Le sabot de Vénus - Rémy Hatier - E-Book

Le sabot de Vénus E-Book

Rémy Hatier

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Beschreibung

Brice, conseiller financier dans une grande banque internationale, prend la fuite lorsque ses malversations sont révélées. Il se cache dans une bergerie délabrée au pied du Lan, montagne emblématique de la vallée de l’Ubaye. Sa survie, il la doit à Lily, gardienne de refuge, qui lui vient en aide. Sous le nom d’Aubin, il devient celui qui, par mauvais temps, accueille les randonneurs égarés. Un soir d’orage, il ouvre sa porte à Bastien, Blandine et Vénus. Mais qui est Vénus, celle pour qui il promet de fabriquer une paire de sabots avant le printemps ? N’est-elle pas celle qui l’obligera à faire face, une dernière fois, à un passé qu’il prétendait avoir laissé derrière lui ?

À PROPOS DE L'AUTEUR

Rémy Hatier signe sa première œuvre littéraire après une riche carrière professionnelle avec "Le paradoxe du verrou" en 2022. Il enchaîne rapidement avec "Le mâle des transports" en 2023, un recueil de nouvelles incisives, puis une duologie sensible et profonde : "Quand les ombres s’ensoleillent…" et "Les équinoxes déréglés" parus aux éditions Le Lys Bleu en 2023 et 2024. Grâce à sa nouvelle "Le parfum de Durance", il décroche le premier prix lors des « Rencontres Giono » en 2024. "Le sabot de Vénus", ancré en vallée de l’Ubaye, prolonge sa réflexion sur nos liens à autrui, au temps et aux valeurs qui façonnent nos vies.

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Seitenzahl: 292

Veröffentlichungsjahr: 2025

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Couverture

Page de titre

Rémy Hatier

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le sabot de Vénus

Roman

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Copyright

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

© Lys Bleu Éditions – Rémy Hatier

ISBN : 979-10-422-7123-7

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À mon destin, désormais mon délice,

J’obéirai comme un prédestiné.

 

Charles Baudelaire

 

 

 

 

 

Un mal des mots

Nouvelle liminaire

 

 

 

L’imagination est trompeuse. Parée de ses atours aguichants, elle envoûte l’esprit et l’emmène en voyage vers des contrées brumeuses… Quand enfin l’horizon rêvé se révèle apparaît son vrai visage ; celui de notre simple humanité.

Car dans l’imaginaire, tout est vrai.

 

***

 

Les moulures travaillées qui, en façade, faisaient autrefois le prestige de la boutique étaient aujourd’hui délabrées ; malgré une vitrine décrépie dans laquelle ne trônaient que quelques présentoirs vides de toute substance, elle s’aventura à pousser la porte de la librairie. Non qu’elle eût un livre à acheter, mais cette morne devanture, où seule la délicate toile d’un faucheux donnait encore matière à rêver, acheva de l’intriguer. Qu’y avait-il donc là ?

L’odeur de papier moisi était prégnante, presque étouffante ; derrière une banque en bois témoignant des débuts de l’imprimerie, le libraire était assis, pas encore mort, mais plus tout à fait vivant.

— Vous cherchez un ouvrage en particulier ?

Comme étranglée par l’atmosphère pesante, d’une voix soudainement enrouée, elle ne put qu’ânonner un faible « Non, merci » qui se désagrégea aussitôt en une volute enveloppée d’un rai de poussière. Pas le moins du monde surpris par cette réponse, l’homme désigna, figé dans l’obscurité de la boutique, un unique meuble portant encore quelques ouvrages.

— Je n’ai plus grand-chose à vous proposer ; tout est là. Il ne me reste que des livres blancs. Prenez votre temps, je vous laisse voir.

Elle s’approcha et saisit un ouvrage ; il était blanc, étrangement blanc, ne portant aucune marque. Instantanément, en feuilletant à la volée les pages que tous les mots avaient désertées, elle fut submergée par une bouffée d’angoisse : ce livre était mort… Pas un mot, pas un seul, n’y était imprimé… Recueil inutile de pages vierges, de pages vides, s’il n’avait la rigidité du cadavre, il en avait bien la pâleur. Sa couverture était linceul.

— Mais… où sont les mots ?

Il posa alors sur elle un regard empli d’une incommensurable tristesse.

— Ils sont partis… Ils ont fui.
— Fui ?
— Oui… Je ne sais comment, mais les uns après les autres, ils ont disparu… et aujourd’hui, les livres sont vides… Par habitude, et pour me rassurer, je les appelle mes « livres blancs »… En fait, je pense savoir… Ils n’étaient plus désirés, plus personne n’en voulait. Plus aucun lecteur, pas même un curieux, comme vous, passant au hasard pour feuilleter et ainsi, au détour d’une page, se laisser captiver en libérant les mots, en les faisant s’envoler… Alors les mots se sont laissés mourir.
— Mais vous, libraire, n’avez pas lutté ?
— Non ; c’est arrivé insidieusement… Un matin, j’ai remarqué que, de certains de mes livres peu lus, trop peu ouverts, les feuilles se détachaient et tombaient… Alors, sur un demi-sourire, croyant faire un bon mot, je me suis dit : c’est l’automne de l’écriture ! Je ne pensais pas que viendrait l’hiver, un hiver qui a fini par tout glacer, tout blanchir… Un hiver dont je sais maintenant qu’il n’aura peut-être jamais de printemps.

Elle frissonna, malgré elle, à la simple évocation de cette gangue de glace statufiant toute vie ; avant même qu’elle ne réagisse, il poursuivit :

— Vous me parliez de lutte… J’ai essayé, tout de même, avec les romans noirs, même si ce ne sont pas mes préférés… Là aussi, je vous laisse voir.

Il lui présenta un nouvel ouvrage qu’il sortit d’un tiroir ; ne sachant à quoi s’attendre, elle tendit une main hésitante. Ses craintes furent confirmées quand elle découvrit un livre intégralement noir.

— Et là, que s’est-il passé ?
— La même chose, je pense… À la différence que, pour ces romans, l’encre s’est diluée dans le papier. Fatigués d’attendre d’hypothétiques lecteurs, les mots se sont enfermés à jamais dans la noirceur comme pour nous avertir…
— De ?
— De ce qui nous attend, si nous persistons à ne plus lire… Même des romans « de gare », comme les désignent avec dédain certains prétentieux… Nous ne lisons plus ; la nuit de la connaissance précédera la nuit de l’intelligence… Puis viendra celle de l’existence.
— Pas le moindre espoir ?

Le vieil homme sembla hésiter, comme si une superstition l’empêchait de révéler un secret.

— Il y a bien un moyen…
— J’entends un « mais » à la fin de votre phrase.
— Oui ; il faut prendre un livre, blanc ou noir, en connaître le titre, l’ouvrir et le lire.
— Mais comment le lire si les mots ne sont plus là, s’il n’y a plus la moindre phrase ?

Le libraire la fixa, sondant ainsi, avant de lui répondre, son honnêteté et sa sincérité par un suppliant regard porteur de serment.

— Le cœur… C’est votre cœur, et lui seul, qui sauvera le livre.
— Je ne vous suis pas.
— Vous ne vous êtes jamais interrogée sur l’expression « connaître par cœur » ?
— Non, jamais vraiment… effectivement.
— Eh bien, elle signifie tout simplement que vous allez mémoriser un texte, non parce que c’est obligatoire, mais parce qu’il vous plaît, parce qu’il parle à votre cœur… Le langage populaire, qui est souvent celui de la raison, vous dira qu’il vous tient à cœur ! Et ainsi, vous pourrez le réciter et le partager à l’envi, partout et n’importe quand.

Dans un léger sourire empreint d’un soupçon de désespoir, elle risqua :

— Je ne pense pas que les écoliers seront d’accord avec votre approche.
— On devrait leur dire « de mémoire » et non « par cœur ». Les mots ont un sens ; et en respectant ce sens, on respecte les mots. C’est peut-être aussi pour cela qu’ils fuient.
— Comment les en empêcher ?

Il se pencha sous la banque et posa devant elle une pile de livres dont les couvertures, éclatantes de vie, éclaboussèrent l’atmosphère lugubre d’un aveuglant halo de lumière. Seul, sur le dessus de cet empilement précaire, un livre semblait avoir déjà blanchi.

— Ceux-là m’ont été remis il y a peu. Pourtant, un est déjà bien malade ! Eh bien, tentons l’expérience ; prenez cet ouvrage. Son titre est : Le Sabot de Vénus.
— Comment le savez-vous ?
— Par cœur, vous ai-je dit… Celui-là, personne n’en a voulu jusqu’ici ; j’ai bien essayé de m’en occuper, mais la tâche est trop immense. Alors, comme les autres, il a blanchi.
— Que dois-je faire ?
— L’ouvrir et lui parler.
— Lui parler ?
— En fait, il va vous falloir ramener les mots à la vie ; ils sont susceptibles ! Si vous les appelez, ils vont revenir.
— C’est aussi simple ?
— Non, pas vraiment ; sinon ce mal des mots aurait été éradiqué de nos bibliothèques et de nos librairies depuis fort longtemps. Pour les appeler, il faut simplement… les réciter… avec votre cœur.
— Simplement ? Je comprends le « par cœur » maintenant. Et vous, vous le connaissez par cœur ? Et de plus, comment savez-vous qu’il va me plaire ?
— Je vous ai vue prendre le livre blanc… Et j’ai ressenti votre angoisse. Vous savez, je suis encore, et malgré tout, libraire… et non vendeur de livres.
— Mais que dois-je dire ? Je ne connais aucun mot de ce texte !

Avant même qu’elle ne repose le livre, il s’approcha d’elle et lui chuchota une phrase dans l’oreille.

— Maintenant, ouvrez le livre s’il vous plaît ; passez les deux premières feuilles blanches, la page de garde et celle du titre. Tenez l’ouvrage respectueusement en main et répétez lentement, comme si vous lisiez à voix haute devant un public qu’il vous faut captiver, la phrase que je viens de vous réciter à voix basse.

Un peu tremblante et se sentant surtout stupide, elle se tenait droite devant le libraire, dans une attitude empruntée, s’apprêtant à lire un livre dans lequel aucun mot n’était imprimé. Devinant son désarroi, il insista avec bienveillance.

— Pardonnez-moi, mais j’ai omis de vous demander votre prénom ?

Bien que surprise par cette demande, elle répondit de bonne grâce.

— Florence.
— Alors, Florence, s’il vous plaît, lisez posément ; vous laisserez ainsi aux mots le temps de se réveiller et de nous revenir.

Malgré tout peu convaincue, elle prit une ample respiration, mémorisant une ultime fois la courte phrase que le libraire lui avait apprise quelques instants plus tôt. Elle se lança enfin.

— C’est une fleur, une orchidée, vivace et rustique, qui de mai à juin enchante les clairières.

Avec toute l’application dont elle se montra capable, elle avait simulé la lecture de ce qui était, elle l’avait compris, la première phrase du livre. Mais la page resta blanche et sur son visage l’homme, lui, lut sa réelle déception ; elle pensait avoir échoué.

— Voilà, maintenant, fermez le livre et redites cette phrase avec tout votre cœur… comme si vous déclariez votre flamme à l’élu de votre cœur.

Elle, qui n’avait jamais fait de théâtre, se prit au jeu, emportée par le vibrant enthousiasme du libraire. La première surprise, elle récita, habillant sa voix d’une ardeur passionnée. Étreint par l’émotion, il articula difficilement.

— Magnifique… Maintenant, ouvrez le livre et… lisez.

Elle n’en crut pas ses yeux ; sur la page, encore vierge quelques instants auparavant, une phrase était maintenant imprimée ; celle qu’elle venait de réciter.

— Voilà… Vous leur avez parlé, avec votre cœur, et les mots vous ont entendue.
— Hélas, seulement la première phrase. Je ne connais pas la suite ; vous peut-être ?
— Non, pas plus que vous, ou alors bien imparfaitement. Mais cela n’est plus utile maintenant ; lisez, lisez posément… comme vous avez récité.

Elle revint vers l’ouvrage convalescent et, pour la première fois, en commença réellement la lecture.

— C’est une fleur, une orchidée, vivace et rustique, qui de mai à juin enchante les clairières.

Puis, alors que ses yeux progressaient d’un mot à l’autre, elle découvrit, d’abord surprise puis émerveillée, que les phrases revenaient à la vie, précédant son regard. Après un bref instant de silence traduisant son incrédulité, elle reprit la lecture.

— J’ai lu quelque part qu’elle était superbe. Quel affront ! Quelle médiocrité ! J’avais renoncé à la décrire, tant les mots, une fois péniblement posés, se révèlent toujours dramatiquement arides…

Laissant cette dernière phrase en suspens dans l’atmosphère maintenant débarrassée de toute poussière, elle s’étonna de la douce fraîcheur et la tendre lumière qui baignaient la boutique, devenue clairière au printemps.

— Vous avez réussi.

Inquiète, car se sentant comme investie d’une mission la dépassant, elle rétorqua :

— Mais les autres mots ? Les autres phrases ?
— Vont revenir, n’ayez crainte ! Peut-être l’ignorez-vous, mais les mots sont de vrais petits cabotins ; ils adorent être sur le devant de la scène, dans la lumière des projecteurs ; quand bien même ce projecteur ne prendrait que la forme d’une modeste lampe de chevet… Alors, lisez… des classiques comme des romans de gare, des recueils de poésie aussi bien que des bandes dessinées… Mais lisez encore, lisez toujours…

Abandonnant sa banque, il se dirigea lentement vers la vitrine vide ; cherchant le ciel du regard à travers la vitre qui tamisait une lumière blafarde, il prophétisa :

— Les pensées refleuriront, faisant succomber l’hiver… Affranchis du gel, les mots se feront torrents, nourrissant les phrases qui, en arbres érigées, seront forêts, seront chapitres. Le livre s’écrira à nouveau… La vie se parfumera alors aux délicates fragrances de l’alpage, quand enfin éclatera la féerie d’une flore en ce triste lieu qu’est ma boutique. Elle aura la saveur exquise d’une journée de fête sous le soleil de l’Italie.

 

***

 

À votre tour, dites « le sabot de Vénus », tournez la page et faites vivre les mots.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le sabot de Vénus

 

***

 

C’est une fleur, une orchidée, vivace et rustique, qui de mai à juin enchante les clairières. J’ai lu quelque part qu’elle était superbe. Quel affront ! Quelle médiocrité ! J’avais renoncé à la décrire, tant les mots, une fois péniblement posés, se révèlent toujours dramatiquement arides… Je m’abandonne pourtant. Féminine, à l’élégance subtilement érotique, le sabot de Vénus s’offre à votre regard, s’invite dans votre imagination et y fleurit…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

La bergerie du Lan

 

 

 

 

 

Les cimes des mélèzes se chamaillaient, chahutées par de courtes et violentes rafales ; Aubin fixait les joutes effrénées des branches, comme s’il espérait que tels des plumeaux, les pointes tendres et touffues des arbres allaient, par enchantement, nettoyer le ciel. Comme souvent à partir de la mi-août, en ce milieu d’après-midi, le soleil avait échauffé la masse d’air qui, voluptueusement attirée par l’air froid des sommets, consomma ses noces, s’arc-boutant langoureusement contre les brûlantes parois rocheuses. De l’étreinte tourbillonnante naquirent de magnifiques cumulus joufflus, se gonflant d’orgueil pour atteindre, en moins d’une demi-heure, l’âge de raison puis l’âge adulte ; alors mués en gigantesques cumulonimbus noircissant l’azur, leurs grondements ravivaient les plus profondes angoisses humaines.

Devinant que l’orage qui s’annonçait ne lui laisserait pas le temps d’abriter ses fagots de bois, Aubin se saisit des quelques bûches qui feraient la flambée du soir, quand un éclair bleuté zébra le ciel lugubre de la vallée. Il n’eut à compter que trois secondes avant qu’un puissant roulement de tonnerre, rebondissant d’ubac en adret, amplifié par de sourds échos se répondant sans fin du levant au couchant, ne fasse vaciller jusqu’aux plus solidement ancrés, les blocs de pierre qui se dressaient là-haut, sur les promontoires rocheux du Lan.

L’alpage, encore vert malgré la brûlure de l’été, était parsemé de ces blocs, qu’au fil des siècles le courroux de l’orage avait arrachés à la montagne. Immuablement, lorsqu’enfin les éléments libéraient leur trop-plein de fougue, Aubin entendait les prétentieux monstres de pierre tomber lourdement de leur piédestal. Après une chute vertigineuse, ils explosaient dans le pierrier, le nourrissant et le modelant de mille nouveaux éclats de roche, dont certains dévalaient jusqu’à l’orée de la forêt, en mutilant cruellement les premiers mélèzes.

Affolées par le bruit, désorientées par la charge électrique de l’air ambiant, les marmottes émirent une série de courts sifflements stridents puis plongèrent dans leurs terriers alors que les premières gouttes s’écrasaient lourdement, déchiquetant les colchiques à peine éclos. Prométhée, insensible à la colère de Zeus, Aubin bomba le torse, ouvrit les bras en croix et levant les yeux au ciel, prit quelques secondes pour s’imprégner de ce spectacle unique, unique, car à chaque fois renouvelé, de la nature restituant à l’homme le trop-plein d’énergie qu’il dissipait sans retenue dans l’atmosphère. Lily le répétait à l’envi : autrefois, avant la mise en eau du lac, avant le tourisme de masse et l’augmentation des émissions de gaz à effet de serre, les orages n’étaient que de doux timides, étanchant la soif de l’herbe rase et des troupeaux en s’excusant de faire du bruit.

Malgré l’eau ruisselant sur son visage, Aubin aperçut un vol de choucas, puis une biche et son faon s’engouffrant, chacun à sa façon, dans l’enchevêtrement des ramures de mélèzes et se dit que plus haut, chamois et bouquetins allaient se regrouper dans quelques replis du relief connus d’eux seuls, par lesquels une nature déchaînée, mais indulgente à leur égard, offrirait sa bienveillante protection. Un dernier regard vers le Nord lui confirma que sur le versant adret, depuis la Tête de la Raisinière dans le lit du Riou Bourdoux, d’irascibles et tumultueuses vagues de lave torrentielle s’élançaient déjà vers le fond de la vallée.

Dans l’ancienne bergerie, il faisait maintenant nuit, à quatre heures de l’après-midi. Aubin rajouta deux morceaux de bois dans le foyer qu’il n’éteignait jamais, été comme hiver ; la bataille du feu n’était jamais gagnée. De nouvelles flammes apparurent, apportant un flux de lumière et de chaleur alors qu’il se défaisait de son tricot humide puis enfilait un vêtement plus épais. Il réalisa qu’il ne s’était pas encore préparé à l’hiver, se laissant bercer dans la torpeur d’un été radieux et par le souvenir de l’automne précédent dont la sournoise douceur avait anesthésié hommes et bêtes. Un simple regard vers le tas de bois qui attendait son heure à côté du foyer lui fit prendre conscience qu’il était grand temps de se réveiller. Il dressa alors la liste de tout ce qui lui restait à faire avant que les premières neiges ne le bloquent ici, à plus de deux mille mètres d’altitude.

Il tentait maintenant de regarder par la fenêtre donnant sur la vallée, mais restait hypnotisé par le déluge qui s’abattait. Sur les lauzes du toit, il entendait le martèlement de la pluie et, par les interstices de l’huis en mélèze mal ajusté au mur de pierre, de vifs courants d’air s’invitaient en sifflant. Il traversa l’unique pièce jusqu’à l’autre fenêtre qui, au Sud, admirait la fine crête en dentelle de schiste scellant l’union du Lan et de la Méa. Les rochers émergeaient de l’alpage, ressemblant à s’y méprendre à des crocs acérés se plantant avidement dans les nuages, comme pour les saigner. Au pied du délicat ruban rocheux, découpés dans l’herbe, Aubin apercevait quelques lacets du sentier qui, après encore plus d’une heure de marche, amenait les randonneurs éreintés au refuge de Cloche.

Quelques secondes durant, cherchant à apercevoir un randonneur en quête d’abri, il se retourna sur son passé, se disant que s’annonçait là son onzième hiver dans cet ancien refuge de berger posé au milieu d’une vaste clairière, qu’un rempart de mélèzes empêchait de s’abandonner sans pudeur à l’alpage ; une bergerie qu’il avait patiemment restaurée pour en faire sa demeure, sa dernière demeure. Il se revit, marchant sans but sous le déluge d’un après-midi de septembre ; cherchant malgré tout à s’abriter, il avait jeté ici son sac, contraint par les bourrasques de la pluie d’orage qui le fouettaient. Ne restaient alors dans ce paradis pour ronces, framboisiers sauvages et bouquets d’orties que quatre murs, un pan de toit pas encore tout à fait effondré ainsi que les vestiges noircis d’une porte et de fenêtres calcinées.

Il y eut cet après-midi de septembre. Le sentier de grande randonnée passait à quelques centaines de mètres des ruines de l’ancienne bergerie et, bien plus haut, se trouvait le refuge de Cloche que Lily faisait vivre, mais Aubin l’ignorait. Il était installé depuis une semaine, lorsqu’attirée par une fumée s’échappant de la clairière, elle quitta le sentier et se présenta devant lui. Montagnarde aguerrie, accompagnée de son chien et d’un mulet bâté lourdement chargé, elle s’approcha sans crainte et découvrit un ermite prêt à vivre là ses derniers jours.

 

 

 

 

 

Dix ans plus tôt…

 

— Bonjour !

Bien qu’alerté par le clair tintement du grelot pendant au collier du chien, le ton d’Aubin marqua la surprise et la méfiance.

— Bonjour ?

La gardienne du refuge de Cloche était une petite bonne femme, dont le visage aux traits burinés par l’air sec de la montagne se faisait pourtant rieur, éclairé qu’il était par un regard miroitant douceur et bienveillance ; elle nouait ses longs cheveux, blanchis par les années, en un chignon qui tenait, comme par magie, planté sur son crâne par un fin morceau de branche, de mélèze certainement. Lily, n’ayant pas, malgré tout, un caractère à s’en laisser conter, attaqua sans ambages.

— Tu fais du feu. Peut-être as-tu froid, mais je me dois de te rappeler que les feux nus sont interdits.
— Je l’ignorais… et effectivement les nuits sont plutôt fraîches et humides.

Elle jeta un rapide coup d’œil dans les restes de la bergerie effondrée pour constater qu’Aubin s’y était sommairement installé.

— Là-haut, je tiens le refuge ouvert jusqu’à fin octobre.

Elle fixa Aubin qui hésitait à parler.

— Je m’appelle Lily ; mon chien, c’est Split et le mulet, Albert. Le refuge est à une heure et demie de marche ; peut-être à peine plus d’une heure si tu es bon marcheur.
— Je ne sais pas… Je m’appelle… Aubin… Et je souhaite rester ici, dans cet abri. Il est peut-être à vous ?
— Non, il n’est pas à moi ; pas plus que le refuge dont je ne suis que la gardienne. Mais si tu comptes rester là quelques jours, fais en sorte de ne pas faire de feu dans un foyer ouvert. Je ne dirai rien, mais il y a une coupe de bois pas très loin et les agents de l’ONF1 viennent parfois la contrôler. S’ils aperçoivent la fumée, tu seras verbalisé. Ah ! avec moi, le vouvoiement, c’est quand on est plusieurs.
— Je ne vais pas rester quelques jours… Je vais rester ici pour toujours.

Surprise, Lily regarda Aubin, se disant que ce citadin devait souffrir du mal des montagnes.

— Ah oui ? Ici là, dans cette bergerie effondrée… pour toujours ?

Bravache, Aubin répondit sur un ton très assuré.

— Oui, c’est ça ! Pour toujours !
— Mais cet hiver, tu vas faire comment ? La nuit, à cette altitude, la température chute en dessous de moins quinze !
— Je ferai du feu… Je suppose que l’hiver, les coupes de bois sont arrêtées et que les gars de l’ONF restent au chaud chez eux ? Et puis, avec la neige, je ne vais certainement pas mettre le feu à la forêt.

Lily restait silencieuse, perplexe, ayant le plus grand mal à jauger exactement la situation. Elle en avait déjà côtoyé des centaines, de ces randonneurs mal préparés, pensant qu’il suffisait de s’équiper de tout un barda de matériel de montagne pour se confronter aux cimes en toute sécurité. Mais un citadin, plutôt légèrement équipé à ce qu’elle pouvait voir, qui avait la prétention de s’installer définitivement à plus de deux mille mètres d’altitude sur le versant ubac, elle n’en avait jamais croisé.

— Écoute Aubin, tu as certainement tes raisons et ça ne me regarde aucunement. Mais là, tu te mets en danger et ça, ça me contrarie grandement. Le refuge est ouvert pendant encore plusieurs semaines ; alors par pitié, ne te laisse pas mourir de froid. En attendant, je vais te montrer comment faire un foyer plus discret. Si les gars de l’ONF te repèrent, avec un foyer presque fermé, ils seront indulgents.

Aubin l’aida à transporter de larges morceaux de pierres plates dont il apprit qu’elles s’appelaient des lauzes. En quelques minutes, Lily avait bâti un foyer fermé, qu’elle avait adossé au pan de mur le plus solide restant de la bergerie.

— Voilà… C’est un bon début ! Le soir, après avoir terminé ton repas, empile plusieurs pierres pour qu’elles se réchauffent et cale-les ensuite autour de ton duvet. Surtout, utilise du bois sec, ce n’est pas ce qui manque ici et ne laisse pas le feu s’éteindre.
— Pourquoi ?
— C’est quand le foyer est froid et le bois humide ou vert qu’on fait le plus de fumée !
— Merci… Lily.
— De rien, Aubin ! Quand tes aménagements seront terminés, n’oublie pas de m’inviter.
— Pour ?
— Pendre la crémaillère, bien sûr ! Bon, j’ai assez traîné ; il faut que je descende au village. Tu as besoin de quelque chose ?

Il ne répondit pas. Lily fit un dernier tour d’horizon de l’univers spartiate d’Aubin et déclara :

— Suis-je sotte ? Tu as besoin de tout, il me semble.

Aubin esquissa un sourire ; après une vie dans laquelle il avait tout eu, tout acheté, puis pris tout ce qui ne pouvait s’acheter, il recherchait, comme une rédemption, une vie faite du plus grand dénuement. Lily pouvait-elle le comprendre ?

Il se cachait, il fuyait et Lily l’avait deviné. Chercher et juger la raison de cette fuite n’était pas dans sa nature. Pour elle, cet homme venu se perdre en ce milieu hostile, espérant se retrouver, n’avait besoin que d’une chose : qu’on lui tende la main.

 

 

 

 

 

Dix ans déjà… Ou peut-être neuf, voir onze ou plus, il ne savait plus vraiment et avait délaissé depuis longtemps ce décompte futile. Des cris tirèrent Aubin de sa rêverie ; deux voix se mêlaient, dont les tonalités angoissées ou joyeuses trahissaient la composition du groupe qui, en courant, s’approchait du refuge. Sans attendre qu’ils tambourinent à sa porte, ou même qu’ils entrent sans y avoir été invités, Aubin entr’ouvrit le battant de mélèze et accueillit deux ponchos ruisselants.

— Déposez toutes vos affaires ici, s’il vous plaît ! Ça évitera que l’eau ne ruisselle partout. Et accrochez vos ponchos à la patère. Merci.

Se défaisant de leurs impressionnants sacs de randonnée, rassurés de se trouver enfin à l’abri, mais quelque peu désarçonnés par la rudesse des propos qui venaient de leur être adressés, les deux se découvrirent et obtempérèrent sans un mot, déposant ensuite leurs effets trempés dans un vieux bac de douche, sommairement posé derrière la porte. Aubin les regardait froidement, essayant de jauger rapidement à qui il pouvait avoir affaire ; hésitant entre sourire confus ou gêne joyeuse, une femme et un homme se tenaient devant lui. C’est l’homme qui brisa le silence.

— Merci ! oui, vraiment merci de nous avoir ouvert…

Aubin lui coupa la parole, sans ménagement.

— De toute façon, vous seriez entrés ; c’est ouvert… C’est toujours ouvert.

Puis, les fixant sans chercher à les dévisager, il ordonna :

— Retirez également vos chaussures de randonnée. Le sol est en terre battue ; je vais vous donner des sabots.

Soulagée de se sentir en sécurité, la femme tenta un trait d’humour.

— De vrais sabots ? Pour moi, ce sera un petit trente-neuf ! Si vous avez ça en magasin ! C’est vous qui les fabriquez ?

Aubin ne broncha pas, manifestement blasé.

— Quatre tailles : enfant, adolescent, femme adulte, homme adulte. Mais je n’ai plus que deux paires, avec des chaussons en peau de mouton. Ils sont propres, lavés après chaque utilisation ; vous pouvez garder vos chaussettes si vous préférez. Et… oui, je les fabrique.

Presque penauds, ils enfilèrent chaussons et sabots puis restèrent plantés dans la pièce, toujours quelque peu réfrigérés par l’accueil revêche qu’Aubin leur avait réservé.

— Eh bien ! Ne restez pas plantés là ! Installez-vous au chaud devant le foyer ; et si vous avez des habits mouillés, profitez-en pour les faire sécher. Quelque chose de chaud ?

Dehors, l’orage avait étranglé la lumière et dans une pénombre tutoyant l’obscurité, Aubin ne distinguait plus que les traits de leurs visages éclairés par les flammes. Ils s’avancèrent prudemment vers le mur au sud, depuis lequel l’étroite fenêtre donnait sur l’alpage. Dans l’angle à droite, Aubin avait bâti une cheminée, plus exactement un foyer ouvert dont le but était de donner, certes un peu de chaleur, mais surtout de la lumière, quand l’angle opposé accueillait un antique poêle en fonte émaillée, émettant un rassurant ronronnement.

Il imagina un couple de bourgeois bohèmes, approchant la cinquantaine, s’étant lancé sur le chemin de randonnée sans trop de préparation. Passant entre eux, il se saisit de la bouilloire qui, posée sur le poêle, chuchotait en permanence. Ils étaient silencieux, s’échangeant des regards en coin, se demandant certainement s’ils n’étaient pas tombés dans les griffes d’un maniaque. Aubin, dont le flot de paroles et le goût pour la communication s’étaient taris à l’aune des années de solitude, décida pourtant de détendre l’atmosphère.

— Je m’appelle Aubin.
— Bastien.
— Blandine ; je suis la femme de Bastien. Je prendrai volontiers un thé.
— Thé ? Je n’en ai pas ; pas plus que de café d’ailleurs. Pour vous empoisonner avec ces soupes lyophilisées dont vos sacs doivent bien évidemment regorger, je peux vous donner une tasse d’eau bouillante. Sinon : Artemisia Umbelliformis. Du génépi, en infusion.

Bastien réagit le premier.

— C’est habituellement une plante utilisée pour faire une liqueur, c’est bien ça ?
— Je l’utilise en infusion. C’est un peu amer. Les vertus réelles de cette plante ont été oubliées depuis que le commerce en fait une liqueur, parfois de pitoyable qualité d’ailleurs.

Entendant Aubin se lancer dans l’énumération des vertus médicinales d’Artemisia Umbelliformis, les visages des naufragés se décrispèrent ; derrière cet homme, capable de parler ainsi d’une plante de montagne, ne pouvait se cacher un dément prêt à les égorger.

— Voilà pour Artemisia. Combat la fatigue du randonneur, lutte contre la fièvre et la toux, stimule la digestion. Ça ira pour vous ?

Blandine répondit pour son mari.

— S’il vous plaît. Et où la cueille-t-on cette plante miraculeuse ? Quelque part par ici, je suppose ?
— Secret. Chacun ici a ses propres coins et n’en parle à personne. Mais, comme dans tout ce qui reste de notre monde, tout est dévoyé, en fond de vallée des petits malins la font pousser dans leurs jardins. Rien de commun pourtant avec celle cueillie dans la roche…

Aubin n’eut pas le loisir d’achever sa phrase ; faisant trembler les murs et le toit de pierre, dans un vacarme assourdissant, la foudre s’abattit à proximité immédiate de la bergerie. Une fraction de seconde durant, l’air fut ionisé et depuis l’extérieur, par les deux fenêtres en mélèze qui s’ouvrirent sous la déflagration, une étrange lumière d’un aveuglant bleu électrique traversa la pièce. Terrorisée, Blandine se réfugia précipitamment dans les bras de Bastien qui lui aussi fit un bond, se recroquevillant au sol. Aubin resta impassible.

— La foudre… sur le mélèze le plus haut.

De la porte, des coups timides résonnèrent, à peine perceptibles, car couverts par le martèlement de la pluie qui redoublait de violence. Aubin ouvrit rapidement et, soudainement inquiet, s’effaça pour découvrir et laisser entrer une nouvelle randonneuse en perdition.

— Vous allez bien ? La foudre ne vous a pas… ?
— Ça va, oui ; merci de m’ouvrir.

Il l’aida à se défaire de ses vêtements de pluie.

— Entrez, entrez vite. Désolé, mais je n’ai plus de sabots à vous prêter. Gardez vos chaussures, sauf si elles sont trop mouillées bien sûr. Auquel cas, j’ai certainement une paire pratiquement neuve qui devrait vous aller.
— Ça ira, je pense ; merci.
— Défaites-vous de vos habits mouillés et donnez-les-moi, je vais les mettre sécher près du poêle. Ah ! je m’appelle Aubin.

Aubin posa enfin son regard sur le visage de celle qu’il venait d’accueillir ; sur le ton de la confidence, elle déclara :

— Vénus ; je m’appelle Vénus.
— Une boisson chaude ?
— Oui, merci, elle sera la bienvenue.

Il reprit calmement le service de l’infusion alors que le couple se relevait lentement, se remettant péniblement du choc subi.

— Vous êtes berger ?

Aubin revint vers Blandine avec le regard fermé de celui qui ne compte pas se soumettre à un interrogatoire.

— Non.

Ne se laissant pas déstabiliser par le ton de la réponse, elle poursuivit.

— C’est pourtant une bergerie, du moins c’est ce qu’il me semble…

Il l’interrompit, comme si le verbiage parfois un peu précieux de cette femme l’exaspérait.

— C’était.

Blandine décida de tenir tête à ce montagnard un peu trop obtus à son goût.

— Si ce n’est plus une bergerie, que faites-vous ici ?

Écarquillant les yeux de stupeur, Bastien regarda sa compagne, comme si elle avait posé une question sacrilège.

— Eh bien, en ce moment, j’infuse des brins d’Artemisia pour des randonneurs…

Aubin eut envie de rajouter « un peu pompeux, un peu trop curieux, mal préparés et qui auraient mieux fait de rester chez eux ! » ; mais alors qu’il versait la première tasse et la tendait à Blandine, il choisit d’adoucir le ton.

— Et l’été, j’accueille souvent des personnes comme vous qui ne se sont intéressées que de très loin à la météo et n’arrivent pas à temps au refuge de Cloche.

Puis il rajouta :

— Je ne suis pas berger ; j’ai simplement retapé cette bergerie pour la rendre habitable.

C’est alors Bastien qui se lança, profitant du fait qu’Aubin lui semblait enfin enclin à parler.

— Habitable l’été !
— Non, j’habite ici.
— Toute l’année ?
— Oui ; ça vous surprend ?
— Mais comment faites-vous pour…
— Je me débrouille… J’ai appris à me débrouiller.

Aubin lâcha, presque sur le ton de la confidence :

— Comme j’ai appris à utiliser Artemisia en infusion.

Blandine venait de porter la tasse à ses lèvres pour la première fois. Elle déglutit et Aubin la vit esquisser une grimace de surprise.

— Je vous avais prévenue. Avec du miel, ça ira mieux.

Il se dirigea vers le fond de la bergerie ; au mur faisant face au foyer, à gauche de la pile, un bloc de pierre creusé qui faisait office d’évier, un bahut vermoulu était adossé. De sa partie basse, Aubin sortit un pot de verre et d’un tiroir qui s’ouvrit en renâclant une cuillère.

— Servez-vous.
— Et vous ? Vous ne buvez pas ?

Bastien désigna la troisième tasse qu’Aubin venait de poser sur la table.

— Vous avez peur que je vous empoisonne ?

Aubin regretta aussitôt cette saillie sur un mode mi-humoristique, mi-caustique et reprit aussitôt :

— Non, merci, je n’en bois que lorsque c’est nécessaire : pour la toux, la fièvre, la fatigue ou le froid.

Il allait finir sa phrase par « comme je vous l’ai déjà expliqué ! », mais décida d’économiser ses paroles. La pluie qui tambourinait toujours sur le toit de pierre meubla alors le silence. Plus par politesse que par réel intérêt, levant les yeux, Bastien s’enquit de l’étanchéité de cette toiture minérale. Aubin lui répondit, toujours laconique.

— De la pierre, du schiste… des lauzes ; je les ai posées. Au printemps, au dégel, il arrive que certaines cassent ; je monte dans le pierrier et j’ai l’embarras du choix.

Par instant, le tonnerre roulait encore dans la vallée, mais tous comprirent que la fureur de l’orage s’apaisait lentement. Finissant sa tasse d’infusion dans laquelle il avait dilué une grande quantité de miel, Bastien se leva.

— Apparemment, l’orage s’achève. Nous allons pouvoir reprendre notre marche vers le refuge ; ce ne doit plus être dangereux !
— Je vous le déconseille.

Aubin venait de statuer ; ne manquait à sa déclaration que le bruit cassant d’un marteau de juge.

— Les nuages vont s’affaisser, la pluie va cesser ; il se peut même que d’ici trente à quarante minutes, le soleil soit radieux.
— Mais alors ? Nous ne sommes plus qu’à une demi-heure du refuge et…
— Une heure et demie du refuge.
— Bon, une heure et demie, si vous voulez ! Peu importe, il fait nuit noire à vingt heures trente passées ; nous avons donc largement le temps.