Le rêve d’une chute - Florent Garagnani - E-Book

Le rêve d’une chute E-Book

Florent Garagnani

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Beschreibung

Atteint du syndrome d’enfermement, ou locked-in syndrome, Michel est immobilisé dans son fauteuil. Chaque jour, sa conscience vagabonde et il se remémore le passé. Daniel mène une vie empreinte de succès et paraît comblé. Néanmoins, ce bonheur n’est qu’une façade que l’alcool ronge patiemment. L’Empereur, pour sa part, évolue dans un monde mystérieux. Confiné dans le moment présent et dans la contemplation, il sera finalement confronté à son histoire. Ces personnages, que rien ne semble relier, partagent pourtant un point commun : chacun d’eux a fait le rêve d’un meurtre si réaliste et détaillé qu’ils sont convaincus de l’avoir véritablement commis…

À PROPOS DE L'AUTEUR

Pour Florent Garagnani, la littérature aide à vivre, à appréhender le bien et le mal, ainsi qu’à comprendre sans nécessairement percevoir directement. "Le rêve d'une chute" découle de trois idées entrelacées, unies par la puissance de l'imagination et des mots qui ont permis leur fusion par petites touches, à la manière dont Rothko mélange intimement ses aplats de couleur.

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Seitenzahl: 292

Veröffentlichungsjahr: 2025

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Florent Garagnani

Le rêve d’une chute

Roman

© Lys Bleu Éditions – Florent Garagnani

ISBN : 979-10-422-5537-4

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Chapitre I

Sa tête reposait sur l’herbe, ses membres graduellement engourdis, baignés de soleil et enfoncés dans le matelas de verdure. Il avait le demi-globe du ciel comme horizon et les traînées de condensation des avions comme point de mire. Fermant les yeux un instant, il se remémora ses voyages, ses envies d’ailleurs et les échappatoires qui, à certains moments de sa vie, s’étaient présentées. Parfois, il lui arrivait de confondre les séjours loin de chez lui avec les rêveries libératrices que son imaginaire engendrait au fil du temps.

Il n’y avait pas réellement de sens à cette contemplation ; juste celui que permettait l’angle de vision, et le confort relatif du sol. Il aimait s’y adonner, souvent, avant.

Il sortait en milieu d’après-midi de Sainte-Anne, aux beaux jours, les yeux clignant après la relative pénombre de l’hôpital parisien, et profitait déjà d’un banc non loin de l’entrée pour s’asseoir et s’offrir sa première cigarette depuis six heures du matin. Une ambiance paisible régnait, endormie ; les vieux murs alentour participaient de cette impression, comparables à ceux d’un vieux musée oublié.

Après, il se mettait en route pour le parc Montsouris, à quelques minutes de là. Et il trouvait un coin d’herbe où s’allonger et regarder béatement droit au-dessus de lui, pendant des minutes comme transformées en heures, en fonction de son ressenti, de la tiédeur de la brise ou du bruit régulier des tramways qui passaient non loin.

À moins que ce ne fût sur cette plage. Le sable ruisselant avait remplacé l’herbe tendre, mais la brise soufflait presque de la même façon, à une note iodée près. Parfois pourtant, elle fraîchissait, faisant passer un léger frisson semblable à celui qui parcourt le nageur dans la mer quand il vient à traverser un courant plus froid. Toutefois, ce picotement subtil ne l’incommodait pas ; il rappelait plutôt que le matin se faisait encore jeune, avec une eau pareille à celle d’un lac, et que bientôt la brise s’éclipserait, laissant place à la chaleur brute, emplie du vol des insectes dans les chardons alentour.

La vision se diluait peu à peu, quand Michel entendit, d’abord de loin puis de façon de plus en plus insistante, le tintement reconnaissable d’un moniteur cardiaque. « Bonjour, M. Lombardo, comment allez-vous aujourd’hui ? On vous a branché un petit peu parce que vous n’aviez pas l’air bien ; enfin, je veux dire que vos yeux partaient un peu dans le vague. Bon, ça a l’air d’aller, je vous rassure ; pouls et tension normale, à ce que je vois, d’ailleurs je vais débrancher tout ce bazar. » L’infirmière, Maryse, semblait presque vouloir s’excuser. Elle éprouvait de l’affection pour Michel, qu’elle suivait depuis deux ans. Elle ne parvenait pas, malgré son métier et son habitude, à faire abstraction de la silhouette immobile dans son fauteuil. Comme taillée dans un bloc uniforme, celle-ci veillait fidèlement jusqu’à l’absurde, mais s’étiolait pourtant irrémédiablement depuis que Maryse la voyait presque tous les jours. Elle avait souvent l’impression de pouvoir, d’une façon un peu mystérieuse, communiquer avec Michel, ou de percevoir ses affects, réflexion d’ailleurs non dénuée de fondements.

Pour l’heure, après avoir ôté les capteurs du bras de Michel et rangé le moniteur, elle regarda son patient un instant pour chercher dans ses yeux un signe quelconque ; elle ne pouvait s’empêcher de le faire la plupart du temps. Elle n’y vit que son reflet rudimentaire ; Michel cligna rapidement de sa paupière gauche, et Maryse sortit.

***

L’homme qui vendit le monde… la voix nasillarde de Cobain lui revenait de temps en temps. Ou celle veloutée de Bowie, dans un genre un peu plus carnavalesque, si l’on pouvait affirmer une telle chose sans rire. Cependant, il se retenait en général de céder à de telles comparaisons ; il ne s’en sentait pas légitime, comme si parler à la manière d’un critique le rendait timide. Il considérait pourtant à bien des égards que la version de Nirvana était sûrement l’un des plus beaux hommages possibles, et en tout cas une reprise magistrale d’une chanson devenue un standard pour son auteur original.

À vrai dire, au marketing parvenu à nommer de toute pièce un mouvement, le grunge, qui ne fut même pas un bruissement, à peine organisé, il opposait un sentiment de fraternité profonde pour Cobain.

Il ne considérait pas seulement son aspect d’écorché vif, devenu presque banal au fil du temps à mesure que tant d’autres le revêtaient, mais surtout sa prétendue faiblesse au sein des mâles de Seattle, abrutis par la pluie et la bière légère, fermement machistes, que sa musique défiait, ainsi que son féminisme bien en avance sur l’époque.

Le maelstrom d’adolescents en recherche de mal-être et d’icônes s’était avéré plutôt amusant, mais une telle récupération proposait ce côté répugnant et pourtant fascinant d’une Pupi sicilienne qui malgré ses gesticulations et ses dénégations finit transpercée d’une rapière et glapit en s’écroulant. Cobain, quant à lui, avait péri d’un coup de fusil à pompe, et la légende de sa mort horrible, autant que celle des 27 ans fatidiques scellèrent son destin. Le cynisme devait toujours s’inviter dans les instants les plus improbables, surtout si le sort y mettait sa patte et décidait que l’être réduit à une torche humaine devait en plus expier sa modernité et brûler pour les années à venir, de souffrance et d’ivresse.

Michel eut soudain une absence. Il avait perdu le fil de ses pensées. Cela lui arrivait de plus en plus souvent. Il se souvenait après coup qu’une idée ou une autre venait l’habiter à certains moments, si bien qu’il ne parvenait pas toujours à faire la différence entre des souvenirs conscients ou des rêveries l’attrapant par inadvertance, mais il contrôlait encore le phénomène. Il songeait dans un frisson que le jour viendrait sûrement où il perdrait la direction et ne saurait plus distinguer l’éther de la réalité.

Il était 9 h 15. Sa paupière clignait faiblement. L’agitation diminuait à présent, les infirmières finissaient leur tournée ; les plateaux-repas débarrassés, la journée allait pouvoir s’étirer à l’infini, se perdre, se retrouver parfois, se dissoudre progressivement et tomber dans le néant. Le soir arrivait tôt pour bien des gens. Michel, quand venait ce moment, devait remonter des profondeurs dans lesquelles le fil des heures l’entraînait petit à petit, agité de soubresauts brusques, quand il luttait pour ne pas perdre pied.

Surtout quand Diane ne venait pas.

***

— Chambellan.
— Oui ?
— Le haut représentant de la principauté de Stuba est arrivé avec sa suite.
— Oui. Bien.
— Dois-je l’introduire dans la salle d’audience ?
— Non. Laissez-le dans l’antichambre un moment puis venez me prévenir. On n’a jamais trop de temps.
— Bien, je reviendrai dans vingt minutes si cela vous convient.

Le Chambellan ne répondit pas. Il gardait les yeux sur son ouvrage. Ogak s’inclina légèrement et repartit dans les profondeurs du palais.

La salle, dépouillée et presque vide, ne comptait qu’un large bureau et une petite bibliothèque. De hauts volumes en cuir y étaient disposés, gravés de lettres d’or sur la tranche. De grandes tentures recouvraient la plupart des murs, décorées de scènes de chasse.

L’une attirait l’œil en particulier : elle figurait un roc solitaire baigné d’une lumière crépusculaire qui faisait ressortir ses arêtes. L’image projetait un sentiment de finitude et d’abandon, ce qui la rendait à la fois splendide et désolée. La réalisation et la couleur en ressortaient si finement que la vision de ce paysage aurait pu s’imprimer sur le tissu sans que la main experte de l’artiste ne fût intervenue.

D’ailleurs, personne dans l’empire, parmi les rares sujets qui avaient pu la contempler, ne pouvait affirmer d’où elle venait. Il se murmurait que seul le Chambellan connaissait la vérité, lui qui pouvait l’observer à loisir. Il se disait aussi que l’Empereur lui-même l’avait brodée. Beaucoup en fait doutaient même qu’elle existât, et la croyance populaire. l’amenait au niveau d’infinies spéculations.

La grande silhouette referma le registre qu’elle remplissait depuis des heures. Elle resta un moment à regarder la couverture, tout en massant légèrement ses yeux endoloris. La nuque raidit sous l’effort de l’étude, et il ne put redresser la tête que lentement pour enfin regarder alentour. Ses traits se détendaient peu à peu. L’audience avec le haut représentant de Stuba ne serait pas nécessairement compliquée, ce qui ne manquait pas d’être rassurant, car tenir le registre exigeait toujours une grande concentration, d’autant que le temps alloué à cet ouvrage passait souvent le raisonnable.

On tapa à la porte. Ogak entra :

— Pouvez-vous recevoir à présent le haut représentant ?
— Je viens. Faites-le entrer dans la salle d’audience.
— De suite.

Le Chambellan se leva finalement. Il avisa dans un coin de la pièce le manteau qu’il revêtait pour recevoir les sujets de haut rang. Noir, brodé de fines lignes pourpres, qui imposait autant la majesté que le dépouillement. Il l’avait fait apporter plus tôt dans la journée de sa garde-robe. Il se dirigea vers le pupitre auquel il pendait puis le passa.

Il ouvrit la porte et avança dans le couloir. Il la referma, puis se retourna et y appliqua sa main, de toute la largeur de sa paume, pendant un instant. Il reprit ensuite sa marche le long du corridor. Peu de sujets connaissaient vraiment le palais. Et parmi ceux-là, bien peu encore ne comptaient pas parmi les serviteurs ou les aides du Chambellan. Il symbolisait à lui seul les détours tortueux du pouvoir dans lesquels on évoluait difficilement.

Le Chambellan quant à lui ne prenait guère la peine de réellement se soucier de la direction qu’il empruntait. Il ne sortait en réalité qu’assez peu du palais. Il savait cependant presque avec certitude que des personnes de son entourage se révéleraient capables de le semer dans les méandres de pierres, comme Ogak. Bien sûr, celui-ci se serait immolé plutôt que d’avouer cette forme de forfaiture, mais le maître observait la rapidité avec laquelle il atteignait les différentes ailes, quand il l’envoyait pour des requêtes, et se doutait que son fidèle second ne montrait pas toute l’étendue de son savoir. Il sourit intérieurement en pensant aux légendes sur les nombreux passages inconnus du palais ; des légendes qu’on pouvait tenir pour vraies parfois, en fonction du temps.

Il hâta le pas. Faire attendre un sujet n’était que chose normale, surtout s’il s’agissait plus d’un courtisan comme Palan que d’une demande d’audience pour une affaire grave. Néanmoins, il ne souhaitait pas aller contre la bienséance, du moins pas avec le représentant de Stuba, qui historiquement représentait un allié.

Une lumière plus vive commençait à apparaître au fond du couloir, tandis qu’il passait devant des enfilades de portes closes à chacun de ses côtés. Le grand vestibule se trouvait directement au bout, contigu à l’antichambre où avaient patienté Palan et ses seconds, mais distinct en cela que nul sujet n’y entrait jamais. Une issue, peu impressionnante pourtant, s’ouvrait à une extrémité de la pièce pour ensuite faire place à un long couloir éclairé faiblement, qui menait lui-même à une immense plaque de métal de forme trapézoïdale, massive, inerte et noire. La porte impériale. Pas de serrure, pas de poignet, pas de battant. Seul le Chambellan pouvait emprunter ce chemin.

Il parvint finalement au vestibule. Dans la vaste pièce, l’accès au chemin mystérieux faisait face à celui qui ouvrait sur la salle d’audience, les deux séparés par plusieurs dizaines de mètres. Le regard pouvait s’élever vers des hauteurs aux proportions de cathédrale et il y régnait le silence du sépulcre, troublé seulement par de rares bruits de pas qui semblaient s’excuser par leur insignifiance de déranger la majesté du lieu.

L’homme s’arrêta un moment devant la porte ouvragée qui donnait sur la salle d’audience ; l’atonie l’envahit aussitôt et il chercha avec acribie le moindre soupçon de mouvement ou de bruissement autour de lui. Satisfait de n’en percevoir aucun, il appliqua de nouveau sa main paume ouverte sur la surface en bois et elle s’entrebâilla doucement. Il entra dans la salle d’audience, tandis que l’huis se refermait derrière lui.

Celle-ci était en soi beaucoup moins impressionnante que la salle démesurée qui la précédait. La logique aurait voulu qu’elle procède d’une volonté d’écraser le visiteur afin de lui signifier la puissance de l’empire. À tel point que le Chambellan lui-même se prenait à douter de l’attribution donnée aux deux pièces, comme si leur fonction ne suivait pas leur nature. Mais quelqu’un, à un certain moment – l’Empereur sans doute – jugea utile de cacher la majesté du vestibule et de ne laisser aux sujets que la simplicité de la salle d’audience dont la ligne de mire, l’ouverture vers la salle cyclopéenne, était comme un point focal vers lequel les regards se tendaient, imaginant parfois dans un frisson à quels secrets elle pouvait donner accès, un accès interdit sans exception possible, ainsi que les hommes s’en souvenaient.

Une brillante lumière inondait la pièce et un large passage central encadré de colonnes menait au lieu d’audience proprement dit. Celui-ci se composait de deux banquettes de forme semi-circulaire et concentrique ; elles formaient le parterre du fauteuil du Chambellan dans lequel celui-ci s’asseyait, face aux sujets, pour écouter les doléances et les nouvelles de l’empire.

Palan s’y tenait debout, avec son conseiller au deuxième rang.

— Chambellan.
— Haut représentant de la principauté de Stuba.

Les deux hommes se regardèrent un bref instant puis s’assirent, Palan et son conseiller laissant passer quelques secondes d’abord.

— Bienvenue au palais, je suis toujours ravi de vous revoir.
— C’est un plaisir partagé, Chambellan. Je me réjouis de mon voyage dans la capitale même si, comme vous pouvez l’imaginer, la route fut longue.
— Je n’en doute pas. Stuba n’est pas si éloignée, mais les routes en cette période de pluie ne sont pas très praticables…
— En effet. Nous y sommes habitués, notre principauté n’est pas l’endroit le moins humide de l’empire !

Ils rirent brièvement, car il était connu que Stuba fût un endroit où le soleil se montrait rarement, beaucoup moins que la pluie.

— Que puis-je pour vous ? Vous m’aviez, par votre missive, évoqué des questions d’ordre fiscal.
— En effet. Stuba, par sa situation commerciale privilégiée grâce à ses nombreux ports de commerce, comme vous ne l’ignorez pas, est un contributeur net aux finances de l’empire. Cela n’est que juste. Ce qui apparaît néanmoins plus, disons, embarrassant, est le déséquilibre qui s’est installé avec nos voisins du protectorat d’Anthusep.
— Poursuivez.
— Je comprends bien entendu les contraintes liées aux efforts de stabilisation de la région, qui passent, par la volonté de l’Empereur, par un système d’entraide. Je suis au fait que la situation enclavée d’Anthusep et son paysage politique compliqué par les mécanismes de coalition à l’œuvre dans son schéma de gouvernance puissent exiger des transferts en provenance de Stuba notamment.
— Je vois poindre un doute cependant.

Palan émit un sourire légèrement contraint.

— Comprenez que le statut d’Anthusep, en tant que protectorat, lui garantit une autonomie assez étendue, avec notamment une présence restreinte de l’armée impériale.
— Je le comprends parfaitement. J’ai personnellement assisté l’Empereur quand il a décidé de transformer Anthusep en protectorat.
— Certes, c’était une manière de rappeler les faits.
— Que je connais. Mais continuez.
— C’est en fait assez simple. Les transferts auxquels Stuba se soumet en application de la charte de partenariat entre elle et le protectorat nous apparaissent à présent ne plus refléter la réalité de la situation telle qu’elle est.
— En quoi aurait-elle changé d’après vous ?
— Nos clercs ont estimé qu’Anthusep tirait maintenant de substantiels profits de péages instaurés sur son territoire qui, bien qu’enclavé, constitue néanmoins un nœud routier important à certains égards.
— Eh bien, allez au bout de votre pensée dans ce cas.

Le Chambellan garda son impassibilité dans cette dernière phrase.

— Nous souhaitons que l’Empereur et la Boulê puissent réexaminer, en toute honnête considération, la situation du mécanisme de solidarité entre Stuba et Anthusep afin d’adapter les taxes perçues sur nos flux marchands qui servent, entre autres, à abonder aux caisses du protectorat.
— Bien, vous avez formulé votre doléance.

Il se tourna vers un homme discret que personne ou presque ne remarquait généralement, assis à un minuscule bureau dans un coin plus sombre de la salle.

— Scribe, avez-vous transcrit ?
— Oui, Chambellan.
— Vous m’apporterez les minutes dans la journée.
— Oui, Chambellan.

Il se leva progressivement, imité ensuite par Palan et son conseiller.

— Je ne doute pas que l’Empereur saura prendre en considération votre doléance. Vous avez notre hospitalité pour ce jour et le suivant si vous le désirez.
— Je vous remercie, Chambellan. Nous repartirons demain.

Les trois hommes s’inclinèrent légèrement, puis Palan et son conseiller quittèrent leur banquette, se retournèrent vers le Chambellan qu’ils saluèrent de nouveau et s’en furent à pas lents, sur le passage entre les colonnes.

Comme le protocole l’exigeait, le serviteur de l’Empereur resta debout devant son siège en regardant ses visiteurs partir, jusqu’à ce qu’ils eussent quitté la salle d’audience. Il lui tourna alors le dos et rejoignit la porte ouvragée qui ouvrait sur le dédale du palais.

***

Michel partit de chez lui à 17 h. Il aimait arriver en avance pour s’asseoir sur un des bancs après l’entrée de St Anne située rue Cabanis. Il pouvait alors faire le vide, fumer une cigarette ou deux, et puisqu’il allait faire le service de nuit, regarder le personnel de l’hôpital ayant fini la journée se diriger vers la sortie. Il en saluait souvent, comme une sorte d’habitué d’un bistro de quartier qui serrerait la main des clients connus, devenus au fil du temps un microcosme chaleureux.

Il avait refermé la porte de son appartement avec une certaine indifférence pour une fois, car il lui arrivait encore de repenser que bien souvent, auparavant, il embrassait Christiane qui lui souhaitait alors bonne nuit dans un sourire un peu moqueur, mais tendre :

— Amuse-toi bien chez les fous, j’espère qu’ils dormiront comme des bébés pour que tu puisses écouter un peu ta musique.
— Je t’ai déjà dit qu’ils n’étaient pas « fous », ils sont juste malades, et puis certains sont fort agréables !
— Ah haha.

C’était un petit jeu entre eux. Christiane le taquinait, car elle savait bien que cette croyance populaire qui consistait à assimiler les maladies psychiatriques à la folie, dangereuse qui plus est, le mettait hors de lui. Mais bien sûr, il ne s’en formalisait plus avec sa femme, qui avait bien compris la différence, et il lui faisait toujours la même réponse, comme un espion qui parle par code avec un contact :

— Il fait beau aujourd’hui, les sushis doivent être de la première fraîcheur.
— En effet, et la sauce au soja salée leur conviendra à merveille !
— Que le Bouddha soit loué !
— Bien, suivez-moi.

À présent, personne ne l’accompagnait à la porte.

Il arriva à Sainte-Anne vers 17 h 35. Plenty of time, comme il aimait se dire. Il s’assit sur son banc et alluma une cigarette. Parfois, il décelait dans le regard de collègues qui passaient pour rentrer chez eux une certaine gêne ; il n’osait penser qu’il s’agît de pitié, même si leur façon de détourner légèrement les yeux lui faisait immanquablement penser à cela. Tout le monde ou presque savait pour ses déboires conjugaux, l’hôpital était un petit milieu, fonctionnant en vase clos, et bien sûr l’information du brusque départ de sa femme et du choc causé n’avait pas tardé à filtrer, à l’époque. Même des années après, les gens se sentaient toujours désolés pour lui, mais n’osaient plus lui demander franchement comment se passait sa vie. Sa fille Diane était partie du foyer à présent et voyageait beaucoup, du fait de son métier d’hôtesse de l’air.

17 h 50. Il se leva en tirant une dernière bouffée de sa deuxième cigarette puis marcha jusqu’à l’aile dédiée aux maladies des troubles de l’humeur et de la personnalité, c’est-à-dire la maniaco-dépression et les états borderline notamment. Il travaillait pour sa part avec les maniaco-dépressifs, de plus en plus nommés bipolaires, ce qui présentait l’avantage, selon les médecins, de rejeter l’aspect clivant de l’ancienne appellation, issue des travaux pionniers de Kraeplin. Et cela permettait aussi d’éviter de parler de psychose, selon la traditionnelle classification de la psychiatrie française, au profit des nouvelles nomenclatures fournies par le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux de l’Association des psychiatres américaine.

Autant de querelles de chapelles qui ne le touchaient guère, car il affectionnait bien davantage la clinique pure et le bien-être des patients à leur classement dans des cases comme cas d’étude désincarnés.

Il poussa la porte du bâtiment et prit l’ascenseur pour se rendre au troisième étage. Il présenta son badge devant la cellule de la porte qui donnait dans le couloir d’entrée du service et se dirigea vers la salle de garde.

— Salut, Michel, ça va ?
— Salut, oui bien et toi Franck ?
— Bien, oui. Mme Delpech nous a fait encore son cirque, elle voulait absolument partir, alors évidemment quand on lui a dit non, elle s’est mise à tourner en rond en jurant…
— Ouais… ça fait combien de temps qu’elle prend l’halopéridol ?
— Ben seulement, depuis avant-hier, quand elle a recommencé à s’agiter, ça lui a mis un coup au début, d’autant que le Dr Laforge avait plutôt chargé la barque, mais faut croire qu’elle encaisse bien, parce que ça l’empêche pas de faire ses crises…
— Oui, c’est pas la première fois qu’elle repasse en mode maniaque…
— Bon, sinon rien de spécial. La réunion commence dans dix minutes.
— OK, je vais poser mes affaires.

Michel partit au vestiaire. Après avoir fermé son casier, il passa sa blouse et s’assit un instant. Il se massa les tempes en fermant les yeux ; un mal de tête envahissant commençait à sourdre et à lui appuyer sur les globes oculaires. Il allait devoir sans doute prendre une aspirine s’il voulait passer la nuit. Il se leva et revint vers la salle de garde.

— Bonjour, M. Amzaoui, dit-il en croisant un patient. Comment s’est passée la journée ?

M. Amzaoui était hospitalisé depuis trois semaines pour un état dépressif récurrent. Homme plutôt avenant, les cernes noirs qu’il affichait disaient à elles seules sa détresse.

— Oh… pas trop mal, je suppose. J’ai l’impression que le Xeroquel marche un peu, enfin je sais pas trop, mais j’ai grossi…
— Et le sommeil ?
— Toujours le Stilnox, je ferme pas l’œil sinon. Et encore je me réveille en général vers 4 h, et après impossible de se rendormir…
— OK, je vais devoir aller à la réunion, on en reparle après.
— Comme vous voulez.

Il partit d’un pas lent. Michel le regarda un instant puis entra dans la salle de garde. Le Dr Laforge était déjà là, ainsi que le Dr Castaing et l’interne, Jérôme Amsallem. Le reste de l’équipe prit progressivement place.

Le Dr Laforge prit la parole :

— OK, bonjour à ceux et celles qui arrivent, bonsoir aux autres.

Il y eut un rire.

— Alors pour aujourd’hui, d’après ce que j’ai compris, journée assez calme, Mme Delpech est repartie dans ses pérégrinations apparemment…
— Oui, elle est assez agitée, ajouta le Dr Castaing.
— On a monté un peu l’halopéridol ?
— Oui ce matin, elle tient le coup, ça suffirait à endormir le pire insomniaque !
— OK, on surveille, monitoring matin et soir, c’est pas le moment en plus qu’elle nous fasse des malaises…

Franck prit la parole :

— On a un souci avec M. Turville aussi. Il est sous lamotrigine en titration depuis une semaine donc, on a du mal à le garder compliant, grâce à la magie d’internet il a lu tout un tas de trucs sur les Lyell et Steven Johnson et il nous tient la jambe dès qu’il a l’ombre d’un machin bizarre sur la peau, ça va être dur de le tenir sur six semaines…
— Je vois, répondit le Dr Laforge. En même temps, on ne peut pas lui cacher ces risques.
— Non, bien sûr, et on l’a bien prévenu, mais il fait plutôt dans l’hypocondrie et c’est pas évident.
— Oui. Écoutez, de toute façon, je dois le voir demain, je crois, on va en reparler.
— Parfait.

Le Dr Castaing poursuivit :

— J’ai eu une discussion avec Franck et Sophie qui suivent Mme Chiron. On ne peut pas dire que son niveau d’activité s’améliore ces derniers temps, je trouve, elle est presque prostrée dans sa chambre parfois. Moi je pense encore une fois qu’il faudrait essayer de l’aripiprazole en adjuvant, dose minime, le matin, l’aspect mixte pourrait aider à améliorer son énergie et puis pour le sommeil aussi, parce que souvent elle me dit qu’en plus elle dort mal…
— Oui, il faudra sans doute réfléchir à une nouvelle association, répondit le Dr Laforge, après on doit voir de près si ça doit être un antipsychotique, elle n’est pas en très bonne santé non plus.
— C’est vrai.

La réunion se poursuivit. Quelques patients déambulaient et jetaient des regards vers la salle de garde. La consigne stricte était de ne pas déranger l’équipe pendant qu’elle durait.

Environ une heure plus tard, l’équipe sortit ; certains prirent la direction du vestiaire, et les autres, peu nombreux, commencèrent à mettre en place la distribution des médicaments du soir qui allait bientôt commencer.

Les patients approchèrent peu à peu et se rangèrent doucement en file pour recevoir leur traitement. Le rituel était le même pour tous : le soignant observait sa fiche, vérifiait que les cachets et pilules dans le petit gobelet en plastique devant lui correspondaient bien à la prescription, puis versaient le contenu dans la main du patient en lui tendant un verre d’eau ; il observait attentivement la prise des médicaments, qui se retrouvaient parfois cachés dans une bajoue ou sous une langue…

Michel d’habitude avait toujours un mot pour la patiente ou le patient qui se présentait, mais ce soir, le mal de tête qui allait en empirant l’empêchait d’exprimer son habituelle cordialité. Même M. Amzaoui qui osa un timide sourire ne fut pas récompensé et repartit la tête un peu basse et déçue. À la fin de la distribution, les patients s’égaillèrent vers la salle à manger pour le dîner, un des rares moments d’excitation de la journée.

Michel n’avait pas encore pu prendre d’aspirine. Il espéra que cela le soulagerait un peu. Il avait quelques tâches administratives à accomplir avant la fin du dîner et s’y attela. Garder son attention était cependant difficile, ses tempes lui battaient et ses yeux semblaient de plus en plus vouloir lui sortir des orbites.

— Ça va, Michel ? Tu es pâle… lui dit Aurore, une collègue.
— Oui, plus ou moins, j’ai un foutu mal de crâne, j’ai pris une aspirine, mais faut attendre que ça fasse effet.
— Ah… pas terrible pour commencer le service, tu veux de l’aide ?
— Oh ! ce serait vraiment sympa oui, j’ai un peu du mal là… je peux te passer ça ?
— Oui, OK, pas de problème.
— Merci, c’est vraiment gentil à toi.

Aurore, jeune infirmière arrivée depuis peu, affectionnait Michel. Elle se disait souvent qu’elle aurait aimé rencontrer un homme comme lui, mais de son âge. Elle avait elle-même connu quelques déboires sentimentaux et la gentillesse et la prévenance de Michel lui inspiraient une grande confiance et un soupçon de tristesse aussi ; elle ne comprenait pas comment sa femme avait pu quitter un homme comme lui si brutalement, violemment, car bien sûr ses collègues la mirent au courant peu de temps après son arrivée.

Elle prit les papiers de Michel et se remit à l’ouvrage. Quelque temps plus tard, les patients commencèrent à revenir de la salle à manger, par petits groupes. Ils affichaient des mines diverses, allant de l’indifférence légèrement joyeuse au vide ou à l’égarement. Certains saluaient Michel et Aurore en passant, qui leur répondaient.

« Je vais devoir tenir comme ça jusqu’à six heures, se dit Michel, ça va être compliqué… »

Les heures s’égrenèrent après la distribution des hypnotiques et l’extinction des feux, sans que rien de bien notable ne fût survenu. Michel, Aurore et Stéphane, un aide-soignant, se retrouvèrent à nouveau dans la salle de garde. Ils étaient prêts pour une nuit de veille, interrompue seulement ils l’espéraient, par le tintement des sonnettes des chambres, pour un petit tracas ou autre.

Michel luttait contre la nausée à présent. Il était minuit passé ; sa tête était un volcan en perpétuelle éruption qui lui donnait envie de se jeter contre les murs. Ses collègues comprenaient qu’il n’était pas bien, mais comme d’habitude il se bornait à dire que ça irait, que ça irait toujours.

Pourtant il ne saisit pas tout de suite pourquoi Aurore et Stéphane commençaient à le regarder vraiment étrangement :

— Michel, ça va ? Tu fais quoi là ?
— Comment ça ?

Sa voix sonnait étouffée, comme ouatée.

— Ben franchement, tu fais vraiment une drôle de tête… là encore !

Soudain, Michel fit une sorte de rictus dissymétrique.

— Putain, il nous fait un AVC ! hurla Stéphane. J’appelle les urgences de l’hosto, vite !
— Un AV quoi ? murmura Michel.

Il chuta soudain de sa chaise, en arrière, et heurta lourdement le sol. Aurore accourut. Les nuées se refermèrent graduellement sur la vision de Michel ; seul le beau visage de l’infirmière s’y détacha encore quelques instants avant que tout ne fût noyé ; en fait, une cime enneigée aussi, majestueuse, surgie de nulle part, apparut ; ce devait être l’Aconcagua.

***

Le Chambellan regagna son bureau. Il ôta son manteau d’apparat et s’assit un moment. Il était temps d’aller assister à la relève de la garde sur un des chemins de ronde de la face nord du palais. Exercice en apparence simple et routinier, le Chambellan décida quelque temps auparavant d’y être présent le soir pour signifier son implication vis-à-vis de la garde impériale et montrer que le pouvoir politique prévalait sur le pouvoir militaire. Non pas que des mouvements séditieux puissent vraiment s’y faire jour, de mémoire impériale aucun coup d’état fomenté par l’armée n’avait eu lieu, mais le Chambellan estimait que trop de prudence ne pouvait pas nuire.

Il se leva et quitta la pièce, en appliquant de nouveau sa paume contre la porte, puis se dirigea à travers le dédale vers l’un des monumentaux escaliers à double révolution qui quadrillaient le palais. Il gravit doucement les marches, ne croisant qu’un clerc qui le salua. Il arriva finalement tout en haut ; à sa droite et à sa gauche, deux seuils ouvraient vers les escaliers menant aux bastions de la face nord.

Il prit à droite et monta encore assez longuement avant d’arriver finalement au chemin de ronde. Il reposa alors ses deux mains sur un créneau et contempla la ville en contrebas.

Le soleil commençait à baisser et envoyait ses rayons rasants sur les toits des plus hauts bâtiments, tandis que les maisons étaient déjà plongées dans la pénombre. En face de lui, à quelques centaines de mètres du palais, se dressait la tour de la prévôté, de couleur claire, éclatante dans le soleil couchant et effilée à mesure qu’elle s’élevait. Elle symbolisait elle aussi la force du pouvoir central ; le prévôt était tout dévoué au Chambellan et à l’Empereur, même si son caractère parfois éruptif le rendait souvent difficile d’accès.

À l’arrière-plan se dessinaient les bastions et le mur de l’enceinte extérieure qui marquaient les limites de la ville. Et au-delà la plaine herbeuse, comme elle était surnommée, immense étendue verte à peine vallonnée, ne comptant pratiquement aucun arbre. Dans le lointain, une gigantesque chaîne de montagnes ceignait la cité et sa steppe ; elle formait une sorte de formidable rempart naturel, le Cirque.

Le Chambellan ne se lassait pas d’observer l’enchevêtrement des bâtiments, qu’il avait vu changer au fil des ans, et les hauts pics qu’on percevait depuis le sommet du palais. Il essayait de partir s’y reposer quelques jours une ou deux fois par an, entouré d’une garde légère, pour réfléchir aux obligations du pouvoir. C’est souvent l’Empereur lui-même qui lui recommandait cette excursion, pour penser, prendre du recul, et prévoir pour la suite comment traiter avec la Boulê notamment.

Il pressa légèrement ses doigts contre le rebord de pierre ; ce créneau, chargé d’années, comme lui, montait la garde depuis un jour dont personne ne se souvenait et se tenait là, en sentinelle, face à la plaine herbeuse qui ondoyait légèrement, et plus loin face au Cirque, dont les murailles dépassaient sans doute de beaucoup son antiquité.

Le Chambellan sortit de sa demi-rêverie et se tourna vers les gardes qui patrouillaient le long du chemin de ronde. Il y reconnut Tamar, capitaine de la garde nord, qui s’apprêtait à rassembler ses hommes pour les mener à la rencontre de la relève. Ce dernier l’aperçut et s’inclina.

— Chambellan.
— Tamar.
— Vous nous faites l’honneur de votre visite, je vous en remercie.
— Tout l’honneur est pour moi. Je dois avouer que j’ai un faible pour la garde nord, en raison de la vue qu’elle procure !

Tamar eut un petit sourire.

— Cela ne nous empêche évidemment pas de nous acquitter de notre tâche avec le plus grand sérieux.
— Évidemment.

Les deux hommes se regardèrent comme de vieux compagnons.

— La relève arrive.
— Faites. Je resterai là.

Tamar partit rejoindre ses troupes qui s’étaient rangées selon le protocole, tandis que la relève prenait place à leur côté. À un signe du capitaine, ils tirèrent tous leurs armes, épées ou pertuisanes levées, et les entrechoquèrent dans un rythme lent avec leur bouclier, une fois, puis deux. Ce rituel accompli, la garde de jour se mit en mouvement et s’écoula de chaque côté du chemin de ronde vers les bastions qui l’encadraient. Quand le dernier garde fut parti, la relève prit alors son poste. Tamar revint vers le Chambellan :

— Mon service est terminé. Je reste évidemment disponible.
— Évidemment.

Sur un dernier haussement de sourcil de connivence, Tamar se retira. Il ajouta cependant :

— Voyez-vous l’Empereur bientôt ?

Tous les sujets de l’empire ne se seraient pas permis une telle question.

— Ce sera probablement la prochaine personne que je verrai après vous, répondit-il.

Tamar n’ajouta rien, mais une lueur dans ses yeux parla suffisamment pour lui.

Le Chambellan repartit dans un long chemin à travers les escaliers et les couloirs pour arriver finalement devant la petite porte du grand vestibule. Comme prévu, personne ne croisa sa route.

Il y appliqua sa paume et recula ; celle-ci s’ouvrit, et il pénétra dans le corridor qui suivait. Des globes lumineux étaient accrochés à intervalles réguliers et projetaient une lumière diffuse. Aucun autre ornement n’était visible, même s’il savait que quelques inscriptions, de-ci de-là, couraient sur les murs. La sensation qu’on y éprouvait était assez particulière, presque comme si l’on s’avançait dans les prémices d’un organisme vivant.

Au bout d’une centaine de mètres, il émergea à l’air libre. Car la résidence de l’Empereur était séparée du reste du palais, et dans cet interstice où il se trouvait à présent, on pouvait voir en levant les yeux les premières étoiles.