Le Professeur - Charlotte Brontë - E-Book

Le Professeur E-Book

Charlotte Bronte

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Beschreibung

" Il ne m'était pas difficile de découvrir la meilleure manière de cultiver l'esprit de France, de satisfaire son âme altérée, de favoriser l'expansion de cette force intérieure que le froid et la sécheresse avaient paralysée jusqu'à présent. Une bienveillance continuelle cachée sous un langage austère et ne se révélant qu'à de rares intervalles par un regard empreint d'intérêt ou par un mot plein de douceur, un profond respect dissimulé sous un air impérieux, une certaine sévérité jointe à des soins assidus et dévoués, furent les moyens dont je me servis avec elle, et ceux qui convenaient le mieux à sa nature aussi fière que sensible."

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Sommaire

CHAPITRE PREMIER

CHAPITRE IL

CHAPITRE III

CHAPITRE IV

CHAPITRE V

CHAPITRE VI

CHAPITRE VII

CHAPITRE VIII

CHAPITRE IX

CHAPITRE X

CHAPITRE XI

CHAPITRE XII

CHAPITRE XIII

CHAPITRE XIV

CHAPITRE XV

CHAPITRE XVI

CHAPITRE XVII

CHAPITRE XVIII

CHAPITRE XIX

CHAPITRE XX

CHAPITRE XXI

CHAPITRE XXII

CHAPITRE XXIII

CHAPITRE XXIV

CHAPITRE XXV

CHAPITRE PREMIER.

L’autre jour, en cherchant dans mes papiers, j’ai trouvé au fond de mon pupitre la copie suivante d’une lettre que j’ai écrite l’année dernière à un ancien camarade de collège :

Mon cher Charles,

Je ne crois pas, lorsque nous étions ensemble à Eton, que nous fussions très-aimés : tu étais caustique, observateur, froid et plein de malice : je n’essayerai pas de faire ici mon portrait ; mais, autant que je puis me le rappeler, mon caractère n’avait rien d’attrayant. J’ignore quels effluves magnétiques nous avaient rapprochés ; assurément je n’ai jamais eu pour toi l’affection d’un Pylade, et j’ai certaines raisons de penser que tu étais également dépourvu à mon égard de toute amitié romanesque. Nous n’en étions pas moins inséparables entre les heures des classes, et la conversation ne tarissait pas entre nous ; lorsqu’elle roulait sur nos camarades et sur nos professeurs, nous nous entendions à merveille ; et, si je venais à faire allusion à quelque tendre sentiment, à quelque vague aspiration vers un idéal dont la beauté m’entraînait, ta froideur sardonique me trouvait d’une complète indifférence ; je me sentais supérieur à tes railleries, et c’est une impression que j’éprouve encore actuellement.

Il y a bien des années que je ne t’ai vu, bien des années que je n’ai reçu de tes nouvelles. En jetant dernièrement les yeux sur un journal de notre comté, j’ai aperçu ton nom ; cela m’a fait songer au passé, aux événements qui ont eu lieu depuis que nous nous sommes quittés, et je me suis mis à t'écrire ; je ne sais pas ce que tu as fait ni ce que tu es devenu, mais tu apprendras, si tu veux bien lire cette lettre, comment la vie s’est comportée envers moi.

J’eus d’abord, en sortant du collège, une entrevue avec l’honorable John Seacombe et avec lord Tynedale, mes oncles maternels. Ils me demandèrent si je voulais entrer dans l’Église : lord Tynedale m’offrit la cure de Seacombe, dont il dispose ; et mon autre oncle m’insinua qu’en devenant recteur de Seacombe-cum-Scaife il pourrait m’être permis de placer à la tête de ma maison et de ma paroisse l’une de mes six cousines, ses filles, pour lesquelles j’éprouvais une égale répugnance.

Je repoussai les deux propositions. L’Église est une belle carrière, mais j’aurais fait un fort mauvais ecclésiastique. Quant à la femme, l’idée seule d’être lié pour toujours à l’une de mes cousines me produisait l’effet d’un horrible cauchemar ; elles sont jolies, leur éducation a été très-soignée ; mais ni leurs talents ni leurs charmes n’ont jamais pu éveiller le moindre écho dans mon âme ; et songer à passer les longues soirées d’hiver au coin du feu du rectorat de Seacombe, en tête-à-tête avec l’une d’elles,... Sarah, par exemple, cette grande et forte statue... oh ! non. J’aurais fait, en pareille circonstance, un très-mauvais mari, aussi bien qu’un mauvais prêtre.

« À quoi vous destinez-vous, alors ? » me demandèrent mes deux oncles. Je répondis que j’allais réfléchir ; ils me rappelèrent que j’étais sans fortune, et que je n’avais rien à attendre de personne. Lord Tynedale, après une pause assez longue, me demanda d’un ton peu bienveillant si je pensais à suivre la même carrière que mon père et à entrer dans le commerce. Je n’y avais jamais songé ; mon ambition et mes rêves ne m’attiraient pas de ce côté ; je ne crois point d’ailleurs avoir en moi l’étoffe d’un négociant ; mais lord Tynedale avait prononcé le mot commerce avec tant de mépris et de hauteur railleuse, que je fus immédiatement décidé. Mon père n’était pour moi qu’un nom ; toutefois je ne pouvais souffrir qu’on me jetât ce nom à la face d’un air dédaigneux et railleur ; aussi répondis-je avec empressement : « Je ne puis mieux faire que de marcher sur les traces de mon père, et j’entrerai dans l’industrie. » Mes oncles ne me firent aucune remontrance, et nous nous séparâmes avec une aversion mutuelle. J’étais dans mon droit en me délivrant du patronage de lord Tynedale ; mais je faisais une folie en acceptant de prime abord un autre fardeau qui pouvait m’être insupportable et dont le poids m’était complètement inconnu.

J’écrivis tout de suite à Édouard, le seul frère qui m’ait été donné ; tu le connais. Plus âgé que moi de dix ans, il venait de se marier avec la fille d’un riche industriel, et possédait à cette époque l’usine qui avait appartenu jadis à mon père. Tu sais qu’après avoir passé pour un Crésus, mon père avait fait banqueroute peu de temps avant sa mort, et que ma mère, restée sans aucune ressource, avait été complètement abandonnée par ses deux nobles frères, qui ne lui pardonnaient point d’avoir épousé un manufacturier. Elle me mit au monde six mois après la mort de mon père, et quitta cette vie au moment où je venais d’y entrer. Il est probable qu’elle ne regretta pas de mourir, car l’existence ne lui promettait ni consolation ni espoir.

La famille de mon père se chargea d’Édouard et m’éleva jusqu’à l'age de neuf ans. À cette époque, il advint que la représentation d’un bourg important du comté fut vacante et que M. Seacombe se présenta pour l’obtenir ; M. Crimsworth, mon oncle paternel, commerçant plein d’astuce, profita de l’occasion pour écrire au candidat une lettre virulente où il disait nettement que, si M. Seacombe et lord Tynedale ne consentaient pas à faire quelque chose pour les enfants de leur sœur, il dévoilerait publiquement leur impitoyable dureté envers leurs neveux orphelins, et s’opposerait de tous ses efforts à l’élection d’un homme sans cœur. M. Seacombe et lord Tynedale savaient parfaitement que les Crimsworth étaient une race déterminée et peu scrupuleuse ; ils connaissaient en outre leur influence dans le bourg dont ils sollicitaient les suffrages, et, faisant de nécessité vertu, ils se chargèrent de payer les dépenses de mon éducation. C’est alors que je fus envoyé à Eton, où je restai dix ans, pendant lesquels mon frère ne vint pas me voir une seule fois. Il était entré dans le commerce et y avait apporté tant de zèle et de capacité qu’à l’époque où je lui écrivis, c’est-à-dire vers sa trentième année, il marchait rapidement à la fortune : c’est du moins ce que m’avaient appris les lettres fort brèves qu’il m’adressait trois ou quatre fois par an ; lettres qui se terminaient toujours par l’expression de sa haine pour les Seacombe, et où il me reprochait invariablement d’accepter les bienfaits d’une famille aussi odieuse.

Je n’avais pas compris tout d’abord les paroles d’Édouard ; je trouvais tout simple qu’étant orphelin mes oncles se fussent chargés de me faire élever ; mais plus tard, apprenant peu à peu l’aversion qu’ils avaient toujours témoignée à mon père, les souffrances que ma mère avait subies, les humiliations dont elle avait été abreuvée, en un mot, tous les torts que sa famille avait eus à son égard, je rougis de la dépendance où je me trouvais placé, et je pris la résolution de ne plus recevoir mon pain de ceux qui avaient refusé l’indispensable à ma mère agonisante. C’est sous l’influence de cette détermination que je renonçai au rectorat de Seacombe et au noble mariage qui m’était proposé.

Ayant ainsi rompu avec la famille de ma mère, j’écrivis donc à Édouard, je l’informai de tout ce qui s’était passé, je lui dis mon intention d’entrer dans l’industrie, et je lui demandai s’il ne pourrait pas m’occuper dans son usine. Il me répondit que je pouvais venir, si bon me semblait, qu’il chercherait alors à me caser si la chose était possible ; mais pas un mot d’approbation pour ma conduite, pas une parole d’encouragement pour l’avenir. Je m’interdis tout commentaire relativement à ce billet laconique, et faisant mes malles je partis aussitôt pour le Nord.

Après avoir passé deux jours en diligence (les chemins de fer n’existaient pas à cette époque), j’arrivai, par une brumeuse après-midi d’octobre, dans la ville de X... J’avais toujours compris qu’Édouard demeurait dans cette ville ; mais on répondit à mes questions que c’étaient seulement l’usine et les magasins de M. Crimsworth qui se trouvaient au milieu de l’atmosphère enfumée de Bigben-Close ; quant à sa résidence, elle était située en pleine campagne, à quatre milles de X...

La nuit approchait lorsque j’arrivai à la grille de l’habitation qu’on m’avait désignée comme étant celle de mon frère. En avançant dans l’avenue, j’entrevis, aux dernières lueurs du crépuscule et à travers le brouillard qui rendait l’ombre plus épaisse, une vaste maison entourée de jardins suffisamment spacieux ; je m’arrêtai un instant sur la pelouse qui se déployait devant la façade, et, m’appuyant contre un arbre, je regardai avec intérêt l’extérieur de Crimsworth-Hall. « Il faut qu’Édouard ait déjà de la fortune, dis-je en moi-même ; je savais bien qu’il faisait de bonnes affaires, mais je ne me doutais pas qu’il possédât une maison aussi importante. » Et sans plus de réflexions, je me dirigeai vers la porte, à laquelle je sonnai. Un domestique vint m’ouvrir ; je déclinai mon nom, il me débarrassa de mon manteau, qui était mouillé, de mon sac de nuit, et me fit entrer dans une bibliothèque où étaient allumées plusieurs bougies et où brillait un bon feu. « M. Crimsworth, me dit-il, n’est pas encore revenu, c’est aujourd’hui le marché ; mais il sera de retour avant une demi-heure. »

Livré à moi-même, je m’installai dans le fauteuil couvert de maroquin rouge qui se trouvait au coin du feu ; et, tout en regardant la flamme jaillir du charbon rayonnant et le fraisil tomber par intervalles sur la pierre du foyer, je pensai à l’entrevue qui allait bientôt avoir lieu. Parmi les doutes qui s’élevaient dans mon esprit au sujet de la réception que me ferait Édouard, il y avait au moins une chose certaine, c’est que je n’éprouverais aucun désenchantement ; j’attendais trop peu de chose pour être désappointé. Je ne comptais sur aucun témoignage de tendresse fraternelle ; les lettres qu’Édouard m’avait toujours écrites me préservaient de toute illusion à cet égard, et cependant je me sentais saisi d’une émotion que chaque minute rendait plus vive. À quoi donc aspirais-je aussi ardemment ? je n’aurais pu le dire ; ma main, si complètement étrangère à l’étreinte d’une main fraternelle, se fermait d’elle-même pour réprimer les tressaillements que lui causait l’impatience.

Je pensais à mes oncles ; et, tandis que je me demandais si l’indifférence d’Édouard égalerait la froideur dédaigneuse qu’ils m’avaient toujours témoignée, j’entendis ouvrir la grille et une voiture s’approcher du perron ; un instant après, quelques paroles s’échangèrent entre le domestique et la personne qui venait d’entrer ; quelqu’un se dirigea vers la bibliothèque où je me trouvais : le bruit de ses pas annonçait clairement que c’était le maître de la maison.

J’avais gardé un vague souvenir de mon frère tel que je l’avais vu dix ans auparavant : c’était alors un grand jeune homme sec et anguleux, sans tournure et sans grâce ; je me trouvais maintenant en face d’un homme puissant et beau, d’une taille admirable, d’une force athlétique, ayant le teint clair et le visage régulier. Un caractère violent et impérieux se révélait dans ses moindres mouvements aussi bien que dans son regard et dans l’ensemble de ses traits. Il m’accueillit d’un ton bref, et, tout en me donnant la main, il m’examina des pieds jusqu’à la tête.

«Je pensais que vous viendriez à mon comptoir, » me dit-il en s’asseyant dans le fauteuil de maroquin rouge, et en me désignant un autre siège.

Il avait la voix sèche et parlait avec l’accent guttural du Nord, qui sonnait durement à mes oreilles accoutumées aux sous argentins du Midi.

« C’est le maître de l’auberge où descend la voiture qui m’a envoyé ici, répondis-je ; j’ai cru d’abord qu’il se trompait, ne sachant pas que vous habitiez la campagne.

— Peu importe, reprit-il ; seulement je vous ai attendu ; et je suis en retard d’une demi-heure, voilà tout. Je suppose que vous avez pris la voiture du matin ? »

Je lui exprimai tous mes regrets du retard que je lui avais fait éprouver ; il ne me répondit pas, et attisa le feu comme pour masquer un mouvement d’impatience ; puis il fixa de nouveau sur moi son regard observateur.

J’éprouvais une satisfaction réelle de n’avoir pas cédé à mon premier mouvement et d’avoir salué cet homme avec toute la froideur dont j’étais susceptible.

« Avez-vous brisé complètement avec Tynedale et Seacombe ? me demanda-t-il du ton bref qui paraissait lui être habituel.

—Je ne crois pas que désormais je puisse avoir de rapports avec eux, répondis-je ; le refus que j’ai fait de leurs offres bienveillantes a placé entre nous une barrière infranchissable.

— Fort bien, dit-il ; je vous rappellerai d’ailleurs qu’on ne peut pas servir deux maîtres, et que toute relation avec lord Tynedale serait incompatible avec la moindre assistance de ma part. »

Il y avait une menace toute gratuite dans le coup d’œil qu’il me lança en terminant cette phrase.

Je ne me sentais pas disposé à lui répondre, et je me contentai de réfléchir à la diversité de caractères et de constitutions morales qui existe entre les hommes. Je ne sais pas ce que mon frère induisit de mon silence ; j’ignore s’il le considéra comme un symptôme de révolte ou comme une preuve de soumission : toujours est-il qu’après m’avoir regardé pendant quelques minutes, il quitta brusquement son fauteuil en me disant :

« Demain matin j’appellerai votre attention sur différentes choses ; quant à présent, c’est l’heure du souper ; voulez-vous venir ? il est probable que mistress Crimsworth nous attend. »

Il sortit de la bibliothèque, et je le suivis en me demandant comment pouvait être sa femme. « Est-elle aussi étrangère, me disais-je, que Tynedale, Seacombe et ses filles, à tout ce que j’aimerais à rencontrer chez les autres ? me sera-t-elle aussi antipathique que son très-cher mari, ou pour-rai-je en causant avec elle me sentir à l’aise et montrer quelque chose de ma véritable nature ? » Je fus arrêté au milieu de ces réflexions par notre arrivée dans la salle à manger.

Une lampe, couverte d’un abat-jour, éclairait une pièce élégante, lambrissée de bois de chêne ; le souper était servi, et près du feu se trouvait une jeune femme qui se leva en nous voyant entrer. Elle était grande et bien faite, mise avec élégance et à la dernière mode ; elle échangea un salut joyeux avec M. Crimsworth, et prenant un air mi-boudeur, mi-souriant, elle le gronda de ce qu’il s’était fait attendre. Sa voix (je prends toujours note du son de voix lorsque je veux juger quelqu’un) était vive et animée ; je crus y voir une preuve de force et d’entrain physique, si l’on peut dire. Un baiser de son mari étouffa immédiatement les reproches qui découlaient de ses lèvres : un baiser qui parlait encore d’amour, car il n’y avait pas un an qu’elle était la femme de M. Crimsworth. Elle se mit à table dans les meilleures dispositions du monde ; elle m’aperçut alors, me demanda pardon de ne pas m’avoir remarqué plus tôt, et me donna une poignée de main comme les femmes savent le faire quand un excès de bonne humeur les dispose à montrer de la bienveillance même aux plus indifférents. Maintenant que nous étions près de la lampe, il m’était facile de voir qu’elle avait une belle peau, les traits agréables, bien qu’un peu forts, et les cheveux rouges, mais franchement rouges.

Elle poursuivait avec son mari la querelle badine qu’elle avait commencée, et, feignant de lui en vouloir de ce qu’il avait fait atteler un cheval peureux à son gig, elle se montrait surtout blessée du mépris qu’il faisait de ses terreurs.

« N’est-ce pas absurde de la part d’Édouard, monsieur William ? me dit-elle en me prenant à témoin ; il ne veut plus se servir que de Jack, et cette affreuse bête l’a déjà fait verser deux fois. »

Elle zézayait en parlant, ce qui n’était pas désagréable, et avait dans l’expression du visage, en dépit de ses traits prononcés, quelque chose d’enfantin qui sans aucun doute plaisait beaucoup à Édouard, et qui, aux yeux de la plupart des hommes, eût passé pour un charme de plus, mais qui pour moi n’avait aucun attrait. Je cherchai à rencontrer son regard, désireux d’y trouver l’intelligence que ne me révélait ni son visage ni sa conversation ; elle avait l’œil petit et brillant ; je vis tour à tour la coquetterie, la vanité et l’enjouement percer à travers sa prunelle, mais j’attendis vainement un seul rayon qui vînt de l’âme. Je ne suis pas un Turc ; une peau blanche, des lèvres de carmin, des joues rondes et fraîches, des grappes de cheveux luxuriantes, ne me suffisent pas, si elles ne sont accompagnées de l’étincelle divine qui survit aux roses et aux lis, et qui brille encore après que les cheveux noirs ont blanchi ; les fleurs resplendissent au soleil et nous plaisent dans la prospérité ; mais que de jours pluvieux dans la vie, et combien le ménage de l’homme, combien son foyer même serait triste et glacé, sans la flamme de l’intelligence qui l’anime et le vivifie !

Un soupir involontaire annonça le désappointement que me laissait l’examen des traits de ma belle-sœur ; elle le prit pour un hommage, et M. Crimsworth, qui était évidemment fier de sa jeune et belle épouse, me jeta un regard où un mépris ridicule se mêlait à la colère. Je détournai la tête et, regardant à l’aventure, j’aperçus deux tableaux encadrés dans la boiserie et placés de chaque côté de la cheminée ; c’était le portrait d’un homme et d’une femme habillés comme on l’était vingt ans auparavant : celui du gentleman se trouvait dans l’ombre, et je le voyais à peine ; celui de la dame recevait en plein la lumière de la lampe ; je l’avais vu souvent dans mon enfance et je le reconnus immédiatement : c’était le portrait de ma mère, qui, avec son pendant, formait le seul héritage qu’on eût sauvé pour nous de la fortune de mon père.

Je me rappelais qu’autrefois j’aimais à regarder cette figure, mais sans la comprendre, en enfant que j’étais alors ; aujourd’hui, je savais combien ce genre de visage est rare dans le monde, et j’appréciais vivement cette physionomie pensive et cependant pleine de douceur ; il y avait pour moi un charme profond dans ce regard sérieux, dans ces lignes qui exprimaient la tendresse et la sincérité ; je regrettais vivement que ce ne fut plus qu’un souvenir.

Quelques instants après, je sortis de la salle à manger, y laissant mon frère et ma belle-sœur ; un domestique me conduisit à ma chambre, dont je fermai la porte à tout le monde, à toi comme aux autres, cher camarade.

Adieu donc, adieu pour aujourd’hui.

William Crimsworth .

Cette lettre est demeurée sans réponse ; elle n’est pas même arrivée à son adresse : lorsque je la lui envoyai, Charles venait de partir pour les colonies, où l’appelaient de nouvelles fonctions administratives. J’ignore ce qu’il est devenu depuis cette époque, et je dédie au public les loisirs que j’avais l’intention de consacrer à mon ami. Le récit que j’ai à lui faire n’a rien de merveilleux et ne donnera pas naissance à de bien vives émotions ; mais il pourra intéresser les personnes qui, ayant suivi la même carrière que moi, y trouveront le reflet de ce qu’elles ont éprouvé. La lettre qu’on vient de lire me servira d’introduction, et je reprends mon histoire à l’endroit où je l’ai quittée.

CHAPITRE II.

Une belle matinée d’octobre succéda à la soirée brumeuse pendant laquelle j’avais été, pour la première fois, introduit à Crimsworth-Hall. J’étais sur pied de bonne heure, et je me promenai dans le parc qui entourait la maison. Le soleil d’automne, en se levant sur les collines, éclairait un paysage qui n’était pas sans beauté : des bois aux feuilles jaunies variaient l’aspect des champs dépouillés de leurs moissons ; une rivière coulait entre les arbres et réfléchissait un ciel pâle où glissaient quelques nuages ; sur ses rives on apercevait, à de fréquents intervalles, de hautes cheminées cylindriques, tourelles élancées qui indiquaient la présence des manufactures à demi cachées par le feuillage ; et, çà et là, suspendues au flanc des coteaux, s’élevaient de grandes et belles maisons pareilles à celle de mon frère. À une distance d’environ cinq milles, un vallon, qui s’ouvrait entre deux collines peu élevées, renfermait dans ses plis la cité de X... Un nuage épais et constant planait au-dessus de la ville industrieuse où étaient situés l’usine et les magasins d’Édouard. La vapeur et les machines avaient depuis longtemps banni de ces lieux la solitude et la poésie ; mais le pays était fertile et présentait dans son ensemble un aspect riant et animé.

J’arrêtai pendant longtemps mon regard et mon esprit sur ce tableau mouvant ; rien dans cette vue ne faisait battre mon cœur, rien n’y éveillait en moi l’une de ces espérances que l’homme doit ressentir en face des lieux où il va s’ouvrir une carrière. « Tu te révoltes contre le fait qui s’impose, me disais-je à moi-même ; tu es un fou, William, tu ne sais pas ce que tu veux : c’est toi qui as choisi la route que tu vas suivre ; il faut que tu sois commerçant, puisque tu l’as voulu. Regarde la fumée noire qui s’échappe de cet antre, c’est là qu’est désormais ton poste ; là, tu ne pourras plus méditer et faire de vaines théories ; là-bas, au lieu de rêver, on agit et l’on travaille. »

Après m’être ainsi gourmandé, je revins à la maison. Mon frère était dans la salle à manger ; nous nous abordâmes avec froideur : j’avoue que, pour ma part, il m’aurait été impossible de lui sourire, tant il y avait dans ses yeux, lorsqu’ils rencontrèrent les miens, quelque chose d’antipathique à ma nature. Il me dit bonjour d’un ton sec, et, prenant un journal qui se trouvait sur la table, il se mit à le parcourir de l’air d’un homme qui saisit un prétexte pour échapper à l’ennui de causer avec un inférieur. Si je n’avais pas eu la ferme résolution de tout supporter, au moins pendant quelque temps, ses manières auraient certainement fait éclater l’expression d’une inimitié que je m’efforçais de contenir. Je mesurai de l’œil son corps vigoureux, ses proportions admirables, et voyant mon image dans la glace qui était au-dessus delà cheminée, je m’amusai à comparer nos deux figures : je lui ressemblais de face, bien que je n’eusse pas sa beauté ; mes traits étaient moins réguliers que les siens ; j’avais l’œil plus foncé, le front plus large ; mais je n’avais pas sa taille, et je paraissais grêle à côté de lui : bref, Édouard était beaucoup plus bel homme que moi ; et, s’il avait au moral la même supériorité qu’au physique, je deviendrais assurément son esclave ; car je ne devais pas m’attendre à ce qu’il usât de générosité envers un être plus faible que lui ; son œil froid et cruel, ses manières arrogantes, sa physionomie où la dureté se mêlait à l’avarice, tout faisait pressentir que c’était un maître implacable. Avais-je l’esprit assez fort pour lutter contre lui ? je n’en savais rien, ne l’ayant pas essayé.

L’entrée de ma belle-sœur changea le cours de mes pensées ; elle était vêtue de blanc et rayonnante de jeunesse et de fraîcheur ; je lui adressai la parole avec une certaine aisance que semblait permettre son insouciante gaieté de la veille au soir ; elle me répondit froidement et d’un air contraint : son mari lui avait fait la leçon ; elle ne devait pas se montrer familière avec l’un de ses commis.

Dès qu’il eut fini de déjeuner, mon frère m’avertit qu’avant cinq minutes sa voiture serait devant le perron, et que j’eusse à me tenir prêt pour l’accompagner à X... Nous fûmes bientôt sur la route, où Édouard faisait voler rapidement son gig, auquel était attelé ce cheval rétif qui effrayait tant ma belle-sœur ; une ou deux fois Jack parut disposé à se cabrer sous le mors, mais un coup de fouet vigoureusement appliqué le fit bientôt rentrer dans l’obéissance, et les narines dilatées et frémissantes de son maître exprimèrent la joie que celui-ci éprouvait du résultat de la lutte : du reste, Édouard ne me parla presque pas durant cette courte promenade, et n’ouvrit guère la bouche que pour jurer contre son cheval.

Tout n’était que mouvement et fracas dans la ville de X... lorsque nous y arrivâmes ; nous franchîmes les faubourgs, et, laissant de côté les rues occupées par les maisons des habitants, les églises et les boutiques, nous nous dirigeâmes vers le quartier des fabriques et des vastes magasins. Deux portes massives nous donnèrent accès dans une grande cour ; une usine était devant nous, vomissant des tourbillons de suie et faisant vibrer ses murs épais sous la commotion puissante de ses entrailles de fer ; des ouvriers allaient et venaient de tous côtés, chargeant et déchargeant des wagons. Édouard jeta un regard autour de lui et parut comprendre tout ce que faisaient ces hommes ; il descendit de voiture et, abandonnant son cheval aux soins d’un ouvrier qui s’avança immédiatement, il m’ordonna de le suivre. Nous entrâmes dans une pièce bien différente des salons de Crimsworth-Hall ; c’était un cabinet aux murailles nues, et dont un coffre de sûreté, deux pupitres, deux tabourets et quelques chaises, formaient tout l’ameublement. Un individu était assis devant l’un des deux pupitres ; il ôta son bonnet grec lorsqu’Édouard entra, et s’enfonça de nouveau dans ses écritures et ses calculs.

Édouard se dépouilla de son mackintosh et s’assit au coin du feu, près duquel je restai debout.

« Steighton, laissez-nous, dit-il ; j’ai à parler d’affaires avec ce gentleman ; vous reviendrez quand je vous sonnerai. »

Le commis se leva sans répondre et sortit du bureau ; Édouard attisa le feu, se croisa les bras et resta un moment pensif, les lèvres comprimées et les sourcils froncés. Je le regardais avec attention ; quel beau visage ! comme ses traits étaient bien dessinés ! d’où provenait cet air dur, cet aspect désagréable, en dépit de sa beauté ?

« Vous êtes venu ici pour étudier le commerce ? me demanda-t -il tout à coup.

— Oui, lui répondis-je.

— Avez-vous bien réfléchi à cette détermination ?

— Certainement.

— C’est bon. Je ne suis pas forcé de vous prêter mon concours ; mais j’ai ici une place vacante, et, si vous êtes capable de la remplir, je vous prendrai à l'essai. Possédez-vous autre chose que la friperie d’une éducation de collège, du grec, du latin et autres billevesées ?

—J’ai appris les mathématiques.

— Sottise !

— Je connais assez le français et l’allemand pour écrire dans ces deux langues.

— Pouvez-vous lire ceci ? » me demanda-t -il en me passant un papier qu’il avait pris dans un carton.

C’était une lettre de commerce en allemand ; je lui en fis la traduction ; mais je ne pus deviner s’il fut satisfait ou non, car son visage demeura impassible.

« Il est heureux que vous sachiez quelque chose qui puisse vous permettre de gagner votre vie, reprit-il après un instant de silence ; puisque vous connaissez le français et l’allemand, je vous prends en qualité de second commis pour traiter la correspondance étrangère ; la place est bien rétribuée : quatre-vingt-dix guinées par an, c’est très-beau pour commencer. Maintenant, poursuivit-il en élevant la voix, écoutez bien ce que je vais vous dire à propos de nos relations de famille et de toutes les blagues du même genre ; tenez-vous pour averti : je ne vous passerai rien sous prétexte que vous êtes mon frère ; si je vous trouve négligent, paresseux, dissipé ou stupide, ayant enfin quelque défaut qui soit nuisible aux intérêts de la maison, je vous congédie sans pitié, comme je le ferais d’un étranger ; quatre-vingt-dix guinées sont un fort beau traitement, et j’espère bien avoir en échange des services d’une valeur équivalente à la somme que je vous donne. Rappelez-vous que chez moi tout est rigoureux et positif : les habitudes, les sentiments et les idées ; m’avez-vous bien compris ?

— Vous voulez dire, je suppose, que je dois travailler pour gagner mon salaire, n’attendre aucune faveur de votre part et ne compter sur rien en dehors du traitement qui m’est alloué ? C’est précisément ce que je désire ; et j’accepte, à ces conditions, la place que vous m’offrez dans vos bureaux. »

Je tournai sur mes talons et je m’approchai de la fenêtre, sans chercher cette fois à lire sur la physionomie d’Édouard quelle impression il pouvait ressentir de mes paroles.

« Peut-être espérez-vous, reprit-il, avoir un appartement chez moi et une place dans ma voiture pour aller et venir matin et soir ; détrompez-vous ; je tiens à pouvoir disposer de mon gig en faveur des gentlemen que, pour affaires, j’emmène quelquefois passer une nuit à la Hall. Tous chercherez un logement à la ville.

— C’était bien mon intention, répondis-je ; il ne me conviendrait nullement d’habiter votre maison. »

Je parlais avec le calme qui m’est habituel et dont je ne me dépars jamais ; Édouard, au contraire, perdit toute réserve, son œil s’enflamma, et, se tournant vers moi brusquement :

« Vous n’avez rien, me dit-il avec colère ; comment vivrez-vous en attendant que le premier terme de vos appointements soit échu ?

— Ne vous en inquiétez pas, répondis-je.

— Mais comment vivrez-vous ? répéta-t-il d’une voix plus haute.

— Comme je pourrai, monsieur Crimsworth.

— Endettez-vous, cela vous regarde, répliqua-t-il ; vous avez probablement des habitudes aristocratiques ; je vous engage à les perdre ; je ne souffre pas la moindre sottise, et vous ne toucherez pas un schelling en dehors de votre salaire, quelle que soit la position où vous vous soyez mis ; ne l’oubliez jamais.

— Non, monsieur ; vous verrez que j’ai bonne mémoire. »

Je n’ajoutai pas un mot : je sentais que ce serait une folie de raisonner avec un homme du caractère de M. Crimsworth ; une plus grande encore de lui répondre avec emportement.

« Je resterai calme, dis-je en moi-même ; lorsque la coupe débordera, je m’en irai ; jusque-là soyons patient ; il y a une chose certaine, c’est que je suis capable de faire la besogne qui va m’être confiée, que je gagnerai mon argent en conscience et que la somme est suffisante pour me permettre de vivre. Quant à mon frère, s’il est dur et hautain à mon égard, ce sera sa faute et non la mienne ; son injustice ne doit pas me détourner de la route que j’ai choisie ; je ne suis, d’ailleurs, qu’au début ; l’entrée est difficile, mais plus tard la voie peut s’élargir. »

Tandis que je me faisais ce raisonnement, Édouard tira le cordon de la sonnette ; le premier commis rentra dans le bureau.

« Monsieur Steighton, lui dit Édouard, donnez à M. William les lettres de Voss frères, ainsi que la copie des réponses qui leur a été faite en anglais ; il les traduira en allemand. »

Mon collègue était un homme d’environ trente-cinq ans, dont la face empâtée annonçait une pesanteur d’esprit qui n’excluait pas la ruse ; il s’empressa d’exécuter l’ordre que lui donnait M. Crimsworth, et je me mis immédiatement à la besogne. Une joie réelle accompagnait ce premier effort que je faisais pour gagner ma vie ; une joie profonde que n’affaiblissait pas la présence du maître, dont l’œil essayait de deviner ce qui se passait dans mon âme. Je me sentais aussi tranquille sous ce regard que si j’avais été abrité par la visière d’un casque ; il pouvait examiner à son aise les lignes de mon visage, le sens lui en restait caché ; ma nature différait trop de la sienne pour qu’il pût la comprendre, et les caractères visibles qui la manifestaient n’avaient pas pour lui plus de valeur que les mots inconnus d’une langue étrangère. Aussi, renonçant bientôt à un examen qui trompait son attente, il se détourna de moi tout à coup, et sortit pour aller à ses affaires. Il revint dans le bureau à plusieurs reprises, avala, chaque fois, un verre d’eau mélangé d’eau-de-vie, dont il prenait les éléments dans une armoire placée auprès de la cheminée, jeta un coup d’œil sur mes traductions, et sortit sans rien dire.

CHAPITRE III.

Je remplissais fidèlement tous les devoirs que m’imposait la place de second commis ; la besogne que j’avais à faire n’excédait pas mes facultés, et je m’en acquittais d’une manière satisfaisante. M. Crimsworth me guettait soigneusement afin de me prendre en faute, et n’en trouvait pas l’occasion ; il avait chargé Timothée Steighton de surveiller ma conduite, et le pauvre Tim ne fut pas plus heureux ; j’étais aussi exact, aussi laborieux qu’il pouvait l’être lui-même. « Comment vit-il ? demandait M. Crimsworth ; fait-il des dettes ? » Non. Mes comptes avec mon hôtellerie étaient parfaitement en règle ; j’avais loué une petite chambre et un cabinet fort modestes, que je payais avec le fruit accumulé de mes épargnes d’Eton. Ayant toujours eu en horreur de demander de l’argent à qui que ce fût, j’avais acquis dès mon enfance l’habitude de m’imposer une stricte économie, afin de n’avoir pas besoin, dans un moment pressé, de recourir à la bourse des autres. Je me rappelle qu’à cette époque je passais pour avare auprès de mes camarades, et que je me consolais par cette réflexion, qu’il valait mieux être incompris actuellement que repoussé un peu plus tard J’avais enfin ma récompense. Déjà, quand je m’étais séparé de mes oncles Tynedale et Seacombe, l’un d’eux m’avait jeté un billet de cinq livres, que j’avais pu refuser en disant qu’il m’était inutile. M. Crimsworth fit demander par Timothée à ma propriétaire si elle avait à se plaindre de mes mœurs : elle répondit que j’étais au contraire un jeune homme très-religieux, et demanda à son tour à mon collègue s’il ne pensait pas que j’eusse l’intention d’entrer plus tard dans les ordres : « Car, disait-elle, j’ai eu chez moi de jeunes ministres qui étaient bien loin d’avoir autant de conduite et de douceur que ce bon M. William. » Tim était lui-même un homme pieux, un méthodiste fervent, ce qui ne l’empêchait pas d’être un fieffé coquin, et il s’en alla, tout penaud, raconter à M. Crimsworth le récit qu’on lui avait fait de ma piété exemplaire. Édouard, qui ne mettait jamais les pieds dans une église et qui n’adorait que le veau d’or, se fit une arme contre moi des éloges que m’avait donnés mon hôtesse ; il commença par m’accabler de railleries à mots couverts, dont je ne compris la portée qu’après avoir été informé par l’excellente femme de la conversation qu’elle avait eue avec M. Steighton. Ainsi éclairé, je n’opposai plus aux sarcasmes blasphématoires de l’usinier qu’une indifférence dont toute sa verve caustique ne parvint pas à triompher ; il se lassa bientôt d’épuiser ses munitions contre un marbre insensible, mais il n’en jeta pas pour cela ses traits acérés, et se contenta de les remettre dans son carquois.

J’avais été une seule fois à la Hall depuis mon installation dans les bureaux de M. Crimsworth ; c’était à propos d’une grande fête donnée pour célébrer le jour de naissance du maître de la maison. Il avait l’habitude d’inviter ses commis en pareille occasion, et il ne pouvait faire autrement que de me traiter comme les autres ; mais je n’en restai pas moins strictement à l’écart. C’est à peine si ma belle-sœur, dans l’éclat éblouissant d’une toilette resplendissante, m’adressa de loin un léger signe de tête ; quant à mon frère, il ne me salua même pas, et personne ne me présenta aux jeunes filles qui, enveloppées d’un nuage de gaze, formaient une guirlande autour du vaste salon ; je ne pouvais qu’admirer à distance leur beauté rayonnante, et je n’avais pour reposer mes yeux, lorsqu’ils étaient éblouis, d’autre ressource que de contempler un meuble ou le dessin du tapis. M. Crimsworth se tenait debout, le coude appuyé sur la cheminée ; il était environné d’un groupe de femmes charmantes qui babillaient gaiement. Il m’aperçut dans un coin ; j’avais l’air triste et abattu, je ressemblais à un précepteur humilié : cette vue lui fit plaisir.

La danse commença : j’aurais, si l’on m’eût présenté à quelque jeune fille intelligente et belle, j’aurais aimé à lui montrer que je pouvais ressentir la joie qu’on peut avoir à épancher le trop-plein de son esprit, et à lui prouver que je savais faire partager mon plaisir ; mais je n’étais là qu’une masse inerte, un peu moins qu’un meuble ; personne ne se doutait que je fusse un être pensant, ayant une voix et un cœur. Des femmes souriantes passaient devant mes yeux, emportées par la valse ; mais leurs sourires se prodiguaient à d’autres qu’à moi ; leur taille souple et gracieuse était soutenue par d’autres mains que les miennes. Je m’éloignai pour échapper à cette vue qui me tantalisait, et, rien ne m’unissant à aucun des êtres vivants dont cette maison était remplie, j’allai me réfugier dans la salle à manger. Je regardai autour de moi, cherchant quelque chose qui pût m’être sympathique, et je rencontrai le portrait de ma mère. Je pris un flambeau pour le mieux voir ; je contemplai avec ardeur cette image dont la vue faisait gonfler ma poitrine ; j’avais son front et ses yeux, sa physionomie, son sourire et la couleur de son teint. Il n’y a pas de beauté qui plaise autant à l’homme que la vue de ses propres traits adoucis et purifiés dans un visage de femme ; c’est par ce motif que les pères regardent avec tant de complaisance la figure de leurs filles, où ils retrouvent souvent une ressemblance flatteuse. Je me demandais si ce portrait, qui me causait une si vive émotion, intéresserait un spectateur impartial, quand j’entendis ces mots :

« Voilà au moins une figure qui exprime quelque chose. »

Je me retournai vivement : un homme de grande taille, qui pouvait être mon aîné de cinq ou six ans, tout au plus, et dont l’extérieur était loin d’être vulgaire, se trouvait à côté de moi ; je n’en vis pas davantage ; mais cet ensemble suffit pour me faire reconnaître celui qui venait de parler.

« Bonsoir monsieur Hunsden, » balbutiai-je en le saluant ; et j’allais m’éloigner comme un sot effarouché ; Pourquoi cela ? parce que M. Hunsden était un manufacturier, un propriétaire d’usine, que j’étais un simple commis, et que mon instinct me poussait à me retirer devant un homme qui était mon supérieur. Je l’avais vu souvent à Bigben-Close, où il venait presque toutes les semaines pour s’entretenir d’affaires avec M. Crimsworth ; mais il ne m’avait jamais adressé la parole ; de plus, j’éprouvais contre lui un ressentiment involontaire, parce qu’il avait été plus d’une fois témoin des insultes que me prodiguait Édouard ; j’avais l’intime conviction qu’il me regardait comme un esclave sans dignité et sans courage, et c’est pour cela que je voulais fuir sa présence.

« Où allez-vous ? » me demanda-t-il quand il vit que je me disposais à me retirer.

J’avais déjà observé qu’il parlait d’un ton bref ; et prenant la chose en mauvaise part :

« Il croit pouvoir me traiter comme un pauvre commis, pensai-je ; mais je ne suis pas d’un caractère aussi souple qu’il se le figure, et la liberté qu’il prend à mon égard ne me plaît pas le moins du monde. »

Je lui répondis quelque chose d’insignifiant où il y avait plus de sécheresse que de courtoisie, et je voulus m’éloigner.

« Restez encore un instant, me dit-il en se plaçant en face de moi : il fait trop chaud dans le salon ; d’ailleurs vous ne dansez pas. »

Il avait raison : je ne trouvais rien dans son regard et dans sa voix qui me déplût, et mon amour-propre était flatté ; il s’adressait à moi parce qu’il avait besoin de parler à quelqu’un et qu’il cherchait à se distraire. Je déteste que l’on me témoigne de la condescendance ; mais j’aime à obliger les autres, et je restai sans me faire prier davantage.

« La peinture en est bonne, reprit M. Hunsden en levant de nouveau les yeux vers le portrait de ma mère.

— Trouvez-vous que cette figure soit jolie ? lui demandai-je.

— Non ; comment le serait-elle avec des joues creuses et des yeux caves ? mais elle a un certain charme qui vous attire ; elle est pensive, et l’on aimerait à causer avec cette femme d’autre chose que de toilette et de fadaises. »

C’était mon opinion, mais je ne lui en dis rien.

« Non pas, continua-t-il, que j’admire une pareille tête : elle manque de force et de caractère ; il y a dans la bouche quelque chose qui tient trop de la sen-si-tive, dit-il en appuyant sur chaque syllabe ; d’ailleurs le mot aristocrate est gravé sur le front, dans la coupe de la figure, dans les lignes du cou et des épaules ; et je déteste les aristocrates.

— Vous pensez alors qu’une origine patricienne peut imprimer à la forme un certain cachet distinctif qui se révèle dans les traits et dans...

— Peste soit de l’origine patricienne ! Qui peut douter que vos gentillâtres n’aient leurs traits particuliers et leur cachet distinctif, aussi bien que nous autres manufacturiers et négociants du nord de l’Angleterre ? Mais où est la supériorité ? ce n’est assurément pas eux qui la possèdent ; quant à leurs femmes, c’est différent ; elles cultivent leur beauté dès leur enfance et parviennent, à force de soins bien entendus, à un certain degré de perfection qui les place au-dessus du vulgaire ; mais c’est encore une supériorité douteuse. Comparez ce portrait avec la figure de Mme Édouard Crimsworth ; laquelle des deux est la plus belle au physique ?

— Comparez-vous à son mari, monsieur Hunsden, répondis-je tranquillement.

— Oh ! je sais à merveille qu’il est beaucoup mieux taillé que je ne l’ai jamais été ; il a le nez droit, les sourcils arqués, etc., etc. ; toutefois ce n’est pas de sa noble mère qu’il tient ces avantages, mais bien du vieux Crimsworth qui était, m’a dit souvent mon père, un franc teinturier, aussi teinturier qu’il est possible de l’être, et l’un des plus beaux hommes qu’il y eût dans tout le comté ; c’est vous, monsieur William, qui êtes l’aristocrate de la famille ; et vous êtes loin d’être aussi beau garçon que votre frère le plébéien. »

Il y avait, dans la manière franche et nette dont parlait M. Hunsden, quelque chose qui me plaisait ; elle me mettait à l’aise, et je poursuivis la conversation avec un certain intérêt.

« Comment savez-vous que je suis le frère de M. Crimsworth ? lui demandai-je ; je croyais n'être pour vous, comme pour tout le monde, qu’un simple commis, employé dans ses bureaux.

— Assurément ; qu’êtes-vous de plus qu’un simple commis ? Vous faites la besogne de Crimsworth qui vous paye pour la faire, et maigrement encore. »

Je ne répondis pas à ces paroles qui frisaient l’impertinence ; et pourtant la façon dont elles étaient prononcées n'avait rien qui me blessât, elles piquaient seulement ma curiosité, et je souhaitais que M. Hunsden continuât à parler.

« Ce monde est absurde, reprit-il.

— Pourquoi cela, monsieur Hunsden ?

— Je m’étonne que vous me le demandiez ; vous êtes l’une des preuves les plus frappantes de l’absurdité à laquelle je fais allusion. Étes-vous bien décidé à entrer dans l’industrie ?

—Je l’étais du moins très-sérieusement, lors de mon arrivée à X...

— La folie n’ en était qu’un peu plus grande ; vous avez bien l’air d’un commerçant ! Quelle figure positive et mercantile !

— Mon visage est tel que Dieu l’a fait, monsieur Hunsden.

— Ce n’est pas pour une maison de commerce que Dieu vous l’a donné, encore moins qu’il vous a fabriqué cette tête-là ; que feriez-vous ici de vos bosses, de l’idéalité, de la conscienciosité, de l’amativité, de l’estime de vous-même et de la comparaison ? Toutefois, si vous aimez Bigben-Close, restez-y ; c’est votre affaire, et non la mienne.

— Peut-être n’avais-je pas à choisir !

— Oh ! cela ne me regarde pas ; allez où vous voudrez, faites ce qu’il vous plaira ; cela m’est fort indifférent. Et sur ce, je vais danser ; j’aperçois là-bas une très-jolie personne, assise au bout du canapé à côté de sa maman. Voyez-vous Sam Waddy qui s’avance auprès d’elle ? sans doute pour lui demander une contredanse ; mais je l’emporterai sur lui. »

Et M. Hunsden s’éloigna rapidement. Il devança Waddy, invita la jeune fille et l’emmena triomphant.

Elle était grande, bien faite, elle avait une toilette éblouissante, et ressemblait, du moins pour le genre de beauté, à Mme Édouard Crimsworth. Hunsden l’entraîna au milieu des tourbillons d’une valse rapide, et resta auprès d’elle jusqu’à la fin du bal ; je lisais dans le regard animé et dans le sourire de la jeune fille qu’il avait su lui plaire. La maman (une grosse femme enturbannée qu’on appelait mistress Lupton) paraissait également satisfaite ; des visions prophétiques flattaient sans aucun doute ses espérances maternelles : la famille Hunsden était de vieille souche, et, quel que fût le mépris que Yorke Hunsden (mon interlocuteur) professât pour les avantages de la naissance, il appréciait très-bien au fond de son âme la distinction qu’il tirait de son ancienne origine, dans une ville de parvenus où pas un habitant sur mille, disait-on, n’avait connu son grand-père. En outre ; la famille Hunsden, riche autrefois, avait conservé une belle aisance, et le bruit public affirmait que Yorke ne tarderait pas à rendre à sa maison la prospérité des anciens jours. La grosse figure de mistress Lupton pouvait donc sourire à bon droit en voyant l’héritier de Hunsden-Wood se montrer attentif pour sa Martha chérie ; quant à moi, dont les observations plus désintéressées étaient sans doute plus exactes, je vis bientôt que la jubilation de l’excellente femme reposait sur un terrain moins solide qu’elle ne se plaisait à le croire ; M. Hunsden me paraissait beaucoup plus désireux de produire une impression favorable que susceptible de la ressentir. Je ne sais pas ce qui pouvait me suggérer cette idée ; peut-être quelque chose d’étranger dans sa physionomie : sa taille, la coupe de son visage et de ses traits, indiquaient bien son origine anglaise ; mais il n’avait pas la réserve britannique ; on retrouvait dans son regard et dans ses manières un certain cachet gaulois ; il avait appris ailleurs l’art de se mettre parfaitement à son aise et de ne pas souffrir que la timidité insulaire vînt se placer entre lui et l’objet de ses désirs. Il ne visait pas à la distinction, mais il était loin d’être vulgaire ; il n’avait rien de bizarre, on ne pouvait pas dire qu’il fût original, et cependant il ne ressemblait à personne ; tout dans son extérieur et dans ses paroles annonçait une satisfaction complète, souveraine ; et parfois, pourtant, une ombre indescriptible passait tout à coup sur son visage, éclipse d’un instant qui révélait un profond mécontentement de la vie : alors sa parole devenait amère, il semblait douter de lui-même et de l’avenir, éprouver une vive souffrance, je ne saurais dire laquelle ; peut-être, après tout, n’était-ce qu’un mouvement de bile.

CHAPITRE IV.

On n’aime pas, en général, à reconnaître qu’on s’est mépris en choisissant telle ou telle profession ; et tout individu qui mérite le nom d’homme, rame longtemps contrevents et marée avant d’avouer qu’il s’est trompé de chemin et de s’abandonner au courant qui le ramène au point de départ. Le travail que j’avais à faire me déplaisait : je l’avais senti dès la première semaine. La chose en elle-même n'avait rien d’attrayant : copier des lettres d’affaires et les traduire formait une besogne assez aride ; mais, si tous mes ennuis s’étaient bornés à cette tâche fastidieuse, je les aurais supportés sans m’en plaindre. Je suis patient de ma nature ; et, soutenu par le double désir de gagner ma vie et de justifier à mes yeux et à ceux des autres la résolution que j’avais prise, j’aurais subi en silence les tortures que m’imposaient la rouille et les crampes de mes facultés les plus précieuses ; je ne me serais pas même dit tout bas que j’aspirais à la liberté ; j’aurais étouffé les soupirs que m’arrachaient la fumée, les miasmes, la vie monotone et tumultueuse de Bigben-Close, le besoin de respirer un air pur et de voir des arbres et des fleurs. J’aurais placé l’image du devoir, le fétiche de la persévérance, dans la petite chambre que j’occupais chez mistress King ; j’en aurais fait mes dieux lares, et je n'aurais pas permis à l’imagination, cette favorite qui avait tout mon amour, de m’arracher à leur culte. Mais ce n'était rien que d’avoir à faire une besogne ennuyeuse : l’antipathie qui existait entre mon patron et moi poussait chaque jour des racines plus profondes et m’entourait d’un nuage si épais que je ne voyais plus le moindre rayon de soleil ; je souffrais comme une plante qui croît à l’ombre humide et visqueuse de l’intérieur d’un puits.

Le sentiment qu’éprouvait Édouard à mon égard ne peut s’exprimer que par le mot antipathie ; un sentiment involontaire, et que développait tout ce qui venait de moi, un geste ou un regard, quelle que fût leur insignifiance. Mon accent méridional l’impatientait ; il s’irritait de l’éducation dont témoignait mon langage ; mon exactitude, mon travail et ma conduite irréprochables ajoutaient à son inimitié la saveur poignante de l’envie. Il craignait que je n'en vinsse un jour à trop bien réussir ; il m’au