Le passager de l'ombre - Guy Aymard - E-Book

Le passager de l'ombre E-Book

Guy Aymard

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Beschreibung

Le passager de l’ombre déroule une histoire humoristique à la Marcel Aymé de la ville de l’auteur à la recherche de son indépendance communale. Le roman tourne autour de 3 amis qui connaissent des destins différents à la fin de leurs études. On drague, on braconne, et le moins doué ne se débrouille pas si mal quand il trouve une jeune fille endormie au pied d’un arbre, et que la vie lui sourit enfin. Il devient même héros de guerre et l’indépendance de sa ville est acquise en 1925.

À PROPOS DE L'AUTEUR

C’est à la naissance de ses petits enfants que Guy Aymard s’est mis à l’écriture. Il compte à son actif seize romans et s’est également essayé à la poésie (mille vers). Ses récits sont inspirés de ses expériences d’ancien militaire, de ses jugements. Ils sont également le fruit de ses nombreuses lectures, sans cesse à la recherche des plus beaux textes.

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Guy Aymard

Le passager de l’ombre

Roman

© Lys Bleu Éditions – Guy Aymard

ISBN : 979-10-377-1702-3

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Du même auteur

- La splendeur assassinée Tome 1, Ed. Sekhmet, 1999
- Napoléonidas / Bicentenaire de l’empire, Ed. Sekhmet, 2002
- L’arc d’alliance/roman des âges oubliés, 7écrit, 2007
- Le secret/roman du terroir, Éd. Persée, 2009
- Le cygne de la foi/roman biblique, 7écrit, 2013
- Ank le marcheur/roman des origines, 7écrit, 2013
- Comitissa/Roman Historique, 7écrit, 2013
- Lettre ouverte d’un naïf à Mr le Président de la République, Edilivre, 2013
- Sel fin sur la loi salique, 7écrit, 2013.

À l’humanité

Une histoire qui aurait pu exister, mieux, qui a sans doute existé

L’auteur

La fuite

Esteban marchait depuis des jours (il ne savait plus combien), il marchait pour ne pas tomber, pour moins penser à sa faim qui lui taraudait les entrailles. Il avait pu chiper quelques grappes mal mûres dans les vignobles qui, partout, verdissaient et polissaient les moutonnements des collines calcaires et schisteuses par endroits nourrissant un raisin de bonne qualité, mais tout juste sorti de la véraison. Peu de jardins où arracher une carotte ou un navet. En outre, il renâclait à faire du feu apte à signaler une présence par ses fumées persistantes. Parfois, il s’y risquait dans des creux propices à étouffer les lueurs et la nuit encore où les fumées pouvaient se diluer dans l’obscurité. Que faire cuire ? Des lézards, une pie assommée à la fronde ! Les lapins, il les voyait, mais ils se montraient trop habiles à déceler le moindre bruit ou le moindre frissonnement dans leur environnement.

Depuis quatre jours au moins, il s’échappait en veillant à empiler le plus de kilomètres possible avec l’endroit qu’il venait de quitter. Il fuyait… Un fuyard ne mérite rien ; il s’est mis hors la loi. Le devoir de chaque bon citoyen est de le dénoncer, l’abattre au fusil pour le vol d’un fruit (les paysans du lieu ont le sang chaud, mélange d’Occitans et de Catalans). Ils avaient mené la dragée haute à la République à la fin du siècle dernier sans mégoter sur leur vie. Il ne s’approchait pas des fermes portant haut leur aisance. Son salut pouvait provenir d’une masure dont les habitants s’arrangeaient comme lui chaque jour avec la misère et la désespérance, voire la résignation. Ces gens-là étaient nombreux, mais il y avait parmi eux des natures farouches qui possédaient peu, mais y tenaient. Le fuyard est aussi démuni que le dix-cors acculé sous les crocs meurtriers de la meute et la joie mauvaise des chasseurs. Il se méfiait de tout et de tous, n’osant côtoyer les bourgs et les boutiques pour utiliser la faible somme d’argent qu’il possédait encore. Au contraire, il marchait dans la pénombre complice des bosquets et du crépuscule, puis dormait sous un chêne ou un hêtre. L’aube le trouvait tremblant de froid et humide de rosée. Il dépliait ses membres perclus, recherchait un rayon de soleil et repartait avec le ventre vide. Combien de temps tiendrait-il ? S’échapper d’un camp est une conjoncture qui lui avait paru facile, mais pour aller où ? Ses compagnons se contentaient d’une eau non potable, de navets et de carottes maigres, de riz où flottaient des mouches ou des cafards. Il en avait eu assez. Il était parti sans but, ils étaient restés sans motif. Les uns et les autres sans un phare qui les appela, qui les orienta, voués peut-être à la mort par famine ou intoxication. St-Cyprien avait été dressé en hâte pour recueillir la foule des républicains espagnols menacés de mort et de torture par suite de l’avancée victorieuse des nationalistes sous les ordres du général Franco qui se servait des escadrilles de chasse allemandes employées par Hitler comme terrain d’essai de ses exploits futurs. Beaucoup d’intellectuels, de sages, s’en émouvaient, s’engageaient dans les brigades antifascistes, tentaient d’alerter le monde des bien-pensants. En vain ! Les atrocités s’étaient déclenchées entre les deux partis comme l’Espagne seule, très cruelle dans ses gènes, peut les inventer. Esteban avait entendu raconter qu’une faction en manque de munitions avait ligoté ses prisonniers, les avait couchés le long de la route et l’un de leurs camions avait écrasé leur tête. Une guerre nationale est déjà horrible, alors pensez à une guerre civile où chacun n’obéit qu’à son imagination et à sa haine. Il en avait la chair de poule. La fuite de cet enfer justifiait toutes les privations, toutes les souffrances. Ils avaient passé la frontière après la restitution de leur dernier bastion aux hommes de main du « caudillo ».

La résistance à cette prévisible tyrannie avait été initiée par les communistes, puis il y avait eu une telle enchère de la violence que tous les hommes de bonne volonté, surtout les intellectuels célèbres du moment, s’enrôlèrent dans les brigades d’autodéfense. Lui, Esteban, n’avait jamais été communiste. Il était professeur de français dans un établissement libre de Santillana del Mar, dont l’encadrement avait été massacré lors de la « reconquista » nationaliste. Lui avait pu regagner les poches de résistance noyautées par les brigades internationales des engagés volontaires contre la tyrannie. Malgré une résistance héroïque de la civilisation, le général Franco avait vaincu. Federico Garcia Lorca avait crié en vain, avec beaucoup d’autres qui en firent des romans. C’est à bout de nerfs qu’il avait franchi la frontière et dû accepter la vie famélique des camps de regroupement. La France vivotait sous la patte dilapidatrice de la Gauche du Front populaire. La France était entourée de dictatures qui passeraient dans l’histoire sous le nom de fascisme et dans la spiritualité humaine sous celui d’extermination de communautés marginales : Juifs, Tziganes, innocents, communistes, homosexuels, intolérance portée à son ultime degré.

« Les camps connaissent une évolution dans le temps. Devant le foisonnement humain de la Retirada, les autorités françaises, débordées, regroupent d’abord les réfugiés dans des centres de contrôle ou de triage à la frontière, puis dans des « camps de concentration » (terme officiel de l’époque) ou « d’internement » situés d’abord dans les Pyrénées-Orientales, à Saint-Cyprien, Argelès-sur-Mer, Le Barcarès, en bordure de mer. Des camps d’internement spécialisés qui regroupent notamment des Basques et des anciens des Brigades internationales (Gurs), des Catalans (Agde, Rivesaltes), des vieillards (Bram), et la division Durruti (Le Vernet) sont créés à l’intérieur des terres en février 1939 dans les départements voisins du Roussillon, pour pallier l’engorgement des infrastructures du littoral aux conditions sanitaires détériorées. » Le chômage régnait déjà, Blum ne pouvait guère se permettre d’introduire dans le marché du travail de tels flots de réfugiés. Déjà, la Gauche sévissait avec ses promesses pipées, moins de travail, plus de loisirs, destruction des outils du commerce.

Esteban avait longé le matin même un bourg d’une certaine importance sans oser s’en approcher. Des moutonnements de vigne à l’infini l’entouraient toujours, coupés parfois de petits bosquets où il s’allongeait pour penser, détendre ses jambes. Quelques paysans (vignerons) parcouraient cette étendue douce pour recéper les pousses ou biner, désherber en se servant de chevaux dressés à tenir le milieu de la rangée. Il pensait n’avoir rien à craindre de ces gagne-petit aussi pauvres que lui. Il les saluait poliment dans un français dont il ne craignait guère qu’un accent inopportun le trahît. Il parlait la langue locale sans hésitation. Un brave homme lui donna une tomme et un quignon de pain. Il s’éloignait des camps… Vers le Nord.

Esteban pensait que la France négocierait leur retour dès qu’un pouvoir officiel serait installé en Espagne, mais il ne voulait pas revenir vivre dans un pays où l’on faisait si peu de cas de la vie et de la souffrance. Il parlait le français parfaitement et comptait s’intégrer sans aléas dans le pays des droits de l’homme. Aucune famille proche ne guettait son retour. Il lui fallait jouer serré. Pour l’heure, il fuyait et son horizon demeurait sombre. Le problème des fugitifs se présentait au gouvernement français sous la forme d’une conjoncture très épineuse. Le chômage sévissait ici comme partout dans cet immédiat avant-guerre et tout apport de nouvelle main-d’œuvre ne pouvait que peser sur le budget national de manière insoluble. Sauf à invoquer le droit d’asile accordé à des personnes dont le retour pourrait être marqué d’un danger de mort. Il avait faim. Il était épuisé. La fuite est toujours une contravention à la loi. Esteban Rosario le savait. Ses proches avaient payé le prix fort en perdant la vie dans un mitraillage allemand qui avait incendié tout un quartier. Hitler entraînait ses pilotes à bon prix et nul ne devinait le danger imminent fondu dans le bruit des bottes et les rafales des Messerschmitt 109 et les bombinettes des Stukas. Cela se passait ailleurs… L’existence est déjà bien assez difficile. Blum et sa bande avaient envoyé les travailleurs en congés payés, ce qui en soi était une décision admirable, mais qui a occulté dans les rires et les bains de mer tout élémentaire principe de précaution tel que se préparer à une guerre franco-allemande de la pire espèce.

Ce jour-là, Esteban sortait d’une nuit frêle aux pieds d’un chêne ne l’abritant que des rosées matinales et marchait sans arrêt depuis l’aube avec le ventre vide. Il mastiquait des feuilles pour tromper sa faim. Le courage et sa force commençaient à lui manquer. Il était au bout du rouleau. Il devait se sustenter un peu plus sérieusement, dormir une vraie nuit, se construire un entourage ami. À mesure qu’il avançait, le vent, le ciel gris d’orage, toute une foison de conceptions morbides le rivait à la terre, lui ôtait les dernières traces de son courage initial. Il regardait l’herbage lui faire le signe de l’arrêt définitif, du renoncement à ce qui n’était dès le départ qu’un rêve fou. Se rendre à la gendarmerie ? On le renverrait dans un camp, l’un ou l’autre se valaient. Il mangerait sans doute. Gendarmes et gardiens, s’ils appliquaient les lois, n’étaient pas des monstres. Son instinct lui soufflait de s’éloigner de la frontière jusqu’aux limbes de l’évanouissement, jusqu’aux confins de son libre arbitre. Penser c’était lutter. Au reste, en Espagne déjà, il avait connu les affres du découragement, le désir forcené d’en finir. Mais là, maintenant, chaque pas était un supplice, la continuation d’une peine trop forte pour une chair recrue.

Des rideaux de pluie avaient barré l’horizon un temps, puis s’étaient échevelés et reformés ailleurs, un vent aigre faisait onduler des pampas prêtes à dorer, roidissait ses membres perclus. Quelle nuit attendre de cette conjoncture maussade, de cette ligue des éléments acharnés à le perdre ? La campagne était toujours vallonnée, drue, avec des moutonnements de verdure. Une ferme, de temps en temps, un château même, lieu d’un cru millésimé sans doute, des gens nantis occupés à faire fructifier leur fortune en donnant cérémonieusement chaque année pour Noël au curé local une somme forfaitaire destinée aux pauvres de la paroisse. Leur générosité s’arrêtait généralement à ce geste libéral en diable. Un régisseur barrait ostensiblement la route à toute vraie détresse s’approchant du perron armorié et garni de vases d’Anduze. La misère n’est comprise que par la misère. La solidarité des pauvres, pas toujours !

Son cerveau bouillonnait encore, ses jambes se mouvaient mécaniquement. Le paysage de vignobles s’était achevé en laissant la place à ce qu’il appela des cultures maraîchères. La nuit se faisait lentement sur ces lagunes de graminées et d’ombellifères. Un navet, une carotte, un poivron. Il ne voyait déjà plus où porter sa main dérobeuse. Soudain, une lumière perça les ténèbres, loin ; la lumière, cependant, c’est la peur qui s’efface, un nouveau destin qui s’ouvre, une chance à tenter. Il empruntait des voies agricoles creusées d’ornières, des sentiers parfois, mais là dans le noir, toute sa volonté tendue vers un point lumineux, il tombait dans des bas-fonds, des mares, des épines, butait contre des souches blessantes. La nuit était sans lune, la plupart des étoiles fondues dans la nébulosité qui avait tenu toute la journée. Quel visiteur allait-il présenter lorsqu’il apparaîtrait dans le halo du falot : pas rasé d’une semaine, pâli par les privations, hâve de fatigue ? De quoi affoler ses secouristes. Néanmoins, il s’acharnait vers ce rayon comme un corbeau sur un œil.

Par-delà le fanal, il apercevait maintenant le corps du bâtiment du type chaumière assez chichement fini et nanti de remises et de prolongements aux fonctions de fenil, de poulailler, de soue. Le feu de carbure (acétylène) brillait sous une glycine enchevêtrée à des barres de fer au but de ménager une ombre domestique. Le chaume n’était à vrai dire que de la tuile canal très moussue. Il eut une hésitation à l’instant de signaler sa présence. Son cœur manqua quelques coups et se mit à battre la chamade. Aucun bruit ne lui parvenait de ce tombeau pris pour le carrosse de Cendrillon. Un banc en pierre courait le long du mur. Il s’y assit, s’y allongea, pour ralentir les galopades de son cœur. Il finit par s’endormir, crut-il. Tout à coup, une porte s’ouvrit et plusieurs personnes se trouvèrent vis-à-vis de lui. Dans les fermes où les commodités n’existaient pas encore, la famille sortait se soulager la vessie juste avant d’aller dormir. C’était devenu un rite immanquable autant que nécessaire. Les gens sensibles de la vessie emportaient en sus un pot de chambre, car on évitait autant que possible, surtout les femmes, de se risquer dehors en pleine nuit. Il y avait eu les bêtes fauves et les malandrins, trimards, gratte-placards. Les fermes isolées étaient leur proie peu enrichissante, mais si l’on savait s’y prendre et faire parler, on découvrait souvent quelques pièces sous des piles de draps, des saucissons, du pâté. Aussi, chaque chef de famille possédait un fusil deux coups et des fourches à portée de la main. Le droit de se défendre trônait encore dans le Code civil.

À la vue de l’homme couché sur leur banc, lequel s’était dressé d’un bond, les membres de la famille avaient eu un haut-le-corps de surprise nuancée d’une peur mal formulée. Le quidam ne leur semblait pas dangereux malgré la barbe lui gommant les traits.

— Que faites-vous chez nous ? gronda le père.

— Je marche depuis quatre jours sans manger, ânonna Esteban. Je ne désire qu’un morceau de pain et un endroit où dormir. J’ai usé toutes mes forces.

— D’où venez-vous ? reprit le père.

— De la frontière espagnole, pour sauver ma vie. On tue là-bas. Ma famille a été anéantie.

Le couplet sentimental ne pouvait pas lui être néfaste. En effet, la mère intervint :

— Nous pouvons le dépanner et lui trouver de la paille où dormir. Demain, il nous expliquera son histoire. Qu’il entre, je vais réchauffer le reste de ragoût. Suivez-nous, monsieur.

Le père et la mère devaient tourner autour de quarante-cinq ans, marqués tous deux des tâches manuelles et des patiences supportées. Une jeune fille affichait une jeunesse rayonnante et une fin d’adolescence, un garçon d’environ deux ans son cadet avait soutenu l’arrivant qui tremblait sur ses bases, une autre fille, jeunette, semblait intéressée par cette conjoncture apportant de l’imprévu dans sa vie sans relief. On le fit asseoir à une table qu’un mulet ne porterait pas et la maisonnée le dota d’une assiette, d’un verre, de couverts et d’une tranche de pain rassis mais tentant.

— Je m’appelle Esteban Rosario, j’ai trente-deux ans et j’étais professeur de français au village de Santillana del Mar avant que ne débutent les massacres. Mon épouse et mes deux enfants ont été brûlés vifs dans un bombardement. Je vous remercie de votre aide.

— Vous êtes dans la famille Chadène. Joseph et Germaine Chadène. Les enfants sont Monique, Georges et Nathalie. Nous exploitons quelques arpents de jardinage.

C’était Germaine, la mère, qui, disposant d’un quotient de communication supérieur à celui de Joseph plus habitué aux onomatopées réservées au cheval et à la vache : hue ou dia, quand ce n’étaient pas des claquements de langue, prenait l’initiative. Ils conversaient entre eux en occitan, mais connaissaient le français. Les enfants bouillaient d’impatience d’en savoir plus.

— On nous parle de nombreux morts, dit Joseph.

— Oh oui ! Le général Franco ne regarde pas à la dépense. votre cuisine est bonne et réconfortante.

— madame, s’extasia Esteban, je n’ai mangé depuis plusieurs jours que quelques pommes vertes, deux carottes, j’ai bu aux sources quand j’en trouvais une, dormi au pied des chênes ou des sapins. Je n’osais guère sortir des bois de peur qu’on ne me ramenât à la frontière.

Tout était régal pour le fugitif même la piquette éventée.

Le groupe se concertait de l’œil et Germaine décida :

— Joseph ! va mettre une botte de paille fraîche dans un coin propre de la remise et notre visiteur s’y refera une santé. Demain, nous parlerons plus longuement.

Les braves gens

La vache et le cheval sabotaient dans leur coin. Esteban ne les entendait pas. Il profitait du confort (relatif) de sa botte de paille qui l’isolait de l’humidité du sol. Pas de rosée, ni de vent coulis, pas davantage de bosses dans les reins, de silex aigu. Au contraire, la moiteur des bêtes le revigorait, ranimait son âme orpheline, son esprit bourrelé par les deuils, les visions de cruauté insoutenable. Les bruits qu’il entendait n’étaient plus des hurlements, des râles de douleur et d’agonie, ils étaient la vie, l’espérance en des jours meilleurs, des signes de paix peut-être, ou de pardon. Tout restait cependant à faire, à résoudre, demeurer un peu de temps ici pour se refaire une santé, réfléchir. Il paressait en sachant que le jour était revenu depuis longtemps. Ce n’était pas du luxe ou de la fainéantise. Il émergeait.

La porte s’ouvrit. Georges entra et s’approcha de lui.

— Ma mère vous a préparé un bon café au lait. Venez aussitôt que vous pourrez. Ils veulent vous parler.

— Je ne vais pas vous faire attendre, Georges. Y a-t-il un puits où je puisse me rafraîchir ?

— En face, mais de l’autre côté de la cour.

Les ablutions faites, il gagna la salle commune où fumait un bol appétissant. Il salua à l’encan les personnes présentes qui répondirent « adieussiatz » familièrement, où l’on avait ajouté, semble-t-il, de la bonhomie.

Chacun le laissa reprendre contact avec la civilisation en le regardant tremper sa tartine de beurre et paraître y trouver de la gourmandise. Mais il fallait parler. Ce fut Joseph qui en prit l’initiative :

— Où comptez-vous aller actuellement, posa-t-il tout naturellement ?

— Je fuis en m’éloignant de la frontière espagnole, fit Esteban attendant la question. Je m’arrêterais lorsque quelqu’un me proposera une chance de vivre.

— Peut-être bien que c’est ici que vous la trouveriez, reprit le chef de famille. Que savez-vous faire à part apprendre notre langue aux enfants ?

— Mes rêves sont passés et pour subsister je suis capable d’accomplir n’importe quoi.

— Dans un premier temps, vous pourriez m’aider. Il y a de la cueillette, du désherbage, du sulfatage. Je possède un cabanon pas très grand où nous pourrions installer un châlit et une paillasse, un petit feu. Vous viendriez prendre l’eau à notre puits. La nourriture est dans nos sillons. Nous vous fournirons quelques ustensiles indispensables.

Germaine ne reconnaissait pas le débit soudain de son homme cantonné généralement à bonjour, bonsoir. Pourtant, à cette époque de mesure, elle savait que laisser à sa femme la responsabilité de propositions aussi importantes pouvait être considéré comme équivoque. La séparation des sexes était encore bien réelle. Couper court à toute ambiguïté.

— Votre solution me comble. Je suis éreinté de fuir. Je vous donnerai toute l’aide possible à mon inexpérience de la terre, mais j’y mettrai de la constance, comptez-y.

— En ce cas, nous allons donner une réalité à ces mots.

— S’il se peut que je puisse, aux heures calmes, donner quelques leçons de français à vos enfants ou à ceux d’amis à vous, je le ferai. Y compris leur apprendre les rudiments de l’espagnol. Mon prénom Esteban peut se traduire en Étienne dans votre langue.

La journée fut occupée à rendre habitable le cabanon une pièce sise à trois jets de pierre de la ferme, sous un tilleul depuis longtemps défleuri. Une petite table, deux chaises, un réchaud bois, quelques couverts ébréchés, une paire d’assiettes et des casseroles cabossées données par Germaine, un balai, formèrent l’équipement de base à cette résurrection décemment aperçue. Une lampe à pétrole améliora le confort attendu. Le coureur des bois sentit une renaissance s’insinuer dans son néant. Tout le jour, la confondante Nathalie ne les quitta pas d’un pas, rendant utiles et recherchés ses gestes et son doigté féminin. Elle souriait, bavardait et n’hésitait pas à partir en des éclats de rire sonores et agréables.

— Ma petite Caridad aurait votre âge, mais la grande faucheuse l’a moissonnée sans pitié. C’était jeune pour mourir. Son rire nous enchantait, ma femme et moi. Elle était l’âme de notre maison qui se croyait à l’abri du malheur.

Quand viennent des confidences tellement personnelles, toute réticence, tout doute sont bannis. Ce déraciné plaisait à Joseph plus fortement encore que la veille. La famille Chadène était composée de braves gens, accessibles aux malheurs qu’ils rencontraient. Chacun s’époumona à donner à Étienne des preuves de l’intérêt qu’il lui portait, à écouter religieusement, quand il avait envie de s’épancher, les moments douloureux qui lui étaient advenus, avec ses vides ineffaçables.

— Tout peut s’oublier, dit Nathalie, du haut de ses douze ans compatissants et en jetant tout de go une passerelle sur les navrements les plus profonds.

Oui ! mais au prix de quels renoncements ?

— Tout ne s’oublie pas, jeune fille, ce serait trop facile. La cicatrisation d’un cœur est plus longue que celle d’une estafilade. L’oubli est-il même possible ? Je les entends sans cesse hurler de souffrance. Dieu permet-il un jour d’atténuer la douleur de l’âme ? Monsieur Joseph, auriez-vous un vieux rasoir et du savon à raser ? Tout ce poil me pèse et me défigure.

Le bon Joseph lui fournit le nécessaire à barbe. Étienne se débattit longtemps avec le rasoir défilé et le savon desséché et ce n’est qu’après son patient duel qu’il se montra au-dehors renouvelé, mais rouge comme une tomate. Son âge véritable apparut alors à tous. Sa fatigue s’effaçait par degrés et sa jeunesse avait une capacité de rebondissement qui diminuerait après la quarantaine.

— Qu’y a-t-il à faire pour vous aider Monsieur Joseph ? proposa-t-il à son bienfaiteur.

— Accordez-vous la journée, Étienne, mais je vous en prie, appelez-moi Joseph, si nous devons travailler ensemble.