Elle répondrait par un regard, qui dirait qu’elle a compris toute ma vie instantanément, sans avoir besoin de plus de détails. Sans geste, elle pourrait m’exprimer sa compassion et sa compréhension de ma souffrance, laquelle entrait en conflit avec mon équilibre et mon bien être.
À son tour, elle me raconterait sa vie, dont le début fut relativement calme contrairement à la mienne. Elle était fière de son pays, grandissant dans un système unique en Europe de l’Est, un système d’autogestion offrant aux citoyens une liberté de mouvement, et une liberté de manière générale. Elle profitait d’une égalité entre les citoyens et d’une harmonie sociale.
À ce moment, j’imaginerais que ce serait peut-être moi qui émigrerais, mais elle n’aurait pas achevé son histoire. Elle me confierait que, dernièrement, elle faisait partie d’un mouvement social demandant plus d’autonomie. Malheureusement, ce mouvement ne serait pas populaire auprès de Tito. Par conséquent, la menace d’être arrêtée ou agressée serait très forte, une source de souci permanente pour elle. Selon sa carrière, son appartenance à ce groupe pourrait également s’avérer désastreuse. Ou sa notoriété, je ne suis pas sûr, j’ai du mal à la comprendre. Ce n’est pas clair.
En tout cas, à la fin elle aurait moins de liberté, il suffirait de me dire qu’elle pense qu’elle est suivie par des agents du ministère de l’Intérieur ce qui signifierait que notre communication serait plus difficile et puis pourrait rendre artificiellement nos émotions plus fortes.
Elle pourrait même me dire qu’elle craint pour sa sécurité. « Est-ce que cela vous ferait peur ? » demanderait-elle, surveillant le moindre vacillement dans mon regard.
« Bien sûr que non », je lui dirais, orgueilleux de mes expériences de guerre en Algérie.
Toutefois, elle m’avertirait que le simple fait d’être vu en sa compagnie, ou associé à elle, pourrait être dangereux. « Je m’en fous », je dirais. Elle sourirait. Ce sourire produirait une secousse dans mon cœur. Son sourire me ferait me sentir tellement fier de mon courage. Mon cœur pourrait exploser. Mais il ne faut pas, pas encore. « Tant mieux », je lui répondrais. La beauté et le danger me rappellent déjà à Sean Connery et Daniela Bianchi dans « Bons baisers de Russie ».
Je voudrais probablement changer de sujet ou la caresser en silence. Je préférerais lui prendre la main et m’éloigner de la plage avec elle, continuer à marcher jusqu’à ce que nous soyons loin du monde extérieur et de ses problèmes quotidiens. Je voudrais probablement connaître la sensation de ses lèvres pressées légèrement contre les miennes. Mais je ne dirais rien. Je garderais mes sentiments pour moi, au début, bien sûr.
Ensuite, elle reviendrait à Zagreb et moi à Paris, mais nous saurions tous les deux que ce n’était que le début. C’est à ce moment-là que nous nous écririons tous les jours. C’est ainsi que notre amour se construirait en dépit de la distance qui nous sépare. Finalement, elle prendrait la décision de venir à Paris pour poursuivre ses études.
Elle me semble assez simple, cette vie. J’aurais peut-être peur au début, peur de l’amour, je pensais que jamais personne ne m’aimerait. J’aurais peut-être peur de me faire mal, d’être vulnérable, de baisser la garde. Mais l’opportunité de changer complètement ma vie serait trop attrayante pour être laissée passée. Ce serait difficile à comprendre au début, mais à présent j’ai hâte d’aller acheter mes billets. C’est ce voyage qui va changer ma vie !
Aujourd’hui, je suis le champion de ceux qui sautent par-dessus les flaques et je me raconte mes prouesses à moi-même comme si j’avais remporté la première place aux Jeux olympiques. « Écoutez bien, je veux crier, mes pieds ne frôlent jamais la surface d’une flaque d’eau ! Regardez comme je suis un sauteur formidable ! Personne n’a jamais maîtrisé cette discipline aussi bien que moi ! »
Quel que soit le mince espoir que je puisse rassembler, une atmosphère menaçante qui entraîne une peur invisible de l’échec m’entoure ce matin comme c’est souvent le cas.
Ce n’est pas simplement une question de peur de l’échec. Quelqu’un d’aussi habitué à l’échec que moi le connaîtrait assez bien pour s’y habituer. Quel mal pourrait-il y avoir à un énième échec, et donc, quel mal pourrait-il y avoir à essayer ? Non, c’est plus profond que ça. C’est une sensation que le faible bonheur que je pourrais tirer de la journée serait immanquablement éclipsé par l’écrasante inévitabilité de ma chute.
Si cela semble trop dramatique, je vous assure que 27 années d’expérience accumulée d’une misère assourdissante, qui efface chaque moindre sensation d’optimisme, me pèsent lourdement.
Alors, ce petit jeu provoque le thème du refoulement et des souvenirs retrouvés. C’est un moment d’ivresse sensorielle, un enchevêtrement de mystères qui me plongent dans un état rêveur et mélancolique ; un souvenir proche du bercement. Il s’avère que j’avais restreint mon univers depuis toujours à un silence définitif, mais aujourd’hui, aujourd’hui je me dis que je me suis réveillé et je sais que cette fois, ce sera différent.
Aujourd’hui, les choses vont changer. Ma vie va changer.
Pourquoi maintenant, pourquoi aujourd’hui ? Parce que pour des raisons que je révélerai plus tard, je suis contraint de ne plus accepter la défaite. À partir d’aujourd’hui, je ne me laisserai plus disparaître dans un brouillard d’incertitude.
Pour l’instant, ce jeu de sauter par-dessus les flaques me rappelle ma capacité, lorsque j’étais enfant, à m’immerger pleinement dans l’instant présent, sans regretter le passé et sans m’inquiéter inutilement pour le futur. Non, je ne sauverai pas le monde. Je ne suis ni juge ni dieu. Je suis plutôt le champion de ceux qui sautent par-dessus les flaques. Pour une personne qui se couchait tous les soirs sans le moindre espoir, c’est déjà quelque chose. Un début.
Non, je ne suis pas celui qui saute le plus haut ni celui qui reste en suspension le plus longtemps. Mais au moins, je commence à comprendre que la douleur émotionnelle que j’ai ressentie presque toute ma vie, celle qui témoigne des sentiments de désespoir et d’impuissance est enfin, peut-être, oui, j’espère, quelque chose que je peux surmonter.
Si vous regardez bien, vous constaterez que tout se reflète dans les flaques. Les conquêtes, les défaites, le passé et le présent. Si vous y regardez assez longtemps, vous pourriez même voir l’avenir. Ces flaques ont des origines et leurs origines, à ce moment précis, au moment où j’ai terminé la série de sauts sur cette série de flaques de l’avenue Jean Jaurès, se sont manifestées dans les éclaboussures de gouttes de pluie.
Oui, il pleut.
La pluie me semble être une idée si douce, revêtue dans une teinte grisâtre, que je crains qu’elle se brise en deux seulement en l’imaginant.
Mais elle tombe, cette pluie. Elle abonde et elle évoque un besoin de renouveau.
Et moi, sous ce brusque épanchement de pluie, je suis coincé par l’incertitude : fuir l’orage ou continuer à marcher comme si cela m’était complètement égal ?
J’observe la réaction des autres piétons également attrapés par ce soudain bouleversement. Dans ce moment d’incertitude où les repères s’effondrent, nous cherchons tous une démarche stratégique à déployer.
Les cheveux, comme les feuilles assoiffées, reçoivent cette pluie sans se poser de questions.
Malgré leur but commun, celui de trouver un quelconque abri, ces gens forment un portrait fragmenté. La pluie les brise et les pièces de cette dislocation les propulsent dans une direction où la vérité n’est qu’une possibilité de rupture interne correspondant à la fragilité des assises fondamentales de sécurité soudainement mises à mal. Ils se dispersent dans des directions différentes.
Cette scène change mon cadre perceptif. J’ai lu une fois que tous les objets regorgent d’atomes en mouvement constant et aléatoire. La nature évanescente de mes pensées m’empêche de construire une structure stable dans mon esprit, où je puisse me retirer. Mais je ne pense plus ni aux flaques ni à une vie auparavant piètre. Je ne perçois que cette bousculade chaotique des gens en tous sens. Ce qui était autrefois un moment de paix ou, tout du moins, un moment de calme, est soudainement dérangé en une confusion primaire.
Pendant un instant, je vois dans leurs yeux la question soudain primordiale. Que faire ? Que faire dans ce moment de plaisir mêlé d’effroi ?
Certains, sans parapluie, s’affolent. Ils cherchent désespérément un abri. Ils essaient de se cacher, leur dos aplati contre un mur, cherchent la moindre protection disponible. Ils souffrent d’un pic de panique augmenté par le besoin d’une fuite précipitée, d’une échappatoire hâtive.
Moi, je ne paniquerai pas. Oui, j’étais énervé au début. C’est agaçant de me rendre compte que je serai trempé. Personne n’aime ça. Mais soudainement, sans savoir pourquoi je me suis calmé. Je n’ai rien prévu, je n’ai aucun rendez-vous. Au pire je rentrerai chez moi. Je ne sais même plus maintenant si je veux que la pluie s’arrête ou non.
Je trouve que l’odeur de la terre fraîchement mouillée est exaltante.
Dès l’instant où je me rends compte que c’est dimanche, j’imagine que la pluie pourrait être considérée comme ablution de l’âme et du corps, symbolique, oui, peut-être, dans la poursuite des obligations religieuses d’un dimanche que j’ignore systématiquement. Je me dis que je suis ce déluge à ma manière, sublimant la foi en Dieu ou, mieux encore, une conviction du besoin de purification.
Je repère d’autres personnes peut-être en chemin vers la messe et qui ne voient pas l’ironie dans le fait de maudire les actes dont l’origine est, soi-disant, le même Dieu qu’ils vont prier.
Ni eux, ni les gens qui avaient eu le nez de porter un parapluie n’ont l’air contents. Dans un tel état, la vulnérabilité de ces gens est dévoilée.
Il est naturel d’imaginer que ceux qui portent des parapluies aujourd’hui ont fait attention à la météo ce matin ou hier soir, qu’ils savaient donc qu’il allait pleuvoir ce matin. Or, c’est possible qu’ils n’aient rien vu, rien entendu. C’est possible qu’ils soient simplement toujours bien préparés. Porter un parapluie par tous temps pourrait être vu comme une façon d’envisager le pire en toutes circonstances.
Je repère un couple qui partage un parapluie. La vue d’un couple sous leur parapluie commun est un double coup pour moi. D’une part, ils se sont préparés, afin de n’être pas seulement un couple, mais surtout un couple réussi, un couple sec. D’autre part, ils sont ensemble. Ils sont en couple.
Ces deux qualités me rappellent que je suis seul. J’ai peut-être oublié ma solitude pendant un instant en regardant la confusion de tous ces gens paniqués, mais au moment où j’ai vu ce couple sous leur parapluie commun, tout m’a encore frappé. Le poids soudain de la déception semble m’écraser. Bien sûr, d’autres personnes dans cette avenue sont seules. Je le sais et ne prétends pas être la seule personne en train de se mouiller toute seule ici, mais ils ne sont pas moi. C’est ça qui pulvérise le moral.
Je sais bien que la vie utopique n’existe pas vraiment, mais je me permets de l’imaginer, car j’essaie encore une fois d’échapper à moi-même. Je me rappelle qu’une vie utopique, même si elle paraît inatteignable, peut devenir une ligne de mire et la possibilité d’un changement. C’est comme lorsque vous rêvez ou vous imaginez ailleurs : vous pensez au sable chaud et à la mer, un moment idyllique, et c’est le rêve de ce moment idyllique qui vous rend suffisamment désireux pour tenter de planifier la chose.
Vous n’imaginez pas que le soleil pourrait être trop chaud, ou que le sable pénétrerait dans vos vêtements, collerait à votre peau, se glisserait dans vos serviettes, vos chaises, vos jouets de plage et votre parasol. Vous ne pensez pas aux enfants qui hurlent bêtement et neutralisent toute possibilité de réfléchir ou de dormir.
Moi non plus. Je n’imagine pas en ce moment que les couples qui partagent les parapluies maintenant se disputeront plus tard dans la journée. Peut-être que ce sera parce que l’homme ne tenait pas le parapluie assez fermement au-dessus de la femme et que de fait, elle est plus trempée qu’elle n’aurait dû. Peut-être préfère-t-il marcher seul et voit-il la galanterie comme un fardeau ? Peut-être qu’ils ne s’aiment pas vraiment, mais se sentent obligés d’être ensemble pour une raison ou une autre.
Ce que j’essaie de vous dire, c’est que j’imagine une vie idyllique parfois uniquement pour passer du temps à essayer de trouver des scénarios possibles. Même si je puis imaginer l’idéal de temps en temps, je suis bien conscient que l’idéal n’existe que dans l’imagination et que l’imagination, aussi forte soit-elle, ne peut pas maintenir sa crédibilité indéfiniment contre la réalité, laquelle vient dans ses bottes lourdes et noires d’indifférence érafler et défigurer la beauté même que vous essayiez de créer dans l’imagination.
Les mauvais sentiments semblent diminuer ou même disparaître avec ce genre de sentiment. Selon l’optique avec laquelle je la vois, la réalité elle-même peut être une belle chose lorsqu’elle agit comme destructrice des belles choses qui me rendent triste.
Je ne sais pas si supposer la défaite est synonyme de réalisme ou si eux, ce couple, sont irréalistes en essayant d’être contents. Je ne sais pas s’ils veulent être contents pour le moment, pour un moment de leurs vies, ou si cette pensée ne traverse jamais leur esprit.
Ce que je sais c’est qu’au minimum, les couples passent de beaux moments ensemble. Je sais qu’au minimum, il y a eu des moments où ils s’aiment. Quand ils s’embrassent, s’étreignent ou font l’amour. Moi, je ne fais jamais l’amour. Personne ne me caresse jamais. Personne ne me regarde profondément dans les yeux. Personne ne me demande comment était ma journée ni m’appelle chéri ni rien. Personne ne me parle. Je n’entends jamais une voix aimante dans mon oreille, murmurant des mots doux. C’est tout. Je ne dirais pas que je suis jaloux ou envieux. Je constate, tout simplement. Je remarque qu’il y a des gens qui n’ont pas oublié leurs parapluies. Il y a des gens qui partagent leur parapluie et il y a des gens qui ne possèdent pas de parapluie. Voilà, c’est tout. Rien ne me rendra triste aujourd’hui. Je le jure. J’aime la pluie.
Ce moment est notre lieu de rencontre, à moi et cette pluie. Cet endroit de notre rencontre, où la pluie me cherche et je cherche à l’éviter, est un lieu fabriqué par des glissements d’une fausse idée dans une autre. La pluie unit les couples et souligne ma solitude.
Tout dépend de la perception et je décide que ma perception dans ce moment-là est que la pluie produit une sonorité qui demande d’être étudiée comme l’émission de deux voyelles en une seule syllabe, qu’elle émet des détails inaperçus, que chaque goutte est une fréquence cachée dans sa répétition. Pour eux, ce n’est qu’un orage et non pas une occasion manquée.
Et puis, tout d’un coup, de l’autre côté de la rue, je vois un homme qui porte des lunettes noires et qui tape avec sa canne le sol et le mur de l’immeuble au-dessus et autour de lui. Il regarde le ciel.
Pourquoi regarde-t-il le ciel ? Cherche-t-il un signe d’une réponse céleste ? Cherche-t-il un argument ontologique pour l’existence de Dieu ?
Sa manière tranquille contraste avec l’activité frénétique des autres et lui donne l’air d’une indifférence face à la pluie, comme s’il ne ressentait pas la même chose, pas la même panique que les autres. Mais j’ai l’impression qu’il ressent la même impuissance. Il garde son calme quand même et a l’air de profiter de la pluie comme s’il aimait regarder ce qu’il pensait être l’origine de la pluie, et ce qui a osé le purifier. Peut-être entend-il également cette musicalité qui nous entoure et dont j’ai parlé tout à l’heure.
Je considère qu’il ne se montre qu’à moitié, qu’il se cache derrière ce regard vers le ciel, que cela, c’est sa réponse au mystère éternel, l’intelligibilité, la clé en fait, de l’utopie.
Sans rien dire, il devient la seule voix dans la foule que j’entends.
Et comme cela, j’oublie tout pour un instant. Les autres disparaissent.
Il est debout, là, je ne sais pas, d’une manière presque majestueuse. Les autres semblent diminuer. Cela ressemble à une astuce cinématographique : une dissolution partielle qui efface efficacement tout le monde autour de nous et crée l’illusion que nous sommes seuls au monde.
Toutefois, j’ai l’impression que son existence n’est pas tout à fait manifeste. Je considère la possibilité qu’il ne soit qu’une construction ou la charpente d’une construction à venir. Pour en être sûr, il faut regarder l’homme derrière l’image qui me fascine. Il doit m’expliquer lui-même afin que je puisse le comprendre, comme on chercherait à comprendre des coups de pinceau sur une toile. Je dois confirmer qu’il n’est pas une illusion momentanée.
Il pleut tellement fort qu’il est difficile de voir le détail de son visage, mais il n’est pas simplement une silhouette sombre de l’autre côté de la rue. C’est l’homme aveugle.
Il reste immobile.
Mon observation reste décontractée, mais plus je le fixe et plus il reste immobile, plus il me semble effrayant d’une certaine manière, comme si je regardais un animal endormi derrière les barreaux d’une cage dans un zoo.
Je considère le fait qu’il ne porte pas de parapluie parce qu’avoir un parapluie dans une main et une canne dans l’autre laisse quelqu’un sans mains libres, ce qui est à la fois difficile et dangereux, car ce quelqu’un pourrait facilement tomber.
Peut-être qu’il ne bouge pas pour cette raison. Peut-être que la canne peut facilement glisser sur la surface mouillée du trottoir ou peut-être que ses pas sont incertains. Peut-être reste-t-il immobile parce qu’il a peur de bouger par peur de tomber, incapable de se relever tout seul.
Alors que je le regarde et que je spécule sur les choses qu’il fait, les mêmes que je fais moi-même ; rester debout là sans bouger, sans parapluie, laissant simplement la pluie me tremper, dans ce moment-là, je note avec un sursaut que l’aveugle semble tout à coup revivre. Tout son être semble grandir au fur et à mesure que son regard rencontre le ciel. Il se sent plus grand que jamais, jouer un rôle qui donne vie et mouvement à son existence.
Puis, la symphonie à laquelle il semble réagir, c’est-à-dire, la symphonie de la pluie et la sensation de l’orage sur son visage, les coups de vent qui déferlent sur son être, tout semble soudain s’atténuer et il apparaît alors perdu, momentanément privé de l’étendue de la liberté qu’il ressentait, la liberté de l’indifférence et la joie de la nature.
Il n’y avait en réalité aucune diminution de la pluie ou du vent ou de l’intensité. C’était comme si son excitation avait atteint son paroxysme à un moment donné et que la vie grise à laquelle il s’était habitué reprenait sa place dans la galaxie de ses jours et de ses nuits aveugles. Tout à coup, une nouvelle réalité s’est installée et l’exaltation s’est estompée, jusqu’à ce qu’il soit à nouveau juste ce vaisseau vide, le même qu’il s’était senti être avant que la tempête ne commence.
Je me sens triste en regardant cette transformation. J’imagine qu’il se souvient avec une certaine impuissance des mondes anciens qu’il transportait dans son esprit, son passé non vécu. Il se sentait accablé, car sa vie se déroulait entre la vision et la noirceur, la profondeur, l’absence de la lumière jusqu’à l’extinction progressive de toute espérance.
Je suppose que son histoire se compose d’une idée déjà exprimée puis oubliée, une mémoire affolée qui le faisait suffoquer pendant des années, celle de la promesse de la lumière qu’il imaginait depuis sa naissance, mais qui lui échappait depuis toujours. Je suppose également qu’il ait succombé à une réalité terriblement écrasante : la probabilité qu’il ne verra jamais rien. Toutefois, il trouvait autrement la bénédiction de la vie. Il trouvait un autre sens, une autre façon de voir.
Cet état de métamorphose le transmuait, comme le têtard, dans son stade larvaire précédant celui de grenouille terrestre. Il ne croyait pas et ne s’attendait pas à ce que ses yeux se réveillent soudainement, qu’ils deviendraient le moteur éventuel de la vision, mais plutôt qu’il évoluerait lui-même vers une compréhension supérieure, une vision interne qui n’avait rien à voir avec le monde physique autour de lui.
Je me demande si l’orage n’a pu lui permettre qu’un répit temporaire face aux réalités les plus dures de son existence et que bien qu’un instant il ait pu se perdre dans le moment, soudain, pour une raison ou une autre, il a repris conscience de lui-même et la réalité s’est à nouveau abattue sur lui, se combinant avec le vent et la pluie qui semblaient maintenant un fardeau plutôt qu’une bénédiction, conspirant pour écraser à nouveau son esprit.
Est-ce possible qu’à cause de sa cécité, il se méfie de la beauté de la vie elle-même ?
Je pense à Ovide qui a dit que pour juger de la beauté, l’obscurité et le vin sont mauvais conseillers.
Doit-il être indifférent à la beauté qu’il ne peut pas voir ou, sinon, l’appréciation de la beauté serait-elle diminuée par une interprétation aveugle d’elle ? Il semble que presque tous les esthéticiens excluent l’odorat, le goût et le toucher de leurs définitions de la beauté. Mais il semble idiot de nier la possibilité de belles odeurs, goûts et sensations tactiles. J’imagine que l’aveugle accepterait qu’il soit privé de la possibilité d’expérimenter la beauté.
Sûrement, s’il a un concerto pour piano préféré, par exemple, l’entendre pourrait lui apparaître comme une autre forme de beauté. Ou s’il aime l’odeur du café infusé le matin, il pourrait aussi trouver ce parfum beau.
Bref, je pense que malgré sa cécité, il est plus que capable d’expérimenter et de comprendre la beauté.
Toutefois, pour aller plus loin, je me demande s’il perçoit la beauté apaisante ? Quoi peut-il expérimenter malgré sa cécité ? La beauté d’un son, d’un murmure amoureux ? À l’inverse, peut-il soupçonner quelque chose de louche, ou sentir les regards posés sur lui ? Est-ce que l’odeur de la pluie le séduit ?
Quelles expériences sublimes l’inspirent ? Est-ce qu’il souffre d’envie et d’ambition ? Qu’est-ce qui crée le vertige dans son esprit ?
J’essaie, en me posant toutes ces questions, de comprendre qui peut bien être cet homme, et quel effet sa cécité peut bien avoir sur sa personnalité.
Bien sûr, il est un homme comme presque tous les autres, mis à part son incapacité de voir. La cécité n’empêche pas l’anarchie du cœur ni la criminalité de l’esprit. Toutefois, j’avoue qu’il semble si innocent, se tenant là, sans bouger, son regard vers le ciel, la pluie lui trempant le visage, que c’est difficile pour moi d’imaginer qu’il existe en lui de quelconques traces de méchanceté.
Cependant, il est également capable d’être ignorant ou paresseux. Le simple fait de regarder le ciel, même pour un aveugle, ne signifie pas forcément qu’il est un homme bon, et cette sorte de cosmogonie dans ses yeux embués n’indique pas forcément une forme supérieure d’intelligence. Il pourrait réfuter ses erreurs et pire, attaquer les vérités. Il aurait peut-être parfaitement raison d’être amer et d’utiliser cette amertume comme un moyen de construire ses fantasmes.
Mais je préfère l’imaginer portant ses perceptions distinctes du froid et du chaud, au douloureux et à l’agréable ; l’attrait des sensations qu’il possède. Il respire, il digère. Imagine-t-il comment de telles sensations lui sont vécues ? Les mouvements des démarches à suivre ? Est-ce que ses bras se balancent pendant qu’il marche ? Sa foulée peut-elle être joyeuse et insouciante ? Ou est-il toujours vulnérable et instable ? A-t-il des frères et des sœurs qui pourraient l’accompagner ? Pourquoi marche-t-il tout seul ? Préfère-t-il sa solitude ou s’agit-il d’un réveil douloureux, comme le mien, chaque matin, à une réalité à laquelle il résiste et qu’il accepte à la fois ?
Est-ce que sa cécité crée une frontière entre ici et là-bas ? Je me trouve en train de construire la dynamique de cette frontière, disons une lutte de pouvoir entre la cécité et la vision, le tyran et le devin, l’obscurité et la connaissance. Peut-être existe-t-il une force entre nous qui comble tous les vides de nos expériences en structure adaptée à nos dialogues tacites.
Je me dis qu’en absence de lumière, il n’y a que l’obscurité pour lui, mais je pense que je me trompe. L’ombre existe-t-elle pour lui ?
Ce qui m’intrigue en regardant sa réception apparemment stoïque de la pluie, sa soudaine immobilité, toute absence de frayeur ou de terreur, c’est de savoir comment cette frontière entre la lumière et l’obscurité se présente à lui. Suis-je comme lui ? Se tenant comme ça, immobilisé par la pluie et la pensée, comme tout le monde, tangible, observable alors que moi, immuable, je ne peux qu’observer et m’émerveiller ?
Je reste un témoin émerveillé. Pendant de longues minutes, je continue à considérer l’aveugle de loin. Il semble dissoudre des frontières invisibles où les gouttelettes se forment. Il a l’air d’être arrivé d’un couloir sombre du passé. Il ne regarde qu’une seule chose à la fois pendant plusieurs instants.
Qu’est-ce qu’il introduit dans son propre esprit après réflexion, levant les yeux en direction de la pluie ? Ce qu’il ne voit pas n’est pas nécessairement l’histoire intégrale. Comprendre, c’est regarder les ombres dévoilées ; une révélation lointaine. Mais si l’aveugle ne voit rien, il n’y a aucune révélation. Peut-il préférer l’obscurité ? Peut-il se sentir en sécurité, protégé par cette même obscurité qu’il imagine comme un manteau qui l’enveloppe ? Ah, mais vous voyez, ce n’est pas parce qu’un enfant se couvre le visage qu’il se cache. C’est un aveugle, ce type, et il s’est arrêté sous la pluie pour lever les yeux au ciel, ou pour trouver un signe. Pour autant que je sache, il hume l’air pour y trouver des informations concernant la durée prévue de la tempête ou ce qui l’entoure. La cécité n’est pas l’invisibilité, donc aborde-t-il l’idée de sa vulnérabilité selon son propre vécu ou comme la canalisation d’une peur inhérente ?
Il se peut aussi que la frontière que je perçois et qui me protège soit simplement faite de ma possibilité de l’observer sans qu’il ne s’en aperçoive. S’il s’en rendait compte, cela l’intriguerait, rendant probablement discutable la pureté de mon étude le concernant ? Je trouve que la barrière de cette observation ignorée des autres est indispensable à l’étude des gens.
Mais peut-être qu’un tel aveu vous fait penser que je suis une sorte de cinglé. Ce n’est pas le cas.
J’ai peur des interactions avec les autres, car je ne me fais pas confiance. L’idée d’avoir une conversation avec quelqu’un me terrifie. Le seul moyen pour moi d’interagir avec les gens, c’est de les observer de loin. Je sais que l’idée de l’interaction est indissociable de celle d’échange et que, fondamentalement, espionner les gens n’est pas une interaction. C’est une relation parasitaire plutôt que symbiotique. Je sais cela. J’ai honte de vous le révéler d’autant plus que c’est la première fois que je m’en aperçois moi-même.
L’aveugle me semble être le sujet idéal. Si je suis, par exemple, à un café et que j’observe les passants, ou si j’écoute les conversations dans lesquelles je n’ai pas été invité, je risque toujours d’être observé. Ici, sous le couvert de la pluie et de sa cécité, je suis libéré. C’est pour ce motif que je passe autant d’énergie, maintenant, sous un véritable déluge, à réfléchir sur l’aveugle. Ce n’est pas seulement l’intrigue, mais aussi la liberté.
Il agit comme une sorte de voile qui nous recouvre tous les deux, interdisant toute interprétation. Cependant, le silence ne doit pas engendrer un silence supplémentaire. Il peut nous amener au fond d’une impasse. Nous sommes inaudibles en ce moment, car la voix intérieure est inaudible.
J’arrive comme un voleur dans sa vie, désireux de trouver de la valeur dans son passé ; une diversion et une envie. Mais quel droit ai-je sur son passé ? Si nous étions amis, peut-être partagerait-il son passé avec moi, mais au lieu de cela, en le lorgnant avec une curiosité indéfinie, il me semble un peu glauque.
En absence de la connaissance de son passé, l’aveugle s’avère chimérique. Dois-je superposer mon propre passé au sien, comme une sorte de passé universel, afin d’essayer de le comprendre ? Non, il est ridicule de penser que pour comprendre quelqu’un, je dois lui appliquer le contexte de mon propre passé.
Parfois, j’ai l’impression de m’éparpiller dans une poussière si fine, si détaillée dans sa propre innocuité qu’elle me semble inexistante. Je ne suis qu’une série de fines particules flottant dans l’air avant de se disperser dans le néant ou peut-être de s’évaporer dans le tout, pour ne faire qu’un avec le monde, un morceau de chaque particule en soi.
Mais tel que je suis là, ce n’est clairement pas le cas. Lorsque je regarde l’aveugle, je pense à la vie et à comment elle se plie et se déplie. Cette action forme l’expérience. Pour éprouver l’expérience, il faut la répétition. La répétition nous laisse examiner l’expérience sans la perdre entre-temps, moment après moment. Je pense que l’expérience ne se tisse qu’avec le temps et la répétition. Plier et déplier dans le moment présent. Mais il faut faire attention et nous assurer que la répétition ne nous enferme pas dans un cercle vicieux. Elle peut nous ancrer dans le maintenant, nous coincer. Lorsque nous vivons dans le maintenant, nos esprits se concentrent sur les choses qui se passent devant nous, à ce moment précis, sans aucune préoccupation ni du passé ni de l’avenir. Le problème est que nous sommes aveugles devant la situation dans son ensemble.
Ça peut être sain, disons pour une activité brève, comme le saut au-dessus d’une flaque d’eau. Mais quand le présent est votre seul moyen de réflexion, vous risquez de perdre le recul nécessaire pour avancer. Et j’ai tellement besoin d’avancer.
S’il ne pleuvait pas, je ferais une liste des raisons possibles pour que l’aveugle soit si énigmatique. Faire des listes est une manière de m’engager.
Faire des listes m’apaise.
Mon état naturel est celui d’une constante ébullition, une sorte d’état de paralysie anxieuse et partielle. Faire une liste m’aide à classer mes priorités telles que mes chansons préférées dans des catégories spécifiques, ou mes auteurs préférés, ce qui semble également m’aider à affirmer mon existence. Voyez-vous, ce que je réalise en regardant l’aveugle sous cette pluie, c’est que je cherche toujours, sous une forme ou une autre, à affirmer ma propre existence. Que je suis bien là, et non en train d’imaginer ou de rêver cette série d’évènements que j’appelle ma vie.
Par-dessus tout, la liste est un instrument de maîtrise, une manifestation de pouvoir.
Je vais faire une liste pour vous maintenant. En principe, je la ferais dans mon carnet ou sur le dos d’une serviette en papier, mais compte tenu de la pluie je vais vous l’exprimer à voix haute. Elle sera une représentation visuelle et vous verrez que ce n’est pas simple :
1. Avant tout, il faut décider si vous remarquez la pluie, ou non. Avant que vous ne remarquiez le tonnerre grondant. Chacun est différent, en fait. Peut-être que la première chose que vous remarqueriez serait le bruit des pneus sur l’asphalte mouillé. Ou la réaction des gens qui vous dépassent. Est-ce que vous remarquez la pluie avant de remarquer que vous êtes mouillé ? Pour moi, la pluie est primordiale.
2. Je vois l’immeuble à côté duquel se trouve l’aveugle avant de voir l’aveugle. Il affiche un décor de pierres et de moulures en plâtre. Peut-être que l’immeuble est néo-classique, en tout cas il est en mauvais état.
3. L’aveugle, bien sûr, sujet d’une étude intense de ma part.
4. Les petits commerces de part et d’autre de la chaussée : la réparation de montres et de bijoux ; le magasin de cadeaux, de jouets et de vaisselle ; le restaurant de couscous que je ne connais pas ; le boucher.
5. Les jeunes arbres plantés tous les douze mètres le long de l’avenue, qui commencent à fleurir.
6. Je ne vais pas évoquer chaque chose que je vois, car cette liste n’est qu’un exemple. Une liste exhaustive, même pléthorique, je la laisse pour quelqu’un comme Perec dans Les Choses. Je pensais au début que le charme du quartier sous la pluie se serait lentement dissous, mais non, il n’a jamais eu de charme, même au soleil. La saleté et la poussière ne se fanent jamais. Je vois les draps faits de tissu de mauvaise qualité. Il existe une sorte de pauvreté grise ici. Le quartier en général absorbe toute la tristesse du déclin et le reflète vers l’extérieur dans une brume maussade.
Voilà un exemple de la façon dont je passe normalement mon temps libre, à faire des listes qui n’ont d’autre sens que de m’occuper l’esprit, de me faire penser au temps ou à mes échecs personnels ou, si j’ai de la chance, à me donner le sentiment d’un but et de contrôle. Néanmoins, je ne me tiens pas sous la pluie pour faire des listes sur mon quartier ou même sur la pluie elle-même. Je me tiens ici parce que je veux observer l’aveugle et continuer à spéculer sur ses pensées, ses sentiments et sur l’histoire de sa vie.
En fin de compte, je décide que je ne vais pas l’approcher.
Après tout, il a déjà eu la malédiction de grandir aveugle, pourquoi l’importuner davantage avec mes questions stupides ? C’est possible qu’il ne considère pas sa cécité comme une tribulation ou une mauvaise fortune. C’est possible qu’il la voie comme une bénédiction, une faveur accordée par Dieu.
Je peux imaginer votre incrédulité en lisant cela, je pense que presque tout le monde dirait que la cécité est une malédiction. Mais imaginons simplement que lui, parce que c’est lui qui en souffre, a réussi d’une manière ou d’une autre à renverser sa pensée. N’avons-nous pas entendu parler de personnes capables de transformer leurs handicaps en expériences positives, de celles qui grandissent en transformant un handicap en une force différente ?
Bah, laissez tomber. Je ne me prononce pas quant à savoir si être aveugle ou devenir aveugle est une bénédiction ou une malédiction. Peut-être a-t-il simplement appris à l’accepter comme un fait de sa vie.
Il ne peut pas changer le fait d’être aveugle. Finalement, autant l’accepter comme on accepte l’inévitabilité de la mort, ou celle d’être né dans la pauvreté plutôt que dans la richesse.
Je pourrais l’approcher avec cette question primordiale à l’esprit, mais je sais que je ne le ferai pas. Même les personnes les plus confiantes en apparence peuvent vivre des moments où elles se sentent vulnérables à l’idée de s’affirmer, et moi je suis loin d’être confiant.
Au lieu de l’approcher, je préfère envisager la possibilité qu’il a grandi en étant aimé. Il ne semble pas effrayé d’être seul sous la pluie. Il a l’air de quelqu’un qui est habitué à être seul. Alors, qu’est-ce qui me laisse penser qu’il a grandi en étant aimé ? Est-ce que je pense que l’expérience universelle de l’enfance est de grandir et de se sentir aimé ? Oui, bien sûr. Parce que je suis jaloux et, même si je ne connais pas le passé de l’aveugle, j’ai l’impression qu’il a grandi en étant aimé, et je suis envieux de ce passé. C’est peut-être pour cela que je me sens comme un voleur, à imaginer le passé de l’aveugle. Je veux cet amour qu’il a expérimenté, même au prix de la cécité. Imaginez ça ! Je viens de m’en rendre compte. Je préférerais avoir grandi aveugle que d’avoir grandi comme j’ai grandi.
Dois-je traverser la rue maintenant et lui lancer : « Hé, monsieur, vous êtes aveugle. Voulez-vous échanger l’amour que vous avez ressenti dans votre passé pour la possibilité de voir ? »
Je sais, c’est fou. Je ne ferai pas une telle chose. Mais si je le faisais, quelle serait sa réponse, selon vous ?
Je le sais déjà. Il n’hésiterait pas. Il crierait au ciel sous cette pluie battante :
« J’aime être aveugle, c’est tellement mieux que de grandir sans amour ! L’amour est une vision du cœur ! Peut-être que je ne vois pas, mais je me sens aimé et c’est beaucoup mieux que de pouvoir voir, beaucoup mieux que d’être mal aimé ou pire, ne pas avoir la possibilité d’aimer ! »
Oh… oui, il pourrait alors examiner cette question et me demander directement :
« Êtes-vous incapable d’aimer, Michel ? »
Ah, mais c’est la question qui m’a poursuivi, qui m’a dévoré toute ma vie. C’est bien pire que de se demander si l’on verra un jour.
« Vous voyez, cher vieil homme aveugle, vous avez probablement appris à lire et à écrire en braille, n’est-ce pas ? Ils ont créé un système de communication pour les personnes aveugles et sourdes. Quel système de communication ont-ils créé pour les personnes non aimées ou non aimables ? Une série complexe de canaux menant tous à la même mer de désespoir et d’accablement ? »
L’aveugle ne répondrait pas cette fois. Il ne croit pas que grandir sans amour soit pire que de grandir aveugle. Il ne pense pas à un système de communication qui remplacerait l’amour.
Rien ne peut remplacer l’amour, il me dirait.
Rien ne peut remplacer la vue, ni le braille, ni l’aide, ni l’amour. Vous vous trompez si vous pensez que votre vie est plus difficile que la mienne, il me dirait.
Bref, ce n’est pas un concours bien sûr, j’étais simplement curieux, cherchant quelque chose en commun à partager. Vous voyez ? C’est la pluie qui nous libère et qui nous unit en même temps. Nous sommes tous les deux debout sous cette même tempête qui nous trempe à parts égales. Ni l’homme mal aimé ni l’aveugle n’est plus trempé que l’autre. Nous souffrons au moins d’une chose dans des proportions égales. Imbibés de cette pluie, c’est ça que nous avons en commun. Enfin, je comprends pourquoi je vous observe. Je cherche quelqu’un qui me comprend.
Disons que partager la souffrance est devenu l’une des conditions essentielles et préalables pour recouvrer la dignité et l’espoir.
L’aveugle, je décide, symbolise pour moi une idée. L’idée d’unité. Ce n’est pas à cause du fait qu’il soit handicapé et que moi, je ne sois pas aimé. C’est parce que nous résistons ensemble et individuellement à la pluie, à l’orage, à la tentation de fuir. Notre résistance nous présente la possibilité de guérir.
J’arrête alors de me tourmenter à propos de son passé qui m’est inconnu, un passé que je ne connaîtrai jamais. Peu importe les petits souvenirs qui, dans le contexte de la journée ou de la semaine ou d’une vie, ne racontent pas grand-chose. Il est possible que tous les souvenirs, ensemble, s’ajoutent à quelque chose comme une vie ou l’ombre d’une vie déjà vécue, et qui se serait vidée de tout futur, ne laissant plus que le passé à regarder. Je ne fais que tâtonner dans l’obscurité. Ce qui est important pour moi en ce moment, c’est la conviction que nous sommes unis. Je peux le voir clairement.
Malheureusement, l’aveugle n’a pas le même avantage. Il est enfermé dans son propre esprit, incapable de sortir de son aveuglement et de pénétrer dans le monde rosé de la vision. De façon réaliste, étant donné la distance qui nous sépare, il ne peut pas percevoir ma présence, ni me sentir, ni m’entendre dans mon silence. Donc je n’existe pas pour lui. Je lui dois de dire quelque chose. Je dois lui faire savoir qu’il n’est pas seul.
Mais la rue nous sépare. La rue pourrait aussi bien être une rivière. Une rivière gonflée, turbulente et infranchissable.