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Lorsque le cadavre d’une juge d’instruction est retrouvé atrocement mutilé, les lieutenants Thérèse Sadimenski et son équipier Raphaël Lurin, sont dépêchés sur les lieux du crime. Assistés par le célèbre criminologue, Alex Mandigo, ils sont bien loin d’imaginer que cette enquête va les conduire tout droit dans les méandres d’un jeu machiavélique. Un jeu où règne l’obscurité la plus totale, tout près du précipice des âmes.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Né à Draguignan, Jack-Laurent Amar est auteur, compositeur, interprète et arrangeur. Auteur de cinq ouvrages, il passe sans complexe du roman noir à la littérature blanche avec pour seule ligne de conduite, l'envie de raconter des histoires, d'emporter ses lecteurs et de leur apporter un peu de rêve. Installé en Dordogne depuis quelque temps, ses journées se rythment au gré des arts et de ses écrits.
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Jack-Laurent Amar
Le précipice des âmes
Roman
Cet ouvrage a été composé et imprimé en France par les
Éditions La Grande Vague
Site : www.editions-lagrandevague.fr
3 Allée des Coteaux, 64340 Boucau
Tous droits de reproduction, d’adaptation et de traduction intégrale ou partielle réservés pour tous pays.
ISBN numérique : 978-2-38460-037-3
Dépôt légal : Mai 2022
Les Éditions La Grande Vague, 2022
Toute ressemblance avec des personnages fictifs, des personnes ou évènements existants ou ayant existé est purement fortuite.
Prologue
De nos jours
Il tenait dans la main une petite bouteille qu’il prenait plaisir à compresser entre ses doigts jusqu’à ce que le plastique émette son craquement si caractéristique. Lorsqu’il posa le goulot sur les lèvres de son prisonnier, celui-ci chercha à s’abreuver avec avidité.
Manuel Fernandez leva vers son tortionnaire un regard suppliant, un de ceux qu’il était impossible de feindre parce que l’imagination connaissait des limites que la douleur ignorait.
L’homme replaça le bâillon sur sa bouche et lâcha quelques onomatopées, en faisant claquer sa langue contre son palais.
Il s’écarta légèrement pour observer le corps dénudé de celui qu’il s’apprêtait à faire souffrir. Avec un certain plaisir, il saisit le cutter dans sa poche et fit doucement coulisser la lame de son fourreau, de façon à ce que chaque cliquetis libère le métal affûté, en faisant le plus de bruit possible.
Clac… clac… clac… clac… clac… clac !
Les plaintes noyées de sanglots redoublèrent.
Manuel se dandina de plus belle pour tenter de se libérer des chaînes qui lui entaillaient les poignets. La peur qui courait dans ses veines était si présente, si violente, qu’il en ressentait une présence physique. Une soudaine envie de vomir lui arracha une plainte douloureuse. Combien aurait-il donné à cet instant précis, pour ne pas être lui, pour ne jamais avoir succombé à la tentation. Le désespoir jaillit sous la forme d’un jappement aigu, pathétique requiem, que le bâillon s’empressa d’étouffer.
De nouveau, les gémissements inondèrent la petite pièce…
Le tortionnaire s’approcha en frottant doucement la lame sur son pouce pour en mesurer le tranchant. Il regarda le mur de pierre où l’humidité avait favorisé une multitude de moisissures qui commençaient à ronger les joints de ciment et de chaux. Au sol, il saisit la boite en plastique transparente où des dizaines d’asticots remuaient frénétiquement.
Manuel ne trouva même plus le courage de se débattre.
L’homme saisit fermement les testicules de Fernandez, avant de poser la lame sous ces dernières.
Bientôt, il le savait, les cris se transformeraient en hurlements et, s’il existait un mot plus fort encore pour qualifier l’insoutenable morsure de la souffrance, il irait le chercher dans les profondeurs de l’Enfer…
Chapitre 1
Région Parisienne, de nos jours
Dominique souleva la rubalise estampillée Gendarmerie, pour permettre à sa coéquipière de se faufiler. Il la regarda, comme on sonde la volonté d’un sportif avant l’effort puis tous deux se dirigèrent vers la maison sans dire un mot. Le paysage était défiguré par les stigmates de l’enquête : des plots de repérage numérotés balisaient le sol, des véhicules de Gendarmerie stationnaient de façon anarchique et leurs gyrophares coloraient la nature verdoyante, d’une teinte froide et bleutée.
Deux gendarmes postés devant l’entrée les saluèrent et s’écartèrent pour les laisser entrer.
Le capitaine Dominique Angeli répondit par un simple signe de tête, en réajustant sa paire de lunettes sur son nez. À peine avaient-ils franchi le seuil de la porte, que le colonel Paloman s’approcha d’eux. Son éternelle démarche nonchalante semblait plus lourde que jamais, ses traits étaient tirés, son visage grave semblait figé dans la douleur.
Sa voix se brisa. Il inspira profondément, se reprit et passa la main dans sa chevelure clairsemée, que le poids des ans avait blanchie.
Mal à l’aise, Dominique Angeli se tût et Thérèse Sadimenski posa simplement une main compatissante sur l’épaule de son supérieur. Elle connaissait l’amitié qui le liait à Hélène Roux, une amitié de longue date.
Le lieutenant Sadimenski, que tout le monde à la brigade surnommait affectueusement Sadie, leva les yeux vers Dominique. Comme à son habitude, le capitaine resta de marbre. Il plongea la main dans la poche intérieure de sa veste, saisit son dictaphone et articula faiblement :
L’enquêtrice confirma, alors même qu’un jeune sous-officier en uniforme passait devant eux et se précipitait vers l’extérieur. Sans doute pour vomir.
Sadie ne put s’empêcher de repenser aux premiers homicides sur lesquels elle était intervenue, aux premiers morts qu’elle avait dû regarder et parfois même, manipuler. Elle aussi avait eu des hauts- de-cœur, c’était là le lot commun des nouveaux venus dans la profession. Elle lâcha à son coéquipier un discret sourire complice, qu’il lui rendit de façon presque imperceptible. Ce n’était pas un sourire destiné à la plaisanterie, loin de là, juste un rictus de connivence, peut-être même une façon de s’appuyer sur une certaine dérision pour se soustraire à la réalité qui les attendait.
Après avoir enfilé une combinaison en Tyvek ainsi que des surchaussures en papier afin d’éviter de souiller la scène de crime, Dominique Angeli pénétra dans la salle à manger et se figea aussitôt.
À ses côtés, Sadimenski porta la main à sa bouche. Un geste machinal, pour se protéger de l’horreur…
Hélène Roux était ligotée sur une grande table rectangulaire en chêne massif dont l’une des extrémités avait été surélevée et calée sur un meuble bas, afin d’incliner le corps à quarante-cinq degrés.
De l’index, elle exerça une légère pression sur l’avant-bras de la juge. La couleur rouge violacé de celui-ci s’estompa aussitôt, tira vers le jaune, puis reprit sa teinte initiale.
L’enquêtrice confirma par un léger signe de tête. Elle connaissait le processus, celui par lequel la mort vaniteuse venait peindre ses stigmates de la plus abjecte des façons, celui où elle signait son œuvre de toute sa laideur, comme pour défier la vie d’avoir usé de son droit de préemption depuis trop longtemps. Le cœur ne jouant plus son rôle, la gravité ne manquait pas d’exercer le sien et le sang s’accumulait dans toutes les zones inférieures du corps, donnant au cadavre, une morbide teinte bicolore, jaune sur les parties hautes, rouge sur les basses. Elle s’était souvent demandée pourquoi dans les films à gros budget, cette atroce réalité n’était jamais mise en scène, pourquoi les cinéastes oubliaient ces détails criants de réalisme, des détails qui donnaient à la faucheuse sans visage, un semblant d’identité : une date, une heure.
Elle inspira et dit à voix basse :
Dominique Angeli acquiesça tout en examinant de loin le torse de la victime. Le sein gauche d’Hélène manquait et une plaie dégoulinante et boursouflée en forme de cœur, le remplaçait.
Angeli s’accroupit sans répondre et regarda de plus près le tapis qui se trouvait à moins d’un mètre du cadavre.
Dernière eux, une voix les fit sursauter :
Raphaël Lurin se tenait dans l’embrasure de la porte. Il dévisagea le capitaine Angeli puis son regard se porta de nouveau vers la scène de crime.
Absorbé par la combinaison en papier qu’il tentait désespérément d’enfiler, l’homme d’une trentaine d’années passa la main dans sa chevelure désordonnée sans répondre immédiatement.
De nouveau, Raphaël passa la main dans sa crinière pour caler une mèche sauvage dans sa charlotte en papier. À plusieurs reprises, sa hiérarchie lui avait fait remarquer que sa coupe de cheveux n’était pas vraiment conforme au règlement, et comme à son habitude, Lurin s’était contenté d’acquiescer et… de ne rien changer.
Il fit quelques pas vers la juge.
Pendant que Raphaël Lurin prenait quelques photos, le capitaine Angeli enregistrait ses premières impressions sur son dictaphone…
Se soustrayant volontairement à la scène de crime, Sadie pivota doucement sur elle-même à trois-cent-soixante degrés, afin d’observer la pièce qui l’entourait. La décoration était minimaliste. Des planches de lambris recouvraient la plupart des murs du petit salon et un vieux poêle en fonte trônait dans un angle à proximité d’un canapé en tissu beige et blanc. En dehors de la table sur laquelle se trouvait ligotée la juge et de quelques projections de sang sur le mur, la pièce semblait parfaitement ordonnée.
À l’extérieur, des portières claquèrent…
***
Après l’enlèvement du corps et le départ de l’équipe scientifique, ils avaient passé plus d’une heure à vérifier la scène de crime et à fouiller le moindre recoin de la petite maison de campagne, sans que leurs efforts soient récompensés par le plus petit indice susceptible de les guider dans ce départ d’enquête.
Absorbé dans ses pensées, Raphaël Lurin se grattait machinalement le menton. Le bruit que faisaient les doigts en passant sur sa barbe naissante l’aidait à réfléchir.
Sans lui laisser le temps de poursuivre, Raphaël Lurin l’arrêta d’un geste de la main et se dirigea vers la sortie.
Intrigué, Angeli leva les yeux vers Sadie en fronçant les sourcils, et tous deux s’élancèrent derrière leur collègue.
Ignorant la question, le lieutenant Lurin s’adressa aux deux gendarmes postés devant la porte d’entrée.
Raphaël se retourna sans se donner la peine de le remercier.
Tout le monde à la brigade connaissait le peu d’estime que le lieutenant avait à l’endroit de Mariani.
Pour être tout à fait exact, peu d’hommes appréciaient le Major, mais la majeure partie des militaires ne laissaient rien transparaitre de leurs ressentiments, parce que le physique imposant du gendarme allié à son caractère belliqueux et imprévisible intimidait la plupart d’entre eux. Bien sûr, certains se montraient amicaux en sa présence, essayant d’apprivoiser hypocritement l’humeur changeante de leur collègue, singeant une amitié bancale comme l’on amadoue un chien qui mord avec des friandises pour s’enorgueillir de pouvoir le caresser. Pourtant, lorsqu’il s’agissait de demander un service concernant le travail, tous y allaient avec des pincettes ou préféraient frapper à la porte du bureau suivant. Tous, sauf Raphaël.
Le lieutenant haussa les épaules avec dédain, regarda le capitaine Angeli en souriant et murmura :
Incrédule, Angeli écarta les bras en signe d’incompréhension et soudain, il comprit. Il baissa les yeux vers la serrure, se rapprocha de Mariani et demanda :
Raphaël fixa Dominique en se tapotant la tempe du bout de l’index. Ce petit geste indiquait clairement à son supérieur qu’il avait été le premier à y penser. Il inclina la tête et articula silencieusement : « pas de clés ! », alors qu’un petit rictus d’autosatisfaction se dessinait sur ses lèvres.
Même s’il commençait à en avoir l’habitude, Dominique détestait lorsque son collègue avait ce genre d’attitude. Il l’ignora froidement, ce qui eut pour effet d’élargir le sourire narquois de Lurin.
Le gendarme tout près de Joseph Mariani, se racla la gorge :
Le capitaine remercia les deux gendarmes d’un geste du menton et se tourna vers Lurin.
***
Janvier 1994
Au fur et à mesure qu’il s’approche, le miaulement s’intensifie. Un petit cri aigu, plaintif ; celui de l’appel à l’aide, celui de la supplique et du désespoir avant le renoncement. Soudain, il la voit perdue au beau milieu des buissons. La petite boule de poil noire et blanche le regarde, apeurée avant de se recroqueviller pour se soustraire au danger. Sacha lui parle doucement pour la rassurer puis il se baisse et saisit délicatement le chaton avant de le glisser dans son blouson, là, tout près de son cœur pour que l’animal se réchauffe. La pluie de ces dernières heures a épuisé la pauvre bête, alors, instinctivement elle se tapit au creux de cette chaleur réconfortante et lève des yeux apeurés vers son sauveur, deux petites billes smaragdines qui le fixent avec tendresse et semblent soudain remercier. Un peu plus loin, près d’un conteneur à poubelle, Sacha découvre, médusé, une boite en carton où gisent trois autres chatons.
Sa phrase à peine achevée, le doute l’envahit. Comment va-t-il faire pour cacher le chat dans sa chambre ? Si les autres le découvrent, ils ne voudront pas le garder, ils lui demanderont de le ramener là où il l’a trouvé, ils le lui enlèveront, ils…
Sacha sursaute et se retourne. Son frère le fixe. Son visage est fermé et son regard ne laisse filtrer aucune expression.
Pour seule réponse, Sacha secoue la tête en regardant ses chaussures.
Un silence pesant s’invite entre les deux frères, un silence qui apporte avec lui la suffocante envie de pleurer…
Jeff hausse les épaules, fixe son frère avec sévérité et… finit par sourire.
Sacha regarde son ainé avec admiration. C’est vrai qu’il est parfois dur Jeff, mais il n’a peur de rien, de personne.
***
Chapitre 2
En binôme avec Raphaël, Sadie poussa doucement la porte d’entrée, et pénétra arme au poing dans l’appartement de Madame la juge. Le capitaine Angeli et deux autres gendarmes les suivaient en progression lente, focalisant toute leur attention sur la périphérie pour que l’angle de couverture soit le plus large possible.
Même si l’enquêtrice savait qu’il existait peu de chance pour que l’homme se trouve là, le stress qu’elle ressentait semblait la recouvrir toute entière, lourd, pesant, comme une couverture trop chaude posée sur ses frêles épaules. Elle en ressentait le poids à chacun de ses mouvements, à chaque battement de son cœur et son gilet pare-balles semblait peser des tonnes.
Ils pénétrèrent dans la cuisine où une odeur âcre les agressa sitôt qu’ils eurent ouvert la porte. Toutes les fenêtres donnant sur l’avenue Carnot étaient pourtant entrebâillées, mais la chaleur de ce mois de juin avait accéléré le travail de décomposition de ce qu’ils découvrirent avec stupeur :
Le service avait été dressé avec soins, comme si quelqu’un s’apprêtait à passer à table. Un verre de vin rouge à demi rempli attendait qu’on le déguste, des couverts se trouvaient proprement disposés de chaque côté d’une assiette blanche au pourtour bariolé de petites fleurs jaunes et sur le dossier de la chaise, pendait un sac à main.
Sadimenski fronça les sourcils comme pour se convaincre de ce qu’elle découvrait :
L’assiette contenait une main ; une main tranchée, tenant en son centre un sein. Sans doute, celui que le meurtrier avait découpé sur le torse d’Hélène Roux. Les chairs étaient recouvertes de Lucillia Caesar, plus communément appelées, « mouches vertes ou… mouches à merde ». Sans doute dérangées par l’appel d’air que venait de provoquer l’ouverture de la porte, une nuée d’insectes s’envola soudainement, inondant la petite cuisine de leur désagréable et caractéristique bourdonnement. Les mouches tournoyèrent au-dessus de l’assiette et revinrent se poser sur la viande en décomposition. Étrangement, l’image qui traversa l’esprit de Sadie à ce moment précis fut celle des murmurations d’étourneau qu’elle aimait tant contempler lorsqu’elle était enfant. Ce curieux ballet aérien, où tournoyaient dans le ciel des milliers d’oiseaux, avec une synchronisation millimétrée, l’avait toujours fascinée. Mais il était évident que les plus belles chorégraphies dépendaient avant tout des danseurs qui les exécutaient. En matière de charme, les mouches, fussent-elles parées d’un abdomen aux couleurs vert chatoyant, n’auraient jamais l’élégance des oiseaux côtoyant les nuages.
La voix du capitaine la sortit de ses pensées. L’esprit avait parfois cette incroyable façon de se détourner de l’horreur, en vagabondant vers d’absurdes réflexions.
*
Raphaël déposa une rame de papier sur l’imprimante et prit un feutre rouge dans le porte-stylo qui se trouvait à côté de celle-ci. Il ouvrit le premier tiroir de bureau, attrapa un biscuit qu’il grignota du bout des dents en se concentrant sur les notes qu’il venait de rédiger.
L’ordre qui régnait sur son bureau, ressemblait à celui d’une maison témoin et contrastait parfaitement avec l’espace de travail de Sadie. Pour elle, ranger semblait être synonyme de jeter en tas ou éparpiller çà et là. Pourtant il lui fallait bien admettre que dans son « foutoir », sa collègue retrouvait toujours ce qu’elle cherchait et que son incurie n’avait aucune conséquence sur son travail.
« C’est tout un art, un bordel savamment organisé ! » disait-elle souvent. Et gare à qui déplaçait le moindre morceau de papier sur son bureau.
Il releva la tête et vit le visage de sa collègue penché dans le chambranle de la porte. Son corps toujours à l’extérieur était dissimulé par un grand mur blanc dont la peinture s’écaillait par endroits. La petite blonde lui souriait de cette façon qui n’appartenait qu’à elle et lui donnait un visage de gamine.
En guise de réponse, un majeur tendu en l’air vint se placer au-dessus de la tête de la jeune femme.
Elle s’éclipsa.
Raphaël sourit. Personne à la brigade n’appelait l’enquêtrice par son nom de baptême, sauf si l’on souhaitait la mettre vraiment en colère. Seul le colonel, lorsqu’il ne la nommait pas par son grade, lui donnait encore du Thérèse, le colonel et bien évidemment… sa mère.
Il ouvrit la pochette rouge dans laquelle étaient classées les photos et appuya simultanément sur l’interrupteur de la cafetière. Après avoir repositionné ses lunettes de soleil sur le haut de son crâne, il se frotta le visage en insistant sur ses paupières qu’il massa légèrement pour essayer de se délasser. Depuis quelque temps il se sentait particulièrement fatigué. Peut-être payait-il là les quelques soirées trop arrosées qu’il s’était autorisé durant ses deux semaines de vacances. On ne récupérait pas de la même façon à trente-six ans, qu’à vingt.
Il inspira profondément, regarda les clichés un par un avant de les étaler sur une table proche de son bureau.
La réalité des commissariats et gendarmeries de France était bien loin de ce que pouvait en retranscrire le septième art. Il n’y avait pas de grands tableaux en liège pour y punaiser les photographies des homicides sur lesquels travaillaient les enquêteurs. Pour des raisons psychologiques évidentes, les clichés parfois insoutenables se trouvaient tous rangés par ordre alphabétique dans une armoire, loin du regard de ceux qui passaient dans ces murs, plus du tiers de leur existence. L’horreur n’avait pas besoin d’être exposée comme un trophée, sauf si l’on souhaitait donner plus de glauque et de crédit à un film de série B. Il en était de même pour les locaux, bien loin d’être aussi rutilants que le laissent penser les séries télévisées, dressant un tableau souvent idyllique en totale contradiction avec la réalité du terrain. Raphaël se demandait parfois si les réalisateurs n’étaient pas soudoyés par le Ministère, pour vendre du rêve et inciter la jeunesse à postuler dans une profession que la violence du monde moderne et le laxisme des hautes instances rendaient de moins en moins attractive.
Il expira bruyamment pour se libérer de la tension qu’il sentait monter dans son ventre et repensa au doigt d’honneur que venait de lui faire sa coéquipière. Ce besoin de légèreté était le lot commun de tous les métiers dont la pression faisait partie du quotidien. Sans doute était-ce une façon de se désolidariser d’une abjecte réalité avec laquelle tous devaient composer, une lugubre mélodie qu’ils égayaient de notes légères, dessinées sur une partition de rires composée au troisième degré. Dans ce domaine, Thérèse Sadimenski était sans nul doute, la plus douée. Certains à la brigade la surnommaient affectueusement Forest, en référence à l’humoriste, Florence Foresti. Elle n’avait rien à envier à la comédienne lorsqu’il s’agissait de singer le quotidien, d’apostropher des petits instants de vie pour les tourner en dérision et provoquer l’hilarité de ses collègues. Le plus surprenant restait sans nul doute le contraste dont elle faisait preuve entre le moment où elle plaisantait et celui où elle se remettait au travail. Derrière les militaires qu’ils étaient, il y avait des hommes, des femmes, des parents, avec un passé, un vécu, des émotions, bien souvent négligés par la hiérarchie. L’humour, parfois noir, n’était pas de l’indifférence bien au contraire, c’était un aveu, LA preuve ineffable par « l’humain », d’une empathie qu’ils se devaient de maitriser, voire même d’occulter, pour ne pas se perdre. Seul le capitaine Dominique Angeli semblait hermétique à l’ambiance loufoque qui régnait parfois. Il parlait peu, semblait dépourvu d’humour et d’émotions. Bien souvent — mais jamais en sa présence—, l’équipe se moquait gentiment de lui en l’appelant « K », comme le célèbre agent de la série Men in Black, dont il aurait sans nul doute pu tenir le rôle principal tant sa ressemblance avec Tommy Lee Jones était flagrante, excepté pour les lunettes de vue qui ne quittaient jamais le nez de leur supérieur.
Raphaël inspira pour retrouver toute sa concentration et baissa les yeux vers les différents clichés.
Les deux premières photos montraient en gros plan, une main au creux de laquelle se trouvait un sein que seul le mamelon permettait d’identifier comme tel, tant les tissus étaient dégradés. Sur la face intérieure du poignet, un large sillon réalisé à l’aide d’un objet tranchant sculptait le chiffre 4.
De nouveau, le lieutenant inspira. S’il était difficile de regarder ce genre de photographies, la tâche devenait insoutenable lorsqu’il s’agissait d’une personne que vous aviez connue.
Les clichés suivants montraient la juge d’instruction en entier. Un tissu sur le visage, elle était ligotée sur la table à l’aide de colliers de serrage en plastique de type serflex. Le meurtrier avait relié plusieurs liens entre eux pour leur permettre d’être suffisamment longs et d’atteindre l’âme des pieds de table, la partie haute qui reliait ces derniers au plateau. Deux autres clichés s’attardaient sur les poignets de la juge. La peau semblait avoir été littéralement mâchouillée par les liens de plastique. Sans doute, la magistrate s’était-elle débattue au point de se mutiler. Pour en arriver à de telles extrémités, Raphaël savait ce que la pauvre femme avait dû endurer. Il regarda les dernières photographies dévoilant les blessures infligées par celui qui d’ici la fin de journée, deviendrait à coup sûr, l’ennemi public numéro un. Le bas ventre d’Hélène Roux était ouvert du dessous du nombril jusqu’au plexus. Une partie de ses organes retombaient sur la table inondant celle-ci d’une énorme quantité de sang coagulé, quant au reste des viscères, ils pendaient entre les cuisses de Madame Roux.
Bordel ! soupira le lieutenant.
La photo suivante mettait en avant la lésion engendrée par l’ablation du sein gauche. Une blessure boursouflée, que le bourreau avait pris soin de découper en forme de cœur. Le visage de la juge avait été photographié en gros plan et malgré toute sa concentration, Raphaël ne put chasser le flot d’images décousues qui jaillirent dans sa tête, lorsqu’il croisa le regard vitreux de son ancienne collègue. Un simple sourire, un bonjour du bout des lèvres, une franche poignée de main lorsqu’une affaire avançait comme Hélène le souhaitait. Tous ses instants anodins que la vie avait écrits hier et que la mort balayait aujourd’hui, de la plus méprisable des façons.
Raphaël lâcha un faible « putain », comme autant de points d’interrogation sur toutes les questions qui l’assaillaient. Il tapota nerveusement sur le rebord de la table puis s’en éloigna légèrement, pour avoir une vue d’ensemble des photographies. De toute évidence, l’homme s’était évertué à tout mettre en œuvre pour exposer la victime comme il le souhaitait, persuadé sans doute qu’une raison quelconque justifiait sa macabre mise en scène.
Le lieutenant sursauta lorsque Thérèse s’approcha dans son dos.
Joignant le geste à la parole, Raphaël fit sensuellement glisser sa main le long de son torse à la manière d’un danseur.
Sadie secoua la tête en souriant, bien consciente que la vantardise de son collègue n’était en réalité que de l’humour, un humour « made in Lurin ».
Retrouvant leur sérieux, tous deux observèrent l’insoutenable.
Du bout des lèvres, Sadie enroula une mèche blonde autour de son index, un geste qui trahissait sa nervosité.
Elle connaissait bien Raphaël et sentait qu’il ne dévoilait pas le fond de ses pensées. Derrière ses allures de Bad-boy et son « je-m’en-foutisme » permanent, se cachait un véritable bourreau de travail dont l’intuition n’était plus à démontrer. Durant les premières années de sa carrière, le jeune lieutenant s’était construit une solide réputation d’enquêteur avant d’intégrer la SR4 de Versailles. Beaucoup de ses collègues disaient de lui qu’il aurait eu sa place en tant que criminologue. Bien sûr, c’était une façon de le taquiner même si, bon nombre d’entre eux le pensaient réellement.
Sadie esquissa un sourire.
À son tour, Raphaël sourit.
Le lieutenant haussa les épaules.
Sadie s’interrompit en hochant la tête.
Lurin secoua la tête pour confirmer.
Cette petite phrase était d’une certaine façon, leur cri de ralliement.
Thérèse Sadimenski hocha la tête.
La jeune enquêtrice déglutit.
Sadie sourit, parce qu’elle savait que depuis l’arrivée de Régis Boutille dans la brigade, Raphaël Lurin avait enfin trouvé son maître en matière d’informatique.
L’enquêtrice sentit un frisson lui parcourir le dos. Dans leur jargon, la « sale besogne » signifiait, prévenir la famille proche et c’était une tâche qu’elle détestait plus encore que la découverte d’un cadavre.
Raphaël attrapa son fin blouson d’été sur le dossier de sa chaise et en extirpa les clés de son bureau.
***
Mars 1994
Le bruit d’une planche qui grince le sort du rêve dans lequel il vient d’entrer et le tire en arrière avec une violence inouïe, pour l’arracher au monde des songes et le projeter dans la réalité, une terrifiante réalité. Il l’entend s’approcher dans le couloir. Une autre planche couine… sombre requiem soprano qui annonce l’inévitable.
Avec délicatesse, il pousse Brindille pour la faire descendre avant que l’homme n’arrive. La petite chatte s’étire avec nonchalance, mais lorsqu’elle entend le parquet craquer dans le couloir elle comprend et court se réfugier sous l’armoire. Là au moins, elle ne risque pas d’être attrapée par la peau du cou et jetée dans l’étang comme la fois dernière. L’eau était glacée et la pauvre bête a bien failli ne jamais regagner la berge.
« C’est bien ma puce. Reste sous l’armoire. Reste cachée ! » murmure Sacha.
Vite, il doit faire semblant de dormir. Peut-être qu’alors, AD le laissera tranquille. AD, il déteste ce surnom idiot. Doucement, il serre sa peluche dans son cou pour se donner du courage. Il hésite une seconde, se redresse et regarde rapidement vers la fenêtre. La lune est pleine et ses reflets baignent la chambre d’une douce lumière bleutée. S’échapper serait une solution, mais il fait froid dehors, si froid. Où pourrait-il aller du haut de ses neuf ans ? Il est terrifié. Son cœur cogne de plus en plus fort dans sa poitrine et l’écho de la peur résonne dans ses tempes. Son petit corps se recroqueville. Il tire sur lui la couverture et la remonte le plus haut possible vers son menton, comme si ce rempart de tissu pouvait le protéger de celui qui vient. Il ferme les paupières, de toutes ses forces, illusoire espoir que l’obscurité l’avalera avec elle.
La poignée tourne et grince légèrement, les pas se rapprochent, plus près, encore plus près. Une main caresse son visage… Il tressaille. Prier, il doit prier comme on le lui a montré, pour que Dieu l’entende cette fois-ci, pour qu’il l’aide, pour que ce soir soit une nuit sans, pour…
Mais Dieu n’écoute pas. Il n’écoute jamais !
Les draps se relèvent doucement et le poids de l’homme qui se glisse près de lui, le terrifie. Il a beau essayer de rester calme, de faire semblant de dormir, il ne parvient plus à contrôler sa respiration. Son petit corps tremble sous l’effet de la panique. La peur est une bavarde silencieuse qui trahit celui qu’elle cherche à protéger, parce que les prédateurs savent en lire chaque signe et qu’ils en aiment l’odeur.
« Chut… pas de jérémiade, t’sais bien que je déteste les jérémiades. Je t’aime tellement » murmure la voix dans sa nuque. Tu es si beau, si beau !
Une main remonte le long de sa cuisse, alors que le corps de l’homme se plaque dans son dos.
***
Chapitre 3
La journée avait été studieuse et les premières constatations de L’I RGN venaient de tomber :
Le rapport indiquait qu’en dehors des empreintes de la juge, de celles de ses filles et de la femme de ménage, l’équipe scientifique n’avait strictement rien trouvé. Bien sûr, la petite habitation comportait d’autres empreintes, mais aucune d’entre elles n’était isolée, ce qui ne pouvait signifier que deux choses : soit le tueur était totalement stupide et avait signé son œuvre dans toute la maisonnée, soit au contraire, il s’était évertué à ne laisser aucune marque papillaire. Cette dernière hypothèse semblait la plus probable. Quoi qu’il en soit, le travail serait long et fastidieux. D’autres comptes-rendus suivraient dans les prochaines quarante-huit heures, mais une chose semblait certaine, celui qui avait fait ça savait comment ne pas laisser d’indices. Les premières heures d’une enquête étant capitales, le colonel Paloman exigeait des résultats.
Installée dans le bureau du capitaine Angeli, l’équipe relisait consciencieusement le rapport préliminaire d’enquête…
Dominique leva la tête et articula :
Il s’arrêta pour chausser ses lunettes et vérifier ses notes, avant de poursuivre :
Le capitaine plongea de nouveau le nez dans le procès-verbal et passa le reste du PV en sifflant entre ses dents quelques borborygmes incompréhensibles ponctués de bla-bla-bla, avant de conclure plus distinctement :
Il referma le dossier et leva les yeux vers ses coéquipiers.
Sadie comprit que leur boss n’était pas dans un bon jour — il l’était rarement — et qu’en dehors de l’enquête qui s’annonçait difficile, la « sale besogne » à laquelle il avait dû faire face devait y être pour beaucoup. Il s’était rendu chez l’aînée de la magistrate pour l’informer du décès de sa mère et bien entendu, des circonstances tragiques de celui-ci.
Thérèse n’eut pas le temps de terminer sa phrase, Dominique Angeli la coupa.
Il expira bruyamment, en lâchant comme une fatalité :
Sadimenski s’abstint de commenter et surtout, de demander comment s’était passé l’entretien avec Madison. Elle savait que pour les proches, devoir se soumettre à ce qui pouvait ressembler à un interrogatoire était très difficile à vivre parce que lorsque la douleur hurlait qu’on lui livre un coupable, la voix pondérée de la courtoisie pointait souvent aux abonnés absents. Pourtant, cette façon de procéder consistait avant tout à écarter les proches de toute suspicion afin de pouvoir le plus rapidement possible se focaliser sur l’enquête elle-même.
Raphaël et Dominique eurent la même réaction. Ils dévisagèrent leur collègue de la tête aux pieds et acquiescèrent simultanément.
Raphaël Lurin passa l’index sur son menton en réfléchissant.
Angeli posa les fesses sur le rebord de la fenêtre, alluma une cigarette et leva les yeux vers son collègue.
Depuis qu’ils travaillaient ensemble, Sadie commençait à en avoir l’habitude. Pourtant, elle fut de nouveau stupéfaite par la culture de son collègue. Durant ses deux ans de formation à l’école d’officiers de nombreux cours lui avaient été dispensés. Des heures de Droit, d’analyse du terrain et de psychologie criminelle dont elle avait en partie oublié le contenu. Raph’ lui, semblait avoir retenu chaque ligne de ce qu’il avait pu apprendre.
Sadie hésita puis osa demander :
Après un court silence, il ajouta :
Le capitaine posa les deux mains sur son bureau et lança un regard noir en direction de son subalterne. Raphaël leva les mains en l’air en signe d’apaisement alors que son sourire démentait un quelconque repentir.
Sadie se retint pour ne pas éclater de rire.
De nouveau, Raphaël leva les épaules et les mains pour confirmer une évidence, mais son geste ne sembla pas convaincre son supérieur.
Le capitaine le tança du regard, mais ce qui semblait fonctionner avec le reste de la brigade n’eut aucun effet sur Lurin qui conserva un agaçant petit sourire en coin. Finalement, Dominique se contenta de soupirer.
Dominique l’ignora et écrasa sa cigarette sur l’appui de fenêtre.
Raphaël lança un regard espiègle et articula distinctement, mais sans qu’aucun son ne s’échappe de sa bouche :
La gendarme leva les yeux au ciel.
Alex Mandigo était l’un des plus éminents spécialistes français en criminologie et son nom faisait référence dans bon nombre de pays. Tous ceux qui avaient travaillé à ses côtés le décrivaient comme quelqu’un de réservé, un taiseux analysant en permanence tout ce qui l’entourait avec une minutie presque… dérangeante.
Dominique tapa dans ses mains, comme pour annoncer la fin d’une récréation.
Angeli acta d’un signe de tête, et poursuivit :
Angeli acquiesça et se servit un café.
Raphaël lança un regard amusé à Sadie. Une fois de plus, elle dut se retenir pour ne pas éclater de rire. Elle se demandait toujours comment son collègue pouvait faire preuve d’une telle familiarité face à l’autorité, sans que cela ne lui soit jamais reproché.
Raphaël avait été muté dans ce service quatre ans auparavant et faisait équipe avec Dominique depuis lors. De corpulence moyenne, mais d’allure athlétique, il n’avait rien du physique intimidant que le flamboyant septième art aurait mis en avant dans le scénario d’un film à sensations. En revanche, il ne manquait pas de charisme et faisait partie de cette catégorie de gens à qui l’on passait tout, parce qu’ils disposaient de ce petit plus, qu’à défaut de pouvoir expliquer, on appelait… l’aura.
Ainsi, il lui arrivait régulièrement de s’octroyer certaines libertés, sans jamais avoir à en subir les conséquences. Il tutoyait sa hiérarchie et se permettait même de plaisanter avec un naturel déconcertant, sur des sujets pour lesquels ses collègues n’auraient jamais osé s’aventurer. Si son look un brin rebelle avait de prime abord surpris ses partenaires, ces derniers s’étaient vite rendu compte que derrière son apparente décontraction se cachait un véritable bourreau de travail, un homme aussi maniaque et perfectionniste dans ses missions qu’il pouvait être léger et désinvolte dans son quotidien. En cela, Sadie se sentait assez proche de lui.
« Il fait l’âne pour avoir le foin », disait le capitaine lorsqu’il était dans un bon jour.
Dominique Angeli leva les yeux au ciel et alluma une nouvelle cigarette.
Dans le regard de leur patron, Sadie devina une certaine forme d’amusement.
Sadie s’amusa de l’attitude un peu bornée de son supérieur. Elle savait combien l’homme détestait l’informatique, pourtant, il fallait bien reconnaitre qu’en matière de recherche, Analyst's notebook était une véritable révolution. Couplé avec Anacrim ATRT, le nouveau logiciel pouvait identifier un numéro sur une multitude d’appels entrants ou sortants à proximité d’une antenne relais et ce que l’homme risquait de rater après des jours de recherche, Analyst le mettait en évidence, en un temps record.
Tous trois gardèrent le silence un instant…
Raphaël demanda :