Le passeur - Philippe Rossignol - E-Book

Le passeur E-Book

Philippe Rossignol

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Beschreibung

Au cœur du désert du Wadi Rum, durant une compétition d’ultramarathon, Paul Dubois se voit proposer par une mystérieuse inconnue un marché d’apparence anodine. D’apparence seulement, puisque dès son retour à Paris, son quotidien bascule dans l’irrationnel. Il se laisse alors volontiers aspirer par sa nouvelle vie et les improbables facilités qui lui sont offertes. D’abord avec délectation, puis rapidement saisi d’impuissance face à son univers qui se délite. Car toute chose a un prix. Surtout le fugace et impermanent sentiment de bonheur.


À PROPOS DE L'AUTEUR

Durant un tour du monde en famille, Philippe Rossignol décide d’écrire "Le passeur", scénario qu’il gardait enfoui en lui depuis 10 ans. Chef d’entreprise, ultramarathonien confirmé, habitué au monde de la nuit, il n’a de cesse d’emmener les lecteurs dans des univers aussi variés que riches d’émotions.

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Philippe Rossignol

Le passeur

Roman

© Lys Bleu Éditions – Philippe Rossignol

ISBN : 979-10-422-1940-6

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

À ma tribu. Sophie, Léna, Mila, Jules

Chapitre I

Le calme avant la tempête

À quatre heures trente du matin, le sommeil de Paul fut interrompu par les vibrations de sa montre. Il n’éprouva aucune difficulté à s’éveiller, se surprenant même d’être instantanément en pleine possession de ses moyens.

Après quelques heures d’un repos haché et mouvementé, le moment tant convoité se présentait, et plus que jamais, il se sentait prêt.

Il étira ses jambes engoncées dans le duvet en émettant un grognement de satisfaction. La pénombre emplissait la tente berbère. Ouverte sur les côtés, elle offrait une protection contre la rosée, moins contre le vent glacial qui s’était engouffré par les larges ouvertures et amusé toute la nuit à perturber ses occupants. Installé à la limite du tapis, presque à l’extérieur, Paul pouvait apercevoir la voie lactée, sublime en cet endroit du désert.

Mais déjà plus le temps de traîner, le départ était prévu à six heures trente, avant les grosses chaleurs.

S’extirpant avec agilité de sa couche, Paul fut immédiatement saisi par les bras acérés du vent. Il s’habilla en quelques secondes et plia son duvet. Après avoir enfilé ses chaussures de trail, il s’éloigna rapidement du camp et soulagea sa vessie au pied d’une dune. Il en profita à nouveau pour admirer le ciel constellé d’étoiles et se mit à se parler à lui-même, à voix haute, comme il en avait pris récemment l’habitude lors de ses séances d’entraînement.

« Tu y es mon vieux, tu y es presque. Bientôt, tu sauras… »

Paul revint au camp le cœur léger, débordant d’une énergie, d’un enthousiasme qui ne cessaient de gonfler et d’irradier chaque partie de son corps. Il s’assit, se cala contre son sac à dos, sortit son briquet et alluma le petit tas de brindilles sèches et de bois mort qu’il avait préparé la veille au soir. Dès que le niveau des flammes fut suffisant pour chauffer sa gamelle, il la remplit d’eau et la disposa sur le minuscule foyer afin de préparer son thé. Pendant que le feu, avec de délicieux craquements, léchait le récipient, il sortit son petit déjeuner : une miche de pain au son, deux tranches de jambon et un beau morceau de Cantal rescapés du voyage ainsi que quelques tomates cerises. Même consciencieusement emballé et protégé de la chaleur par du papier aluminium, l’ensemble avait clairement transpiré… Qu’importe, il était essentiel de se faire plaisir en engloutissant un copieux repas, riche en calories et surtout à son goût. Ce serait le dernier avant un bon moment. Paul versa l’eau frémissante sur son sachet d’Earl Grey et enserra sa tasse de ses mains pour se réchauffer. Le soleil qui commençait à poindre à l’horizon n’était pas encore chaud. Pas encore.

Peu à peu, le campement bruissa du réveil des concurrents qui, comme Paul, se préparaient à vivre de riches mais terribles heures. Il se laissa submerger par l’allégresse qui l’accompagnait depuis le réveil et qui semblait sans limite. Cette parenthèse suspendue dans le temps, ce calme avant la tempête, où le quotidien s’évanouissait au profit d’une excitation brute et animale était un moment qu’il affectionnait particulièrement. Un premier « retour sur investissement » comme il aimait le dire sur un ton enjoué à ses rares amis ou ses collègues de travail. Il avait établi un plan de préparation, et s’y était tenu quoi qu’il lui en ait coûté. Ses soirées de célibataire débauché, son penchant pour l’alcool, les « drogues festives », les nuits qui n’en finissent pas, même sa soif de conquêtes féminines avait subi un sévère coup de rabot.

Il avait remplacé ses excès de jouisseur par des excès de compétiteur. Des dizaines d’heures à s’entraîner, par tous les temps, dans toutes les conditions, quel que fût sa fatigue ou son niveau de motivation. Un physique testé, choyé, rudoyé, bichonné, préparé, mis à l’épreuve afin que le jour J, sa grande carcasse lui réponde présente, sans faillir. Et pour la première fois, Paul avait décidé de travailler son mental, tout comme il avait préparé et endurci son corps. Quelques recherches sur des sites spécialisés, la lecture d’articles et le partage d’expérience avec d’autres coureurs l’avaient orienté vers la sophrologie. Sa première séance avait été un cuisant échec. Le praticien qui lui avait été conseillé était trop perché pour Paul. Plus habitué à accompagner des clients en quête de spiritualité et « de sens », son « guide » s’était perdu dans un fumeux discours l’invitant à « ouvrir son portail énergétique d’amour afin de transmuter les déséquilibres à venir ».

Agnostique proclamé, c’est peu de dire que Paul n’avait pas apprécié l’approche. Toutefois, conscient qu’il était tombé sur un déviant, et sûr des bienfaits qu’il pourrait tirer de cette démarche, il continua sa recherche de praticien et finit par dénicher Sophia.

Sportive accomplie, elle comprit très vite Paul et sa quête d’outils pouvant lui permettre de faire face plus sereinement aux difficultés de son sport extrême. Elle s’orienta donc avec lui sur la gestion de ses probables trous d’air, du fameux « mur », tant physiologique que psychologique, celui qui survient sans prévenir, et contre lequel tous les ultra marathoniens ont déjà buté.

Ainsi, durant les rendez-vous de préparation, la voix de Sophia le guidait et l’invitait à imaginer et visualiser des images positives liées au raid à venir. La douceur de sa coach le guidant dans ses exercices était si réconfortante qu’il s’endormit lors des trois premières rencontres. Mais avec l’habitude, il avait pu suivre jusqu’à son terme l’ensemble des rendez-vous.

Se voir courir facilement, ressentir la fluidité de ses foulées et imaginer passer la ligne d’arrivée en ayant tenu ses objectifs étaient au menu. Il lui fallut ensuite mémoriser, ancrer en soi ces visions à l’aide d’un geste réflexe, censé, lors de la course, l’aider à surmonter le pire. Après avoir testé plusieurs ancrages, Paul avait jeté son dévolu sur celui qui consistait à se frapper le cœur du plat de la main droite. Pourquoi celui-là plutôt qu’un autre ? Il ne le savait pas mais se sentait bien avec ce choix.

La solitude, l’épuisement à venir, la gestion de sa souffrance, la baisse de concentration, tout ce qui pouvait générer l’échec avait été longuement préparé, et la mélodie des phrases de Sophia s’était tranquillement installée dans son esprit, prête à l’aider, à lui susurrer des conseils lorsque le mal viendrait. C’est ainsi, avec la conviction d’avoir un nouvel atout, que Paul abordait la compétition.

Le travail sur soi, les privations, les séances de piste, de côte, longues, c’était ce prix, ce lourd engagement qu’il fallait « payer » pour espérer terminer cette « Desert Cup ». Cent soixante-huit kilomètres à parcourir d’une traite, en courant, de Petra à Aqaba au cœur du brûlant « Wadi Rum », un désert aussi sublime qu’inhospitalier. Et, comme si le défi n’était pas déjà assez relevé, l’autosuffisance était la règle, l’organisation ne fournissant aux cent soixante-dix participants que l’eau nécessaire à hydrater ces fous sympathiques. Les meilleurs mettraient une vingtaine d’heures, les derniers devraient franchir l’arrivée en moins de soixante-trois heures. Quelques-uns, exténués, hagards, perdus, effondrés, devraient prématurément s’arrêter.

Ce n’était pas la première fois que Paul participait à ce genre d’aventure. Il savait donc à quoi s’attendre quant aux lots de tourments à venir et ce qu’il pouvait espérer comme résultat. Finir dans les trente premiers et en moins de trente heures étaient les deux objectifs qu’il s’était fixés, à la fois suffisamment ambitieux pour titiller son amour propre et réalistes pour ne pas tomber de haut.

Tout en se resservant un thé, il embrassa le camp du regard. Une trentaine de tentes berbères dédiées aux seuls coureurs et disposées en croissant faisaient face à une arche gonflable qui, bientôt, servirait de ligne de départ. À la droite de cet exotique ensemble se trouvaient les chapiteaux servant à l’hébergement des organisateurs et la cinquantaine de bénévoles chargés d’encadrer le trail. À l’extrémité étaient positionnés les divers espaces qui avaient servi la veille à l’enregistrement, au contrôle des sacs et des documents administratifs, à la distribution de l’eau.

Concomitamment au soleil, d’abord ténu, le bruit s’amplifia à mesure que montait l’excitation générale. L’heure tant attendue et tant redoutée approchait. Les organisateurs s’affairaient et couraient dans un joyeux désordre organisé, recollaient un sticker d’un sponsor sur une voiture d’assistance, tendaient des banderoles le long de l’arche de départ, vérifiaient par radio que les postes de ravitaillement étaient prêts, accueillaient les officiels jordaniens venus donner le départ. Les journalistes préparaient et vérifiaient caméras et appareils photo et commençaient leur maraude au sein du campement, à la recherche du geste, de la posture qui toucherait au cœur le lecteur ou le téléspectateur. Des infirmiers prodiguaient des soins à quelques engagés stressés et subitement atteints de douleurs gastriques dues à leur angoisse.

Le stress et la peur faisaient partie de ce moment d’avant course tant apprécié de Paul. Ses voisins de tente avaient tenté d’engager la conversation la veille au soir mais avec ses réponses laconiques et évasives, ils avaient bien compris qu’il ne serait pas un compagnon très chaleureux. Paul préférait rester seul. Concentré. Tendu vers ses objectifs. Immergé dans ses pensées, il imaginait le parcours, retraçait sa préparation, et comme Sophia le lui avait appris, il visualisait les moments à venir et espérait ainsi se donner toutes les chances de succès. L’isolement le fortifiait, l’énergisait, tout en l’aidant à retrouver de la sérénité. À l’inverse, la plupart des coureurs préféraient partager, échanger, questionner, interpeller leurs homologues. Ils riaient fort et parlaient haut afin de mieux vivre la pression montante. Chacun avait ses techniques pour affronter l’adversité, mais nul, à quelques minutes du départ, n’était insensible au temps qui passait et qui les rapprochait du maelstrom. Le frisson de l’incertitude et du questionnement les parcourait toutes et tous. Aucun n’était insouciant.

Paul termina son thé. Il étouffa le feu avec du sable puis vérifia son sac avec minutie. Tout était pensé, pesé, organisé afin que l’équilibre soit parfait, la gêne minimum et le poids le plus léger possible. Ayant anticipé de ne pas dormir durant les 30 heures qui allaient suivre et de ne s’alimenter qu’avec des barres énergétiques et des rations froides, il mit de côté sa gamelle, son duvet et son legging. Il ne conserverait qu’un léger coupe-vent pour affronter les morsures du froid des nuits jordaniennes, une lampe frontale, le matériel de survie exigé par l’organisateur, balise Argos et fusée de détresse, et ses maigres et peu goûteuses provisions. Son camelbak viendrait compléter le dispositif.

Satisfait de son rangement, Paul se leva, salua l’entourage d’un laconique mais sincère « Bonne course » et se dirigea vers la consigne afin de se délester de ses biens non essentiels. Ainsi fait, son sac sanglé dans le dos, Paul entama un très léger échauffement en trottinant. Il leva la tête et contempla le ciel totalement vierge de nuages, pur, annonciateur de grosses chaleurs à venir. Une immense fierté vint compléter le cocktail d’émotions fortes qui l’habitait depuis le matin.

Il était prêt. Il allait réaliser de grandes choses. Il en était maintenant convaincu.

Des paroles nasillardes sortant d’un porte-voix tirèrent Paul du méandre de ses réflexions : les coureurs étaient invités à se rendre sur la ligne de départ.

Ça y est, on y était.

Chapitre II

Le président

Claude Sordes s’assit confortablement dans sa rutilante AUDI. Il inspecta minutieusement le tableau de bord, la console centrale, les tapis de sol. Jugeant les cadrans insuffisamment propres, il ouvrit la boîte à gants, en sortit un chiffon et se mit à les essuyer. Plus de poussière, pas de papier égaré, tout était désormais parfaitement en ordre, à sa place. Il pouvait démarrer. Il manœuvra lentement et prudemment afin de sortir de son garage et s’engagea dans la circulation peu dense en cette heure matinale. Il n’aimait pas Saint-Cloud, petite ville bourgeoise de la banlieue ouest, trop provinciale à son goût. Il lui aurait préféré le cinquième ou septième arrondissement de Paris mais sa femme, Mireille, lui avait imposé son choix. Une ville sûre, proche de la capitale et « tellement plus nature » avec son parc de quatre cent soixante hectares. Ils s’y étaient installés il y a deux ans lorsque Claude, un peu contraint par un triste hasard, avait acquis la société de formation professionnelle « Insights ».

À la fin des années quatre-vingt-dix, Claude avait connu le succès. Son livre de conseils aux managers avait rencontré son public. Avec douze mille exemplaires vendus, la presse spécialisée s’était fait le relais de sa vision humaniste du monde des affaires, faisant de lui un expert légitimé du management 2.0. Quelques émissions de radio et une apparition à la télévision avaient achevé de convaincre Claude de la justesse de ses solutions. Il avait poussé son avantage en infiltrant le Rotary et en animant des dizaines de dîners-débats sur le thème de la bienveillance managériale, levier d’une croissance éthique et rentable. S’en était suivie une période plutôt fastueuse pour sa structure unipersonnelle.

C’est lors d’une émission de radio dans laquelle il intervenait qu’il rencontra Laurent Dostes, dirigeant d’Insights. Claude fut immédiatement séduit par ce leader charismatique qui avait brillamment su développer son activité. À l’inverse de Claude, Laurent n’était pas un intellectuel, encore moins un théoricien. Ancien Directeur commercial d’un salaisonnier industriel, Laurent avait développé une prosaïque et efficace méthode de vente qu’il déployait avec succès auprès de très nombreuses sociétés, tant PME que grands groupes du CAC 40. Opportuniste, Laurent fit régulièrement intervenir Claude lors de séminaires de direction et leur collaboration perdura jusqu’en juin 2017, ou, emporté par un AVC foudroyant, il laissa en héritage à sa famille un florissant business alimenté par cinquante consultants. Vétérinaire et peu rompue à la gestion, l’ex-femme de Laurent se rapprocha de Claude afin de lui proposer d’acheter le cabinet désormais orphelin.

Il fut d’abord réticent. S’il était convaincu de la justesse de ses vues et de ses théories managériales, il se sentait incapable de diriger une entité de cette taille, de surcroît spécialisée dans la formation à la vente et la négociation. Il n’avait pas voulu, ou pas su, développer sa microstructure et, aussi paradoxal que cela puisse paraître, il savait qu’il n’était pas un bon manager, rendant une fois de plus exacte la maxime du « cordonnier le plus mal chaussé ».

Mais son épouse qui n’avait jamais douté de lui et qui voyait en cette opportunité une occasion unique d’ascension sociale le bombarda d’arguments flattant son très sensible amour-propre. Poussant ses feux, elle organisa avec la cédante, un déjeuner de travail dans le très chic et branché bistrot de Puteaux, le Majordome. Pris en tenaille par les deux femmes, Claude rendit les armes lorsque la veuve de Laurent lui raconta avec moult détails comment son ex-époux l’encensait et pensait que sa vision du monde managérial se devait d’avoir une tribune plus large. On pouvait être vétérinaire et ne pas avoir le sens des affaires, mais tout de même savoir défendre ses intérêts !

La cession se fit en juin 2018, à un niveau de prix en phase avec les critères du marché. À cinquante-quatre ans, Claude passait à un nouveau stade de sa vie professionnelle.

Bien connu de l’ensemble des équipes, il était apprécié pour son rayonnement médiatique et l’image qu’il véhiculait, et aucun des salariés n’émit d’objection lorsqu’ils apprirent la nouvelle de son arrivée comme nouveau propriétaire et dirigeant.

Si, dans les premiers mois de sa Présidence, il eut l’intelligence de ne rien changer dans l’organigramme et de s’appuyer sur les piliers historiques, des tensions commencèrent à apparaître au fil du temps et de ses décisions de plus en plus autocratiques. Par ailleurs, si l’entreprise ne perdait pas de clients, fidélisés grâce à de fortes relations intuitu personae nouées au fil des ans, elle n’en gagnait pas de nouveaux, et le volume d’activité stagnait. Deux ans après son accession au pouvoir, l’ambiance était clairement morose et une dizaine de démissions étaient venues polluer le climat de plus en plus délétère.

Se sentant tout d’abord démuni et impuissant face à la défiance croissante de ses collaborateurs, Claude avait entamé il y a trois mois une opération de reconquête basée sur la flagornerie et une très généreuse politique de reconnaissance tant pécuniaire que managériale. Pas une semaine ne se passait sans qu’il n’y ait un pot organisé pour fêter tel ou tel événement et tous ceux qui étaient en ligne avec leurs objectifs avaient reçu des promesses de primes de fin d’année revues à la hausse. Même si la majeure partie des formateurs n’était pas dupe, la qualité du climat s’améliora et l’aiguille du baromètre quitta la zone « avis de tempête ».

Ce fut également à ce moment qu’il décida de renforcer son contrôle de l’information en prenant connaissance à leur insu des contenus de leurs boîtes mail. C’était ce à quoi il s’employait tous les jours en arrivant tôt le matin.

Le lundi 6 avril, ne dérogeant pas à cette pratique, il arriva à ses locaux à 6 h 30. Il pilota sa large voiture avec précision, se faufilant entre les poteaux du sous-sol et se gara sur le parking qui lui était attribué et sur lequel figurait largement le titre de Président. Situés à la Défense, au « cœur du gruyère » comme il aimait à plaisanter, l’endroit était organisé en un mix d’open space, de box individuels destinés aux coachings et du bureau de Claude, situé à l’entrée du plateau. Après s’être fait un café, il commença ses observations en déambulant tranquillement entre les différents espaces. Son expresso en main, il scrutait chaque poste, laissant son regard se poser sur une photo, un classeur, une note, un post-it. Claude considérait que la propreté et l’ordonnancement d’une table étaient le reflet du niveau d’organisation et de rigueur d’un cadre. Selon ses critères, il était impossible qu’un consultant puisse supporter d’avoir un environnement en désordre. S’il se gardait bien de s’en ouvrir à quiconque, cet indicateur personnel et confidentiel venait très largement étayer l’avis qu’il avait sur chacun d’eux. Et ce qu’il voyait depuis ce matin commençait sérieusement à faire monter sa tension. Il avait l’impression que le soin apporté au rangement partait à vau-l’eau.

Lorsqu’il arriva sur le poste de travail de Nathalie Saul, son agacement monta d’un cran devant un tel foutoir, bien pire qu’il ne l’avait jamais vu. Comment faisait-elle pour réfléchir au milieu de ce chaos ? Plusieurs chemises cartonnées, des myriades de feuilles volantes, des documents publicitaires, un mug à moitié vide, un sac de sport sur la chaise, une veste négligemment accrochée sur son dossier… Ce n’était plus possible de tolérer ce laisser-aller, éructa-t-il intérieurement. Et ces photos accrochées aux cloisons affichant d’une façon indécente son homosexualité : elle avec son amie/femme/mari, comment devait-on dire déjà ? s’interrogea-t-il avec mépris. Et encore d’autres clichés avec d’autres femmes, toutes plus gouines les unes que les autres ! C’était pourtant une jolie fille… Quel gâchis tout de même !

Alors qu’il allait regagner son bureau fermement décidé à avoir une sévère mise au point avec sa collaboratrice, son œil fut attiré par une photo plus récente qu’il n’avait jamais remarquée. Prise dans un restaurant, on y voyait un groupe de convives entourer Nathalie et porter un toast à un hypothétique événement ou personnage. À ses côtés, hilares et manifestement alcoolisés, apparaissaient Dubois et Bergerault. Le premier, égocentrique et ambitieux, avait pour lui d’être le principal et plus profitable pourvoyeur de contrats. Le second cumulait les fonctions de coach interne et responsable pédagogique, en complément de son activité principale de formateur. Un gentil nounours inoffensif, unanimement apprécié.

Cela le ramena à des considérations plus pacifiques. Comment se faisait-il qu’ils soient complices alors qu’a priori tout les opposait ? Que pouvaient-ils bien dire de lui ? Cela agit comme un avertisseur pour Claude. Il faudrait désormais faire attention et tenir compte de cette proximité nouvelle et affichée. À eux trois, ils représentaient pratiquement trente pour cent du chiffre et avec la crise de confiance qui se manifestait à son égard il ne faudrait pas qu’ils leur viennent à l’idée de quitter Insights pour monter une enseigne concurrente. Les remontrances concernant Saul pouvaient bien attendre. Il allait devoir jouer serré et en savoir plus sur la nature de leur relation.

Il revint à sa place en ruminant son inquiétude et se sentit englouti par un sentiment diffus de tristesse. Jamais il n’aurait pensé que diriger serait si difficile et que la solitude engendrée par sa situation serait si lourde à porter. Deux ans après avoir pris la direction, il n’avait pas su remplacer Laurent Dostes dans le cœur des consultants. Là où son prédécesseur faisait preuve d’un leadership naturel, Claude tentait maladroitement d’appliquer les recettes de manager de son livre. Homme d’intuition, de coups, d’audace, Laurent avançait tambour battant, avec brio et était capable de prendre des décisions à l’instinct. Et tant pis pour les erreurs ou les échecs, « ce qui ne tue pas rend plus fort » était son mantra. Tout l’inverse de Claude calme, posé et ne prenant jamais position sans une longue et documentée réflexion. Ce choc des cultures, tout le monde le vivait dans la douleur et Claude sentait bien qu’il n’avait pas encore trouvé le juste ton. Il y travaillait et sa campagne de reconquête lancée il y a trois mois semblait porter ses fruits.

Après s’être resservi un second café, il s’installa derrière son ordinateur et commença ce pour quoi il était venu si tôt : chercher de l’information. Les boîtes mail de Saul, Dubois, et Bergerault furent les premières visitées mais ne répondirent pas comme il l’aurait espéré à sa nauséabonde curiosité. Rien d’intéressant qu’il puisse exploiter, mais rien de suspect non plus. Il passa alors à d’autres adresses choisies au hasard de sa navigation, et après une heure trente d’inspection il était plus serein. Les projets visités semblaient tous correctement avancer, les clients avaient manifesté à plusieurs reprises leur satisfaction à l’égard des prestations effectuées et des commandes semblaient se dessiner. Pas de message critique ou conspirateur, l’horizon de la journée s’éclaircit.

Il arrêta son pistage et entreprit de se concentrer sur la lecture de ses derniers courriels reçus. L’objet de l’un d’entre eux piqua immédiatement sa curiosité et un mauvais pressentiment l’envahit aussitôt. Il consulta qui en était l’expéditeur et parcourut rapidement le mail.

Claude sentit son sang se glacer et son cœur s’emballer.

Chapitre III

Le réveil d’Iris

La reviviscence d’IRIS fut interminable.

Les yeux clos, elle sentait confusément le sang couler à nouveau dans ses veines et une douce chaleur l’irradier. D’imperceptibles tremblements agitaient ses lèvres et son organisme tout entier vibrait de la vigueur qui revenait. Elle bougea la tête et sentit sur sa joue le contact soyeux d’un tissu, sans pouvoir s’expliquer encore où elle était. Elle flottait entre deux mondes, dans une torpeur ouatée, ses pensées embrumées, sa conscience au ralenti.

Des phosphènes tourbillonnants et colorés dansèrent sous ses paupières frémissantes. Elle rencontra des difficultés à ouvrir les yeux, encore ensuqués de sécrétions aqueuses d’avoir longtemps hiberné. Sa vue brouillée, voilée, ne distingua que de vagues formes entourées d’une rassurante lumière.

Elle tenta de se relever de ce qu’elle pressentait être un lit mais ses membres endoloris réagirent de façon désordonnée. Son corps ankylosé ne répondait pas encore, anesthésié qu’il était de n’avoir pas servi depuis un temps qui lui semblait infini.

Comme à chaque renaissance, avec une lenteur désespérante, son esprit s’anima. Elle convoqua sa mémoire durant des heures avec la sensation que les portes se fermaient à mesure qu’elle s’approchait d’un souvenir. De fugaces images apparaissaient mais elle était incapable d’en définir les contours, encore moins les contenus. Aucune connexion ne fonctionnait, pas le moindre fil à tirer, pas d’aspérité, aucun indice. Rien. Que faisait-elle ici ? Qui était-elle ? Quel était son âge ? Exerçait-elle un métier ? Avait-elle des enfants ? Quelle était sa vie ? Combien de temps avait-elle été absente du monde ? Un jour, une semaine, un an ?

Un silence spectral faisait écho à ces questions. Elle aurait pu paniquer, hurler, se sentir envahie par un sentiment d’impuissance ou de folie, mais au plus profond d’elle-même, elle savait que les réponses à ses interrogations n’avaient pas d’importance et qu’il ne servait à rien de lutter pour chercher à trouver un sens à tout ceci. Elle décida de lâcher prise et de laisser faire le processus qu’elle avait instinctivement reconnu, sans plus chercher à le bousculer. Elle sentait que lorsqu’elle serait entièrement opérationnelle, tout serait apaisé. Une inébranlable tranquillité l’habiterait. Ce serait bien ainsi.

Lorsqu’enfin organisme et âme communièrent, sa vision s’éclaircit totalement, lui permettant ainsi de découvrir son environnement : il ne fit aucun doute pour elle que la chambre dans laquelle elle se trouvait était celle de l’homme qu’elle aurait bientôt à rencontrer. Elle était de nouveau en mission. À ce moment précis, elle sentit le bien-être l’inonder et prendre possession de son être.

À nouveau, on lui faisait confiance.

Elle releva son buste précautionneusement et resta assisse un moment sur le lit qui avait accueilli sa réapparition. Elle entreprit alors quelques exercices en faisant fonctionner chacune de ses articulations. Elle se massa les poignets, les chevilles, la nuque, les épaules et finit de se détendre en étirant largement les bras.

Faisant face au lit, un large miroir lui permit de découvrir son reflet. Avec la curiosité d’un chat, elle se leva prestement et se posta devant la glace. Elle s’observa longuement, nue, comme à chaque fois étonnée de découvrir sa nouvelle enveloppe. D’une taille d’environ un mètre soixante-quinze, son corps était celui d’une femme d’une cinquantaine d’années, apparemment sportive, d’une élégance naturelle. Ses jambes étaient joliment fuselées et ses cuisses musclées. Un très léger ventre se dessinait mais l’impression générale était celle de fermeté. Ses seins plantureux ne semblaient pas avoir été refaits et restaient haut perchés, tout comme ses fesses. Seule petite concession au temps, ses arrières-bras, dont la peau molle s’affaissait un peu. Il était clair que sa silhouette était attirante pour qui aimait les femmes.

Séduisant, son visage était à l’avenant de son corps. Une peau saine et dorée, des dents impeccables au service d’une bouche rieuse et gourmande, un nez autoritaire et un menton dur auraient pu donner l’image d’une femme déterminée dotée d’un caractère affirmé, mais son regard venait instantanément contrebalancer cette première idée. Noir, profond, intense, il rayonnait d’une attirante chaleur et était gorgé de bienveillance. Finalement, tout irradiait douceur et quiétude.

Elle scruta la pièce, découvrant une chambre spacieuse, parfaitement ordonnée et rangée. Un provocant et sexy photomontage de Bernard Pras trônait au-dessus du lit au design contemporain. L’endroit était baigné de lumière grâce à une large baie vitrée qui invitait le soleil à y pénétrer.

À côté du miroir se trouvait une penderie de la dimension d’un petit magasin.

— Idéal pour commencer mon travail, souffla-t-elle.

Elle ouvrit les battants et se laissa guider par son instinct. Ses doigts glissèrent furtivement le long des nombreux costumes de marque. Elle fit de même pour tous les vêtements soigneusement rangés, pulls en cashmere, chemises, polos griffés, tee-shirt, blouson en cuir, et même les boxers méticuleusement pliés dans des tiroirs furent l’objet de ses inquisitrices caresses. Elle s’attarda sur des chaussures de ville, mocassins, les dernières sneakers à la mode, une paire de bottes de moto…

Chaque fois que sa peau touchait une étoffe ou un matériau, un courant d’informations alimentait son insatiable curiosité et un carburant nouveau la galvanisait. Comme s’ils étaient doués de vie, les vêtements sortaient de leur torpeur et lui parlaient. Autrefois témoins muets et inertes, ils livraient tous les détails de ce à quoi ils avaient participé. Les contenus des rendez-vous, réunions, soirées, trajets, séances de sport, déjeuners, dîners n’avaient plus de secret pour elle. Iris était bombardée d’images, sons, odeurs, bruits, émotions… tout ce que leur propriétaire avait pu vivre en portant ses habits lui était livré. Des millions d’informations furent ainsi échangées en quelques minutes.

Ayant pleinement utilisé le potentiel du dressing, Iris décida d’entreprendre la découverte de la pièce principale. D’une superficie d’environ soixante-dix mètres carrés, l’espace était clairement dédié à la réception. Tout était pensé pour créer un ensemble raffiné, chic et épuré. Plusieurs toiles d’artistes contemporains habillaient l’appartement, un coloré et rare Atlan sublimant le mur principal. Un accueillant canapé contemporain en U trônait face à la terrasse. À l’opposé, la cuisine américaine et son immense bar. Aucun objet ou meuble ne venait perturber l’harmonie générale, tout était positionné avec goût. En revanche, pas d’objet personnel, pas de photo accrochée au mur pour simplifier la réflexion d’Iris et lui permettre de continuer à s’approprier la vie de son involontaire hôte.

Elle décida alors de jeter son dévolu sur la table-bar qu’elle pressentit comme cœur du lieu. De dimensions respectables, elle pouvait recevoir confortablement une dizaine de convives. S’asseyant sur une chaise haute, Iris posa sa tête sur le marbre du plan de travail et étendit ses bras en croix afin de saisir ce que le passé lui chuchotait. Elle fut instantanément traversée par de puissantes vibrations. Une chaleur intense irradia son corps et un déferlement d’images irrigua son cerveau afin de compléter sa base de données : des fêtes débridées ou champagne, coke, MDMA, électrisaient d’exubérants noceurs et de multiples maîtresses. De la musique électronique, de l’euphorie, et une incroyable énergie complétèrent le tableau.

Quittant son poste d’observation, elle ouvrit le tiroir d’un meuble bas du salon dans lequel elle devina se trouver l’ordinateur et la liseuse du propriétaire. Elle s’en empara et se dirigea vers la terrasse, toujours en tenue d’Eve, foulant l’agréable et chaud parquet de son pas ectoplasmique.

Elle s’allongea sur un transat, effleura la liseuse, et découvrit des lectures éclectiques : King, Beigbeder, Conroy, Houellebecq, Lemaitre, Kennedy, Mailer, Asimov, Auster, Hugo… Tout comme sa vie amoureuse, les auteurs étaient pléthoriques et sans style ni fil conducteur apparent. L’intégration des données collectées à travers les mails personnels et professionnels, les achats sur le net, et les divers dossiers consultés parachevèrent d’informer Iris. Le résumé d’une vie, du quotidien le plus insignifiant à l’exceptionnel le plus chatoyant furent ainsi assimilés.

Célibataire, aisé, fêtard, sportif, en quête permanente de sensations extrêmes et d’absolu, adepte d’un papillonnage affectif frôlant le libertinage, raffiné et cultivé étaient les constituants de la personnalité opulente et ambivalente du propriétaire.

Mais ce que le film reconstitué d’une partie de sa vie ne montrait pas clairement et qu’Iris comprit grâce à son instinct était la solitude dans laquelle il se débattait. Aucune fête, aucun succès, aucun divertissement, aucune femme conquise ne semblait le rassurer et le rapprocher d’une plénitude pourtant convoitée. Au contraire, courant après le bonheur, il semblait perdu.

La cible était bien choisie.

La préparation d’Iris touchait à sa fin. Elle se sentait prête et pouvait entrer en action. Ne lui restait qu’à se vêtir et choisir l’instant idoine pour leur première rencontre. Elle laissa venir librement ses pensées, sans chercher à les orienter, puis elle sourit. Elle venait d’identifier le moment et le lieu.

Le premier contact était imminent.

Chapitre IV

Facile

Les cent premiers kilomètres du parcours ne furent pour Paul qu’une simple formalité. Il les avala goulûment, avec plaisir.

Quelques heures auparavant, le départ avait été donné depuis une colline surplombant le site de Petra. Il avait été précédé d’un moment empreint d’un profond et religieux silence qui, avec grâce, s’était extrait du monde. Chacun, dans sa bulle, totalement pénétré et habité par ce moment inoubliable, était entré en recueillement. Seuls des souffles de vent avaient perturbé de leurs ondulations cette divine et muette parenthèse. Durant un indéfinissable instant, la communion fut totale entre les cent soixante-dix participants qui, reliés par une invisible et sourde énergie, ne firent plus qu’un.

Le coup de feu du starter rompit le charme. Une intense et sauvage clameur fit écho à l’émouvant mutisme qui venait de précéder. Désunis, comme une volée de moineaux, ces héros improbables s’envolèrent dans une joyeuse cacophonie. Concentré et muet un instant auparavant, le peloton se mua en une bruyante colonie de vacances. Encouragements, futilités, plaisanteries, pronostics étaient échangés entre ces voisins provisoires. Ils entamèrent ainsi la descente de la piste qui allait traverser la cité nabatéenne, située à quelques kilomètres en contrebas.

Après une dizaine de minutes, c’est déjà très étiré que le cortège piaillard pénétra le site millénaire. Même les plus blasés des compétiteurs furent saisis par la magnificence des lieux. Tour à tour, les grappes successives de coureurs émerveillés empruntèrent les dédales de ruelles creusées au milieu des falaises. À chaque virage jaillissaient des temples vieux de 2800 ans. De nouveau, le silence se fit parmi les intrus, respectueux devant une telle majesté. Le martèlement désordonné des foulées conquérantes et le souffle mécanique de ce long serpent humain venaient rebondir sur les parois des monuments, générant ainsi de tapageurs échos.

La découverte du temple Kane et sa monumentale façade taillée à même la roche électrifièrent Paul qui sentit des larmes lui monter aux yeux. Courir au cœur de Petra était tout simplement magique et le transcendait. Comme à chaque départ, il s’était calmement positionné à l’arrière du peloton. Il ne souhaitait pas participer à l’excitation générale du début de course et risquer ainsi de perdre des réserves en suivant un rythme qui n’était pas le sien. Il aurait bien le temps d’accélérer. Il se trouvait donc parmi les derniers concurrents, sans pression aucune, savourant chaque pas. Il se laissait de nouveau doubler par un paquet de cinq coureurs qui s’amusaient à gentiment taquiner une des rares femmes participant à l’épreuve, quand un des membres l’apostropha :

« Salut Paul. Toujours tes départs prudents ?

— Fred ! s’exclama Paul. Ravi de te revoir ! Je ne savais pas que tu étais de la partie ! Je ne t’ai pas vu au campement hier.

— De toute façon, la veille des départs, tu ne vois jamais personne, répondit Fred sur un ton malicieux.

— Pas faux. En tout cas ravi de retrouver. Tu viens pour le podium ? » Tout en conservant l’allure, Paul se déporta légèrement afin de se rapprocher de son camarade et lui donner une amicale bourrade.

Un voile de tristesse passa rapidement sur le visage de Fred.

« Non, pas cette fois. J’ai eu une année plutôt compliquée. Du coup, pas trop le cœur à l’entraînement. Je me suis décidé au dernier moment. Besoin de décompresser. On verra bien ce qui va se passer. Je vais essayer de terminer en bon état et pas trop loin. Et toi ?

— Tu me connais… 4 mois de préparation à bloc, régime et tout le toutim habituel. Je serai très déçu de ne pas arriver dans les trente. Et en moins de trente heures, lui avoua Paul, ravi de revoir son binôme.

— On essaye de faire un bout de chemin ensemble ? interrogea Fred, lui aussi heureux de ces retrouvailles.

— Bingo ! » Paul tendit sa main et Fred la topa joyeusement.

Ils avaient fait connaissance une année auparavant, lors d’un « ultra » à étapes se déroulant au cœur du Sahara. D’un niveau nettement supérieur à Paul, Fred était considéré par le peloton et les journalistes comme l’un des prétendants à la victoire. Il avait d’ailleurs clairement annoncé lors d’une interview qu’il était là pour le podium. La glorieuse incertitude du sport en avait décidé autrement. Saisi de terribles crampes d’estomac lors de la quatrième étape, il était à la dérive et allait abandonner quand Paul l’avait rejoint. Sa cadence linéaire, la solidarité dont il avait fait preuve et l’alchimie qui était née de leur discussion avaient finalement revigoré Fred qui, après quelques kilomètres passés avec son sauveur, avait repris une allure plus en phase avec son rang. Il avait pu finalement limiter la casse en arrivant douzième de l’étape mais ses espoirs de podium s’étaient envolés. Les deux compères s’étaient retrouvés au campement et une solide complicité avait ensuite perduré jusqu’à l’arrivée. Un éloignement géographique, et des vies privées diamétralement opposées avaient logiquement freiné cette amitié naissante.

La longue ascension d’un escalier de cinq cents marches avait permis au peloton de sortir du site historique et d’entamer réellement la compétition. Le soleil avait commencé son inexorable travail de sape et c’était désormais sur plus d’un kilomètre que s’étiraient les cent soixante-dix concurrents. Le sol était sec et caillouteux mais facilement praticable. Tous les cinq cents mètres environ, une balise indiquait le chemin aux participants. Des collines pelées, de misérables cabanes, et de rares arbres décharnés assuraient le décor qui allait rester identique pendant plusieurs heures. Ce n’est qu’après une approche de quarante kilomètres qu’ils trouveraient le sable.

Cheminant posément, régulièrement, Paul et Fred ne s’arrêtaient que très brièvement aux points de contrôle pour s’approvisionner en eau. Ils alternaient échanges et contemplation de la vue, et étaient attentifs à ne jamais modifier leur train de métronomes. Portés par leur connivence, ils s’épaulaient et géraient à merveille ce début de course. Paul jubilait. La présence de Fred à ses côtés était un réel atout. Il se sentait en pleine forme, avec la sensation de n’avoir entamé aucune réserve, et ce, trois heures après le départ. Malgré cela, un singulier malaise avait fait irruption dans ses pensées.

« Fred. Je suis désolé de te reparler de cela mais ça me travaille ce que tu m’as dit tout à l’heure. Ta fille ne va pas s’apercevoir de ton absence. Et avoir un père détendu, reposé, même si le désert va nous dérouiller tous les deux à un moment donné, c’est ce dont elle a besoin. C’est comme ça que tu vas l’aider.

— C’est gentil Paul. Mais me dire que je suis là à faire le con et qu’elle est là-bas, dans son lit d’hôpital, sans savoir si elle reviendra un jour parmi nous… c’est l’enfer. J’avais besoin de partir, de prendre l’air. Je sais que c’est égoïste, mais sinon je serai devenu fou. Trois mois à son chevet, jour et nuit, à attendre un mouvement, un geste, un signe. Mais rien. »

Durant un instant, un triste et lourd silence s’installa entre les deux hommes.

« Et Sylvie ? Comment réagit-elle ?

— On va divorcer. Elle ne m’adresse plus la parole. J’ai pensé un moment que l’accident de Marie allait nous rapprocher. En fait, elle m’en veut. Elle pense que si nous ne nous étions pas séparés, ça ne serait jamais arrivé à notre enfant. »

N’ayant ni fille ni épouse, Paul jugea bon de ne pas émettre de jugement. Il se rapprocha de Fred et posa sa main sur son épaule.

« Désolé » fut le seul mot qu’il sût prononcer.

Sentant l’ambiance s’assombrir et risquer d’influer sur leur moral, Fred décida de ramener la discussion sur le moment présent.

« Allez, concentrons-nous un peu. On est bien, le terrain est facile, ne ralentissons pas. Les vraies difficultés arrivent et cela va être plus compliqué dans quelques heures », pronostiqua-t-il.

Ils avancèrent ainsi durant huit heures, remontant lentement au classement. Parfois, ceux qu’ils rejoignaient tentaient de les suivre. Ils cherchaient alors à entamer une conversation, essayaient de créer un lien. Las. Rapidement, instinctivement, sentant que ces deux équipiers souhaitaient rester seuls et déjà usés par le Wadi Rum, ils se laissaient alors distancer. Implacablement, le groupe se délitait et le duo continuait sa marche en avant. Durant cette première partie, le corps de Paul répondit à merveille à ses sollicitations. Tout était fluide. Les foulées semblaient légères. La chaleur, bien qu’intense, l’enveloppait d’un écrin qu’il vivait comme confortable. Un vent sec et doux s’était levé et son souffle invisible le poussait en avant. Le soleil venait d’entamer son déclin. Il incendiait l’horizon.

« Là », s’exclama Fred, en pointant du doigt une tente située à quelques encablures.

« Ça y est. On y est », répondit Paul qui lui rendit son sourire complice. Une immense euphorie l’envahit et illumina son visage.

Sans s’en rendre compte, sans fatigue, avec régal, ils venaient d’arriver à l’un des points intermédiaires les plus importants de leur expédition.

Celui d’avant la nuit.

Le coucher du soleil allait créer une rupture.

Après lui, ce serait le froid, le manque de sommeil, la peur de se perdre, l’usure du temps, l’inconnu.

Chaque participant, du débutant au plus chevronné, savait que le dernier bivouac de jour était une transition symbolique qu’il ne fallait pas rater. Pour Paul et Fred, ce serait donc le PC N° 4, pour les hommes de tête, le PC N° 6, pour d’autres le 2 ou 3, mais pour tous, le point de départ d’une nouvelle phase. Repartir diminué dans l’obscurité était la hantise de chacun. Le dernier arrêt du jour était donc celui où les coureurs passaient le plus de temps. Ils se ravitaillaient, se ressourçaient, se réinventaient, se métamorphosaient. Certains dormaient quelques minutes, d’autres se faisaient soigner d’ampoules malvenues, d’épaules harassées, de jambes torturées. Les médecins prêtaient une oreille attentive à ces champions qui soudainement, comme des enfants, avaient peur du noir. Il était essentiel pour tous de repartir à l’assaut de la nuit dans les meilleures conditions.