Le rêve d’une vie - Mathis Morcillo - E-Book

Le rêve d’une vie E-Book

Mathis Morcillo

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Beschreibung

"Le rêve d’une vie" entraîne le lecteur dans le périple de Gabriel, une incarnation angélique des fantasmes du narrateur. Au fil des pages, il gravit les échelons de la gloire, hissant le lecteur au sommet des illusions de la réussite. Mais alors que le rêve s’intensifie, une ombre s’insinue et obscurcit progressivement les contours de cette réalité éphémère. Ce roman explore le contraste existant entre l’ampleur du rêve et la finitude de la vie, offrant ainsi une perspective alternative sur l’existence.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Mathis Morcillo, autrefois en route vers une carrière scientifique, a choisi de suivre une classe préparatoire littéraire à Saint-Étienne, où il étudie depuis deux ans. Rapidement, la littérature a conquis une place centrale et grandissante dans sa vie quotidienne. Pour lui, elle représente un espace de rêverie où tout devient possible.

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Mathis Morcillo

Le rêve d’une vie

Roman

© Lys Bleu Éditions – Mathis Morcillo

ISBN : 979-10-422-2770-8

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122- 5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122- 4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335- 2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Première partie

Chapitre 1

« À table ! »

Timidement assis sur le fauteuil du salon, Gabriel se leva vigoureusement, faisant alors tomber sa veste qui était posée sur l’accoudoir. Sa grand-mère, Anna, venait de terminer la préparation du repas, et elle avait décrété, par la même occasion, le début du dîner. Anna avait toujours cuisiné d’excellents plats, dont la qualité s’était affinée encore au fil du temps. Il faut dire que son grand âge lui donnait l’expérience nécessaire à l’élaboration de plats savoureux. Anna était par ailleurs une femme toujours joyeuse et montrait un vif intérêt teinté de dévotion pour ses proches, qu’elle chérissait tant. Elle arborait souvent derrière son visage aimant un sens de l’humour à la fois bienveillant et subtil. Usant de la coquetterie sans pour autant lui vouer un culte, elle était une femme de son temps, courant habilement les rues, les jambes entraînées et le regard tellement certain qu’on en oubliait presque, à la voir, ses soixante-dix étés. Mais ce qui étonnait le plus la multitude, c’était que ses yeux souriaient seulement à la vue d’un autre visage en fleurs. Il n’y avait que le bonheur des autres pour la rendre heureuse. En ce qui me concerne, son visage était pour moi un reposoir, où je trouvais refuge les jours graves au cours desquels ma figure n’avait point de miroir.

Lorsque ses enfants et petits-enfants venaient lui rendre visite, on la voyait dans de formidables élans de charité, bousculant les limites de l’âge pour servir sa chétive postérité. Paul, son mari, un vieil homme robuste, dont la vie fut âpre et rude, frissonnait toujours de l’intérieur quand il entendait la voix de sa femme prévenir le foyer de l’heure du souper. Paul avait travaillé tout au long de sa vie, et à chacun de ses mouvements, on sentait la lourdeur de ses muscles épuisés. Mais cela ne l’empêchait pas de sortir souvent au village, où il retrouvait les gracieux visages des passants qui lui souriaient. Chaque matin il allait et venait dans les rues encore frêles, reniflant l’air frais et aspirant les dernières lueurs de la veille, le souffle muet et le regard causeur. Ses sorties avaient l’habitude de s’éterniser, et pour cause, il passait des heures à discuter, à badiner, à plaisanter des choses de la vie, toujours humble et léger en suivant sa gorge libérée. Il connaissait tout le monde et tout le village l’appréciait. Jamais homme n’avait dégagé un tel élan de sympathie, du moins je n’en avais jamais croisé. Il avait un physique qui rimait avec son esprit : des joues rondes accordées avec un ventre voûté, une figure ovale aux poils d’airain, et ses jambes fines lui conféraient une allure d’acrobate de cirque. En outre, sa rondeur apparente dissimulait un accessible secret : il était un homme fort peu frugal pour ne pas dire gourmand, et l’on imagine bien sa joie lorsque sa femme, Anna, l’appelait au repas. Et comme cette dernière avait sonné l’alarme du soir, je cède ici la parole et pose mon crayon. On allait commencer à manger.

« Ça tombe bien, figure-toi, car j’ai faim ! s’était écrié Paul, déjà levé.

— Ah, que tu n’aies pas faim, voilà une chose qui m’aurait bien étonnée, avait rétorqué la vieille femme, d’un air sardonique. »

Gabriel, arrivé légèrement en retard dans la salle à manger, demandait tout en tirant le dossier d’une chaise : « Que mange-t-on ce soir grand-mère ?

— Ah, j’ai fait de la cuisine espagnole, je sais que tu aimes cela, et comme tes visites se font rares en ce moment… »

Les bruits des couverts avaient progressivement éteint la voix de la vieille femme. Gabriel s’était installé en silence, l’air un peu désabusé. Il s’attendait à un repas plus léger, plus frais et moins orgueilleux, en ce soir d’été où il faisait encore doux. Malgré sa relative déconvenue, il ne voulait pas froisser l’enthousiasme de sa grand-mère et, une fois l’assiette garnie, il dégaina un large sourire satisfait.

Le lien qui unissait Gabriel à ses grands-parents s’était élargi et accru au fur et à mesure des années. C’était évidemment une relation affective, mais on ne doutait point de sa part éducative qui permit au jeune homme de paraître une personne raisonnée, stable, et qui savait se tenir éloignée de l’hubris que la vie offre parfois. C’était comme si deux belles âmes réunies par la vie, ennoblies par les âges, avaient transmis une connaissance exacte de la vie à leur petit-fils. Et Gabriel se savait redevable envers eux, tant et si bien qu’on l’entendait jurer par endroits, lorsqu’on le prenait à quelques petites étourderies de l’âme : « Que ces deux belles âmes sont incroyablement bonnes ! » En eux il cherchait une protection, une assurance, un gain de paix dans la tourmente quotidienne. C’était la raison de ces milliers de visites, et aucune d’entre elles ne fut un moment de déplaisir.

Anna et Paul avaient enseigné de nombreuses valeurs à leur petit fils : le goût du travail, de l’effort, la générosité, l’importance d’aller à l’école, la lecture, les mathématiques et autres savoir-faire de la vie. Chaque chose partagée, chaque heure passée ensemble, chaque savoir enseigné, étaient restés dans la mémoire du jeune homme comme une ineffaçable trace de ces êtres adorables, lui obligeant de demeurer pour toujours en formidable sage. Encore aujourd’hui par quelques endroits du monde, on peut le voir, préférant l’épreuve au plaisir, la réserve à la gloire, et le silence au soupir.

Ainsi, cette soirée dont je parle ressemblait à tant d’autres. Néanmoins, je crois pouvoir y déceler quelque chose de curieux. Je savais bien que Gabriel appréciait ces soirées, dans lesquelles il se laissait facilement enivrer par l’atmosphère sereine, chaleureuse et protectrice, qui y régnait. C’était un peu comme si un dôme de chaleur, impénétrable de l’extérieur, et dans lequel une prospérité semblait naître, se dressait au milieu de la rudesse du jour, comme une étrange félicité. Il y avait quelque chose d’extraordinaire qui transcendait toutes les cérémonies auxquelles la vie s’adonne par coutume. Les braises de l’hiver au coin de la pièce étaient depuis longtemps éteintes, les brûlures de l’après-midi avaient cicatrisé, et pourtant les âmes de ce foyer devenaient de féeriques fournaises aux étincelles de gaieté. La pièce entière chauffait tellement que l’on commençait à voir ruisseler des gouttes de sueur sur le front débarrassé de Paul, sans que ce dernier les eût senties, ou ne les eût vues tomber. Soudain, alors qu’il approchait légèrement son vaste museau au-dessus de l’assiette de Gabriel, il se mit à chuchoter une pudique dépêche, tout en écarquillant ses yeux vermeils.

« Ta grand-mère a fait un sacré plat ! Il fait si chaud. N’a-t-elle pas vu que j’étouffe aujourd’hui ? »

Une première goutte était tombée du front sur le sol et s’était refroidie. Gabriel avait répondu par un simple sourire, puis se retournant vers sa grand-mère, il avait annoncé :

« Allons, tout cet or m’a l’air délicieux ; commençons à manger ! »

Gabriel se sentait particulièrement à son aise, n’hésitant pas à ordonner quelques agencements lorsque les affaires ne se conformaient point à ses souhaits, prenant ainsi la forme d’un juste despote. Il faut dire que ce jeune homme avait son caractère, s’abandonnant parfois à de vertueux et innocents combats. Plutôt grand par la taille, son allure robuste coïncidait fort bien avec son esprit. Pourtant ce rude corps abritait d’étranges paradoxes : à la fois fragile dans les émotions et vaillant par la guerre, il se laissait souvent emporter dans des transports d’angoisse, quand venait se blottir contre son être, une horde de nuages, lesquelles paraissaient remplis à la fois d’orages et de pluies. Ensuite, assommé par la foudre, il enfourchait le déluge comme un chevalier, et, avec une rage folle, finissait par triompher de la foule de larmes. Puis il retombait à nouveau dans l’enfer du refrain qui se répète indéfiniment. Mais par-dessus tout, Gabriel était obsédé par une ardente envie de vaincre, de sortir de l’oubli, de se ruer sur la réussite, par-delà les cupides et vicieux éléments de la meute humaine. Il était convaincu qu’en s’affranchissant du joug de la multitude, il trouverait le bonheur qui lui échappait tant.

Pour le décrire encore un peu mieux, je dirai que ce jeune homme avait les cheveux qui tombaient sans cesse sur le front ; ce qui lui dessinait alors de véritables vagues, où l’écume dispersée semblait couvrir les tourments de son âme, comme une barrière de façade. Seulement, cette allure mystérieuse empêchait quiconque de pénétrer les profonds motifs de sa lointaine pensée. Il dégageait ainsi une impression de retenue, gardant secrets les remords qui le travaillaient de l’intérieur. Alors, certains voyaient en cette attitude des relents de mesquinerie, et ils s’insurgeaient contre ce personnage sournois, d’autant plus qu’ils l’apercevaient fort souvent avec la tête tournée vers le sol – et l’esprit peut-être au ciel – et moi qui le côtoyais quelquefois je puis bien vous le dire : il aimait mieux voir ses aveugles pieds marcher par deux plutôt que l’œil-juge de la foule injurieuse.

« C’est très bon ! » Il s’était écrié de la sorte par sentiment nécessaire, entre deux coups de fourchette dévissés.

On s’était donc installé dans la salle à manger qui donnait sur le salon, où était encore allumée la télévision. C’était l’heure du journal. Tous s’étaient tus. On entendait plus que le bruit aigu des couverts qui livrait une rude bataille aux dernières crevettes, et en fond de cortège, la grave voix stridente du journaliste. Les relations internationales, la diplomatie, les chefs d’État, la chine et les États-Unis, un univers ordinaire. Un reportage, une musique : on se disputait l’hégémonie mondiale. Voilà de grandes interrogations.

Pensif, la tête hors de l’assiette, Paul songeait au sujet du soir et se mêlait au jeu des longues et larges légèretés de l’esprit.

« Ah ! Les Chinois dépasseront bien un jour les États-Unis, c’est évident. Depuis si longtemps qu’ils sont les maîtres du monde, ces Américains. Il faut bien que ça change ! Ça change toujours. Qu’en penses-tu mon garçon ? »

Gabriel se contentait d’acquiescer. Mais c’était un geste important pour le grand-père qui aimait lui faire valider ses propos. Le jeune homme, sentant son instant orwellien arriver, pris de panique à l’idée de décevoir les oreilles attentives de Paul, commençait une vague explication de l’histoire de l’Amérique. Alors, il prenait un air officiel, le bec levé vers le plafond, à mille lieues du cou, son voisin de la veille, les tempes enhardies et chauffées par la cervelle, et surtout, le verbe réfléchi, quoiqu’encore un peu hésitant. Il aimait les discours, il avait son auditoire, et pour seule gloire une moquette de velours sur laquelle, les yeux ébahis, se dressaient Anna et Paul, allongés et fiers comme le soleil du soir. Alors ils restaient là, des minutes entières à écouter le produit de leur lutte passée. Et ils admiraient leur ouvrage, comme un paysan qui, ayant trouvé refuge au sommet d’une colline, observe, émerveillé et oisif, ses vastes étendues de terres, d’où resurgit, en différents ravages, la mélancolie du temps passé.

Gabriel avait commencé sa démonstration. Il avait déjà évoqué la guerre d’indépendance, la Louisiane, Lafayette, Washington, Jefferson, la guerre de Sécession, et il avait prononcé quelques éloges sur Wilson. Il avait raconté l’histoire de John Penn, celui qui fonda le grand état de Pennsylvanie. Il aimait passionnément cette histoire, celle des tremblants anglais et de George Fox, lequel avait pour étrangeté celle de tutoyer le roi. Il avait lu cela dans un livre de Voltaire, disait-il. Paul, quant à lui, était satisfait d’apprendre toutes ces choses, et il souhaitait par-dessus tout que son petit-fils continuât, tout en essayant de prendre part à cette discussion de sourd. Puis, lorsque les paroles s’amoncelaient les unes après les autres, il se tournait vers sa femme et lui demandait une serviette propre pour essuyer les déchets sur sa bouche.

On avait continué un peu de causer. Après l’Amérique on avait sondé l’actualité sportive – ce qui revenait à parler encore de l’Amérique – puis l’on s’était mis à imaginer une nouvelle fois le général de Gaulle comme un de nos contemporains. C’était une habitude. Gabriel voyait le grand général en sauveur du monde, tandis que Paul se souvenait de l’homme d’envergure qu’était ce personnage. Tout le monde disait quelque chose. Tout le monde espérer se sauver de je ne sais quoi ; et pendant que l’on vociférait de vaines répliques, par-delà le spectacle fumant du soir, on oubliait un peu les lendemains fiévreux, ainsi que la présence de l’or jaune étalé sur la table attiédie. Un instant plus tard, ils avaient tous corrigé leur action, le nez dans l’assiette et les coudes voûtés.

Paul avait fini son assiette en premier. Comme il avait encore faim, il s’était levé avec éclat, faisant presque tomber son verre à demi plein, pour chercher un fruit dans la cuisine. Après avoir partagé quelques morceaux de pêche avec Gabriel, il était allé s’asseoir au salon, où il demeurerait certainement jusqu’au coucher. Ces pêches n’étaient pas tout à fait mûres, et Gabriel craignait d’être malade. Alors à chaque douleur de l’estomac, il avait l’impression que son ventre se perçait, qu’il laissait apparaître de petits trous sur la peau, comme des impacts de mitraille. Il commençait à s’inquiéter pour la nuit à venir, lui qui aimait se bercer dans le sommeil sans un trop lourd calvaire.

Paul, qui était resté muet depuis de longues minutes, relançait une idée, faible et affirmative, l’air plutôt las et inquiet.

« Ah ! ces Américains et ces Chinois ! Faudrait pas faire n’importe quoi quand même… la domination c’est une chose, mais la guerre, y’a pas pire. Ça fait plaisir à personne. Et puis c’est triste, c’est très triste la guerre ! »

La tonalité de sa voix avait gagné en gravité, et il reprenait son prêche avec un peu plus d’assurance :

« C’est une abominable affaire. Garde toujours cela à l’esprit mon garçon, compris ?

— Bien sûr grand-père, répondait timidement le jeune homme, une main posée contre l’estomac.

— Tu as bien compris au moins ? répétait Paul.

— Oui. La guerre est une fort mauvaise chose. C’est une évidence. »

Gabriel répondait souvent ainsi, avec un sourire crispé, comme un témoin d’une nervosité contenue.

Une telle ténacité dans les propos du grand-père n’avait rien d’innocent. C’était un nouveau lègue, un autre message, une nouvelle leçon, que le jeune homme devait connaître. « On ne fait pas la guerre » signifiait en fait : ne t’abandonne pas à la fougue juvénile, à cet esprit révolutionnaire qui germe dans toute jeunesse ; patiente et rêve encore un peu, la jeunesse c’est l’âge idéal pour rêver. Au-delà, ce n’est plus possible… on a vu ce que c’était, on a compris, on n’a plus qu’à se ressouvenir, voilà tout. Néanmoins, ces petites maximes avaient leurs vertus, et elles trouvaient en Gabriel une résonance toute particulière, dans la pensée de cet être qui oscillait sans cesse entre le désespoir et l’ardeur des représailles soudaines. Il fallait alors trouver des limites à la rage, à ce désir de vengeance qui inonde l’âme des pauvres en quête de gloire ; car c’est la mesure dans la force que l’on déploie qui mène au plus haut nuage, sans quoi le soleil frappe et brûle longuement nos ailes délurées.

Paul s’était allongé progressivement sur son fauteuil. Comme chaque soir, Anna lui apportait une petite tisane. Cela lui permettait de mieux supporter les soirées tièdes. Alors, on pouvait distinguer un ventre arrondi qui dépassait en répétant d’inlassables mouvements contrôlés, harmonieux, et dont on ne pouvait ignorer la compagnie. En face, debout sur le sol vibrant, Gabriel songeait au passé, à ces soirs où, sot et diabolique, il posait sa tête pleine de malice sur le ventre de son grand-père, profitant ainsi du confort et de la chaleur pour s’abandonner à un sommeil stupide, où seule sa bouche déchaînée se taisait vraiment.

Comme le jeune home s’éternisait une fois le repas terminé, Paul avait dû se redresser un peu. Il n’avait point envie de manquer un instant la visite de son petit-fils, d’autant plus qu’il craignait de ne le revoir qu’avant un certain temps. Et puis ce soir-là, Gabriel n’était pas pressé de rentrer chez lui ; il avait le temps et pouvait profiter aussi de ces moments privilégiés. Alors, ils échangeaient encore de longues minutes, toujours avec la même complicité, le souffle fluide et la voix éveillée. Les mots ne manquaient point, comme toujours. Les mots ne manquent jamais avec un bon copain.

Anna, venue recueillir les doléances, en profitait pour interpeller Gabriel :

« On t’attend à nouveau, demain, pour le repas de midi, Gabriel. On t’attend, n’oublie pas de venir. Et puis, si tu ne veux pas venir pour manger, tu n’as qu’à passer dans l’après-midi.

— Je verrais cela demain, grand-mère, répondait le jeune homme avec politesse.

— Au fait, je ne te l’ai pas dit, reprit Anna, l’air insatisfait.

— Quoi donc, grand-mère ?

— Mme R. est décédée il y a 2 jours. C’est triste. On la connaissait bien. Tu te souviens d’elle ? On la voyait les matins chercher son pain de bonne heure lorsque l’on t’emmenait à l’école. Hein, Gabriel, tu t’en souviens quand même ?

— Pas vraiment… Enfin, peut-être. C’était il y a fort longtemps grand-mère. »

Gabriel ne se souvenait plus de cette pauvre femme, mais il ne voulait pas décevoir sa grand-mère ; et il craignait aussi que cette perte de mémoire en augmentât sa tristesse. Alors il reprit, les épaules soupirantes :

« C’est bien triste, il est vrai. »

Anna acquiesçait de la tête avant de reprendre :

« Bon ! demain ça serait bien que tu viennes nous voir, dit-elle, la voix insistante, d’ailleurs il se pourrait que ta tante soit ici, et comme cela fait un moment que… »

À ces mots, Gabriel n’avait rien répondu. Il avait marché quelques mètres ; la nuit tombait désormais au-dehors. Ainsi, les lumières du ciel s’allumaient les unes après les autres. Tout se mettait en place. La nuit allait être douce. Voilà bien une belle féerie que celle du soir : à la même heure tout s’ordonne. Chaque chose suit sa place. Aucune magie dans le soir ? Seulement des nuits qui se précèdent et se succèdent, dans un mouvement perpétuel, inlassable ? Un souverain spectacle offert à la foule endormie ? Chacun vit ses soirs à sa manière. Mais certains y voient en revanche, un matin, une aube fraîche, reposante et grandissante, et le soir leur devient alors un champ de rêves.

Pour Gabriel, la nuit qui paraissait aux fenêtres était un réveil : il fallait rentrer, enfin, lourd comme la neige d’hiver. Alors, il se baissait et ramassait les papiers ouverts qu’il avait fait tomber, les chiffonnant encore un peu, puis, les cheveux défaits, il se relevait machinalement, la gueule aussi orange que le ciel. Pendant qu’il nouait ses nouvelles chaussures aux semelles encore blanches, Paul et Anna le considéraient avec ordre et intérêt, comme s’ils eussent trouvé une manière discrète pour apprécier ses moindres mérites. Et lorsque le jeune homme se redressait, tous deux se regardaient, sans aucun mot, les yeux riches de nouvelles archives.

Paul se montrait le plus vigoureux quand il s’agissait de juger son petit-fils. Il le trouvait peu adroit, trop léger, et fort peu souriant, nonobstant un certain tempérament et une intelligence prompte à faire de grandes choses. En outre, il lui trouvait un physique plutôt aimable sans que ce dernier ne fût réellement enviable : une allure bien dessinée, des traits formant de belles courbes, un nez qui allait bien avec le reste, recouvraient un teint vermeil. Néanmoins, Paul s’inquiétait quant à sa descendance. Gabriel était encore jeune, mais il fallait bien penser aux courtisanes. Cependant, ces dernières se faisaient rares, quoique des rumeurs fussent murmurées à bas bruit. Son cœur et son âme demeuraient secrets ; ce qui entérinait les soupçons et multipliait les fantasmes. Quoi qu’il en soit, aucune poussière ne s’étalait au dehors de sa pensée, aucun chagrin ou aucune liesse ne paraissait descendre dans ses mots, nul de ces torrents tristes ne dévalait l’abrupte pente de son occulte cloaque. Et moi, qui préfère encore les bas-fonds de l’âme à la volupté de la foule, moi qui envisage mieux l’enfer du pauvre à l’allégresse des nobles, je pouvais enfin m’émerveiller en voyant ce jeune homme contenir une souffrance que je fouillais. Pendant que je cherchais ainsi à déceler ses mystères, j’atteignais son âme au plus profond d’elle-même, et quand je suis revenu à moi, souhaitant conter mes découvertes, je fus pris d’un immense chagrin que j’ai répandu partout ici, sur ses pages pleines de ratures et de taches faites à l’encre de ma peine.

Désormais, Gabriel était prêt à sortir, la main posée sur la poignée de la porte entrouverte. Le souffle coupé, Anna s’approchait une dernière fois à grandes enjambées, lui priant d’accepter quelques sous, qu’elle lui tendait d’une main certaine, les doigts ouverts, déjà prêts à s’évaporer sous le poids des pièces.

« Tu t’achèteras de quoi manger avec cela, disait-elle, la voix fluctuante. »

Le jeune homme la remerciait, une nouvelle fois, puis sortait enfin de la maison. Il baissait toujours la tête, comme si la somme dérisoire qu’il avait acceptée lui eût provoqué un sentiment de honte, et il se demandait encore quels mérites avaient bien pu suffire pour posséder ainsi. Comme Anna le suivait toujours du regard sur la longue terrasse, il pouvait la saluer une dernière fois, et remontant alors sa bouche un instant vers le ciel, il mettait à rire.

Le ciel pourpre dominait alors un petit village et tous les alentours. Il faisait encore lourd et la fraîcheur ne venait point. Les femmes et les enfants craignaient la chaleur du lendemain, tout comme les travailleurs qui comptaient les heures de sommeil. Et les jeunes devaient encore s’abrutir deçà, delà, comme ces aventuriers du soir en quête d’amour et de joie, ivres de bonheur et avides d’espoir.

Parvenu au niveau de sa voiture, Gabriel l’inspectait comme à son habitude. Il se méfiait de la mécanique. Et lorsqu’il avait achevé sa ronde stérile, il montait enfin à l’intérieur du véhicule, l’air toujours inquiet et le poignet fébrile. Enfin, les phares s’allumaient, ces fameux pilotes du navire au milieu de l’océan de nuit. La voiture grondait à mesure qu’elle avançait, avant de disparaître entièrement dans l’ombre silencieuse. Seul un faible courant d’air demeurait encore sur une petite place en terre fine, dont les grains soulevés s’étaient mêlés à ce dernier zéphyr.

Anna, restée quelques instants encore dans le jardin, respirait l’aube du coucher. Elle aimait refroidir son âme et goûtait ainsi la légèreté de la nuit, seule, avant de s’en aller rejoindre Paul dans un profond sommeil. La nuit s’avançait ainsi dans le ciel. Elle allait être longue, très longue, presque autant que ne l’est une vie. Gabriel semblait déjà loin. Comme Anna ne pouvait plus le protéger, elle baissait le regard et rentrait à l’intérieur, l’esprit fiévreux et agité.

Sur la route qui le conduisait chez lui, Gabriel songeait toujours à la soirée passée. Il se rappelait les envolées burlesques, les rires immodérés et les discussions sérieuses. C’était une soirée comme tant d’autres, simple et ordinaire. À la radio passait une musique. Douce et enfantine, elle s’accordait avec le décor du soir, et semblable à une comptine, elle endormait les enfants qui, fatigués et rêveurs, tombaient facilement sur les quelques apôtres de l’Aveugle et de sa lyre. Gabriel n’échappait point à cette destinée, mais il devait lutter contre la fatigue qui l’accablait depuis peu. Par chance, il habitait non loin de ses grands-parents, et il suffisait d’une seule musique pour finir le trajet. Mais, dans l’euphorie mélodieuse des secondes saccadées, il se laissait souvent aller au risque des vaines étourderies.

Comme il parvenait enfin sur la longue ligne droite où tout au bout, se situait sa maison, Gabriel levait les yeux au ciel, lesquels demeuraient fragiles comme la teinte fugace des figurantes célestes. Jadis il apercevait déjà son toit, décollé du sol, les journées de printemps où se dévoilait l’horizon, au moyen de quelques envols d’hirondelles et de timides pousses de fleurs, avant que ne vienne la mauvaise brume d’automne. En cette nuit d’été, le ciel paraissait généreux. Les étoiles dans le ciel semblaient répondre aux innombrables lampadaires qui, posés sur le trottoir désert, frayaient un chemin aux braves visiteurs du soir.

Gabriel rêvassait parfaitement. Son regard s’élevait sans cesse, puis s’abîmait, renversé par la contrainte, contre le bitume de cuivre. Il aimait compter les étoiles et il en trouvait quelquefois une différente. Ainsi, il se plaisait à imaginer tout un tas de choses et se croyait dans un rêve, et par-dessus tout, il cherchait la lune et son image muette. Mais entre-temps, la musique s’était tue. Alors les phares s’éteignaient et le moteur cessait son long ronflement. Tout était au même endroit. L’ordre de la nature avait recouvré son cours habituel. Tout était prêt : les mêmes maisons, les mêmes herbes, les mêmes ombres et le vacarme incessant des cigales qui s’éveillaient. Maman doit sans doute déjà dormir, pensait Gabriel.

Chapitre 2

La porte de sa maison était fermée à clé. La nuit semblait avoir pénétré l’intérieur de la maison. Gabriel cherchait l’interrupteur d’une main hésitante, effleurant le mur en quête d’un relief. Le vide dominait l’espace. Seuls quelques meubles résistaient encore au néant, immobiles dans le séjour assoupi. La semaine s’allongeait au rythme des commerces. Nous étions mercredi. Maman doit donc dormir, soupirait Gabriel.

Alors il ne faisait aucun bruit, et, au moyen de petits pas discrets, il s’établissait un peu au cœur de son salon. Il avait l’habitude de ce règne tyrannique, des nuits où la cour s’était vidée sans bruit et dans laquelle on échappait à la hardiesse des courtisans. Alors, il se tenait debout, seulement accompagné du tintamarre gênant de la pendule voisine, les bras ballants, le cœur lourd et l’esprit disparu. Comme une dernière fontaine d’épices venait se loger dans sa gorge cendrée, il dut arroser ce formidable brasier, par une lance d’eau soigneusement dirigée. Son corps ressemblait à un cratère fumant. Mais la soif avait fondu. Quelques étincelles subsistaient encore, et se manifestaient en un timide crachat. Tout le salon devenait un vaste désert, aride et sec, où par endroits campaient les objets divers d’un pauvre ameublement.

Au milieu de ce décor stérile, la silhouette du jeune homme se changeait en mirage. Son corps revenait à une humble nature, et ses pensées s’évaporaient en nuage. Tout semblait s’accorder avec le vide et devenir invisible. Voilà une nouvelle nuit, ordinairement bizarre, étrangère du jour, venue épouser les rêves du soir. Pris dans cet étrange mariage, Gabriel imaginait l’ébauche chancelante qui suivit les noces de ses mémoires. Il n’y avait plus qu’à se taire, filer sur le souffle du silence, et fermer l’œil pour enfin contempler le rideau noir derrière les premiers ronflements.

Le retour avait été bref, peut-être un peu trop, mais suffisant pour garnir les démences d’un fou.

Quelques étés auparavant, les soirs, avant le coucher, il aimait flâner dehors, errer dans les chemins de la douce campagne, léger comme la bise d’automne. La chaleur de la journée se dissolvait dans l’atmosphère où fleurissait une timide fraîcheur. Le soleil rose teintait les murs et les étendues vertes d’une couleur orange parsemée de bronze. Sur les routes clairsemées de la campagne, le goudron usé respirait enfin, accablé tout au long de la journée par la ferveur des coffres et les rayons de la lumière. Il n’y avait plus aucun mouvement. Le vent tombait toujours le soir, hormis les jours de dispute divine où s’abattait sur les villages coupables, l’admirable fureur des Enragés, et les larmes de l’innocente Niobé. Alors, parvenus sur la Terre en de monstrueux orages, ces restes de colère obligeaient le jeune Gabriel à rester chez lui, déconfit et navré.

Tout le reste de la journée, une écrasante canicule forçait la foule à se fragmenter, de sorte que chacun demeurât dans son foyer. Mais quand le soleil passait enfin derrière la colline qui dominait le village, créant ainsi une poche de vie dans l’ombre qui s’avançait, Gabriel détalait au-dehors, comme une biche éperdue, chassant l’air du soir. Tantôt il enfourchait son vieux vélo et courait avec vivacité sur des pentes endolories ; tantôt il parcourait à pied ces chemins de grâce, semant quelques empreintes dans la sève encore tiède et jaillie du sol. Un tel moment paraissait alors illusoire. Le ciel prenait une allure d’orfèvrerie. Une lune de diamant dominait la fanfare des perles écarlates. Tout le voile céleste changeait de parure, troquant l’habit bleu de travail contre une robe pourpre aux coutures d’or, tandis que le soleil perdait de la puissance dans sa grandiose chute. Quant aux animaux, ils comptaient bien participer à la fête. Alors on voyait cette chair déguisée, s’aventurait parmi les hautes herbes, au-dessus des mares où luttaient des sauterelles, dans les bois par lesquels on entendait siffler des malfaiteurs prêts à fuser sur les racines humaines, et dans les rues où se promenaient, comme aux aurores, les agiles félins aux yeux ocres.

Gabriel s’invitait donc parmi ces visiteurs, prêt à s’enthousiasmer comme eux devant le jour qui tombait, et désireux d’assister au soulèvement de l’obscur cortège. Il ne manquait ni d’ardeur ni d’esprit, quand, porté par des élans de vitesse, il sillonnait les alentours, les cheveux plaqués contre le crâne et le dos en arrière. Ses jambes virevoltaient, encouragées par les mouvements cycliques de ses muscles. Il aimait déambuler ainsi, suivant les sentiers aux couleurs d’airain. Parfois, il ralentissait un peu et fredonnait quelques instants l’air d’une musique qu’il aimait bien. Son visage devenait alors vermeil ; tous ses traits se dispersaient et l’on sentait paraître, au-dessus de son œil brumé, de peureuses gouttes de sueur. L’effort n’était point violent, mais chaque action se payait au prix brûlant d’une métamorphose et d’un corps qui se changeait presque en fontaine. Pourtant, il n’était pas question de se pervertir, mais seulement de se promener et de fuir, avec allégresse, les diverses lassitudes éprouvées tout au long du règne solaire.

En réalité, le jeune homme était en quête de quelque chose dont il n’avait ni connaissance ni représentation. D’ailleurs il cherchait rarement à exploiter ce manque. Au contraire, il préférait abandonner ses tourments, laisser de côté les causes par lesquelles il se trouvait poussé à la déraison, pour mieux se livrer aux voltiges du temps et à la légèreté de l’air du soir. Ainsi, toutes ses pensées s’évaporaient en même temps que son souffle impétueux faisait valser des atomes invisibles. Des courants d’air intérieurs balançaient les méninges de son esprit défait. Il oubliait presque son existence et ses malheurs passés : sa maison, ses souvenirs, et sa vie prenaient le large au loin du navire en plein naufrage. J’ai dit plus haut que Gabriel perdait un peu de sa vie ; pardonnez-moi il faut que je me corrige, que j’aide enfin ce marin abandonné en de vastes nuées, car il faut parfois s’oublier pour mieux sentir la vie, et le monde qui nous berce ; et une fois enseveli sous une tempête de vertige, il n’est pas rare de se croire pareil à un chasseur, ou à un pêcheur, ou même aussi mince qu’une chétive tige de fleur.

Avant de rentrer, Gabriel montait souvent au sommet de la petite colline qui bordait le village. De là-haut, il apercevait au loin d’étonnantes contrées voisines qu’il essayait d’identifier une à une, parfois en vain. Comme il se trouvait alors sur un relief à découvert, une petite brise venait caresser maladroitement sa peau encore tiède, et faisait chanceler ses vagabonds cheveux. Alors, un sentiment d’extrême possession l’envahissait. L’élévation spatiale agite tellement les âmes qu’elles en deviennent elles-mêmes soulevées, si bien qu’un pauvre valet, montant un jour sur une haute butte, a bien pu s’estimer prince ou maître de je ne sais quelle hutte ; et c’est sans doute ainsi qu’un jeune Figaro, qui épris d’une servante, fit un jour les gros titres d’une comédie. Mais n’est-ce pas quelque chose d’honnête que ce sentiment suprême qui, loin des doutes et des délires de la foule coalisée, nous prend d’adresse tous nos sens civilisés, et soudain nous érige en un puissant seigneur ? Car en bas tout a changé, ou plutôt tout a rétréci. Un pouce est maintenant gros comme une bâtisse, et l’ongle qui borde le premier est à présent l’homme qui vit dans la seconde. Pourquoi faut-il être toujours trompé ?

Gabriel ne se laissait point aller à ces considérations frivoles. Il aimait plutôt repérer les endroits qu’il connaissait : la maison de ses grands-parents, non loin de l’école où il étudiait, étant plus jeune, les étendues vertes sur lesquelles il jouait, et sa maison que l’on distinguait encore dans l’ombre du coucher. Il aimait par-dessus tout trouver la cour de son ancienne école, et alors sa pensée se garnissait des souvenirs joyeux de l’enfance, cet âge insouciant où la vie n’est encore qu’une promesse. Les jeux, les manèges, l’enthousiasme infini ainsi que l’euphorie avaient dominé les premiers temps de sa vie, avant de tomber parmi les multiples espoirs évanouis des âges.

De l’assemblage des maisons toutes aussi semblables les unes aux autres, de cette immense vue sur ces petites choses indiscernables, dépassait l’église, cet incroyable vestige du temps et de l’espace, construit à partir de pierres assemblées au cours d’une merveilleuse nuit. Cette église était bien la seule chose qui affrontait le regard aligné de Gabriel. Elle se tenait droite, fière et convaincue de sa splendeur. Cette assurance irritait quelque peu le jeune homme qui se mettait à pieds joints pour lui tenir tête. Par-delà les hommes voluptueux se tenait alors un duel, qui dans les cieux agitait plus d’une penne, opposant un jeune irrévérencieux à la tour immortelle. Alors que l’un croyait gagner l’ostensoir, crédule comme un lièvre, l’autre, toujours encore, ne croît plus qu’en son avilissement.

Ensuite, Gabriel jetait un regard inquiet vers le sol. Ses pieds écrasaient des herbes brûlées, semblables à des pailles d’or. Une multitude d’insectes se pressaient sur les fleurs brunies ; et sur ces terres ridées, le jeune homme reconnaissait la fin de son doux pèlerinage.

L’église nous ferait presque parfois oublier le lit de tuiles et de bétons qui coulait, immobile, aux flancs de la paroisse. Il ressemblait à un tapis d’hiver, gris et rouge, sur lequel était collée une moquette molle, qui, une fois posée au sol, devient si vigoureuse que l’on s’y cogne souvent habilement. De cet amas solide, on pouvait apercevoir le cimetière abondant de tombes et de crucifix. Mais, intimidé et craintif, Gabriel hésitait à le considérer longtemps, et il éloignait ainsi un œil, par pudeur, de ce champ de tombes. Alors revenu à sa hauteur, il lorgnait les environs. Sa colline était nue. Il n’y avait aucun arbre et presque pas de végétation, hormis quelques plantes mortes de soif et ivres de chaleur. Seulement une roche orgueilleuse s’étalait sur tout le front de la montagne – une roche plate, abrupte et brûlante. C’était un véritable désert de pierres où, néanmoins, subsistaient d’étranges herbes et d’illustres plantes, à moitié mortes. On accédait ainsi au sommet par une petite route sinueuse et pentue. Souvent, on disait au village que cette colline aurait eu quelque charme, si elle eût été boisée comme sa voisine du sud. En effet, de l’autre côté du village, une autre montagne, plus allongée et plus fournie que la première, constituait le paysage. Les deux concurrentes étaient séparées par une rivière dont le débit ralentissait grandement, quand arrivaient les grandes chaleurs de l’été. Ruisselant innocemment au milieu des deux monts, l’eau couvrait, complice du temps, une lame criminelle qui, en de temps anciens, avait séparé un amour immortel, laissant pour preuves un simple crâne assoiffé de pleurs et un corps enfeuillé sous des arbres centenaires.

Quelquefois, en contrebas, Gabriel voyait passer un vieil homme et un petit chien dans les rues du village. Il arrivait souvent que leurs ombres se déplaçassent dans des directions opposées, et alors Gabriel se trouvait entraîné dans d’absurdes interrogations : un soir le vieil homme était le maître du petit chien, puis le lendemain ils étaient deux inconnus et marchaient sans accord. Gabriel demeurait donc le regard vif, prêt à saisir un opportun soupçon, et enclin à éluder cette mystérieuse affaire. Quelquefois, l’ignorance l’agaçait et il préférait conclure sans preuve un heureux jugement. Alors, le petit chien devait bien appartenir au vieil homme. Cette malheureuse bête semblait plutôt belle, quoiqu’un peu courte sur pattes ; ce qui l’empêchait de marcher au rythme du vieillard et de sa canne. Pelage brun, yeux étincelants aux obscures clartés des nuits, ce valet barbu suivait les pas réguliers de son maître qui se contentait de courts arrêts en guise de veillée. Gabriel ne connaissait point ce vieil homme au dos courbé qui, pour marcher aussi vite, s’aidait volontiers d’une canne en bois. Pourtant, tous deux s’étaient certainement déjà croisés au village. Ah ! mon grand-père doit sûrement connaître cette tête, songeait encore le jeune homme.

Lorsque le soleil disparaissait complètement derrière l’horizon, et que sa lumière s’évanouissait dans les ombres présomptueuses de la nuit, Gabriel devinait alors l’heure du retour. Quitter le sommet de la colline s’avérait toujours un pénible effort auquel le jeune homme s’adonnait avec amertume. Il niait cette issue malheureuse, refusant ainsi d’admettre l’éblouissante victoire de l’obscurité. Alors il essayait de prolonger l’instant, les pieds plantés dans le sol, et immobile. Il examinait encore les alentours, inspectait chaque recoin et, dévisageant le tout d’un regard aigre, abattait ses bras contre ses reins, lesquels étaient semblables à des branches mutilées ; et il s’éternisait tellement sur sa position qu’un lichen rebelle semblait pousser sur son fragile tronc. L’abîme du temps qui s’égrène s’ouvrait en voyant ce roseau pensif qui se pliait avec peine. Le gouffre infranchissable raillait sa prochaine proie, encore enfouie dans un mirage, les yeux brillamment éteints. Les mauvaises minutes défiaient ainsi l’éternel salut. Une fois la nature entièrement morte, il fallait fuir sous les ombrages célestes, insatiables et moqueurs. Et les jambes précipitées, Gabriel s’en allait le pas lourd, comme un prince déchu, vaincu par un fugace instant.

Le ciel se peignait d’un visage violâtre. Quelques nuages sombres se confondaient avec la noirceur de l’Olympe. Seules de petites traînées blanches profitaient du brouillard noir pour se faufiler parmi les étoiles. C’étaient les traces des réacteurs des avions. Une écume légère se dispersait alors dans le ciel, formant une ligne droite, effacée en quelques instants. Et chaque nuit, on distinguait ainsi sur cette ardoise céleste, les mêmes coups de craies blanches, éclipsées encore et encore par le chiffon cuivré de l’aurore.

Sur la grande route rectiligne qui le conduisait chez lui, Gabriel retrouvait l’éclairage des lampadaires ; ce qui le poussait à freiner sa course pour s’offrir encore d’autres vues surprenantes. Le crâne plein de rêves, il laissait évader ses songes sur chaque bout de bitume, posait son regard vers les ombres découvertes, et remarquait fort bien ses souliers rouges sur le vaste parterre. Personne ne fréquentait cette route à cette heure-ci. Le calme y régnait, mais sans sublime. On entendait seulement quelques volets se fermer difficilement, et çà et là des voix aimantes s’agitaient nerveusement. Pourtant, Gabriel n’apercevait jamais personne. Quelquefois, quand il passait près d’un mur de pierres, il surprenait une petite fenêtre entrouverte au-dessus de sa tête, par où se diffusait une odeur de viande grillée qui l’enivrait volontiers, et des cris clairsemés qui provenaient de l’intérieur. Parfois, il s’arrêtait sous cette fenêtre et examinait les indices de ces chaleurs invisibles. Alors, il imaginait un foyer chaleureux, où chacun avait mangé gracieusement, réunissant des transports de joie jusqu’au matin, dans une ivresse de bonheur. Puis il finissait par partir, les joues humides, inondées d’injustice.

Le regard bas et la bouche close, il gagnait plus rapidement sa maison, l’âme docile et le cœur endolori, lorsqu’une pareille aventure le heurtait. Sa mère l’attendait toujours sur le seuil de la maison, les bras agités, redoutant assurément un péril. Mais Gabriel s’enfonçait à l’intérieur du logis, presque toujours sans nul mot, jetait un regard furtif vers sa mère qui l’observait grossièrement, et se précipitait vers sa chambre. Il avait toujours le cœur gros. Une peine le rongeait, sans qu’il ne sût pourquoi. Et tous les soirs, il s’en allait ainsi. Et tous les soirs, il demeurait anxieux.

En réalité, personne ne comprenait de tels agissements, pas même moi, ni même lui. D’autres éprouvaient peut-être le même trouble. On croit toujours ses sensations uniques, comme si personne au monde n’en avait jamais perçu de semblables ; d’ailleurs, ces sorties tardives n’étaient qu’une habitude, une fâcheuse habitude, et pour soigner une habitude – le remède est bien connu de tous – il suffit de la remplacer par une nouvelle.

Ce soir-là, ces étranges souvenirs avaient été néanmoins agréables.

Gabriel but un nouveau verre d’eau. Ses yeux s’éclaircissaient au contact des gouttelettes qui dégoulinaient tranquillement sur le verre. Il battait le réel du regard, immobile et clair, et son esprit agité semblait semer un trouble dans sa vision, si bien qu’il remarquait quelques vaguelettes se disposaient au centre de son verre, dessinant une vague forme pareille à un infime typhon. Tout ce qu’il y avait de commun, de rituel, se perdait peu à peu dans l’unicité de cette soirée.

Comme ses jambes devenaient lourdes, il dut s’établir sur la petite table en bout de cuisine, puis il leva la tête lentement vers le plafond, fixant ce dernier d’un air hébété. Alors, de manière involontaire, il se mit à réfléchir, avec profondeur, sur les causes de son tiraillement. Ses narines semblaient humer l’air vide de sa mémoire enfouie, et la lumière blanche du plafond recouvrait l’espace de son âme endolorie.

Sur le mur vert pâle était posé un tableau : une vieille peinture aux teintes sobres, dont les coups de pinceau paraissaient éteints, dissimulés sous une couleur frugale, et qui demeurait depuis longtemps le seul ornement de cette pièce. Gabriel, en le considérant d’un œil austère, nourrissait un peu plus la grandeur de son désespoir. Son esprit, dans un élan de vanité, essayait de se fabriquer des images de gaieté, un paysage côtier, une plage ; mais le silence et le vide l’anéantissaient désespérément dans un abîme, et il baissa la tête, le crâne recouvert de brume.

Chapitre 3