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"Le Nègre monde" est une immersion au cœur de l’existence d’un père noir américain, polyglotte et insaisissable, dont la mémoire se dérobe à chaque tournant. Armé de quelques souvenirs épars et de récits fugaces, Franck Lacombe s’engage dans une enquête audacieuse, oscillant entre réalité et fiction, pour ressusciter la vie de cet homme disparu. Des rives du Mississippi jusqu’aux confins du monde, chaque page lève un voile sur cette figure mystérieuse, où se mêlent secrets enfouis et émotions fulgurantes. Ce récit, où chaque mot et chaque silence résonnent comme une révélation, rend hommage à une vie unique, tout en invitant le lecteur à un voyage inoubliable.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Au gré de ses influences et de ses recherches,
Franck Lacombe puise son inspiration dans une exploration romancée du monde caribéen, de la négritude et de la créolité, abordant avec profondeur le rapport dialectique entre mémoire et patrimoine. Sa plume s’enrichit d’un parcours personnel ancré en Martinique et d’une carrière en tant que conservateur délégué à la Direction des Affaires Culturelles de Martinique, ainsi que de conférencier au Grand Palais Réunion des musées nationaux.
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Seitenzahl: 263
Veröffentlichungsjahr: 2025
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Franck Lacombe
Le Nègre monde
Roman
© Lys Bleu Éditions – Franck Lacombe
ISBN : 979-10-422-5349-3
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Ce roman est le récit très librement inspiré de la vie d’un père resté inconnu, noir, né aux États-Unis, fils de pasteur. Les noms des personnages principaux, des dates ou des lieux évoqués dans le roman ont été modifiés.
Moscou, juin 1962
L’odeur de la potée au chou et à la betterave mêlée à celles de la coriandre et de la pomme de terre cuite lui rappelait son premier voyage en Union soviétique des années auparavant. Dans quelques heures, il prendrait l’avion pour Berlin, première étape de son voyage de retour vers les États-Unis. Sans doute emporterait-il avec lui un peu de cette odeur accrochée à ses vêtements. Cela devait être ça, être soviétique. Beaucoup d’illusions perdues, une valise fatiguée et une odeur de borchtch à la betterave qui parfume votre sillage. Un brevet olfactif qui vous désignait plus sûrement encore comme un suppôt de l’ennemi que l’Ordre de Lénine épinglé au revers du veston. Tant de passions, de peurs, de discussions enflammées et de haines pour une odeur de chou ! La petite suite qu’il occupait au dernier étage de la résidence de l’Académie des Sciences donnait sur les boucles de la Moskova. Il était venu en tant qu’interprète de l’orchestre de Benny Goodman en tournée en Union soviétique. Goodman et ses musiciens étaient partis aux États-Unis deux jours auparavant. William Elijah était resté pour veiller au rapatriement des derniers bagages de la troupe.
Dehors, la nature moscovite verdissait tranquillement, ragaillardie par un doux soleil de début d’été. Les gars allaient en bras de chemise aux côtés de filles en robes à fleurs. Le talent que mettaient les Russes à être élégantes en dépit des restrictions était surprenant. Daria s’affairait dans la cuisine de la suite. Daria Vladimirovna lui avait été présentée par une interprète russe dont elle était la tante. Contre rémunération, Daria lavait le linge des pensionnaires et leur mitonnait des petits plats grâce aux légumes frais qu’elle cultivait avec son frère dans un petit enclos plus loin à l’est de Moscou, à Petouchky. Une alliée précieuse grâce à laquelle ses protégés évitaient la tambouille de la cantine des académiciens et ses serveuses à la mine aussi peu appétissante que la soupe qu’on y servait. Elles étaient quelques-unes à vendre leurs services aux résidents à bon pouvoir d’achat, un paradoxe au pays de l’Égalité. Elles allaient et venaient dans la résidence non sans avoir soudoyé en légumes frais le gardien rougeaud habillé comme un amiral de la flotte posté dans le hall. Tout s’achetait ici, les légumes frais de Daria et de ses collègues contre des chaussures ou je ne sais quoi encore que leur fournissait le concierge. Et dire que là-bas, chez lui en Amérique, les Russes faisaient peur. Il avait envie d’en rire. Daria l’appelait « fiston ». Elle avait été une des rares, avec Art Perlman, son copain juif pianiste à qui il laissait ses disques de jazz, à ne pas l’appeler « camarade ». Pour les autres, il était le « camarade William Elijah Hunter », ou bien le « noir », ou bien encore « nigr », « nègre ». On disait « nègre » pour « noir » ici à la manière de Césaire dans ses écrits et ses conférences. Ou plutôt, on espérait que cela fût à « la manière de Césaire » et non pas pour d’autres raisons inavouables. « Le paradis socialiste ne connaît pas le racisme », clamaient ses thuriféraires. Les « noirs » du cru étaient les autres Soviétiques, les Géorgiens, les Tchétchènes et les Ossètes que l’on voyait vendre des pastèques et des melons sur les marchés des villes. On est toujours « le nègre » de quelqu’un. Mais dans la rue, certains raillaient « nègre » aussi à la manière de la foule haineuse qui crachait sur le passage de leurs manifestations dans le Sud profond des États-Unis. « Nègre ! Pousse-toi ! » avait dit une femme courroucée dans le métro, station Place Noguina.
Daria cuisait des petites crêpes, des blinis.
« Va savoir ce que ces bûches vont vous donner à manger dans l’avion, fiston, le diable les emporte ! Tu en donneras aux tiens là-bas en Amérique. Deux jours sans manger ! Si ce n’est pas un monde ! ». Daria parlait toujours fort depuis que le souffle d’une bombe allemande avait percé son tympan droit alors qu’ils fuyaient vers l’arrière avec ses parents. Pour le reste, elle ne se plaignait jamais et trimballait en permanence des cabas pleins à ras bord. Au contact de Daria, il avait appris les lois complexes de la file d’attente devant des magasins vides. Daria maîtrisait parfaitement les négociations subtiles chuchotées entre matrones, les règles tacites des bourses d’échanges de rang dans la file contre des denrées acquises précédemment. Pour le reste, Daria avait un lopin de terre auquel elle consacrait la moitié de son temps, temps de travail compris quand elle était encore active.
« Mon potager, de bonnes pommes, et me voilà comme une reine, fiston ! » riait-elle, assise sur le tabouret depuis lequel elle surveillait la cuisson de sa soupe tout en croquant dans une pomme rouge.
Dehors, Art l’attendait. Ils avaient convenu qu’il l’emmènerait à l’aéroport dans sa ZILrafistolée. Art était un pianiste soviétique qui avait joué avec l’orchestre de Benny Goodman. Il avait été aussi son guide officieux lors des journées passées à préparer la tournée du célèbre musicien.
« Je suis le seul Juif sur cette terre qui roule avec un carburateur récupéré sur une automitrailleuse allemande, Elichka, fort, hein ? » avait-il ironisé en présentant son véhicule. Lorsqu’il s’adressait à William Elijah, Art préférait l’appeler par le diminutif russe de son second prénom.
« Il était temps que tu partes, Elichka. Je craignais que tu deviennes soviétique. Allez, tiens ! Une dernière blague pour la route. » Un soir, le camarade Khrouchtchev demande au soleil : « astre lumineux qui éclaire notre patrie soviétique, pourquoi m’insultes-tu en fin de journée alors que tu me louanges le matin ? C’est parce que le matin je suis à l’est, imbécile », répond le soleil.
Ils rirent. Art et son humour défiaient la grisaille avec la tranquille assurance dont Daria faisait preuve quand elle cuisait ses confitures. La cuisine et l’humour comme brevets de survie au pays du socialisme réel.
Moscou s’éloignait au loin. Il sentait la chaleur des blinis de Daria à travers les parois du sac de nylon. Dans la poche de son veston, il serrait la photographie parue en une de la Moskovskaya Pravda. On le voyait visitant le Kremlin en compagnie de quelques musiciens de Benny Goodman. Une petite fille en uniforme de pionnière l’avait reconnu dans le métro. « Regarde », avait-elle dit à sa mère, « c’est le nègre du Kremlin». Il lui adressa un petit signe de la main en descendant à la station suivante. Art, qui avait assisté à la scène, raconta l’anecdote. L’expression de la petite pionnière amusa les musiciens du groupe. Il devint le « nègre du Kremlin » pour un temps.
Maintenant, il fallait qu’il rentre. Il devait rentrer. Chez lui, les siens tombaient, fauchés par les lances à incendie et tenaient bon, malgré les morsures des chiens-loups et les balles des suprémacistes blancs. « We shall overcome, nous vaincrons », répétaient-ils. À la radio, Ben E. King chantait « Stand by Me ». À quoi bon rester plus longtemps ? Les Soviétiques avaient suffisamment d’exilés sud-américains, d’antifascistes européens et de militants anticapitalistes à brandir comme autant de trophées arrachés à l’ennemi impérialiste. Par le passé, il avait fondé des espoirs sur ce système. Il avait fallu ce deuxième voyage pour qu’il se convainque définitivement que ce monde n’était pas le sien. Chez lui, il avait une carrière qui l’attendait, des projets. Il y avait la promesse faite à une femme de passer la voir à Paris. Autant de raisons de partir. Il laissa Art Perlman avant la douane.
« Adieu, Elichka ! C’était une sacrée tournée ! Je t’envie de pouvoir passer les frontières. En fait, on s’était trompé sur ton compte, tu n’es pas le nègre du Kremlin, tu es “le Nègre monde” avec un N ! ».
Ils rirent.
« Ne m’oublie pas, mon Elichka ! » reprit Art.
« Promis, Art ! Je t’enverrai des disques. Juré ! Vive le Jazz ! »
« Vive le Jazz ! Sois prudent, mon Elichka ! »
Ils échangèrent une dernière accolade. William Elijah Hunter, fils de l’honorable révérend Moses Jackson Hunter et de Rochelle Evelyn Hunter, professeur des écoles primaires, rentrait enfin chez lui.
Il était un temps où, pour William Elijah, l’image du bonheur ressemblait à une crevette pimentée. Une fois par mois, Rochelle Hunter, sa mère, régalait les siens d’un généreux plat de crevettes aux gombos et sauce créole. La cuisine s’emplissait de senteurs parfumées. Commençait alors ce que les enfants Hunter, trois fils et une fille, appelaient « les jours de la crevette », temps béni durant lequel la ceinture avec laquelle le révérend corrigeait ses enfants restait accrochée au porte-manteau. Le premier soir de cette période bénie entre toutes, Moses Hunter prenait place en bout de table avec un large sourire. Après avoir expédié le bénédicité plus vite qu’à l’accoutumée, il se frottait les mains et s’emparait d’une crevette qu’il brandissait comme une prise de guerre, signe que tous attendaient pour commencer leur festin. Le révérend se lançait dans le récit de sa rencontre avec sa femme, en s’interrompant parfois pour déchiqueter un crustacé avec délectation.
« J’avais depuis un moment remarqué votre mère, car nous fréquentions la même paroisse à Baton Rouge. En ces temps, j’étudiais au Natchez Seminaryet, croyez-moi, en fin de semaine, je ne manquais pas le car de retour vers Baton Rouge pour croiser à nouveau le regard de cette beauté. Mais dans le temps, les choses ne se faisaient pas comme de nos jours. Les présentations à la famille étaient de rigueur. Je suis donc allé rencontrer les parents de votre mère qui habitaient à quelques pâtés de maisons de chez nous. Je me souviens du premier soir chez mes beaux-parents où celle qui est à présent votre mère avait préparé son plat de crevettes. Il pleuvait fort. »
Selon les jours, le révérend situait ce fameux repas par des conditions climatiques différentes, si bien que les enfants ne savaient plus s’il pleuvait, ventait ou non. Mais qu’importait au révérend, qui continuait sur sa lancée en saisissant son épouse par la taille. À cet instant précis, Rochelle Hunter émettait un petit rire gêné et répondait par un bisou sur le haut du crâne de son mari.
« J’étais loin de penser que j’allais épouser la perle des cordons-bleus », terminait le père, les yeux humides.
Les jours suivants, les enfants Hunter guettaient le niveau des restes de crevettes dans le faitout familial, conscients que bientôt sonnerait la fin de cette parenthèse enchantée pendant laquelle même le Tout-Puissant lui-même semblait prêt à oublier leurs péchés.
Rochelle n’était pas qu’une cuisinière docile. Elle était une militante qui éduqua ses enfants à la contestation politique. William Elijah, né en mille neuf cent trente-deux, était l’aîné. Chez lui, comme chez ses frères et sœurs, la conscience politique incuba dans la douceur du giron maternel. Rochelle était de ces femmes pour lesquelles l’art culinaire avait les vertus d’un sport de combat. Elle raconta à ses fils l’odeur des gombos mitonnés dans les casseroles familiales. Elle raconta les larges jupes de sa propre mère, Emma Devereau, sous lesquelles elle venait se réfugier lorsque le tonnerre roulait au loin, éclairant le Mississippi de lueurs inquiétantes. William Elijah et ses frères et sœurs expérimentèrent à leur tour la cuisine de leur grand-mère, Emma Devereau. Roulé en boule dans l’ample cloche de coton des jupes de son aïeule, les fesses nues sur le carrelage, le petit William Elijah entendait les beignets chanter dans la poêle. La jupe de la vieille Emma Devereau était un havre de chaleur, un bain olfactif dans lequel dominaient les odeurs d’épices. De temps à autre, les doigts de ma’Devereau trouvaient sa bouche pour y glisser un bout de pâte chaude. Sur sa langue, la pâte tiède fondait en un subtil bouquet de senteurs épicées et sucrées. Tel était son royaume. Les ramures nues des plaqueminiers pouvaient bien gémir sous l’attaque de la bise qui dévalait le cours du Mississippi, rien ne pouvait troubler la quiétude de cette armure de tissu.
À l’âge adulte, William Elijah allait découvrir que les saveurs du Sud et le blues,débarqués sur les quais des gares des villes du Nord, avaient éveillé le pays à la conscience noire née dans les champs de coton. Parfois, à l’insu de son époux, l’austère Chester Devereau, révérend de son état, ma’ Emma glissait une amulette dans la poche de son petit-fils. Ma’ Emma était une bonne chrétienne. Mais elle était avant tout une femme du Sud, contrée mâtinée d’Afrique et de vieille Europe. Elle transmit à ses filles puis à ses petits-enfants le culte des esprits. En ces temps, dans le vieux Sud, la croyance en la force des esprits venait suppléer les prières au dieu chrétien. Elijah se souvenait que sa grand-mère serrait dans un petit coffre une collection de sacs de cuir dont le contenu avait des vertus protectrices. Certains contenaient de la terre fraîche du cimetière mélangée à de l’eau bénite et gardaient leurs propriétaires des colères de Baron Samedi, l’esprit coiffé d’un chapeau haut de forme qui préside aux destinées du monde des morts. D’autres conservaient les plumes séchées d’oiseaux de nuit, remèdes aux sortilèges de Marinette Bois-Chèche, l’esprit à tête de chouette qui rôde dans le bayou. Avant de partir ramasser du petit bois, elle n’oubliait pas de tracer une croix sur le sol en invoquant Papa Legba, le tout-puissant gardien des chemins, protecteur des voyageurs. En homme d’Église, son époux Chester maugréait contre ces rites idolâtres. Mais Emma n’abdiquait pas. Elijah et sa fratrie grandirent sous la protection de la Sainte Bible et des esprits. Dehors, disait-on, le monde était plein de périls. Le danger commençait à quelques mètres de chez eux où se tenaient les grappes de street corner guys, les gars du coin de la rue. Des types qui passaient une partie de la journée à guetter l’embauche aux docks de Port Allen en jouant aux dés et en buvant de l’alcool, casquette vissée de travers sur le crâne. Un peuple au verbe haut devant lequel les filles passaient les yeux baissés. Des durs avec lesquels ils échangeaient des coups de poing pour protéger l’argent des commissions. Juste une bande de vauriens malpolis que le père se faisait fort de ramener sur les bancs de l’église.
Puis, comme tout enfant grandi à Baton Rouge Nord, Elijah ne tarda pas à comprendre que Florida Boulevard était LA barrière, l’incarnation urbaine même de leur condition à EUX, les noirs d’uptown. Un ruban d’asphalte au sud duquel se tapissaient des forces qui complotaient sans relâche à leur malheur, autrement plus maléfiques que les esprits malins du bayou Manchac. Tout enfant noir de Baton Rouge uptown sait avant même de compter que South Baton Rouge, la ville des blancs, n’est pas pour lui. Comme toute mère d’uptown, Rochelle enseigna à sa progéniture la réalité de cette frontière entre « eux et nous ». Cela tenait lieu d’évidence comme le fait que tout être humain normalement constitué a deux bras, deux jambes et un cerveau. Le monstre ségrégationniste qui perpétuait leurs tourments avait pour nom Jim Crow1,le croquemitaine ricanant qui hantait leurs rêves, les condamnait à baisser les yeux et à changer de trottoir lorsqu’ils croisaient un blanc.
Adolescente, Rochelle, la mère de William Elijah passa de longues heures à s’user les yeux dans l’obscurité des bibliothèques, lut Anna Julia Cooper et bien d’autres écrits. Sa conscience politique était née. Devenue madame Hunter, Rochelle s’investit en politique en rejoignant les rangs de la National Association of Colored Women, NACW, l’Association Nationale des Femmes de Couleur, tout en continuant à fréquenter les associations caritatives chrétiennes. Son engagement fut à l’origine de discussions avec son mari qui considérait que la place d’une femme était de préférence chez elle auprès de ses enfants. Mais les filles Devereau avaient hérité d’un caractère en acier trempé. Le révérend, vaincu, hissa le pavillon blanc.
C’est ainsi que William Elijah, ses frères et sœurs naquirent à l’activisme politique dans le sillage de leur mère. Les quelques mètres carrés de l’étroite cuisine maternelle furent la première université politique d’Elijah. Cuisine épicée, Bible et vie communautaire furent ses premiers mantras. Le jeune couple Hunter resta à Baton Rouge contrairement à d’autres qui quittèrent la moite touffeur du Sud profond pour s’installer dans le nord par l’ancienne « route des esclaves ». Celle que leurs aïeux avaient empruntée lorsqu’ils fuyaient les plantations. Lorsque William Elijah atteignit l’âge de raison, Rochelle Hunter assit son fils devant elle pour le « talk », « la conversation ». C’est lors du « talk » que les parents des familles noires du Sud enseignent à leurs enfants la réalité du monde qui sera le leur. Un monde de barrières, d’interdits et de lois érigés en système qui ferait d’eux des mineurs à vie, des citoyens de seconde zone.
Comme d’autres, William Elijah s’éduqua au son du terrible récit du roman du Sud. Elijah avait déjà vu un des séides de Jim Crow à l’œuvre. Il attendait avec sa mère et son frère cadet, Darrell, le bus qui devait les ramener chez eux, au coin de North Street et de la vingt-septième rue. William Elijah avait cinq ans. Il se fit un tumulte à un bloc de distance. Deux agents de police maintenaient à terre une prostituée noire qui opérait dans le secteur. On vint de toute part. La foule gronda. Les agents sortirent leurs longues matraques. L’un d’entre eux serrait le cou de la femme. L’image des jointures des doigts de l’officier blanchissant sous l’effet de la pression sur la peau noire hanta William Elijah pendant de longs mois. L’officier s’appelait Murphy, en tout cas c’est comme cela que l’avait appelé un de ses collègues.
« Murphy ! Arrête-toi ! Murphy ! Podna2! » criait le deuxième agent, qui comprenait que l’acharnement de son collègue les mettait en danger.
La foule de visages noirs grossissait autour d’eux. Ils empoignèrent la femme, et on l’entendit supplier : « M’sieur ! Je vous en supplie ! Choke me no more ! Ne m’étranglez plus ! » tandis qu’elle disparaissait dans le véhicule de police. L’officier Murphy toisa la foule et riva son regard sur celui de Rochelle Hunter. « Il est tard, ma'am. Vous devriez rentrer », lança-t-il d’une voix que l’accent du Sud rendait traînante.
Il recroisa le regard de Murphy au mois de juillet de cette année-là, le quatre juillet exactement, jour de célébration de la déclaration d’indépendance. La ville étouffait de chaleur, et la foule venait prendre le frais sous les frondaisons bordant le CapitolLake. Le vent venu du large rabattait vers les terres les exhalaisons âcres et poivrées du Bayou Manchac. L’air embaumait la friture et le charbon de bois. La cuisine des vendeurs noirs avait le plus de succès, bien que leurs étals soient relégués au bout du long alignement de baraques et d’attractions qui couronnait les rives du lac. NorthBaton Rouge et SouthBaton Rougecommuniaient pour quelques heures autour de côtes de porc grillées et de crabes aux gombos. L’officier Murphy émergea de la foule endimanchée qui cheminait entre les étals. Il était accompagné d’un autre collègue en uniforme. Il souleva sa casquette, et William Elijah vit les gouttes translucides de sueur qui coulaient en fines rigoles depuis ses cheveux sur ses omoplates, mouillant sa chemise.
« Ma’am », dit-il à l’intention de Rochelle Hunter. « Mon podna, l’agent Rockwell, m’a vanté vos crabes. Hein, Rockwell ? Que dirais-tu d’un bon crabe et d’une limonade avant de repartir en patrouille ?
« Bon Dieu, oui, Murphy ! Un bon crabe aux gombos serait le bienvenu ! Servez-nous-en deux, ma'am. Rien de tel que notre bonne cuisine du Sud ma'am », fit le dénommé Rockwell.
« Je vous mets le piment à part, m’sieur ? » demanda la mère.
« Siouplait, ma'am, je ne vous pas avoir à supporter les humeurs de l’officier Murphy toute l’après-midi », rétorqua Rockwell en riant.
Les flonflons d’un orchestre résonnaient dans l’air chaud. Murphy s’épongea le front puis il se tourna vers Elijah.
« Ça va, petit ? Fait chaud, hein ? T’ai-je déjà rencontré ? À moins que je me trompe ? »
« Je ne pense pas que vous ayez déjà vu mon fils, officier », répondit Rochelle.
Murphy la détailla, un léger sourire aux lèvres. Il s’empara de la boîte en carton qui contenait les crabes, paya, porta ses doigts à sa casquette en guise d’au revoir, ces mêmes doigts qu’il avait refermés sur le cou de la prostituée noire. En partant, il lança :
« Ma’am, c’est un bien gentil garçon que vous avez là. Prenez garde à ce qu’il ne sorte pas trop tard le soir. Les rues par ces temps… ».
Leurs dos constellés de gouttes de sueur fendirent la foule, et bientôt leurs casquettes ne furent plus que deux points qui dansaient dans la marée humaine.
Le soir venu, couché dans son lit, son poing serré autour de son chapelet, William Elijah se demandait pourquoi les autres jours de l’année ne ressemblaient pas à l’Independence Day. Quand la foule blanche bien mise du sud de la ville se mêlait au peuple coloré de Baton Rouge Nord. Se pouvait-il que Dieu ait permis que la haine se dissimule sous des atours aussi élégants ? Quelle force invisible muait des êtres en apparence civilisés en individus soudés par la même détestation envers les siens ? Il se reprochait bien vite de douter de la bienveillance du Créateur. Il adressait alors une rapide prière au ciel, non sans avoir tâtonné sous son lit pour vérifier si le Malin n’y était pas. « Notre bonne cuisine du Sud… », avait dit l’agent Rockwell. Mais c’était notre cuisine que vous veniez acheter. Jim Crow écrivait les lois, Jim Crow pouvait t’étrangler, Jim Crow allait et venait comme bon lui semblait dans tes rues, mais Jim Crow aimait ta cuisine. Parce qu’au fond de lui-même, Jim Crow et ses séides en uniforme savaient que leur abominable pitance de cowboys irlandais et gallois ne tenait pas la route face à la nôtre. Prends ça, Jim Crow ! Jim Crow et nous, un partout ! Puis il s’endormit, le drap remonté jusqu’à la bouche.
Son père, Moses Hunter, était un pasteur en vue dans la communauté, et la foule déférente des passants s’inclinait à son passage. Le pasteur Hunter, en plus d’avoir été un athlète apprécié, avait un passé de boxeur coriace. Cet orateur hors pair émaillait ses prêches de métaphores sportives. Certains dimanches, saint Paul avait le jeu de jambes de Joe Louis et semblait marteler les Éphésiens de jabs rapides et destructeurs. D’autres fois, le Christ marchait sur les flots avec la célérité de Jesse Owens. Moses Hunter n’avait pas son pareil pour faire rire les fidèles. Il buvait un verre d’eau, épongeait son front et clignait de l’œil à l’intention de sa descendance groupée au pied de sa chaire.
Mais l’heure de gloire du révérend était lorsqu’il recevait un frère ou une sœur dans le giron de l’église. La brebis égarée en question était la plupart du temps un journalier des docks ou une fille de bar, qui retrouvait la foi après des années d’alcool ou de débauche, quand ce n’était pas les deux. Le révérend ouvrait largement ses bras musclés en direction de l’élu du jour, qui marchait les épaules voûtées en pleurant vers la chaire, comme aimanté par une force mystérieuse. Le repenti égrenait alors la liste de ses péchés sous l’œil bienveillant du pasteur. La foule ponctuait son récit de « Oui ! Seigneur ! Pardonne-lui ! » et les matrones du premier rang sortaient leurs mouchoirs. La seconde suivant cette confession sanglotante, le révérend se tournait vers la foule et tonnait de sa voix de basse :
« Mes frères, accueillez cette âme repentante comme une des nôtres ! Dieu n’a pas encore sifflé la fin du combat. Il appelle notre frère pour un second round. Aidons-le à pousser le Malin dans les cordes ! » L’honorable Moses Hunter envoyait des crochets à un adversaire imaginaire pendant qu’Earl Dickinson empoignait son harmonium. Les notes de musique finissaient par couvrir les vivats des fidèles. Il arrivait à Earl Dickinson de s’oublier et d’enchaîner par un solo rythmé dont il régalait les clients du joint où il se produisait d’ordinaire. Le pasteur esquissait alors quelques petits pas de danse.
Dans ces moments, William Elijah oubliait l’étreinte irritante du col amidonné de sa chemise sur son cou ainsi que les meurtrissures infligées à ses orteils par ses chaussures trop neuves. Les yeux écarquillés, il buvait les paroles de son père. Saurait-il un jour soulever les foules comme son père le faisait depuis sa chaire ? Dans le calme de la sacristie, le révérend, serviette nouée autour du cou, plus « bombardier noir » que jamais, lançait à son aîné : « Ce fut une messe, fiston ! » Il admirait son père, et même lorsque, des années après, il perdit la foi, le souvenir des prêches dominicaux continua à l’inspirer.
Certains dimanches après l’office, lorsque le vent chaud du golfe, annonciateur des beaux jours, chassait l’air frais vers le nord, Moses Hunter emmenait femme et enfants au bord de la rivière Comite. Le matin, on chargeait la Ford de matériel de pêche. Le révérend avait son coin, une bande de sable bordée de cyprès qu’il partageait avec Nathan Jones, l’employé de Clete Parson and sons,société de pompes funèbres de North Baton Rouge. Elvira Jones, la femme de Nathan, régalait son monde de po’boy, des sandwichs aux fruits de mer grillés. Avec « les jours de la crevette », les parties de pêche au bord de la Comite, un po’boy en main, étaient la promesse d’un paradis d’où seraient bannis les mornes repas familiaux et les raclées à coup de ceinture. William Elijah rêvait d’une existence passée à manger des po’boy canne à pêche en main. Campé sur ses jambes grêles, seau à appâts à ses pieds, Nathan guettait les eaux sombres de son œil expert, n’interrompant sa veille que pour mordre à belles dents dans son sandwich. Vers le milieu de l’après-midi, les hommes faisaient une pause pour venir prendre le frais sous les frondaisons.
Même au plus chaud de l’été, Nathan Jones ne quittait pas son gilet de flanelle sur lequel luisait une médaille gagnée sur le front français en mille neuf cent dix-huit. Cette médaille fascinait William Elijah. La première fois que William Elijah entendit parler de la France, ce fut par la bouche de Nathan Jones.
« “Z’aut”, li’l buddies3lorgnez sur ma médaille, hein ? » lança Nathan un jour aux enfants Hunter. « Savez pas que cette breloque m’a sauvé la vie, ouais ! C’te breloque, je l’ai gagnée en France, du côté de Saint-Dizier. Bon Dieu, qu’est-ce qu’il faisait froid, avec mon respect révérend. V’là qu’un jour le ‘pitaine me fait : “Nathan, les Français ont besoin de mulets pour dégager leurs batteries de la boue. Prenez 5 de vos gars pour aller les aider”. Le ‘pitaine était un brave gars de Tuskegee. Un des seuls blancs qui nous a toujours appelés par nos prénoms. Ouais, un chic type ! Me v’là chez les Français. Ça tombait dru sur leurs positions. De l’autre côté de la colline, les Allemands les arrosaient sec. L’officier français, un lieut’, parlait anglais. Y m’dit : “Une de nos batteries est coincée là-bas. Pouvez-vous y conduire vos mulets pour la tirer jusque-là ? Pas de souci que j’y dis.” Mes mulets m’obéissaient au doigt et à l’œil et j’aurais pu les mener jusqu’en enfer, pardon révérend ! Ouais ! Nous v’là partis avec quinze autres hommes sous le feu ennemi. Eh ben, ce jour-là, l’il buddies, j’ai vu un de mes mulets réduit en bouillie par un obus, comme ça ! Nathan claquait ses deuxmains l’une contre l’autre. Même qu’on était couverts de son sang. Mais on a réussi à la ramener, c’te batterie, ouais ! Croyez-moi ou pas, les Français nous ont applaudis. Z’ont même organisé une cérémonie pour nous à Saint-Dizier avec musique et tout le tralala. Nous z’aut’, on n’a rien compris à ce qu’ils racontaient, mais leur lieut’ est venu nous taper sur l’épaule. Ouais ! Buddies ! Parfaitement ! C’est là que je l’ai reçue, c’te médaille. Puis on s’est promené en ville. Les gens nous saluaient. Les filles ne sont pas farouches là-bas ! P’têt même que s’rais resté vu qu’y avait bien une de ces gamines qui me faisait de l’œil, héhéhé ! Mais mon bon Sud m’aurait manqué, ouais, mes p’tits. Alors je suis rentré avec les autres. V’là pas qu’un jour de permission, je marchais en uniforme dans les rues de Tuskegee. J’croise un blanc qui m’fait : “ boy ! tu peux faire le fier en uniforme, mais ici tu n’es qu’un bon dieu de nègre !” “M’sieur’ que j’y dis, j’ai risqué ma peau pour la patrie, la vérité ! ” Mais il n’a rien voulu entendre et d’autres blancs sont venus. “ Insolent de nègre, on va te faire la peau ! ” qu’ils criaient. J’ai couru me réfugier chez un barbier. Le sort a voulu que ce jour-là, le ‘pitaine y était en train de se faire raser les joues. S’est levé, a sorti son 45 réglementaire et s’est campé devant la boutique, canon pointé vers la foule. “ Je n’hésiterai pas à tirer sur le premier qui franchira cette porte. ” Faut dire qu’y jetait le ‘pitaine avec ses moustaches redressées et son uniforme. “ Ce gars a combattu sous mes ordres et a gagné une médaille. Sors ta médaille, Nathan ! ” Par chance, je l’avais sur moi. “ Regardez ! ” dit le ‘pitaine enlevant ma médaille. “ Et moi, vivant, y aura personne qui viendra poursuivre un de mes gars sans en prendre une en pleine tête, promis ! Respectez l’uniforme, bon Dieu ! L’uniforme ! ” Et il tira en l’air, bang ! Quand je revois le ‘pitaine les joues pleines de savon à barbe, tablier autour du cou, il me prend l’envie de rigoler. Mais même en caleçons longs, avec mon respect, m’am Hunter, le ‘pitaine aurait tiré sur le premier qui aurait osé faire un pas dans notre direction. Le shérif lui-même et ses adjoints, qui avaient accouru, se rangèrent du côté du ‘pitaine, ouais ! “L’uniforme !” qu’ils criaient “respectez l’uniforme !”. Y m’ont accompagné jusqu’au train. Depuis, je ne sors plus sans ma médaille, buddies, c’est tout ! Chaque jour, je remercie le bon Dieu de m’avoir sauvé la vie sur le front et d’avoir mis le ‘pitaine sur ma route cette fois-là. Parce qu’autrement, vous z’aut ne seriez pas en train de déguster un po’boy avec ce bon vieux Nathan, ouais ! »