Le Roi Lear - William Shakespeare - E-Book

Le Roi Lear E-Book

William Shakespeare

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Beschreibung

"Le Roi Lear" est une tragédie en cinq actes en vers et en prose supposée avoir été rédigée entre 1603 et 1606 par William Shakespeare et créée le 26 décembre 1606 au Palais de Whitehall de Londres en présence du roi Jacques Ier d'Angleterre..
Aujourd'hui encore, cette pièce est considérée comme l'une des plus abouties du dramaturge.

Le dramaturge s'est inspiré de la figure légendaire de Leir, souverain mythique de l'île de Bretagne à l'époque celtique précédant la conquête romaine et de sa fille Cordélia.

Le Roi Lear décide de partager son royaume entre ses trois filles, Goneril, mariée au Duc d'Albany, Régane épouse de Cornouailles et Cordélia, la plus jeune, sa préférée, convoitée par le Roi de France. Si les deux premières flattent leur père pour obtenir la plus grande part, Cordélia, sincère, se contente de répéter qu'elle aime Lear comme une fille doit aimer son père. Heurté par cette réserve, Lear déshérite Cordélia et la bannit. Fidèle ami du Roi, le Duc de Kent, présent, tente de s'opposer à cette injuste décision. Le Roi de France accepte d'épouser Cordélia sans dot... 
Parallèlement, au château du comte de Gloucester, se noue une seconde intrigue au sujet de l'amour filial. Edmond, fils bâtard du comte, a monté un stratagème pour évincer son frère légitime. Ce dernier, Edgar, finit par se sauver et se cacher sous les hardes d'un mendiant répondant au nom de Tom...

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table des matières

NOTICE SUR LE ROI LEAR

PERSONNAGES

ACTE PREMIER

ACTE DEUXIÈME

ACTE TROISIÈME

ACTE QUATRIÈME

ACTE CINQUIÈME

LE ROI LEAR

William Shakespeare

NOTICE SUR LE ROI LEAR

En l’an du monde 3105, disent les chroniques, pendant que Joas régnait à Jérusalem, monta sur le trône de la Bretagne Leir, fils de Baldud, prince sage et puissant, qui maintint son pays et ses sujets dans une grande prospérité, et fonda la ville de Caeirler, maintenant Leicester. Il eut trois filles, Gonerille, Régane et Cordélia, de beaucoup la plus jeune des trois et la plus aimée de son père. Parvenu à une grande vieillesse, et l’âge ayant affaibli sa raison, Leir voulut s’enquérir de l’affection de ses filles, dans l’intention de laisser son royaume à celle qui mériterait le mieux la sienne. « Sur quoi il demanda d’abord à Gonerille, l’aînée, comment bien elle l’aimait ; laquelle appelant ses dieux en témoignage, protesta qu’elle l’aimait plus que sa propre vie, qui, par droit et raison, lui devait être très-chère ; de laquelle réponse le père, étant bien satisfait, se tourna à la seconde, et s’informa d’elle combien elle l’aimait ; laquelle répondit (confirmant ses dires avec de grands serments) qu’elle l’aimait plus que la langue ne pouvait l’exprimer, et bien loin au-dessus de toutes les autres créatures du monde. » Lorsqu’il fit la même question à Cordélia, celle-ci répondit : « Connaissant le grand amour et les soins paternels que vous avez toujours portés en mon endroit (pour laquelle raison je ne puis vous répondre autrement que je ne pense et que ma conscience me conduit), je proteste par-devant vous que je vous ai toujours aimé et continuerai, tant que je vivrai, à vous aimer comme mon père par nature ; et si vous voulez mieux connaître l’amour que je vous porte, assurez-vous qu’autant vous avez en vous, autant vous méritez, autant je vous aime, et pas davantage. »

Le père, mécontent de cette réponse, maria ses deux filles aînées, l’une à Henninus, duc de Cornouailles, et l’autre à Magtanus, duc d’Albanie, les faisant héritières de ses États, après sa mort, et leur en remettant dès lors la moitié entre les mains. Il ne réserva rien pour Cordélia. Mais il arriva qu’Aganippus, un des douze rois qui gouvernaient alors la Gaule, ayant entendu parler de la beauté et du mérite de cette princesse, la demanda en mariage ; à quoi l’on répondit qu’elle était sans dot, tout ayant été assuré à ses deux sœurs ; Aganippus insista, obtint Cordélia et l’emmena dans ses États. Cependant les deux gendres de Leir, commençant à trouver qu’il régnait trop longtemps, s’emparèrent à main armée de ce qu’il s’était réservé, lui assignant seulement un revenu pour vivre et soutenir son rang ; ce revenu fut encore graduellement diminué, et ce qui causa à Leir le plus de douleur, cela se fit avec une extrême dureté de la part de ses filles, qui semblaient penser que tout « ce qu’avait leur père était de trop, si petit que cela fût jamais ; si bien qu’allant de l’une à l’autre, Leir arriva à cette misère qu’elles lui accordaient à peine un serviteur pour être à ses ordres. » Le vieux roi, désespéré, s’enfuit du pays et se réfugia dans la Gaule, où Cordélia et son mari le reçurent avec de grands honneurs ; ils levèrent une armée et équipèrent une flotte pour le reconduire dans ses États, dont il promit la succession à Cordélia, qui accompagnait son père et son mari dans cette expédition.

Les deux ducs ayant été tués et leurs armées défaites dans une bataille que leur livra Aganippus, Leir remonta sur le trône et mourut au bout de deux ans, quarante ans après son premier avénement. Cordélia lui succéda et régna cinq ans ; mais dans l’intervalle, son mari étant mort, les fils de ses sœurs, Margan et Cunedag, se soulevèrent contre elle, la vainquirent et l’enfermèrent dans une prison, où, « comme c’était une femme d’un courage mâle, » désespérant de recouvrer sa liberté, elle prit le parti de se tuer [1]. Ce récit de Hollinshed est emprunté à Geoffroi de Monmouth, qui a probablement bâti l’histoire de Leir sur une anecdote d’Ina, roi des Saxons, et sur la réponse de la plus « jeune et de la plus sage des filles » de ce roi, qui, dans une situation pareille à celle de Cordélia, répond de même à son père que, bien qu’elle l’aime, l’honore et révère autant que le demandent au plus haut degré la nature et le devoir filial, cependant elle pense qu’il pourra lui arriver un jour d’aimer encore plus ardemment son mari, avec qui, par les commandements de Dieu, elle ne doit faire qu’une même chair, et pour qui elle doit quitter père, mère, etc. Il ne paraît pas qu’Ina ait désapprouvé le « sage dire » de sa fille ; et la suite de l’histoire de Cordélia est probablement un développement que l’imagination des chroniqueurs aura fondé sur cette première donnée.

Quoi qu’il en soit, la colère et les malheurs du roi Lear avaient, avant Shakspeare, trouvé place dans plusieurs poëmes, et fait le sujet d’une pièce de théâtre et de plusieurs ballades. Dans une de ces ballades, rapportée par Johnson sous le titre de : À lamentable song of the death of king Leir and his three daughters, Lear, comme dans la tragédie, devient fou, et Cordélia ayant été tuée dans la bataille, que gagnent cependant les troupes du roi de France, son père meurt de douleur sur son corps, et ses sœurs sont condamnées à mort par le jugement « des lords et nobles du royaume. » Soit que la ballade ait précédé ou non la tragédie de Shakspeare, il est très-probable que l’auteur de la ballade et le poëte dramatique ont puisé dans une source commune, et que ce n’est pas sans quelque autorité que Shakspeare, dans son dénoûment, s’est écarté des chroniques qui donnent la victoire à Cordélia. Ce dénoûment a été changé par Tatel, et Cordélia rétablie dans ses droits. La pièce est demeurée au théâtre sous cette seconde forme, à la grande satisfaction de Johnson, et, dit M. Steevens, « des dernières galeries » (upper gallery). Addison s’est prononcé contre ce changement. Quant à l’épisode du comte de Glocester, Shakspeare l’a imité de l’aventure d’un roi de Paphlagonie, racontée dans l’Arcadia de Sidney ; seulement, dans le récit original, c’est le bâtard lui-même qui fait arracher les yeux à son père, et le réduit à une condition semblable à celle de Lear.

Léonatus, le fils légitime, qui, condamné à mort, avait été forcé de chercher du service dans une armée étrangère, apprenant les malheurs de son père, abandonne tout au moment où ses services allaient lui procurer un grade élevé, pour venir, au risque de sa vie, partager et secourir la misère du vieux roi. Celui-ci, remis sur son trône par le secours de ses amis, meurt de joie en couronnant son fils Léonatus ; et Plexirtus, le bâtard, par un hypocrite repentir, parvient à désarmer la colère de son frère. Il est évident que la situation du roi Lear et celle du roi de Paphlagonie, tous deux persécutés par les enfants qu’ils ont préférés, et secourus par celui qu’ils ont rejeté, ont frappé Shakspeare comme devant entrer dans un même sujet, parce qu’elles appartenaient à une même idée. Ceux qui lui ont reproché d’avoir ainsi altéré la simplicité de son action ont prononcé d’après leur système, sans prendre la peine d’examiner celui de l’auteur qu’ils critiquaient. On pourrait leur répondre, même en parlant des règles qu’ils veulent imposer, que l’amour des deux femmes pour Edmond qui sert à amener leur punition, et l’intervention d’Edgar dans cette portion du dénoûment, suffisent pour absoudre la pièce du reproche de duplicité d’action ; car, pourvu que tout vienne se réunir dans un même nœud facile à saisir, la simplicité de la marche d’une action dépend beaucoup moins du nombre des intérêts et des personnages qui y concourent que du jeu naturel et clair des ressorts qui la font mouvoir.

Mais, de plus, il ne faut jamais oublier que l’unité, pour Shakspeare, consiste dans une idée dominante qui, se reproduisant sous diverses formes, ramène, continue, redouble sans cesse la même impression. Ainsi comme, dans Macbeth, le poëte montre l’homme aux prises avec les passions du crime, de même dans le Roi Lear, il le fait voir aux prises avec le malheur, dont l’action se modifie selon les divers caractères des individus qui le subissent. Le premier spectacle qu’il nous offre, c’est dans Cordélia, Kent, Edgar, le malheur de la vertu ou de l’innocence persécutée. Vient ensuite le malheur de ceux qui, par leur passion ou leur aveuglement, se sont rendus les instruments de l’injustice, Lear et Glocester ; et c’est sur eux que porte l’effort de la pitié. Quant aux scélérats, on ne doit point les voir souffrir ; le spectacle de leur malheur serait troublé par le souvenir de leur crime : ils ne peuvent avoir de punition que par la mort. De ces cinq personnages soumis à l’action du malheur, Cordélia, figure céleste, plane presque invisible et à demi voilée sur la composition qu’elle remplit de sa présence, bien qu’elle en soit presque toujours absente. Elle souffre, et ne se plaint ni ne se défend jamais ; elle agit, mais son action ne se montre que par les résultats ; tranquille sur son propre sort, réservée et contenue dans ses sentiments les plus légitimes, elle passe et disparaît comme l’habitant d’un monde meilleur, qui a traversé notre monde sans subir le mouvement terrestre.

Kent et Edgar ont chacun une physionomie très-prononcée : le premier est, ainsi que Cordélia, victime de son devoir : le second n’intéresse d’abord que par son innocence ; entré dans le malheur en même temps, pour ainsi dire, que dans la vie, également neuf à l’un et à l’autre, Edgar s’y déploie graduellement, les apprend à la fois, et découvre en lui-même, selon le besoin, les qualités dont il est doué ; à mesure qu’il avance, s’augmentent et ses devoirs, et ses difficultés, et son importance : il grandit et devient un homme ; mais en même temps, il apprend combien il en coûte ; et il reconnaît à la fin, en le soutenant avec noblesse et courage, tout le poids du fardeau qu’il avait porté d’abord presque avec gaieté. Kent, au contraire, vieillard sage et ferme, a, dès le premier moment, tout su, tout prévu ; dès qu’il entre en action, sa marche est arrêtée, son but fixé. Ce n’est point, comme Edgar, la nécessité qui le pousse, le hasard qui vient à sa rencontre ; c’est sa volonté qui le détermine ; rien ne la change ni ne la trouble ; et le spectacle du malheur auquel il se dévoue lui arrache à peine une exclamation de douleur. Lear et Glocester, dans une situation analogue, en reçoivent une impression qui correspond à leurs divers caractères. Lear, impétueux, irritable, gâté par le pouvoir, par l’habitude et le besoin de l’admiration, se révolte et contre sa situation et contre sa propre conviction ; il ne peut croire à ce qu’il sait ; sa raison n’y résiste pas : il devient fou. Glocester, naturellement faible, succombe à la misère, et ne résiste pas davantage à la joie : il meurt en reconnaissant Edgar.

Si Cordélia vivait, Lear retrouverait encore la force de vivre ; il se brise par l’effort de sa douleur. À travers la confusion des incidents et la brutalité des mœurs, l’intérêt et le pathétique n’ont peut-être jamais été portés plus loin que dans cette tragédie. Le temps où Shakspeare a pris son action semble l’avoir affranchi de toute forme convenue ; et de même qu’il ne s’est point inquiété de placer, huit cents ans avant Jésus-Christ, un roi de France, un duc d’Albanie, un duc de Cornouailles, etc., il ne s’est pas préoccupé de la nécessité de rapporter le langage et les personnages à une époque déterminée ; la seule trace d’une intention qu’on puisse remarquer dans la couleur générale du style de la pièce, c’est le vague et l’incertitude des constructions grammaticales, qui semblent appartenir à une langue encore tout à fait dans l’enfance ; en même temps un assez grand nombre d’expressions rapprochées du français indiquent une époque, sinon correspondante à celle où est supposé exister le roi Lear, du moins fort antérieure à celle où écrivait Shakspeare. Le roi Lear de Shakspeare fut joué pour la première fois en 1606, au moment de Noël. La première édition est de 1608, et porte ce titre : « Véritable Chronique et Histoire de la Vie et de la Mort du Roi Lear et de ses Trois Filles, par M. William Shakspeare. Avec la Vie infortunée d’Edgar, Fils et Héritier du Comte de Glocester, et son Déguisement sous le nom de Tom de Bedlam : — Comme elle a été jouée devant la Majesté du Roi, à White Hall, le soir de Saint-Étienne, pendant les Fêtes de Noël, par les Acteurs de Sa Majesté, jouant ordinairement au Globe, près de la Banque. »

[1] Chroniques de Hollinshed, Hist. of England, liv. II, ch. V, t. I, p. 12.

PERSONNAGES

LEAR, roi de la Grande-Bretagne.

LE ROI DE FRANCE.

LE DUC DE BOURGOGNE.

LE DUC DE CORNOUAILLES.

LE DUC D’ALBANIE.

LE COMTE DE GLOCESTER.

LE COMTE DE KENT.

EDGAR, fils de Glocester.

EDMOND, fils bâtard de Glocester.

CURAN, courtisan.

UN VIEILLARD, vassal de Glocester.

UN MÉDECIN.

LE FOU du roi Lear.

OSWALD, intendant de Gonerille.

UN OFFICIER employé par Edmond.

UN GENTILHOMME attaché à Cordélia.

UN HÉRAUT.

SERVITEURS du duc de Cornouailles.

GONÈRILLE, RÉGANE, CORDÉLIA, filles du roi Lear.

CHEVALIERS DE LA SUITE DU ROI LEAR, OFFICIERS, MESSAGERS, SOLDATS ET SERVITEURS.

La scène est dans la Grande-Bretagne.

ACTE PREMIER

Scène I

Salle d’apparat dans le palais du roi Lear.

Entrent KENT, GLOCESTER, EDMOND.

KENT

J’avais toujours cru au roi plus d’affection pour le duc d’Albanie que pour le duc de Cornouailles.

GLOCESTER

C’est ce qui nous avait toujours paru ; mais aujourd’hui, dans le partage de son royaume, rien n’indique quel est celui des deux ducs qu’il préfère : l’égalité y est si exactement observée, qu’avec toute l’attention possible on ne pourrait faire un choix entre les deux parts.

KENT

N’est-ce pas là votre fils, milord ?

GLOCESTER

Son éducation, seigneur, a été à ma charge ; et j’ai tant de fois rougi de le reconnaître, qu’à la fin je m’y suis endurci.

KENT

Je ne saurais concevoir…

GLOCESTER

C’est ce qu’a très-bien su faire, seigneur, la mère de ce jeune homme : aussi son ventre en a-t-il grossi, et elle s’est trouvée avoir un fils dans son berceau avant d’avoir un mari dans son lit. Maintenant entrevoyez-vous la faute ?

KENT

Je ne voudrais pas que cette faute n’eût pas été commise, puisque l’issue en a si bien tourné.

GLOCESTER

Mais c’est que j’ai aussi, seigneur, un fils légitime qui est l’aîné de celui-ci de quelques années, et qui cependant ne m’est pas plus cher. Le petit drôle est arrivé, à la vérité, un peu insolemment dans ce monde avant qu’on l’y appelât ; mais sa mère était belle ; j’ai eu ma foi du plaisir à le faire, et il faut bien le reconnaître, le coquin [2] ! — Edmond, connaissez-vous ce noble gentilhomme ?

EDMOND

Non, milord.

GLOCESTER

C’est le lord de Kent. — Souvenez-vous-en comme d’un de mes plus honorables amis.

EDMOND

Je prie Votre Seigneurie de me croire à son service.

KENT

Je vous aimerai certainement et chercherai à faire avec vous plus ample connaissance.

EDMOND

Seigneur, je mettrai mes soins à mériter votre estime.

GLOCESTER

Il a été neuf ans hors du pays, et il faudra qu’il s’absente encore. ( Trompettesau-dehors.) — Voici le roi qui arrive.

( Entrent Lear, le duc de Cornouailles, le duc d’Albanie, Gonerille, Régane, Cordélia ; suite.)

LEAR

Glocester, vous accompagnerez le roi de France et le duc de Bourgogne.

GLOCESTER

Je vais m’y rendre, mon souverain.

( Il sort.)

LEAR

Nous cependant, nous allons manifester ici nos plus secrètes résolutions. Qu’on place la carte sous mes yeux. Sachez que nous avons divisé notre royaume en trois parts, étant fermement résolu de soulager notre vieillesse de tout souci et affaire pour en charger de plus jeunes forces, et nous traîner vers la mort délivré de tout fardeau. — Notre fils de Cornouailles, et vous qui ne nous êtes pas moins attaché, notre fils d’Albanie, nous sommes déterminés à régler publiquement, dès cet instant, la dot de chacune de nos filles, afin de prévenir par là tous débats dans l’avenir. L’amour retient depuis longtemps dans notre cour le roi de France et le duc de Bourgogne, rivaux illustres pour l’amour de notre plus jeune fille : je vais ici répondre à leur demande. — Dites-moi, mes filles (puisque nous voulons maintenant nous dépouiller tout à la fois de l’autorité, des soins de l’État et de tout intérêt de propriété), quelle est celle de vous dont nous pourrons nous dire le plus aimé, afin que notre libéralité s’exerce avec plus d’étendue là où elle sera sollicitée par des mérites plus grands ? — Vous, Gonerille, notre aînée, parlez la première.

GONÈRILLE

Je vous aime, seigneur, de plus d’amour que n’en peuvent exprimer les paroles ; plus chèrement que la vue, l’espace et la liberté ; au-delà de tout ce qui existe de précieux, de riche ou de rare. Je vous aime à l’égal de la vie accompagnée de bonheur, de santé, de beauté, de grandeur. Je vous aime autant qu’un enfant ait jamais aimé, qu’un père l’ait jamais été. Trouvez un amour que l’haleine ne puisse suffire, et les paroles parvenir à exprimer ; eh bien ! je vous aime encore davantage.

CORDÉLIA, à part

Que pourra faire Cordélia ? Aimer et se taire.

LEAR

Depuis cette ligne éloignée jusqu’à celle-ci, toute cette enceinte riche d’ombrageuses forêts, de campagnes et de rivières abondantes, de champs aux vastes limites, nous t’en faisons maîtresse, qu’elle soit à jamais assurée à votre prospérité, à toi et au duc d’Albanie. — Que répond notre seconde fille, notre bien-aimée Régane, l’épouse de Cornouailles ? Parle.

RÉGANE

Je suis faite du même métal que ma sœur, et je m’estime à sa valeur. Dans la sincérité de mon cœur, je trouve qu’elle a défini précisément l’amour que je ressens : seulement elle n’a pas été assez loin ; car moi, je me déclare ennemie de toutes les autres joies contenues dans le domaine des sentiments les plus précieux, et ne puis trouver de félicité que dans l’affection de Votre chère Majesté.

CORDÉLIA, à part

Ah ! pauvre Cordélia ! Mais non, cependant, puisque je suis sûre que mon amour est plus riche que ma langue.

LEAR, à Régane

Toi et les tiens vous posséderez héréditairement ce grand tiers de notre beau royaume, portion égale en étendue, en valeur, en agrément, à celle que j’ai assurée à Gonerille. — Et vous maintenant, qui pour avoir été ma dernière joie n’en fûtes pas la moins chère, vous dont les vignobles de la France et le lait de la Bourgogne sollicitent à l’envi les jeunes amours, qu’avez-vous à dire qui puisse vous attirer un troisième lot, plus riche encore que celui de vos sœurs ? Parlez.

CORDÉLIA

Rien, seigneur.

LEAR

Rien ?

CORDÉLIA

Rien.

LEAR

Rien ne peut venir de rien, parlez donc.

CORDÉLIA

Malheureuse que je suis, je ne puis élever mon cœur jusque sur mes lèvres. J’aime Votre Majesté comme je le dois, ni plus ni moins.

LEAR

Comment, comment, Cordélia ? Corrigez un peu votre réponse, de peur qu’elle ne ruine votre fortune.

CORDÉLIA

Mon bon seigneur, vous m’avez donné le jour, vous m’avez élevée, vous m’avez aimée : je vous rends en retour tous les devoirs qui me sont justement imposés ; je vous obéis, je vous aime et vous révère autant qu’il est possible. Mais pourquoi mes sœurs ont-elles des maris, si elles disent n’aimer au monde que vous ? Il peut arriver, quand je me marierai, que l’époux dont la main recevra ma foi emporte la moitié de ma tendresse, la moitié de mes soins et de mes devoirs. Sûrement je ne me marierai jamais comme mes sœurs, pour n’aimer au monde que mon père.

LEAR

Mais dis-tu ceci du fond du cœur ?

CORDÉLIA

Oui, mon bon seigneur.

LEAR

Si jeune et si peu tendre !

CORDÉLIA

Si jeune et si vraie, mon seigneur.

LEAR

À la bonne heure. Que ta véracité soit donc ta dot ; car, par les rayons sacrés du soleil, par les mystères d’Hécate et de la Nuit, par les influences de ces globes célestes par lesquels nous existons et nous mourons, j’abjure ici tous mes sentiments paternels, tous les liens, tous les droits du sang, et je te tiens de ce moment et à jamais pour étrangère à mon cœur et à moi. Le Scythe barbare, et celui qui fait de ses enfants l’aliment dont il assouvit sa faim, seront aussi proches de mon cœur, de ma pitié et de mes secours, que toi qui as été ma fille.

KENT

Mon bon maître…

LEAR