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Extrait : "La révolte des nègres contre les blancs, arrivée à Saint-Domingue en 1791, avait forcé M. de Surville d'abandonner à la fureur de ses nombreux esclaves la riche habitation où il était né, et que ses soins depuis dix ans avaient rendue l'une des plus florissantes de la contrée."
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Seitenzahl: 302
Veröffentlichungsjahr: 2015
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EAN : 9782335094909
©Ligaran 2015
Parents vertueux, soignez bien la première éducation de vos enfants ; ces jeunes plantes porteront un jour des fruits, et ces fruits feront vos délices.
La révolte des nègres contre les blancs, arrivée à Saint-Domingue en 1791, avait forcé M. de Surville d’abandonner à la fureur de ses nombreux esclaves la riche habitation où il était né, et que ses soins depuis dix ans avaient rendue l’une des plus florissantes de la contrée.
Chassé loin de sa terre natale, emportant au fond de son cœur le souvenir déchirant des scènes de carnage dont il venait d’être témoin, et n’ayant d’autre ressource qu’une éducation solide et ses connaissances en agriculture, il vint en France réclamer l’appui de quelques anciens amis de sa famille, qui lui firent obtenir une place de régisseur dans un domaine situé près de Blois, et délaissé depuis assez longtemps par son propriétaire.
Il était difficile que M. de Surville trouvât, après le malheur qui venait de le frapper, une situation plus conforme à ses goûts et à ses habitudes. La terre qu’il avait à régir ayant été fort négligée, et l’absence prolongée du maître le laissant entièrement libre d’y apporter toutes les améliorations qu’elle était susceptible de recevoir, il put bientôt se faire illusion et se croire encore au milieu de ses riches plantations de Saint-Domingue. Un nègre nommé Dominique, qui avait été son libérateur au moment du péril, et qui l’avait suivi en France, contribuait à fortifier cette illusion, en s’efforçant de donner aux vastes jardins du château, dont il surveillait la culture, l’aspect de ceux qui entouraient naguère la riante habitation de son maître.
Ce dernier se maria avec une jeune orpheline, chassée comme lui du sol natal, et, bien que cette union ne lui apportât aucun avantage pécuniaire, tous ses tristes souvenirs disparurent pour faire place aux plus douces espérances. C’est ainsi que la vie de l’homme s’épuise dans une alternative de maux et de biens, qui, tour à tour, lui montre l’avenir sous les couleurs les plus sombres ou sous le jour le plus brillant.
Se croyant sûr désormais de ses moyens d’existence, et devenu l’époux d’une femme aussi vertueuse qu’aimable, M. de Surville oublia presque qu’une grande-adversité l’avait déjà frappé, et qu’une autre pouvait le frapper encore : il est si doux de croire à la durée du bonheur qu’on éprouve ! Mais, hélas ! le sien ne devait avoir qu’un instant. Madame de Surville mourut au bout d’une année de mariage, en donnant le jour à une petite fille qu’elle eut à peine le temps de bénir et de presser sur son sein ; et l’infortuné père, abîmé sous le poids de ce nouveau coup, tomba si gravement malade, qu’il fallut, pendant plus d’une année, éloigner de sa vue l’innocente créature dont la naissance avait coûté la vie à l’objet de sa tendresse.
Ainsi Emma, tel est le nom qu’il donna à sa fille, fut condamnée, dès qu’elle vit le jour, à faire l’apprentissage de l’affreux isolement auquel la Providence la destinait ; et s’il est vrai, comme il n’est guère possible d’en douter, que les premières impressions de l’enfance aient une influence marquée sur le caractère de chaque individu, le sien dut nécessairement prendre la teinte de l’atmosphère de tristesse qui se trouva répandue autour d’elle à son entrée dans sa vie.
Pour que sa présence n’ajoutât point au désespoir de son père, on l’avait reléguée, par l’ordre des médecins, dans un des pavillons du jardin, où une paysanne maussade et un pauvre nègre bien laid et bien chagrin approchaient seuls de son berceau. Sa nourrice, il est vrai, surveillée par Dominique, fournissait à tous ses besoins ; mais cette femme, arrachée à ses enfants par l’appât d’un gain assez considérable, ne donnait qu’à regret à son nourrisson le lait qui appartenait de droit à son dernier-né. Aussi ses soins pour Emma étaient dénués de cet amour, de cette tendre sollicitude maternelle si nécessaires à l’heureux développement de l’enfance. Jamais une caresse ou un doux sourire ne venait égayer la pauvre petite ; tout était froid, mélancolique, autour d’elle : on eût dit que la mort qui avait présidé à sa naissance, l’avait enveloppée en même temps de son voile lugubre.
Le bon noir, qui attristait ses premiers regards par son air affligé et ses traits difformes, était loin cependant de ne pas lui porter un vif intérêt ; car c’était lui qui avait sollicité la charge de veiller sur elle ; et il s’acquittait de ce devoir avec une sollicitude égale à celle d’un père. Mais plus l’excellent homme s’attachait à cette enfant, plus il se désolait en voyant son malheureux maître, hors d’état de rapprocher de lui le seul être qui pût le rattacher à l’existence.
« Maître pas toujours ainsi, se disait-il souvent en versant des larmes près du berceau d’Emma ; pas possible, on fera mourir Dominique de chagrin… Pauvre petiote ! si douce, si jolie, si bien semblable à sa maîtresse, serait pour lui grande consolation ; enfant toujours faire du bien au cœur d’un père. Moi la montrerai à lui, c’est sûr, et lui alors dira merci ! »
Et Dominique faisait mille projets pour présenter à son maître la jolie enfant, pour qui lui-même éprouvait une si vive affection.
Cependant plus de dix mois se passèrent sans qu’il osât enfreindre l’ordre des médecins, qui chaque jour recommandaient que l’on ne donnât aucune sorte d’émotion à leur malade, dont les organes étaient considérablement affaiblis par l’excès de la douleur. On avait fait croire à cet infortuné que sa fille était chez une nourrice à quelque distance du château ; souvent il s’informait d’elle, mais l’agitation qu’il éprouvait alors faisait craindre de lui donner une commotion trop vive en la lui présentant.
Pendant ce laps de temps, Emma, d’abord assez languissante, avait acquis une santé robuste ; l’accroissement de ses forces était remarquable ; ses membres potelés avaient une souplesse qu’ils devaient sans doute aux soins assidus de Dominique, qui, depuis son projet de l’offrir aux regards de son père, n’avait pas passé un seul jour sans lui faire faire quelque nouvel exercice.
Il lui avait appris aussi à prononcer le mot papa ; et quand elle balbutiait plusieurs fois ce nom, si doux à l’oreille d’un père, le bon noir, oubliant sa tristesse et claquant des mains, lui criait, comme si elle eût pu comprendre : « Bien cela ! toujours dire ainsi ; bon maître être heureux encore. »
Lors donc qu’il crut le moment arrivé d’exécuté ; son dessein, il ordonna un matin à la nourrice de parer Emma de sa plus belle robe, de l’endormie ensuite, et de la placer doucement dans une bercelonnette dont il se chargea. Étant sorti du pavillon avec son précieux fardeau, il prit le chemin du cimetière, où il savait que M. de Surville, alors convalescent, se rendait depuis quelques jours, pour prier au pied du monument funèbre élevé à la mémoire de celle qu’il avait perdue.
Dominique, ayant devancé l’heure, s’approcha du tombeau, y déposa l’enfant, s’agenouilla près d’elle, et dit en la regardant avec le plus vif intérêt :
« Pauvre petiote ! mère à toi dormir ici pour toujours, mais cendre à elle parler pour soi au cœur de bon maître ; lui voir ton doux sourire, ci être consolé. »
Se cachant ensuite derrière le monument, il attend avec impatience l’arrivée de M. de Surville, qui paraît enfin à l’entrée du cimetière.
Sa démarche est lente comme celle d’un homme affaibli par la maladie et une profonde affliction ; ses joues pâles et creuses, ses cheveux blanchis avant l’âge, attestent tout ce qu’il a souffert, tout ce qu’il souffre encore en revoyant la tombe d’une épouse chérie. Plus il s’en approche, plus ses pas deviennent chancelants. Tombant à genoux, il va prier ; mais quel objet frappe ses regards ? Un enfant beau comme le jour, près de cette pierre froide et lugubre !
« Oh ciel ! » s’écrie l’époux malheureux.
– « Papa ! » dit l’enfant qui s’éveille.
Dominique paraît alors : « Petite fille être à vous, dit-il à travers ses sanglots ; et tombant aux pieds de son maître : Moi l’ai apportée pour être consolation ; vous plus éloigner enfant à bonne maîtresse ! »
Un tremblement convulsif s’était emparé de M. de Surville : ce tombeau, cet ange qui lui sourit en lui tendant les bras, les paroles du serviteur fidèle qui embrasse ses genoux, tout dans cette scène bouleverse son âme, et pourtant, oui, il est moins malheureux : pour la première fois depuis la mort de sa femme, il éprouve un autre sentiment que celui de ses regrets ; il est père enfin ; il le sent aux battements précipités de son cœur, au plaisir qu’il éprouve en contemplant cette enfant que si longtemps on a tenue éloignée de lui, et qu’il presse avec ardeur sur son sein.
« Fille de ma Louise ! s’écrie-t-il, je fus coupable envers toi : égaré par mon désespoir, j’ai délaissé ton berceau ; mais ici, sur cette tombe où repose ta mère, je le promets de réparer mes torts. »
Tendant ensuite la main au bon noir, qui est ivre de joie : « Tu m’as rendu à moi-même, lui dit-il, cher Dominique, que ne te dois-je pas ! Mais sortons d’ici ; l’air qu’on y respire ne vaut rien pour cette chère petite. » En même temps il quitte le cimetière, emportant sa fille dans ses bras, et prend le chemin du château, où Emma n’était pas rentrée depuis sa naissance.
Il serait impossible d’exprimer les diverses émotions que M. de Surville éprouva lorsque la nourrice, que le nègre alla chercher, se mit à allaiter l’enfant ; il songeait à la fendre mère que cette enfant avait perdue, et cette pensée lui déchirait le cœur. Peu à peu cependant ces impressions douloureuses firent place à des jouissances inconnues jusqu’alors à son âme.
Il y a tant de bonheur à voir croître sous ses yeux l’innocente créature qui nous doit la vie ! Quel est le chagrin qui ne s’adoucisse au premier sourire, aux premiers accents de l’enfant qu’on aime ?
Emma aussi s’attacha dès lors bien tendrement à l’auteur de ses jours ; car elle n’avait vu jusque-là que des êtres disgraciés de la nature, et M. de Surville était doué d’une figure si douce et si agréable ; il mettait dans ses soins une expression si touchante, qu’il était impossible qu’elle ne lui donnât pas toute l’affection dont il se montrait avide.
À dater de cet instant, la mélancolie habituelle d’Emma fut remplacée par des joies enfantines qui donnèrent à ses traits plus de charme, plus de vivacité, et bientôt aussi, à travers l’étourderie de son âge on vit percer une douce sensibilité qui devint dans la suite l’essence de son caractère.
Ce fut d’abord envers tous ceux qu’elle vit souffrir, que la jeune Emma exerça cette précieuse qualité. Nous n’entrerons pas ici dans le détail de sa première enfance, nous dirons seulement qu’aussitôt que son intelligence eut acquis quelque développement, M. de Surville qui possédait toutes les vertus d’un homme de bien, l’associa aux bonnes œuvres que, malgré son étroite position, il trouvait encore le secret de faire. L’accoutumant à plaindre le malheur, il lui apprit aussi à le soulager, en la conduisant lui-même dans la cabane du pauvre. C’était toujours en s’imposant quelque privation que le père et la fille goûtaient le bonheur de voir le sourire de l’infortune ; mais ces privations étaient pour l’un et pour l’autre une source de jouissances si pures, qu’ils eussent voulu pouvoir les multiplier.
Ainsi l’éducation d’Emma fut commencée dès que ses idées commencèrent à naître. M. de Surville, en homme éclairé, s’attacha aussi à la prémunir contre toutes les faiblesses, tous les défauts que l’enfance contracte, et que trop souvent l’âge viril conserve, faute de les avoir combattus. Jamais sa fille n’était contrainte dans la manifestation naïve de ses sentiments ; mais, par l’exemple et le raisonnement, il lui apprenait à les régler, et à ne s’exagérer ni la peur, ni la peine, ni le plaisir.
L’utilité de chaque objet nouveau qui frappait ses regards, lui était presque toujours démontrée par des expériences faites sous ses yeux, ou, à défaut, par des explications courtes et précises, que sa vive imagination saisissait avec une incroyable facilité, et qui se gravaient ensuite profondément dans sa mémoire.
Ce fut ainsi que, dès l’âge de dix ans, elle apprit le nom de chacune des plantes que son père faisait cultiver dans les immenses jardins du château. Toujours attaché au souvenir de sa terre natale, M. de Surville s’était procuré un grand nombre de végétaux, qu’il y avait vu croître, et il se faisait un grand plaisir de lui en expliquer les propriétés.
Il serait impossible de dire avec quel intérêt l’enfant écoutait ces leçons données en plein air, et auxquelles le bon nègre, qui y était toujours présent, faisait ordinairement succéder quelques détails piquants sur le pays où il était né, sur ceux qu’il avait parcourus, ou dont il avait eu occasion d’entendre parler.
M. de Surville, à la suite de ces leçons amusantes, et qu’il ne prolongeait qu’autant qu’Emma semblait y prendre plaisir, la ramenait toujours devant une carte géographique, et, lui apprenant à reconnaître les lieux dont on venait de l’entretenir. Il lui racontait en peu de mots l’histoire des peuples qui les habitaient, et la préparait ainsi à recevoir de nouvelles lumières sur les choses dont il voulait enrichir son esprit.
Préludant par les mêmes moyens à son instruction religieuse, ce vertueux père, qui puisait chaque jour dans l’exercice de ses devoirs de piété les seules vraies consolations qui existent sur la terre pour l’infortune et la douleur, ne manquait jamais de rapporter à la puissance divine toutes les richesses de la nature qu’il lui faisait admirer.
« Dieu, qui nous a créés, ma chère Emma, lui disait-il, a fait toutes ces choses pour notre agrément et pour notre bonheur : son ineffable bonté s’est occupée de nous jusque dans nos moindres besoins, et la créature qui ne sait pas tirer parti de ses immenses bienfaits, ou qui négligerait de l’en remercier et de s’en rendre digne, mériterait qu’il les lui retirât, et qu’il la privât en même temps de l’intelligence dont il l’a douée. »
C’est ainsi qu’Emma, apprenant à connaître le Créateur et ses œuvres sublimes, apprenait en même temps à le servir et à lui payer le tribut d’amour et de reconnaissance qui lui est dû pour tous les biens dont il nous a comblés.
« Il te voit, il t’entend, il lit au fond de ton cœur, lui disait souvent ce bon père ; tâche que tes actions, tes paroles, tes pensées soient toujours dignes de lui être offertes. »
On conçoit qu’une pareille éducation dut faire faire de grands progrès à l’intelligence de la jeune élève ; aussi à douze ans elle était déjà un petit prodige de piété, de raison, de douceur et de savoir. Connaissant l’usage des diverses productions de la terre, et de presque tous les objets nécessaires à la vie, elle y attachait un prix fort différent de celui qu’y attachent d’ordinaire les enfants de son âge. Habituée à la prière, à la méditation et à l’étude, elle en faisait ses plus chères délices, et ne trouvait pas moins de plaisir dans les exercices du corps, dont son père et Dominique lui avaient fait un besoin dès ses plus jeunes ans.
Un chien, nommé Azor, que Dominique lui avait donné, contribuait aussi à développer ses forces physiques. Cet animal, provenant de la race des chiens de Terre-Neuve, l’accompagnait toujours dans ses promenades, et se montrait si docile à ses moindres ordres, et si intelligent pour les exécuter, qu’elle aimait à faire avec lui des courses lointaines dans la campagne, et oubliait la fatigue, pour ne songer qu’au plaisir qu’il lui procurait par son adresse et son obéissance.
De son côté, le bon nègre lui avait créé d’autres genres d’amusements : par ses soins, elle était en possession d’un arc superbe et de belles flèches dont elle faisait usage pour jouter avec lui. Il lui avait aussi formé une jolie volière à laquelle elle donnait des soins fort assidus, et qui lui offrait chaque jour de nouveaux plaisirs.
Le dessin et la musique venaient utilement s’entremêler à toutes ces jouissances et y apporter une variété qui les rendait toujours plus précieuses. M. de Surville excellait dans ces deux talents, et il se faisait une grande joie de les transmettre à sa fille, qui, douée d’une voix aussi harmonieuse que sonore, s’accompagnait déjà avec goût des sons d’une guitare, et dessinait aussi très agréablement le paysage.
Les travaux à l’aiguille furent ceux dans lesquels elle fit d’abord le moins de progrès, parce qu’elle n’eut pour l’y diriger que la vieille concierge du château, qui était très loin d’y exceller elle-même ; mais Emma, en grandissant, trouva tant d’attrait dans ce genre d’occupation, que bientôt elle s’y perfectionna, et ne fut plus inférieure, sous ce rapport, aux jeunes personnes de son âge.
Heureux des vertus et des progrès de sa fille chérie, comme du bonheur qu’il était parvenu à lui procurer jusqu’alors, M. de Surville s’efforçait pour elle de surmonter la tristesse habituelle de son esprit, et ne lui montrait jamais qu’un visage doux et calme ; mais, quelle que fût la satisfaction intérieure qu’il éprouvât du succès de ses soins, une inquiétude profonde, et qui avait principalement Emma pour objet, venait, depuis quelque temps surtout, se mêler à ses joies paternelles.
La terre dont il était régisseur venait de changer de propriétaire, et, malgré la scrupuleuse probité dont il avait fait preuve, diverses circonstances lui laissaient craindre de perdre cet emploi, qui par la modicité de son revenu, ne lui avait pas permis de se créer quelque ressource pour l’avenir. Que deviendrait son Emma, son fidèle Dominique et lui-même, si ses craintes se réalisaient ? Cette inquiétude était affreuse ; car M. de Surville âgé alors de quarante-deux ans, ne pouvait plus recommencer une nouvelle carrière et n’avait personne d’ailleurs qui pût la lui ouvrir et l’y protéger.
Néanmoins dix-huit mois se passèrent encore sans qu’il arrivât aucun changement notable dans la régie du domaine. Pendant cet intervalle de temps, Emma fit sa première communion, et dès lors la sensibilité de son âme, sa piété, sa douceur et sa raison s’accrurent à tel point, que son père, tout entier au bonheur qu’elle lui procurait, oublia ses tristes prévisions. Mais cet état de calme ne pouvait durer. Ainsi qu’il l’avait craint d’abord, on lui annonça la perte de son emploi et l’arrivée prochaine de son remplaçant.
Il fallut se préparer à quitter des lieux où longtemps il avait pu espérer de terminer paisiblement ses jours. Où aller ? que devenir ? c’est là ce que l’infortuné père se demandait avec amertume. Son Emma, sa fille chérie, dont l’avenir l’occupait sans cesse, allait donc courir toutes les chances hasardeuses de la vie, sans qu’il eût aucun moyen de les lui rendre favorables !
Un matin qu’il était absorbé dans ces douloureuses réflexions, il reçut une lettre qui lui causa la plus vive surprise : elle était d’un parent avec lequel, dès son arrivée en France, il avait établi une correspondance assez régulière, mais qui avait cessé de lui écrire depuis plusieurs années, et dont, par conséquent, il n’avait pu songer à réclamer l’appui. Ce parent, établi près de Buénos-Ayres, lui annonçait la mort de son fils unique, et l’invitait à se rendre sans délai près de lui, pour le seconder dans les soins d’une riche habitation dont il comptait le rendre héritier.
M. de Surville n’était pas en position de refuser de telles offres, aussi les regarda-t-il comme un bienfait de la Providence ; mais à travers la joie qu’il en ressentit, il ne put se défendre d’éprouver un sentiment de terreur, en songeant qu’il allait faire courir à son Emma tous les dangers d’une longue et pénible traversée, et la transplanter dans une contrée lointaine, où peut-être après lui elle ne trouverait aucune relation analogue à ses goûts.
Forcé d’opter cependant entre ces craintes et l’espoir d’un riche héritage, il eut un moment l’idée de la laisser en France, et de revenir ensuite, lorsque les bontés de son oncle l’auraient mis à même d’y assurer l’établissement de cette fille si chère ; Emma, en apprenant ce projet, qui devait la séparer pendant plusieurs années de l’auteur de ses jours, montra une douleur si vive, et le supplia avec tant d’instances de lui permettre de l’accompagner qu’il n’eut pas la force de résister à ses pleurs.
Peu de jours suffirent pour se préparer au départ. M. de Surville, tout en éprouvant une secrète répugnance à entreprendre ce long voyage avec sa fille, sentait néanmoins qu’il ne pouvait prolonger son séjour au château après l’arrivée de son remplaçant ; il fallut s’éloigner.
Emma, le cœur gros de soupirs, demanda, au moment du départ, quelques instants pour aller revoir encore une fois ses oiseaux chéris, ses fleurs charmantes qu’elle soignait avec tant de plaisir, et ces beaux arbres qui, si souvent, lui avaient servi d’ombrage…
« Adieu, adieu ! dit-elle tout bas, en regardant avec tristesse sa jolie volière ; pauvres petits, je ne vous verrai plus, mais bien souvent je penserai à vous. »
Il restait à Emma un adieu bien plus douloureux à faire, M. de Surville la conduisit au tombeau de sa mère, qu’elle avait coutume de visiter avec lui, et que tous deux voulaient revoir encore. Là, dans un profond recueillement, l’intéressante enfant pria et versa longtemps des pleurs ; mais s’apercevant de la violente émotion qu’éprouvait son malheureux père, elle s’écria en se jetant dans ses bras :
« Cher papa ! nous ne laissons ici que sa cendre ; son âme est au ciel ; quelque part que nous soyons, ne pourrons-nous pas unir nos prières aux siennes, devant ce Dieu si bon que vous m’avez appris à connaître et qui ne l’a rappelée dans son sein que pour la rendre heureuse ?
– Aimable enfant ! dit M. de Surville, la pressant sur son cœur.
– Mon bon père ! du courage ; vous seul restez à votre pauvre Emma ! »
Et en même temps elle l’entraîne loin du monument funèbre, non sans s’être retournée plusieurs fois pour le regarder encore.
Dominique les attendait à quelques pas du cimetière, avec une chaise de poste, sur laquelle était déjà monté le fidèle Azor, qui était du voyage. Emma, le cœur oppressé, regarda tristement le bon nègre, embrassa de nouveau son père, et monta avec lui dans la voiture, qui prit aussitôt le chemin de Brest, où le parent qu’ils allaient joindre avait un correspondant ; celui-ci devait leur assurer leur passage à bord du meilleur navire qui ferait route vers l’Amérique méridionale.
L’espoir du bonheur ici-bas est une chimère : il n’y a que dans l’attente des tribulations et des souffrances que l’homme n’est pas déçu.
Plus de deux mois se passèrent avant que le négociant chez lequel ils étaient descendus pût leur trouver un moyen de transport convenable ; mais les soins dont lui et sa famille se plurent à les combler durant cet espace de temps, leur firent aisément supporter le retard qu’ils éprouvaient.
Emma surtout se trouvait parfaitement à l’aise au milieu de cette famille hospitalière ; car deux jeunes personnes charmantes en faisaient partie, et pour la première fois, l’aimable enfant goûtait le charme de ces entretiens prolongés, si pleins de grâce et d’enjouement, auxquels l’heureuse jeunesse aime à se livrer, et dont la contrainte est toujours bannie, parce que l’innocence y préside.
Eugénie et Cécile, ainsi se nommaient les deux jeunes filles de l’honnête négociant, ne se lassaient pas de faire répéter à Emma le détail de sa vie solitaire dans le domaine qu’elle avait habité : elle parlait avec une expression si touchante de ses oiseaux, de ses plantes, de ses fleurs, de ses visites instructives dans les diverses fabriques des environs où son père l’avait souvent conduite, et surtout de ses courses lointaines avec Azor, qui ne la quittait pas, et dont elle aimait tant à vanter l’affection et l’intelligence !
À leur tour, Eugénie et Cécile, qui avaient été quelquefois dans le monde, se plaisaient à lui raconter les agréments qu’elles y avaient trouvés, et les petits succès qu’elles y avaient obtenus : ainsi déjà un peu d’orgueil se mêlait à leur simplicité, et Emma ne les comprenait pas toujours ; mais ce défaut que la jeunesse contracte si facilement au milieu de la société qui l’encense, était racheté, chez ses deux nouvelles amies, par un si heureux naturel, qu’il était impossible qu’une enfant si naïve et si bonne ne s’attachât pas sincèrement à elles, et ne trouvât pas un plaisir extrême à les écouter.
Hélas ! ce plaisir si nouveau devait être pour elle comme ces courts rayons du soleil perçant quelquefois la nue au moment où l’ouragan furieux va bouleverser la nature : bientôt peut-être elle ne se rappellera ces instants de bonheur que pour les regretter avec plus d’amertume ; car le bien dont on a joui fait mieux sentir encore le mal qui lui succède.
Déjà la pauvre petite s’est éloignée du tombeau de sa mère et des champs paisibles qui l’ont vue naître. Maintenant il lui faut quitter ces jeunes filles aimables dont la société lui plaît tant, et pour lesquelles elle éprouve déjà une tendre amitié ; toutefois elle renfermera ses regrets, car avant tout elle aime son père et veut partager son sort, quel qu’il soit.
Enfin on obtint le passage sur un vaisseau envoyé par le gouvernement dans la rivière de la Plata ; toutes les conventions sont faites, et l’on n’attend plus qu’un vent favorable pour mettre à la voile. Toujours poursuivi par de tristes pressentiments, M. de Surville essaya encore, au moment du départ, de déterminer sa fille à rester en France ; mais les raisons qu’elle lui donna pour ne point le quitter peignaient si bien la tendresse qu’elle ressentait pour lui, qu’il n’eut pas le courage de prendre une résolution contraire à ses vœux. Comment en effet se fût-il décidé à l’affliger par une séparation que lui-même ne pouvait envisager sans frémir ? Le départ fut donc résolu.
Conduite jusqu’au bâtiment par ses jeunes amies, Emma eut la force de cacher ses larmes : c’était avec un profond regret qu’elle quittait la France ; mais elle croyait accomplir un devoir d’amour filial, et quoiqu’elle fût à peine âgée de quatorze ans, elle sut le remplir avec toute la générosité d’une âme noble et courageuse. Ce ne fut qu’au moment où elle perdit entièrement de vue les deux jeunes filles, que le cœur lui manqua ; un coup d’œil rapide jeté sur la figure altérée de son père lui rendit aussitôt toute son énergie.
« Cher papa, lui dit-elle en étouffant ses soupirs, ce n’est plus de ce côté que nous devons regarder ; c’est à Buénos-Ayres que sont nos espérances.
– Oui, bon maître, interrompit Dominique, qui était près d’eux sur le pont, oui, jeune maîtresse bien dire, vous plus penser à chagrin, bonheur être là-bas ; oncle à vous bien content de voir nièce si bonne ; vous heureux, Dominique aussi. »
M. de Surville soupira profondément ; car mille idées lugubres le tourmentaient encore ; il ne pouvait voir sans frémir son Emma exposée à tous les dangers de ce long voyage, que sans elle il eût si peu redouté.
Par une sorte de fatalité, le ciel, au moment du départ, s’était couvert de sombres nuages qui ajoutaient encore à la tristesse du malheureux père. Houleux cependant de montrer devant sa fille un abattement qui pouvait diminuer le courage dont elle paraissait s’être armée, il s’efforça de détourner son attention en lui faisant parcourir le bâtiment qui les portait, et qui fut pour elle un vif objet de curiosité.
À dater de ce jour, il eut soin aussi de former pour Emma un nouveau plan d’étude, qui devait lui sauver l’ennui de la longue traversée qu’ils avaient à faire. Sa guitare avec une ample provision de cordes et de morceaux de musique était au nombre des bagages. Elle était aussi en possession de tous les objets nécessaires au dessin, d’un bon nombre de livres, et de divers petits ouvrages à l’aiguille, qui devaient lui être d’une grande ressource pour remplir les moments qu’elle ne donnerait pas à son instruction.
On conçoit qu’avec tant de moyens de distraction, Emma, dont la raison était beaucoup plus développée qu’elle ne l’est ordinairement chez les enfants de son âge, ne tarda pas à s’accoutumer au nouveau genre de vie qu’il lui fallut adopter sur le vaisseau. Son esprit observateur finit même par lui faire trouver quelques agréments dans cette vie monotone : rien ne l’amusait tant, par exemple, que d’examiner la promptitude et la dextérité avec laquelle les matelots exécutaient les manœuvres qui leur étaient commandées ; mais souvent aussi elle réfléchissait à l’obéissance passive exigée de ces hommes, et elle ne pouvait s’empêcher de plaindre leur sort.
Un matin qu’elle était montée sur le pont, avec son père et Dominique, pour y jouir de quelques rayons de soleil, qui en ce moment éclairaient l’horizon, ses regards se portèrent sur un objet qui la frappa d’une vive émotion. C’était un prisonnier que l’on venait d’amener du fond du bâtiment, pour lui faire prendre l’air. Il était attaché par le milieu du corps à un des mâts ; sa tête nue était penchée sur sa poitrine, ses yeux ternes, ses membres immobiles, tout annonçait en lui une profonde tristesse.
« Cet homme souffre ! s’écrie Emma en saisissant le bras de son père ; pourquoi l’a-t-on attaché ainsi ? Tenez, cher papa, venez lui ôter cette vilaine corde qui doit lui faire un mal horrible…
– C’est malheureusement un droit que nous ne pouvons-nous arroger, ma chère Emma, lui répondit M. de Surville : cet homme s’est apparemment rendu coupable de quelque faute grave, qui lui a mérité cette punition ; il n’y a que le capitaine du vaisseau qui puisse l’en affranchir. »
À son tour la pauvre Emma penche la tête ; jamais un sentiment si pénible n’avait agité son âme.
Bientôt cependant elle reprit courage : le capitaine venait de paraître sur le pont ; il était porteur d’une physionomie pleine de bonté, et déjà Emma avait eu plus d’une fois l’occasion de remarquer son obligeance envers M. de Surville et elle-même. S’approchant donc de lui avec confiance, elle lui témoigne le vif intérêt qu’elle éprouve pour le prisonnier, et le supplie de lui accorder sa grâce. D’abord le capitaine résiste, en lui objectant que celui dont elle implore le pardon est l’une des plus mauvaises têtes de l’équipage ; mais elle insiste d’une manière si touchante, ses accents peignent si bien la sensibilité de son cœur et le chagrin que lui causerait un refus, que le brave marin, attendri, finit par céder à ses instances, et détache lui-même la corde du prisonnier, qui, croyant à peine à son bonheur, tombe à leurs pieds, en balbutiant quelques mots étouffés par ses sanglots.
Emma, non moins émue, non moins heureuse que lui, ne sait comment exprimer sa reconnaissance au bon capitaine ; mais les larmes de joie qu’elle répand, disent plus éloquemment que des paroles ne pourraient le faire, tous les sentiments dont elle est pénétrée.
Quelles expressions pourraient rendre aussi ceux qu’éprouve M. de Surville en ce moment si doux pour son Emma ! Fier des qualités qui brillent en elle, il la presse tendrement sur son cœur, et lui dit tout bas : « Chère enfant, tu viens de rendre ton père bien heureux ! »
Pauvre père ! hélas ! bientôt… Mais n’anticipons pas sur l’affreux évènement que nous avons à décrire, car il est doux de reposer sa pensée sur ces scènes de bonheur, si rares et si fugitives dans la vie de l’homme.
Celle qui venait de se passer avait produit une vive impression sur tout l’équipage, et particulièrement sur les passagers qui se trouvaient à bord. Parmi ces derniers était une femme d’environ vingt-cinq ans, nommée madame Duval, paraissant fort bien élevée et ayant avec elle une petite fille âgée de cinq ans, qui alla, comme par instinct, se jeter dans les bras d’Emma, au moment où celle-ci sortait de ceux de son père.
« Ma fille m’a prévenue, mademoiselle, dit alors la dame de l’air le plus gracieux, elle s’est arrogé une permission que j’allais demander pour moi-même : car je voulais vous témoigner toute la part que je prends à la satisfaction que vous éprouvez de votre bonne action. »
Emma répondit avec autant de grâce que de modestie à ce compliment, et M. de Surville, n’ayant pas tardé à reconnaître tout l’avantage que sa fille pouvait tirer de la société de cette dame, lui permit dès lors de passer auprès d’elle tous les instants qu’elle ne donnait pas avec lui à l’étude.
Au milieu des jouissances qu’Emma savait se créer par son heureux caractère et son goût pour l’observation et le travail, elle prenait aussi un grand plaisir à voir briller les talents de son fidèle Azor, qui s’était fait sur le vaisseau une grande réputation par sa rare intelligence et son extrême adresse à aller chercher à la mer tous les objets qu’on y jetait pour l’exercer. Les matelots le regardaient comme excellent nageur, et c’était à qui lui ferait fête. Celui d’entre eux qu’Emma avait délivré montrait surtout à cet animal une affection particulière ; car il n’avait pas d’autre moyen de témoigner sa reconnaissance à sa jeune libératrice.
S’associant à toutes les joies de son Emma, M. de Surville était presque entièrement rassuré sur les dangers qu’il avait redoutés pour elle. Cette enfant n’avait éprouvé, en effet, aucune des incommodités ordinaires à ceux qui n’ont pas l’habitude d’aller sur mer, et elle semblait même avoir trouvé à bord un accroissement de forces et de santé qui enchantait son père. Avec quelle douce satisfaction il songeait alors à leur arrivée chez son parent !
« Il ne pourra la voir sans l’aimer, se disait-il tout bas, avec cet orgueil paternel auquel nul autre orgueil ne ressemble ; qui pourra regarder cet ange de douceur et d’innocence, sans être disposé à lui donner toute son affection ? Oh ! oui, mon Emma sera chérie, je ne redouterai plus pour elle l’indigence ! » Et en même temps de douces larmes humectaient les yeux de ce tendre père.
Mais, hélas ! ces espérances de bonheur auxquelles il se livrait avec tant d’abandon, furent bientôt remplacées par des craintes mille fois plus terribles que toutes celles qui l’avaient d’abord assailli. Après deux mois de la plus heureuse navigation, le ciel tout à coup se couvrit de sinistres nuages ; une brume épaisse, qui dura plus de huit jours, fut remplacée par un ouragan furieux qui jeta tout l’équipage dans la consternation.
Pour comble de malheur, le capitaine, qui jusque-là avait montré autant d’habileté que de sang-froid, fut pris subitement d’une maladie grave qui le mit hors d’état de commander les manœuvres. Le désordre fut alors à son comble : chacun, occupé de son propre danger, oubliait l’utilité générale pour se livrer à des terreurs qui lui ôtaient le jugement et les forces.
Battu par la tempête, égaré dans sa route, le bâtiment, déjà vieux, rencontra divers brisants qui lui causèrent les plus grands dommages. La cale était inondée : il eût fallu des bras vigoureux pour le service des pompes, mais l’équipage découragé était sourd aux ordres du lieutenant, qui s’efforçait de ranimer son zèle.
« Que feront les pompes et tous les soins que vous voulez prendre, lui disaient les matelots, ne voyez-vous pas que notre perte est certaine ? » Et alors des cris de désespoir se mêlaient au bruit des vents déchaînés et des vagues en furie.
Déjà deux hommes et plusieurs embarcations avaient été lancés et engloutis dans la mer par les lames d’eau, qui, s’élevant comme des montagnes menaçantes, se précipitaient sur le vaisseau avec une impétuosité qu’aucune force humaine ne pouvait combattre : ferrements, voiles, cordages, tout cédait à la violence de l’ouragan.
Trois jours et autant de nuits s’étaient écoulés dans cette agonie affreuse, et la tempête, loin de diminuer, ne faisait qu’augmenter de moment en moment. Le matin du troisième jour, l’ordre fut donné de jeter les canons et toute la cargaison à la mer, comme le seul moyen d’alléger le vaisseau, et de rendre plus faciles les manœuvres que l’on essayait encore de faire pour éviter les écueils que le retour de la lumière permettait d’apercevoir.