Le neveu du commissaire - Tomes 3, 4 et 5 - Coline Ache - E-Book

Le neveu du commissaire - Tomes 3, 4 et 5 E-Book

Coline Ache

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Beschreibung

Arrivé sur la place principale de la mégapole, Phong ferme les yeux et se laisse guider par son odorat et ses souvenirs. En tenant la main de la jeune Mai-Li, il entraîne le commissaire Verne et son épouse à travers un dédale de ruelles étroites et mystérieuses. Porches encombrés, escaliers recouverts de mousse, cours intérieures et petites places ombragées défilent sous leurs pas, jusqu’à ce qu’ils atteignent enfin une maisonnette modeste, encastrée entre deux bâtiments. Sa façade en briques de terre cuite, ornée de graffitis en idéogrammes et d’une vieille affiche, témoigne du temps qui passe. Sans étage, la maison s’ouvre sur une pièce unique, éclairée seulement par une petite fenêtre peinte en rouge et jaune, dont le volet intérieur est à demi fermé. Qui habite cette maison à l’allure désuète ? Phong et sa sœur sont-ils sur le point de découvrir, pour la première fois, une trace de leur famille perdue ?

À PROPOS DE L'AUTRICE 

Coline Ache, spécialiste du patrimoine culturel régional et adepte des recherches minutieuses dans les archives, trouve dans le roman policier son terrain d’expression privilégié. Sa maîtrise de l’investigation historique et son regard aiguisé sur les mystères du passé nourrissent des intrigues captivantes et empreintes d’authenticité.

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Veröffentlichungsjahr: 2025

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Coline Ache

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le neveu du commissaire

Tomes III, IV & V

Roman

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

© Lys Bleu Éditions – Coline Ache

ISBN : 979-10-422-6267-9

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À Clémence et Maxence, Marie Éloïse et Romane,

Mathilde et Julia, Constance et Victoire

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les sociétés, les noms et les données sont fictifs.

Toute ressemblance est fortuite et involontaire.

 

 

 

 

 

Le Commissaire Divisionnaire François Verne

 

Le Commissaire Verne,

Un mètre quatre-vingt-six, et quatre-vingt-dix kilos, la cinquantaine sportive, vêtu suivant la saison d’une veste écossaise en lainage ou d’un blouson de cuir fauve, en poste à Angers au commissariat de l’avenue de l’Étanduère, est le neveu d’un célèbre commissaire de la police judiciaire de Paris qui s’est retiré sur les bords de la Loire où leur amour commun de la pêche les réunit chaque été.

 

Lors d’une précédente enquête1, le commissaire Verne s’est vu confier par le juge d’instruction Vaslin, la garde de deux enfants Laotiens Phong et Mai-Li, témoins dans une affaire d’enlèvement d’enfants. Ceux-ci sont restés en France pendant les longues années du procès qui suivit et sont devenus deux jeunes gens adoptés par tous. Tante Louise s’en est allée, comme à son habitude discrètement. L’ancien commissaire est désormais seul, et de santé précaire. Son neveu prend soin de lui aussi souvent que l’exigent les circonstances.

Le vieux policier reste toujours vigilant en suivant les enquêtes de son neveu qui sont prétextes à de nouvelles recettes qu’élabore le commissaire Verne au gré des situations.

 

L’adjoint Victor, assisté d’Antoine, chercheur en criminalistique, l’aident dans les investigations commanditées par le juge d’instruction Vaslin.

Les quatre hommes se retrouvent autour des plats de Verne dans la cuisine familiale où ils participent aux rites de la réflexion gourmande du commissaire.

 

L’année précédente, François Verne et sa famille sont partis au Vietnam afin de retrouver les parents de leurs enfants adoptifs, sauvés, il y a plusieurs années, des griffes d’une bande organisée dans la prostitution d’enfants. Phong et Mai-Li sont maintenant adultes, mais pour les aider à surmonter le stress de graves menaces qui planent encore sur eux par le gang aux ramifications internationales, madame Verne a organisé le voyage vers leurs racines familiales.

Il ne reste de cette famille, décimée par la guerre et la révolution, qu’une tante, Tante Num, rescapée d’un camp d’internement et qui après tout ce temps passé à rechercher les membres de sa famille, désespérée de se retrouver seule, habite heureusement dans la petite maison où Phong se rappelait avoir habité et le chemin pour s’y rendre. Interpol, s’installant enfin à Hô Chi Minh, le commandant Verne, usant pour une fois de sa position d’officier de police, avait pu la retrouver et la faire avertir de leur arrivée.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les noyés de la Haute Chaîne

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il pleut depuis le mois de septembre, presque sans discontinuer. C’est une pluie fine qui vous annonce qu’elle ne désarmera pas de la journée et qui vous pénètre les os jour après jour. Vous savez que vous aurez les pieds trempés dès que vous oserez marcher plus de trois pas dans les bourrasques de vent.

Son lourd blouson de cuir séchant sur la patère répand une odeur forte dans son bureau surchauffé. Le commissaire Verne armé d’un tournevis essaie en vain de débloquer le thermostat du radiateur qu’un plombier de l’administration doit venir réparer sans faute année après année.

À bout de patience, il assène un violent coup à l’aide du manche du tournevis et se résout à souffrir de la chaleur alors que dehors, un froid de gueux fait grelotter les moins frileux. Angers vit dans le brouillard et le froid sans l’espoir d’une accalmie prochaine.

 

 

 

 

 

Chapitre 1

 

 

 

À huit heures du matin, ce vingt octobre, le commissariat vibre déjà d’appels de toutes sortes. Le désarroi est tel que toutes les personnes seules chez elles réclament de l’attention et téléphonent pour des riens. Il faut une patience à toute épreuve au planton pour répondre le plus logiquement possible et déterminer quels sont les appels qui nécessitent un réel déplacement d’une voiture de police ou de gendarmerie, de ceux qui demandent l’envoi d’une ambulance ou bien seulement une conversation apaisante. On lui a attribué une jeune recrue que tout le monde appelle Jouve, capitaine Jouve qui paraît donner toutes les satisfactions et qui se débrouille très bien. Elle a une voix chaude qui sait comment rassurer et donner des conseils. À l’entendre, on peut croire que toute l’expérience du monde lui est acquise et que rien ne lui est étranger. Sa parfaite connaissance de la ville lui permet en outre de converser comme si elle était une voisine et souvent, elle mentionne le nom d’un commerçant ou des lieux de rencontres comme les clubs ou des salles polyvalentes dont elle connaît les heures d’ouverture et le nom du dirigeant qu’elle cite pour prendre contact, dirigeant ainsi les appels vers des personnes de proximité qui pourront intervenir plus rapidement que les voitures de police paralysées par une circulation de plus en plus difficile au fur et à mesure que les voies sur berge se rétrécissent.

La chaleur du hall de réception entretient une humidité en faisant sécher les uniformes qui empoissent l’air déjà malodorant en temps normal. Finalement, toute cette agitation ne fait pas beaucoup de travail effectif, une routine s’installe. Le planton répond à un homme venu directement au commissariat malgré la pluie et le vent et le renseigne au mieux pour le rassurer et qu’il reparte chez lui, apaisé, malgré tout. Le planton salue d’un signe de la main tout en répondant au téléphone, faisant comprendre que tout allait au mieux compte tenu des circonstances. Verne n’a plus qu’à s’attaquer aux dossiers en attente sur son bureau, ce qu’il remet toujours à plus tard tant la perspective de faire la paperasserie et du classement lui coûte. Il a installé sa veste en laine sur le dossier de son fauteuil et a retroussé les manches de sa chemise pour être plus à l’aise puisque le radiateur est en surchauffe. Il n’ose pas fermer la porte de son bureau chaud comme une étuve et ouvrir la fenêtre pour réchauffer un peu celui de ses adjoints qui lui est glacial. Les appels relayés par le planton viennent troubler les allées et venues des adjoints qui, eux aussi, profitent de l’accalmie bien provisoire de la matinée sans une affaire à suivre, pour terminer les rapports et effectuer le classement de derniers dossiers vers les archives au tout dernier étage de l’immeuble. À l’entresol, où Antoine s’applique à renseigner les étiquettes, le crâne dégarni, les lunettes dorées sur le nez, un radiateur électrique minuscule diffuse une chaleur misérable, mais évite à l’humidité ambiante de tapisser les murs du laboratoire. Il a fermé sa porte, chose inhabituelle, pour se concentrer sur la délicate observation d’un insecte prélevé il y a quelques semaines sur une scène de crime, qu’il n’a pas identifié comme étant de la région, mais ne connaît pas la provenance. Le catalogue qu’il établit à chacune de ses observations est un petit cahier acheté dans une papeterie spécialisée. Sa couverture noire est tenue par un élastique et un signet de même couleur indique la page à utiliser. L’œil à la fois sur le microscope électronique qui permet une observation également sur un écran et le cahier, il transcrit tout ce qu’il voit tout en dessinant également sur la page de gauche l’insecte en question. Tous les éléments de l’enquête avec le numéro qui se rapporte à cette bestiole y sont notés pour pouvoir un jour ou l’autre y revenir et faire des comparaisons. Il connaît bien sûr le nom qu’il a consulté en ligne sur un forum communautaire auquel il participe très souvent. Ses interventions sont toujours d’une rare qualité et très souvent plébiscitées par les spécialistes du site. « L’Eumeninae » est principalement trouvée en Provence où elle se nourrit de ses essences préférées et les conditions de vie favorables bien meilleures qu’en Anjou. Comme l’insecte a été retrouvé mort, on ne peut savoir tout à fait la date à laquelle il est né, mais par comparaison, il a pu déterminer que le printemps de la même année était sans doute plausible. Cet individu mâle de 8 millimètres a 7 tergites, les antennes terminées par un petit crochet d’aspect noirâtre. Les ailes pliées longitudinalement m’orientent vers les Vespidae. La présence d’une carène transversale sur T1. Le pronotum à 2 pointes fines m’oriente ensuite sur S. gracilis mâle, présence peu visible, d’un sillon et de lignes parapsidales m’amènent à l’hypothèse…

Antoine ne finit pas sa réflexion qu’il reprendra un peu plus tard parce qu’il doit vérifier ses observations dans un autre ouvrage qui se trouve à la bibliothèque universitaire de Belle-Beille, mais y renonce à cause de la pluie qui a redoublé et du vent dont les bourrasques seront néfastes à son parapluie acheté à Cherbourg sur le port même, où il a assisté à la fabrication de son parapluie qui porte le sigle de la maison même, mais également son nom inscrit dessous parce que la jeune femme qui réalisait la finition venait de recevoir une nouvelle machine à broder et voulait absolument l’avoir en main pour le lendemain.

Sans doute avait-elle été séduite par sa curiosité parce qu’il avait posé tout un tas de questions sur la pression du bras, sur la vitesse et le nombre de points à la minute et aussi sur la qualité du tissu utilisé, les coloris, il avait pris des échantillons qu’il avait soigneusement répertoriés et catalogués dans un petit carnet à la grande surprise de l’ouvrière. Il avait même noté le nombre de points utilisés pour coudre les baleines et les différentes essences de bois avec lesquelles on faisait les manches, bref tous renseignements lui permettant un jour de retrouver, au cours d’une enquête, grâce à ces déclarations, peut-être un coupable ou de faire innocenter un suspect. Sa très grande curiosité est insatiable. Pourtant à le voir, il n’y paraît pas si ce n’est son apparence très soignée et la façon dont il pose les questions les plus anodines.

Il laisse donc son travail en suspens en refermant le carnet sur le signet en attendant le retour d’un temps meilleur pour trouver les compléments dont il a besoin. Il traverse comme à son habitude la place du Mail pour rentrer déjeuner chez lui à pied, serrant son manteau autour de lui, la tête nue, son parapluie roulé sous le bras. Verne qui ne connaît pas son adresse le voit traverser la place par la fenêtre du bureau des inspecteurs en se demandant pourquoi il a pris son parapluie.

La pluie d’ouest frappe les carreaux de la fenêtre de son bureau à grandes gifles répétées, sous les rafales de vents qui soulèvent des tourbillons de feuilles arrachées aux branches des arbres du jardin entourant le commissariat.

Arrivé alors qu’il faisait nuit noire, le commissaire regarde se lever une lumière grise qui escamote les vitres et rend la journée encore plus maussade. Victor, son adjoint, grogne dans son coin. Il a entrepris de ranger les armoires de son bureau qui regorgent de boîtes de toutes sortes, de cartons dont personne ne sait plus ce qu’ils contiennent. Il essaie d’établir un inventaire et les surprises sont rares. Des cartons sont vides pour la plupart et les différentes boîtes qu’on voudrait intéressantes, ne sont qu’une succession de méthodes pour prendre les empreintes. Elles s’actualisent au fil des années, mais personne ne se résigne à s’en défaire. Elles auraient pu figurer dans le musée de la préfecture de police, mais en attendant, il les montera aux archives et là elles tomberont définitivement dans l’oubli. Finalement, Victor prend sur lui de vider les boîtes les plus anciennes et ne garde que la dernière modification qui renvoie les anciennes aux calendes. Demandant de l’aide à l’un des assistants nouvellement promus, il transporte le tout dans le coffre de sa voiture et prend la direction de la déchèterie de la Baumette où les papiers sont broyés avant d’être recyclés. Il a pris soin d’emporter le badge du commissariat pour faire détruire en priorité tous les éléments qu’il transporte et sans l’aide de l’assistant qu’il avait eu scrupule à faire sortir par cette matinée glaciale, il est trempé des pieds à la tête quand il quitte l’allée du Seuil de Maine. Le sol de l’allée devient de plus en plus spongieux au fur et à mesure que la Maine monte, envahissant désormais toute la berge sur plusieurs mètres. Il reprend la voie rapide pour rentrer au plus vite, sachant que le jour se levant, le flot d’appels se fera plus intense.

Une sonnerie de plus retentit au standard et l’appel d’alerte est déclenché. En effet, la Maine, sous surveillance depuis plus d’un mois, atteint désormais la cote d’alerte et les populations proches du fleuve doivent être informées d’une crue prochaine et d’une évacuation proche. La procédure d’action se met en place ainsi que le plan ORSEC et bientôt on n’entend plus que les conversations du planton au téléphone et le souffle des ordinateurs sur les tables des inspecteurs. Tout le personnel est à pied d’œuvre. On s’est réparti les quartiers menacés pour avoir le plus d’efficacité et aider au mieux les équipes de pompiers dont les bateaux sillonnent le fleuve déchaîné qui pousse sur son lit, des branchages qui roulent sur eux-mêmes, menaçant de les faire chavirer à tout instant. Les puissants moteurs de « cannot » font traverser des gens bouleversés, arrachés à leurs maisons en danger. Choqués et fébriles, on les voit apporter une valise, une seule par famille comme il est stipulé dans la circulaire. Les forces de police prennent place, elles aussi, sur les berges, remontant au fur et à mesure que l’eau s’élève, restant le plus possible dans les quartiers inondés pour éviter les intrusions malhonnêtes qui se produisent parfois lorsqu’on s’y attend le moins, mais toujours par lâcheté, au moment où les victimes potentielles sont frappées par le sort et deviennent vulnérables. Cette lâcheté qui pourrit notre société mobilise les prédateurs peu scrupuleux qui n’hésitent pas à profiter de la situation dramatique, sans se soucier d’autrui. Les hommes se relaieront jour et nuit pour faire le guet tant que les eaux seront sur les pavés de la Haute Chaîne.

L’heure du déjeuner arrive, il faudra, au commissaire Verne, traverser le jardin pour atteindre sa voiture et alors qu’on vient à peine de se sentir sec, il faut faire face à nouveau, à la tourmente. Il ne rentrera pas à la Roseraie, il n’a pas le temps avec la circulation arrêtée sur les voies sur berges. Il se contentera d’un déjeuner rapide à la brasserie sur la place du Mail où Victor viendra le relayer. Il reste debout au bar, les cheveux ruisselants d’eau et le blouson sur le dos qu’il n’ose pas quitter de peur de ne pas pouvoir te remettre tant il est dégoulinant d’eau qui s’imprègne malgré la cire d’abeille que son épouse passe régulièrement sur le cuir des épaules et le col. Un peu perdu, les yeux dans le vague, il regarde les allées et venues entre la salle et le bar, pensant à tout et à rien. Attendant comme il le prévoit les interventions en tout genre du plan ORSEC qu’il lui faudra diriger au mieux. Avec quelquefois des ordres et des contre-ordres qui sèment des pagailles inutiles.

À peine les sandwiches avalés et un café pour les faire passer, il lui faut revenir le plus tôt possible, prendre des appels et diriger ses hommes au plus pressé. Tout l’après-midi, les téléphones sonnent, demandant soit l’assistance des pompiers, soit l’aide des services de santé et heureusement, il n’y a pas besoin d’intervenir pour des accidents graves. La population est très habituée et on sait partir assez tôt pour ne pas risquer de mettre sa vie en péril. On a vu les années passées, des vieilles personnes portées par des bras musclés pour qu’elles ne risquent pas de trébucher ou de glisser sur des obstacles cachés sous les eaux, de bébés hilares qui riaient de voir les beaux cirés jaunes et les casques brillants des pompiers. Des mamans fébriles essayant de protéger leur progéniture de la pluie avec un parapluie dangereusement oscillant sous les bourrasques de vent. Tout un monde éperdu, que les pompiers réconfortent tant bien que mal, toujours avec beaucoup de courtoisie et de prévenance.

La nuit fut d’un calme surprenant, le vent, comme par enchantement, tomba sur les coups de sept heures, mais la pluie fine continuait de tomber avec une régularité alarmante. La chape d’inquiétude qui angoissait la ville tout entière s’épaissit. On savait comment se terminaient ces intempéries et les inondations auxquelles il faudrait faire face. Depuis longtemps, les solidarités se mettaient en place et l’eau qui montait inexorablement ne trouverait que peu de victimes à se mettre sous la dent. On évacuait tout ce qui pouvait avoir de la valeur et on espérait que l’eau s’arrêterait avant d’atteindre les différentes marques qui, au fil des inondations, dessinaient des échelles sur les murs des maisons riveraines.

Hélas, la Sarthe, grossie du Loir et de la Mayenne, ne désarmait pas et charriait son trop-plein d’eau vers le bassin de la Maine.

Déjà, l’île Saint-Aubin n’est plus qu’une petite langue de terre et les arbres engloutis tendent leurs bras griffus vers un ciel que leurs incantations laissent sourd. Il est midi quand l’eau atteint la Haute Reculée. L’inquiétude est à son comble, car l’eau monte toujours et rien ne semble devoir tarir les fontaines du ciel qui s’écoulent avec une exaspérante régularité. Les voies sur berges sont coupées et la circulation en ville devint effarante. Le pont de la Haute-Chaîne dont l’eau arrive maintenant à moins d’un mètre du parapet fait office de sifflet et les bouillonnements de l’eau, s’engouffrent dans le goulet avec un mugissement lugubre. Les énormes vagues se précipitent vers les passages encore libres sous les voûtes, avec des plaintes effrayantes sous les coups de boutoir du vent qui souffle à contre-courant.

Les équipes des sapeurs-pompiers appellent à l’aide, ne suffisant plus au déplacement des personnes que la montée des eaux chasse de chez elles. Les bateaux circulent beaucoup plus vite que les voitures dans la ville et bientôt il est plus facile d’évacuer les blessés et les malades vers l’hôpital en barque.

Le lendemain, la place Molière est inaccessible. La ville coupée en deux se résigne à n’avoir plus qu’une activité au ralenti. Vers le milieu de l’après-midi, les ingénieurs des Ponts et Chaussées interdisent la circulation sur les ponts de Haute-Chaîne et de basses-Chaîne qui menacent de s’écrouler. La pression des eaux est encore montée et semble pouvoir anéantir tous les orgueilleux ouvrages des hommes pour leur montrer combien leurs actions sont vaines devant la volonté toute-puissante de la Nature.

La circulation entre les deux rives de la Maine est interrompue sur tous les ponts qui enjambent les fleuves et les rivières de la ville. La Loire déverse ses affluents vers l’estuaire qui refuse d’évacuer les alluvions qui s’accumulent entre deux faibles marées et grossissent chaque heure.

La ville, reliée par un seul pont, ne mène plus qu’une toute petite et sinistre activité. Le passage sur le pont de Verdun rappelle à tous que l’eau peut encore monter. Les tourbillons inquiétants se forment autour des piles noyées jusqu’à la hauteur du parapet. Les eaux charrient des arbres arrachés, des débris de toutes sortes que les pompiers ont beaucoup de mal à retirer et manœuvrent avec précaution tant le courant est fort. L’aspiration qui se produit sous la voûte du pont encore libre, créant une dépression qui aspire l’eau avec des accents d’asthmatique.

Il plut encore, mais les périodes d’accalmie se firent plus fréquentes et on put enfin mesurer l’ampleur des dégâts. Le temps se maintint, imparfait et venteux encore une bonne dizaine de jours avant que la décrue ne s’amorçât. Les volontés, tendues à l’extrême, gagnaient sur le sentiment de découragement que l’état de la rivière avait fait naître. Verne voyait ses hommes revenir hagards de fatigue. Non seulement la ville devait se défendre contre la montée des eaux, mais comme dans toutes les catastrophes, le désarroi des uns devenait profitable aux autres. Il fallait sans cesse intervenir dans les quartiers inondés afin de préserver du pillage, ce qui restait intact au-dessus des eaux. L’insécurité qui régnait dans la ville sinistrée n’était qu’un fait récent. Dans le passé, jamais personne ne se serait permis de pénétrer dans une maison alors que les habitants l’avaient désertée pour de se protéger ailleurs.

Tout est changé et la sollicitude a fait place au « chacun pour soi et tant pis pour les autres », ils n’étaient plus là pour protéger leurs maisons, bien fait pour eux ! Ce qui était abandonné était la proie des barbares.

Les interventions sont nombreuses et dangereuses, car on doit passer en barque pour atteindre les lieux des patrouilles et protéger les pompiers qui interviennent la plupart du temps dans les mêmes lieux.

Des coups de feu furent échangés un bon nombre de fois, mais, soucieux de sauvegarder les civils dont les pompiers s’occupent, les policiers ont préféré tenir tête de loin et chasser, au lieu de poursuivre.

L’eau stagna ainsi durant cinq jours. Cinq longues journées où le soleil apparaissait quelques heures, pâle, timide, vite recouvert par les nuages. Cinq longues journées et cinq longues nuits de surveillance, d’entraide, de la peur permanente de passer à côté de détresses inconsolables ou de ne pas faire ce qu’il fallait pour secourir et protéger. Mais ce monde est imparfait et les hommes bien ordinaires et impuissants dans ces temps de désastre.

Enfin, la décrue s’amorça avec la marée qui prit une amplitude raisonnable et libéra l’estuaire de la Loire de la boue et des eaux qui stagnaient à l’embouchure. En deux jours et deux nuits, tout fut dit. Il ne resta plus que les bois flottés, les débris de toutes sortes que les rivières avaient transportés dans leur débâcle et avaient déposés en amont du pont de Haute Chaîne.

Jour après jour, les épaves s’échouaient sur l’une ou l’autre des rives de la Maine. Le niveau de la rivière rentra dans les hautes berges et laissa la plus grande partie des rues libres où des relents humides, nauséabonds stagnaient en nappes au-dessus des berges boueuses. On put, après quelque temps de séchage, repasser sur les deux ponts qui permettaient les relations des quartiers Nord-Ouest et Sud-Est. La ville reprenait ses droits.

Cette semaine-là, les pompiers retirèrent de la Maine une voiture engloutie près du pilier Nord du pont de Haute-Chaîne. Les services de l’Équipement et les contrôleurs des voies navigables qui surveillaient la remise en service des ponts inspectaient les piliers fortement endommagés par les impacts des arbres. Ils découvrirent un véhicule, sans doute une R5. Elle semblait collée au fond du lit de la rivière et ils durent faire intervenir les engins spéciaux afin de l’arracher à sa gangue de boue.

Le lourd véhicule à trois essieux, qui portait la grue n’avait pas été autorisé à passer le pont de la Haute Chaîne et avait dû faire route par le nord pour emprunter un pont moins vulnérable à la hauteur de Châteauneuf. La circulation était arrêtée afin qu’il puisse prendre place à la hauteur du pont en passant par le boulevard Arago. La grue est descendue du porteur sur la route. C’est sur les chenilles que l’engin descend sur la berme en contrebas. Deux longues heures furent nécessaires pour stabiliser l’engin sur les berges rendues glissantes et mouvantes, afin qu’elles puissent supporter l’énorme poids et résister à la pression de l’effort que demandera la sortie de l’eau du véhicule. L’opérateur déploie les quatre stabilisateurs qui font ressembler la grue à une girafe quand le bras de la grue est levé dans la position de travail, juste au-dessus du lit de la rivière.

Les sapeurs-pompiers sont à pied d’œuvre et les scaphandriers attachent la voiture aux harnais. Les hommes-grenouilles sont remontés, effrayés, pour prévenir que deux corps gisent dans l’épave et qu’il faut appeler le commissariat.

L’ingénieur en chef présent sur les lieux appelle le commissariat central et prévient de la découverte macabre. Aussitôt, les forces de police présentes dans les environs viennent se mettre en faction autour du pont et de la levée de Haute Reculée afin d’interdire aux badauds d’approcher. Le véhicule d’une puissance de 18 KW fait à peine plus de bruit que les voitures circulant sur le boulevard. Sa capacité de levage lui permet de soulever une charge de presque 300 kg au bout de sa flèche de 15 m. Il leur faut déplier la flèche sur toute la longueur pour permettre à cette dernière de lever le véhicule ennoyé assez loin de la première pile du pont.

 

 

 

 

 

Le commissaire Verne a bien vu, en passant le pont, que les pompiers et une grue étaient à pied d’œuvre, mais ce n’est qu’arrivé au commissariat qu’on l’avertit que des corps sont prisonniers de la carcasse.

Il repart donc, le lourd blouson de cuir sur les épaules, imbibé d’eau, car il pleut de nouveau. Le quartier de Haute Reculée avait, la semaine précédente, eu de l’eau jusqu’à plus d’un demi-mètre à l’intérieur des maisons pourtant surélevées. Le quai était glissant et la boue, charriée par les eaux s’était déposée sur plusieurs centimètres, diluée par l’averse, rendait la démarche digne d’un patinage qui n’avait rien de gracieux.

La haute silhouette rassurante de Verne et le calme qui se dégage de sa personne, contrastent avec l’air maussade qui se lit sur son visage à l’idée de devoir affronter de nouveau les intempéries et surtout l’attente sous les averses.

Il est las de toute cette pluie qui l’empêche d’aller se promener en Sologne avec Phong qui aurait voulu peindre les étangs et les brumes matinales. Il aimait tant partir dans le petit matin encore sombre, la main du petit garçon dans la sienne, assister à son émotion lorsque le soleil se levait là, juste devant ses yeux. Le visage de Phong prenait alors une intensité intérieure qui rayonnait de toute sa personne, comme si l’illumination venait de l’intérieur et rivalisait avec le jour naissant. Plus il passait de temps en compagnie de ce garçon, plus il l’aimait d’une façon incroyable. Il adorait sa fille avec laquelle, ils avaient partagé des moments extraordinaires et dont il se souvenait parfaitement. Quand son petit-fils Marc est né, il avait éprouvé une fière tendresse et racontait tous ces petits sourires, ses grimaces et depuis qu’il allait à l’école, tous les mots nouveaux qu’il connaissait. La rencontre avec Phong et Mai-Li s’était passée dans le jardin alors que Marc sur le dos de son grand-père chevauchait un cheval rétif qu’il fouettait d’une herbe folle. Les trois enfants s’étaient aussitôt adoptés, Marc avait fait la place à Mai-Li qui, apeurée, n’avait pas voulu grimper sur le dos de Verne, mais Phong avait ri aux éclats et les trois enfants ne passaient plus de journée sans se voir. Marc, dont les parents habitent sur le même trottoir, n’a pas de rue à traverser, vient jouer avec les deux autres maintenant plutôt qu’aller à la crèche. Les grands-parents profitent ainsi et de la présence des enfants, mais également celle de leur fille qui venait elle aussi chercher à réconforter les petits.

Il revient à la réalité en arrivant sur la berge spongieuse qui aspire les pas et vous oblige à un effort à chaque enjambée pour garder un équilibre. Il serre les mains du capitaine des pompiers qui dirige la manœuvre délicate de désincarcération des corps, car les portes fermées à clé, semble-t-il, ne peuvent s’ouvrir normalement. Il se demande, si c’est bien la peine de sortir les corps puisqu’on va lever la voiture et la sortir de l’eau, mais pour les pompiers, la problématique n’est pas celle du policier qui aurait aimé préserver au mieux l’habitacle.

Tous pensent que les pauvres gens ont dû se trouver entraînés par la brusque montée des eaux en amont d’Angers. Ils avaient certainement coulé avec la voiture sans qu’il leur fût possible de tenter quelque chose pour sortir. La position des corps montre qu’ils ne se sont pas débattus et n’ont pas tenté d’ouvrir ni les portes ni les fenêtres comme d’autres cas l’avaient laissé entrevoir. Ce qui surprend l’enquêteur qui a déjà effectué cette remarque, à l’occasion d’un autre accident qui n’en était pas un. Il avait déjà vu ce cas de figure où la personne retrouvée dans le véhicule flottait légèrement au-dessus des sièges, mais la femme avait été étranglée avant de couler. Quand la voiture s’immerge avec des passagers en vie, ils les retrouvent flottant dans l’habitacle, pas sur les sièges, généralement. Ils ont essayé de sortir et se sont débattus, ce qui n’est pas le cas dans cette voiture-ci alors que les corps ne sont pas attachés par les ceintures de sécurité d’après la constatation des pompiers.

Le travail de recherche a commencé tôt depuis le matin, mais les conditions climatiques et les moyens à mettre en œuvre ont retardé considérablement la remontée des corps. Les différents services de secours doivent suivre une longue procédure bien définie et les méthodes administratives entravent gravement le bon déroulement et surtout la rapidité des moyens à utiliser. Les pompiers, les policiers, les deux ingénieurs de l’équipement, ainsi que les techniciens du levage attendent dans un vacarme et une agitation qui frôlent l’hystérie, les ordres hypothétiques. trop de monde inactif qui aurait été plus utile ailleurs et la nuit qui tombe sur ce chaos ramène la pluie.

Le médecin légiste attend lui aussi. Les cheveux hirsutes, les yeux gonflés montrent qu’on l’a arraché à son sommeil, bien que ce soit le milieu de l’après-midi, mais le plan ORSEC l’obligeait à intervenir ainsi que ses confrères. Il avait dû travailler une partie de la nuit précédente, tous les médecins, y compris le médecin légiste, devaient faire face aux accidents de toutes sortes, aux accès de fièvre, aux malaises qui surviennent comme une épidémie maintenant que le plus gros de la peur est passé.

Il fume une cigarette qui fait entendre des chuintements chaque fois qu’une goutte de pluie touche le bout rougeoyant. Il tire dessus à longues aspirations qui dénotent sa lassitude, puis il enfile ses gants de latex et sort ses instruments de première intervention.

Les deux corps extraits par le toit du véhicule qui est encore dans l’eau sont déposés sous une tente pour abriter de la pluie les premières observations qu’il doit commencer ici même, par règlement. Les policiers en uniforme ont pris possession des lieux en écartant les badauds qui s’agglutinent sur la berge. Ils tendent des barrières pour maintenir éloignés tous les indésirables, du lieu d’émersion. La police en civil commence son travail d’investigation et le Parquet qui a envoyé deux photographes en plus des inspecteurs a fait prévenir le juge d’instruction Vaslin.

De ses mains gantées, le praticien dégage le cou d’un premier corps. Verne regarde sans vraiment faire attention à ce que dit le médecin qui enregistre ses constatations sur une bande magnétique. Machinalement, il inspecte le crâne et appelle Verne.

— Un trou, dans le cuir chevelu, en haut de la nuque. Une balle ? Petit calibre, pas ressortie devant.

Puis, passant à l’autre corps, il n’eut aucune hésitation, mit le doigt au même emplacement.

— Un trou ici aussi, ça m’a tout l’air d’une exécution, ils ne se sont pas noyés ces deux-là !

— Pouvez-vous déjà dire depuis combien de temps ? Ose Verne qui profite de l’étonnante prolixité du légiste.

Depuis tout le temps qu’ils travaillent ensemble, c’est bien la première fois qu’il fait une phrase aussi longue. Le professeur Aquilon n’est plus un jeune homme et s’il a choisi la médecine légale c’est par souci de déterminer les causes de la mort avec minutie. Autant il est discret au moment des premières constatations, se bornant à dire sa sempiternelle phrase, « il est mort », autant ses rapports sont un modèle de précision. Les photos du document dûment renseignées et très descriptives. Il ne laisse rien au hasard, sa minutie apporte à Verne un aperçu si précis de ce qui s’est passé dans les dernières heures de la vie de la personne qu’il a autopsiée qu’on pourrait croire qu’il était présent sur les lieux, mais c’est seulement sa longue habitude et sa connaissance des hommes qui font la différence. L’habituel « il est mort » qui ponctue généralement la constatation brutale et définitive ne vient pas, montrant que le médecin est interloqué par ce qu’il voit, mais il se tait. Verne doit se contenter du hochement de tête qui voulait dire : On verra à l’autopsie.

 

 

 

 

 

Chapitre 2

 

 

 

Lentement, le véhicule équipé de parachutes ascendants s’extirpe de la boue accumulée contre la berge. Les haubans des ancrages se tendent et la grue girafe, formidable machine, venue depuis Mûrs-Erigné à une vitesse très lente compte tenu du matériel embarqué, entre en action. Le toit de la voiture, arraché au burin pneumatique pour libérer les corps, apparaît. Les badauds se taisent. On entend le pilote du bateau pneumatique des pompiers donner ses ordres par talkie-walkie au technicien du levage qui, perché dans la cabine de commande, les yeux rivés à ses diodes et à ses mesures, manœuvre en aveugle. Il n’a pu s’avancer très loin après le pont dont le quai encore en partie sous l’eau, menace de s’effondrer. La voiture doucement sort de l’eau, les roues seules restent encore immergées.

— Tu y es presque, bouge encore un peu en avant de cinquante centimètres oui, voilà et tu pourras commencer à pivoter !

— Attends, j’arrive à la charge maxi… ! Qu’est-ce qu’elle est lourde cette bagnole ! C’est quoi comme engin ?

— T’as encore du jus ou t’es au bout… ?

— J’essaie encore, je dois avoir 15 % de bonus, elle monte toujours ?

— ça y est, elle est hors d’eau, tu vas pouvoir la poser !

— Il était temps, je suis juste entre 80 et 85 !

— Vas-y, déplace de deux degrés à gauche puis à gauche toujours sur sept degrés… Est-elle encore accrochée quelque part ? Non, elle a l’air de monter !

— C’est bon, tu peux descendre doucement là, juste aux pieds de ces Messieurs, dans un mouchoir de poche ! Tu es un champion mon gars !

Avec une précision extrême, la voiture est déposée sur la jetée, à quelques mètres du commissaire Verne, sans secousse elle s’incruste dans la boue en expirant de l’eau comme un noyé. Le commissaire s’approche seul et fait le tour de la voiture, aucune porte ne peut s’ouvrir de l’extérieur. Avec précaution, il glisse le bras par la fente du toit béant et lève le loquet de l’intérieur. Aucune trace de sang n’est visible ni un autre objet qui permettrait de penser qu’ils auraient été tués dans la voiture. L’inspecteur Victor et le substitut du procureur s’approchent.

Vaslin et Verne se connaissent et s’apprécient, ils ont confiance l’un envers l’autre. Les relations professionnelles qu’ils ont nouées depuis l’affaire des enlèvements de mineurs se sont peu à peu transformées en sincère estime. La présence, chez le commissaire, de Phong et Mai-Li qui s’épanouissent et grandissent en sécurité, permet aux deux hommes de se rencontrer très souvent, en dehors du cercle professionnel. Ils se serrent la main et restent là, regardant les pompiers et le médecin légiste s’occuper des corps sans rien se dire, maussades, les mains dans les poches, une auréole de buée autour de la bouche et du nez comme un petit nuage personnel indiquant la température.

Il fait de plus en plus froid malgré le gros projecteur qui lance des ombres gigantesques sur la rive qui descend en pente douce vers l’eau. Le médecin légiste remonte vers eux en retirant ses gants. Il allume une nouvelle cigarette et tente de faire ses premiers commentaires. Il fait les premières constatations d’usage et ne tenant plus debout, bâille sans arrêt. Victor lui permet de partir et prend la parole pour lui, le laissant à son mutisme proverbial et à son épuisement.

— Il y a moins de dix jours que les corps sont sous l’eau et ils n’y sont pas allés tout seuls ! dit Victor.

— Que voulez-vous dire ? On les aurait poussés dans l’eau !

— Ils ont chacun une balle dans la nuque ! Difficile de conduire dans ces conditions !

— Pensez-vous que l’eau ait pu laver le sang s’ils avaient été tués à l’intérieur ?

— Non, et de plus, il y aurait de la matière cérébrale, car les déchirures provoquées par les projectiles ont forcément entraîné des fragments d’os et de cervelle hors du crâne. Ce qui se retrouverait sur le dossier des sièges. Et montrant les photos qu’il a prises avec son appareil photo numérique, vous voyez les dégâts, à l’arrière du crâne, ils sont occasionnés par les gaz expulsés lors du coup de feu qui a dû être tiré d’assez près. Je dirais moins d’un mètre. À première vue, c’est une arme de calibre 9 mm, le trou d’entrée est légèrement inférieur à 9 à cause de la rétraction de la peau, mais j’ai la certitude que ce n’est pas un projectile plus petit.

— Avez-vous trouvé une clé de contact ?

— Rien, quelques papiers qui ne résisteront pas au séchage et une écharpe de laine dans le coffre. Impossible de savoir qui ils sont, j’ai vérifié le contenu des poches, elles sont vides ! Pas d’étui non plus ni d’impact de balle dans les sièges. Ils n’ont pas été tués dans la voiture.

— Quand pourrez-vous nous donner quelque chose pour commencer l’enquête toubib !

— Je partais pour Cythère lorsque vous m’avez fait appeler, je vais dormir une heure ou deux, mais je serai tout à fait disponible pour vos hommes dès onze heures à la morgue ! Est-ce que ça vous va, je n’ai pas dormi depuis trois jours, je ne suis plus bon à rien. Je me requinque un peu avant. On peut toutefois penser qu’ils sont d’origine maghrébine si vous voulez une piste à flairer. Décidé à faire des confidences.

Verne le regarde du coin de l’œil, voit sa mine blafarde, sa barbe, fleurie de plusieurs jours, n’ose pas faire de remarque qu’il juge inopportune.

— D’accord pour onze heures dit Verne, mais on peut attendre demain matin. Ce n’est pas à un jour près, n’est-ce pas Monsieur le Juge, mes hommes aussi ont besoin d’une bonne nuit de sommeil et ce soir, avec un peu de chance, la crue se stabilisera.

— Oui, faites ça demain matin ce soir reposez-vous, nous en avons tous besoin et sur ce, bonne nuit Messieurs, je continue à chercher dans la carcasse, on ne sait jamais… je la ferai porter ce soir à la fourrière du commissariat si vous en avez besoin commissaire, à demain.

Vaslin reste près de l’épave. Il inspecte l’intérieur du véhicule et demande.

— Personne n’a trouvé d’arme ?

On fait encore plusieurs fouilles et les objets trouvés sont répertoriés et classés. Les pompiers peuvent enfin rincer la carrosserie de la boue qui l’entoure et on lire les plaques minéralogiques ainsi que la couleur de la R5 dont le toit seul était endommagé. Les hommes-grenouilles n’avaient pu entrer dans l’habitacle. Les vitres qui n’avaient pas cédé sous la pression de l’eau avaient également résisté à la pression des coups. Il lui fallut encore deux bonnes heures avant de permettre aux policiers l’enlèvement de l’épave vers la fourrière à l’aide de leur camion de dépannage.

Il tourne autour, vérifie, cherche des clés de contact, essaie de comprendre si le véhicule est tombé près du pont ou si, entraîné par le courant, il a pu dériver longtemps. Il consigne toutes ces questions et il en fera part au commissaire. Il part enfin, laissant les hommes du parquet terminer les constatations d’usage et les photos de toutes sortes qu’il leur a demandées.

Le conducteur de l’engin de levage, dans la cabine chauffée, trouve le temps un peu long, il aurait aimé finir tôt et le chemin de retour allait être aussi fastidieux que l’aller à cause du détour à faire. Toute cette agitation sous les projecteurs l’ennuie et il lui reste encore à mettre la grue sur le porteur pour pouvoir partir, mais il ne peut le faire sans autorisation pourtant il lui faudra deux bonnes heures pour rejoindre son point de départ. Il profite de la présence des gendarmes et de la police pour fermer son engin et aller prendre un repas sur le quai. Il a le temps de dîner d’un sandwich et d’une bouteille d’eau qu’il prend debout au comptoir du troquet. Inquiet du temps qui passe, il sort sur le quai et descend vers la voiture. Le pilote est sur la berge lorsqu’on vient lui demander de mettre la voiture sur le camion de transport qui ne peut atteindre le chemin sans risque de s’enliser. Il n’y a aucune difficulté, mais pourtant la R5 est plus lourde qu’il ne s’y attendait. Lorsqu’il la soulève pour la seconde fois, il regarde son tableau de commandes et s’étonne une nouvelle fois du poids qu’il soulève, et pense tout haut et par la vitre de la portière de son engin, il peste.

— Fichtre ! Ça pèse l’eau dans cette carcasse ! Je ne croyais pas qu’il en restait autant ! Ils auraient pu ouvrir les portes pour qu’elle se vide plus vite, bon sang ! Je vais mettre un temps fou pour la remonter jusqu’au sec ! Qu’est-ce qu’ils ont mis dans cette bagnole ?

L’eau s’écoule encore un peu et se tarit, pourtant l’aiguille reste dans le rouge. Il signale l’anomalie à ses supérieurs par téléphone pour une éventuelle révision de l’appareil qui est pourtant le soin de tous les instants, compte tenu du prix des technologies embarquées. Rien n’était laissé au hasard et la maintenance allait avec la qualité des prestations demandées. L’aiguille dans le rouge pour une simple R5, il n’avait jamais vu ça et si quelque chose clochait, il en référait à sa hiérarchie. Il peste encore une fois devant Vaslin qui lui demande le pourquoi de son inquiétude. La manœuvre est délicate parce qu’il faut lever le véhicule vers le quai et le pilote prend le temps de la charge avant de répondre qu’il n’a jamais vu une R5 lui faire dépasser la charge maximum de chargement et là, il ne lui reste que peu de ressources. Verne s’est approché et monté sur le marchepied, il regarde les cadrans éclairés dont il ne connaît rien, mais le pilote lui montre l’écran de son ordinateur de charge qui indique le poids de la charge qu’il ne doit pas dépasser sur sa flèche à la longueur maximum et les diodes sont presque à la limite supérieure.

— Là, vous voyez, si jamais il y avait un corps dans l’auto et même seulement le toit, je ne pourrai pas la lever et ça, ce n’est pas normal, votre voiture, elle est en plomb !

Cette dernière remarque intrigue Vaslin qui regarde les cadrans avec intérêt et pourtant à la voir ainsi suspendue par les suspentes et les harnais ne semble pas si différente d’une autre banale R5.

Enfin, la voiture est installée sur le camion de la fourrière. Le conducteur de la grue replie son engin sur le véhicule porteur et de nouveau le camion-grue s’ébranle, lançant des éclairs dorés dans le brouillard poisseux qui entoure le bassin.

 

 

 

 

 

Huit heures sonnent au clocher de l’église de l’hôpital lorsque le commissaire arrive sur les pas du légiste qui entre à la morgue.

— Salut Toubib, alors, vous avez déjà commencé, non ! C’est bon, allons-y !

Le nez dans le col de son blouson enfin sec, le commissaire se prépare à passer une sale matinée dans la salle réfrigérée. Il veut être présent pour les premières constatations. Quelque chose d’important lui permettra peut-être de commencer l’enquête, car dans un premier temps, il n’y a même pas eu la possibilité de trouver l’immatriculation exacte de la voiture. Les plaques minéralogiques sont fausses, le numéro du moteur limé et la plaque ovale arrachée. On doit attendre que le siège avant gauche, bloqué dans la position avancée, soit enlevé pour essayer de lire le numéro de série qui s’y trouve caché. La seule possibilité actuelle est de trouver quelque chose sur les corps.

Le froid a conservé au mieux les tissus et les visages, hormis le trou d’impact de la balle, sont identifiables. Il suffit de presque rien pour que le photographe puisse sortir une photo valable. Le légiste souligne qu’il trouve incompatibles le fait que les corps soient aussi bien conservés et la date supposée du décès en référence avec l’état des impacts.

Les radiographies des corps permettent de constater les dommages provoqués par l’impact d’une balle qui n’est pas ressortie. L’attrition tissulaire occasionnée a détérioré une partie de la matière céphalique. Ce qui permet de penser que les coups de feu ont été tirés à bout touchant ou presque. Les gaz expulsés par l’arme sont entrés dans la cavité organique et une grande partie de la matière cérébrale chassée à l’extérieur. Le dosage du strontium dans le sang des victimes confirme qu’elles étaient mortes avant d’être immergées.

Le médecin légiste commence ses investigations et soigneusement note ses impressions à voix haute, pour l’enregistreur. Il signale l’absence d’œuf ou de larve d’insecte dans les yeux et les narines des corps, notifiant à l’inspecteur :

— Ils ont été mis à l’eau, sans doute immédiatement après avoir été descendus. Ils ne sont pas restés à l’air, de toute façon, au mois de février, il y a peu de larves, difficile à déterminer par ces marqueurs. Pourtant l’aspect de la peau et des organes superficiels est étrangement racorni, et le professeur ne tarde pas à souligner le fait. Verne qui a le nez sur son carnet relève la tête. Le moment est d’importance.

Le médecin observe les mains et les ongles les uns après les autres, note les malformations, les déformations ou les absences de déformation que Verne consigne sur sa fiche. On apprend beaucoup sur une personne à cause de ses mains, mais le séjour dans l’eau rend impossible la prise d’empreinte pour l’instant, il faudra attendre que le médecin prélève la pulpe et fasse lui-même le relevage en glissant son propre doigt dans la peau qui se délite sur un corps immergé.

— On dirait qu’ils ont été congelés ou tout du moins gelés, affirme Aquilon, gelés certainement.

— La question qui vient maintenant avant ou après la mort ?

— Il faut attendre que j’aie fini les choses sérieuses pour répondre et argumenter.

On passe à l’examen des vêtements que les aides ont retirés et le commissaire s’en va dès que l’autopsie devient plus chirurgicale. Il ne tient pas à assister au reste des manipulations.

En arrivant place de la gare, le commissaire s’arrête et vient prendre un petit déjeuner reconstituant au buffet. Il y retrouve Victor qui parle avec les chauffeurs de taxi, des difficultés à circuler sur la Haute Reculée lorsqu’il y a de l’eau. Il cherche à savoir si, la circulation interdite, les véhicules empruntent malgré tout ce parcours, évitant ainsi le grand centre-ville. Mais personne ne s’aviserait de passer par là lors des risques d’inondation. L’eau monte à cet endroit plus vite en raison de la proximité des trois rivières et surtout de la vitesse des tourbillons que forment les courants. Les trois cours d’eau arrivent en même temps dans le goulet qui forme le bassin de la Maine et le danger est grand d’être emporté par l’aspiration des arches du pont, rétrécies par la montée des eaux. On pouvait très bien penser qu’une voiture en stationnement sur les bords du bassin se trouve emportée par l’énorme l’effet de siphon produit à l’approche du pont. Mais certainement pas une voiture en mouvement de toute façon. Les occupants auraient eu le temps de s’extirper s’ils avaient été conscients.

Tout le monde est au courant, et on émet les hypothèses aussi sottes que grenues. La presse n’a pas pu être tenue à l’écart. Vaslin n’a pas échappé au flot des questions de la presse écrite et de la télévision locale qui a retransmis toutes les phases du levage et la découverte des corps. Ils étaient convenus que Vaslin seul répondrait aux journaux, Verne préférait rester dans l’ombre. Cela lui permettait de n’être pas assailli à chaque pas lors de ses déplacements dans la ville où d’être suivi hors du commissariat.

Victor a l’air vraiment reposé. Il a dormi toute une longue nuit, la première depuis plus d’un mois et disparue, la barbe qui lui mangeait le visage ces trois derniers jours ainsi que les cernes bleus des yeux. Son sourire montre sa forme retrouvée, Verne lui envie à cet instant sa jeunesse. Lui se sent encore courbaturé de l’effort qu’ont demandé ces dernières semaines de travail accru.

Il fait encore froid, mais la pluie ne tombe plus, le gel va sans aucun doute s’installer et bloquer à nouveau le rythme normal de la vie. Lorsque Verne entre dans son bureau, il est surpris du froid qui règne. La pièce est glaciale et le radiateur froid. Il est passé de l’étuve à la glacière. Verne demande si quelqu’un est intervenu sur la chaudière, mais le planton lui répond par la négative. Il doit se résigner à aller chercher plus loin ce qui s’est passé. Il reprend son tournevis et essaie de débloquer le thermostat sans aucun résultat, ses inspecteurs attendaient patiemment qu’il eût fini de jurer. Alors, de guerre lasse, il assène un violent coup du manche du tournevis qui fait résonner le radiateur comme une enclume.

Il revient à son bureau et la conférence commence, les blousons et les écharpes autour du cou, essayant de prendre des notes malgré le froid. Les fiches s’alignent avec les questions et la liste des gens à contacter. Le directeur passe la tête par la porte pour demander s’ils ont des informations qui leur permettent de commencer les investigations. Devant la réponse négative, il entre, regardant bizarrement tous ces hommes, engoncés dans leurs vêtements alors que le bureau est à une température normale. Il leur demande s’ils ont la grippe, mais, si les fronts paraissent humides, seule la chaleur en est responsable. Verne revient au radiateur qui est brûlant. Il s’étonne un instant puis, reprenant le tournevis, il assomme le bouton faisant chanter le radiateur et reprend la suite de la réunion et les commentaires de ses adjoints. Chacun sort avec une mission bien précise, Verne n’a plus qu’à attendre un certain nombre de réponses et donner quelques coups de fil en patientant. Le directeur assiste à la correction infligée au radiateur avec un certain étonnement, mais sort sans dire un mot.

 

La matinée file tandis qu’il rédige les rapports et signe les dossiers qui attendent sur son bureau. Sur le coup de onze heures, n’y tenant plus, il remet son blouson pour supporter le froid qui commence à se faire sentir. Victor lui téléphone à plusieurs reprises pour faire le point des recherches, mais celles-ci restent vaines. La façon dont les pièces d’identification de la voiture ont été arrachées montre la volonté évidente d’effacer toute trace. Ce ne sera qu’à la fin de l’après-midi que le morceau de tôle sur lequel est inscrit le numéro de série sous le siège avant droit, découpé au lapidaire, dévoilera le numéro par réflexion.

Verne inscrit les fiches d’enquête et renseigne celles qu’il glisse dans sa poche. Il ne reviendra à son bureau que lorsqu’il aura d’autres éléments qui changeront le cours des choses et surtout oublier cette glacière aussi s’arme-t-il du tournevis et fait trembler le radiateur avant de sortir.

Tout l’après-midi se passe en démarches infructueuses, il est maussade quand il rentre au commissariat et se demande comment faire pour mettre un nom sur ces visages. Les empreintes digitales n’ont rien donné malgré la précision et le savoir-faire du légiste. Il reste encore un espoir, lorsque les photos passeront dans le journal le lendemain matin, que quelqu’un reconnaisse les deux hommes : un restaurateur ou un pompiste.

L’atmosphère du bureau est celle d’une étuve, le radiateur est brûlant et le thermostat toujours bloqué alors Verne s’empare du tournevis et frappe cette fois-ci un léger coup bien anodin et foncièrement badin sur le robinet, pour se moquer de l’aventure. Il s’assoit et téléphone aux journaux pour s’assurer que les photos passent le lendemain dans les éditions régionales et nationales dès le matin. Il prend contact avec le journaliste attitré du commissariat, Charles qu’il charge des relations officielles pour couvrir cet évènement tout en essayant de trouver de son côté des informations utiles.

La réponse ne vint que beaucoup plus tard.

 

 

 

 

 

C’est la fin de l’été, il fait une chaleur qui permet de prendre le petit déjeuner sur la terrasse devant la petite maison aux volets bleus de son oncle dès sept heures le matin. Le journal n’est pas encore dans le kiosque du village, alors Verne lit à fond celui de la veille en dégustant de délicieuses tartines beurrées à la confiture de fraises et un café bien noir de tante Louise. Un entrefilet, au milieu des faits divers, attire son attention :

On y précise – un individu, sans aucun doute amnésique, errait depuis quelque temps dans la forêt de Fontainebleau, la police municipale de Melun réussit à l’appréhender bien qu’il ne se montrât pas agressif. Il fut admis au centre d’accueil spécialisé de Melun où il reçoit encore en ce moment des soins attentifs.

Le journaliste ajoute des détails vestimentaires et surtout précise que cette personne portait des chaussures noires, dépareillées dont l’une n’est pas à sa taille.

Suivait la description exacte de la chaussure que portait un des morts du mois de février. Le commissaire veut en savoir plus, mais il doit attendre que les bureaux ouvrent pour se procurer le renseignement. En plein mois d’août, il aura affaire aux stagiaires et se demande si sa démarche ne pouvait attendre qu’il soit rentré à Angers.

Il finit son petit déjeuner en compagnie de sa tante Louise, une lève-tôt comme lui et qui déjà a cueilli au jardin, les haricots verts qu’il aide à éplucher. Il raffole des légumes frais et adore retrouver sur ses mains l’odeur un peu sûre du haricot qui chasse pour un temps l’odeur fétide des corps sanglants qu’il croit retrouver à chaque instant.

Verne est en vacances et décide d’oublier cette histoire de chaussure. Il s’en va pêcher avec Phong et Mai-Li, des gardons dans la Mauve. Ils ramènent de quoi faire une bonne friture pour l’apéritif qu’ils dégustent, son oncle et lui à l’ombre de la tonnelle de vigne vierge qui fait rampe sur la façade de la maison aux volets bleus. Le vieux commissaire a sorti un Sancerre d’un rare bouquet qu’ils vont chercher, sa femme et lui chez un propriétaire de leur connaissance dont il tait jalousement le nom à son neveu. C’est là que Verne repense à la chaussure. Son oncle aime l’entendre parler des enquêtes dont il s’est occupé et cette affaire-là a fait trop de bruit pour qu’il n’en eût pas connaissance. Il lui raconte les dernières évolutions et l’article du matin qu’il lui soumet pour voir si l’ancien divisionnaire pense comme lui.

Il est tard dans l’après-midi lorsqu’il appelle Victor au bureau. Il lui relit le passage du journal et lui demande de se mettre en contact le plus tôt possible avec le commissariat de Melun. Il faut à tout prix savoir ce que la chaussure noire avait à dire. Si l’homme interné est suffisamment lucide, peut-être parviendrait-il à donner quelques explications, quelles qu’elles soient ?

 

Victor rappelle une heure plus tard, il entrera en possession de la chaussure dès le matin suivant et pourra rencontrer le malade dans l’après-midi, mais il doit se déplacer à Melun.

— Je ne suis pas sûr de pouvoir m’absenter patron, je suis seul, c’est le pont du Quinze Août et je n’ai pas grand monde ici !

— Préviens que je serai à Melun pour dix heures demain ! Et qu’ils tiennent la chaussure à ma disposition, envoie un fax pour les formalités !

Ainsi se terminent les vacances du commissaire Verne.

 

 

 

 

 

Il fait à peine jour, la brume couvre les bords de Loire, comme une écharpe laiteuse qui s’enroule dans les méandres et les îles. La forêt seule échappe à la brume. La journée sera chaude si le vent ne se lève pas. Le commissaire Verne et son oncle n’ont pas dit un seul mot depuis leur départ. Le chapeau de paille qui ne le quittait plus depuis le début du printemps et la pipe rivée aux lèvres, l’ancien commissaire savoure ce départ à l’aube avec dans la tête le souci d’une énigme. Il se sent comme un lévrier sur les traces d’un lapin, mais pour un empire, il n’aurait voulu l’avouer à son neveu. La seule marque de son contentement avait été l’empressement avec lequel il avait acquiescé à la requête de son neveu. Sa façon de tirer à petits coups rapides sur sa pipe pour aspirer la fumée du tabac montre qu’il réfléchit au problème soulevé.

Ils traversent la forêt de Fontainebleau par l’autoroute et la quittent pour rejoindre Melun. Ils se rendent directement à l’hôpital où se trouve l’homme à la chaussure noire. Le médecin – chef du pavillon spécial est un beau jeune homme attentif, le visage ouvert, un regard vif, cerclé de lunettes à monture dorée qui ne parviennent pas à le vieillir.

Il explique tous les examens qui déterminent que son patient se promène avec une balle dans la tête depuis peut-être plusieurs mois, compte tenu de la cicatrice qu’il porte au niveau de la tempe gauche. Pour une raison encore indéterminée, quelque chose, le déplacement ou la cicatrisation interne, comprime des centres nerveux qui oblitérent sa mémoire.

— Pensez-vous pouvoir extraire la balle ?

— Nous avons pris rendez-vous à Angers. Cette intervention est impossible à Melun et il n’y a pas moyen de lui parler de Paris. Si le patient accepte l’intervention, dans l’état actuel des choses, la frayeur qu’il éprouve est trop forte pour qu’on puisse envisager de lui en parler. Il faut attendre qu’il se sente en confiance.

— Dois-je cacher que je suis commissaire de police ?

— Ce serait souhaitable et je suggère que ce soit vous lui posiez, vous les questions, il semble faire plus confiance aux personnes plus âgées ! dit-il en regardant l’ancien commissaire qu’il avait sans doute reconnu.

— Dites-moi si je peux voir les vêtements qu’il portait avant que nous lui posions des questions, s’il ne les porte pas sur lui bien entendu ?

— Aucun problème, nos malades sont tous en pyjama bleu ciel pendant leur séjour cela nous permet de nettoyer ceux qui en ont besoin vous voyez ce que je veux dire !

— Bien sûr ! Nous avons les mêmes inconvénients au commissariat sans pour autant avoir cet avantage…

Ils se dirigent vers une porte notée – interdit au public –. Une infirmière sanglée dans une blouse blanche qui la faisait ressembler à un énorme sac de farine accepte de bonne grâce, avec un sourire malicieux de sortir la housse où se trouvent les vêtements du patient « qui est si beau garçon » à ses dires.