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Elle est Japonaise et lui est Français. Cette différence de nationalité n’explique en rien la difficulté, leur difficulté, à vivre en couple. Les amants de même ethnie, de même culture, de même langue communiquent-ils mieux, n’ont-ils pas des habitudes, des traditions, des valeurs et des désirs distincts ? Cette histoire d’amour dont l’intrigue est intime et le drame intérieur à chacun des partenaires vous permettra de vous reconnaître sous une ou plusieurs facettes des personnages. Ils changeront progressivement, consciemment en surface, en profondeur à leur insu. Koï reste une énigme pour Laurent bien qu’elle lui ait révélé son secret. Quelle est donc la fin réservée à ce couple au bord de la rupture ?
À PROPOS DE L'AUTEUR
Psychanalyste,
Jean-Pierre Willaey s’inspire de sa pratique professionnelle pour écrire cette romance. Ses séjours au Japon lui permettent d’évoquer avec humour les mœurs, les traditions et les curiosités, non pas du Japon, mais d’une de ses régions, Kyushû, soumise à de violents typhons et, parfois, à de puissants séismes.
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Seitenzahl: 248
Veröffentlichungsjahr: 2023
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Jean-Pierre Willaey
Le secret de la carpe
鯉の秘密
Roman
© Lys Bleu Éditions – Jean-Pierre Willaey
ISBN : 979-10-377-9115-3
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L. 122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L. 122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivante du Code de la propriété intellectuelle.
Au Japon et ses mystères,
À
osamu,
mikiko,
mayuko,
kazuko,
midori
et
oji San
J’ai gardé de mon enfance l’habitude de m’abstraire dans des petits jeux futiles et solitaires. Je me berce doucement d’avant en arrière, par exemple, les mains posées sur une balustrade, et je concentre mon attention sur le mouvement de mes doigts.
J’écoute craquer les tendons.
C’est de cette manière que je tue ce dimanche après-midi, au deuxième étage de la tour Eiffel.
Je sors d’un groupe de parole. Depuis des années, sans enthousiasme et sans résultat, je sacrifie à ce rituel. Pour m’en sortir, je sais que je devrais développer en urgence un intérêt pour une activité de loisir. Loisir à partager avec des amis, si possible. Si je vivais en Grande-Bretagne, j’irais bêtement au club. Ce doit être bien, le club et son jeu de fléchettes.
J’envie ceux qui ont une passion, pour le bateau, le char à voile, le planeur. Je ne vois pas ce qui pourrait me passionner, moi, qui en dehors du travail ne sais rien faire.
Je laisse mes yeux voguer sur Paris.
Un jour, de ce même endroit, j’ai vu une grande flamme, puis beaucoup de fumée, s’élever sur l’horizon. J’ai tout de suite compris que quelque chose de grave venait de se produire au salon du Bourget. Quelques heures plus tard, je recevais confirmation de mon hypothèse. Alors que les médias relataient l’accident du Tupolev, je me félicitais avec fatuité de mon statut de témoin privilégié. Suis-je devenu plus humble ?
Aujourd’hui, il ne se passe rien.
Une femme menue, vêtue de blanc, se tient à ma droite depuis un long moment. Je sens sa présence devenir plus dense, comme si son aura grandissait et commençait à me toucher. Je me laisse approcher. Elle ne va plus tarder à me parler. Pour l’encourager, je tourne la tête de son côté. Elle lève vers moi un joli visage entouré d’un foulard et me présente son appareil photo. Elle referme la bouche et me fait comprendre par gestes que je dois tirer son portrait, mais surtout m’assurer de ce que la ville et les poutrelles de la célèbre tour soient bien visibles en arrière-plan. Je m’exécute et lui rends son appareil, tout en gardant par jeu la dragonne autour de mon poignet. Elle saisit l’objet et tire légèrement. J’avance. L’air surpris, elle cherche une explication sur mon visage. Je lui souris. Embarrassée, elle détourne le regard et se remet à tirer sans conviction. De nouveau, j’avance. Elle saisit l’appareil à deux mains et tire vers le bas. Je me penche pour suivre le mouvement. Elle lâche et me tourne le dos.
Qu’est-ce qui m’arrive ? Je n’ai pas pour habitude de taquiner mon prochain. À l’école, à l’armée, je me situais plutôt du côté des victimes.
Je détache la lanière et lui rends le Nikon par-dessus son épaule.
— Thank you, dit-elle.
Pour se dégager un peu et dissiper le malaise, elle demande :
— Vous parlez anglais, n’est-ce pas ?
— Non, dis-je, mais je parle un peu le japonais.
Stupéfaite, elle éclate de rire, une main sur la bouche, et elle se lance avec précipitation dans une phrase interminable. Son regard va et vient rapidement du panorama à ma personne. Globalement, elle s’étonne de rencontrer, dès son premier jour en France, un Occidental parlant sa langue, jamais elle n’aurait pensé cela possible, c’est formidable, ses amis ne la croiront sûrement pas…
Je l’arrête :
— Pardonnez-moi, j’ai rarement l’occasion de parler votre langue. Je ne suis pas entraîné à l’entendre. Je ne suis jamais allé au Japon. Si vous parlez trop vite, je ne comprends pas.
Elle range l’appareil photo dans son minuscule sac à dos.
— Faites attention, lui dis-je. On vole dans les sacs et dans les poches, à Paris.
— Oui, je sais, c’est la première chose que l’on m’a dite à l’agence de voyages.
Je me place derrière elle ; ma tête penchée touche presque la sienne. Elle se raidit un peu, alors, très vite, je tends le doigt vers l’horizon.
— Regardez, là-bas, c’est le Sacré-Cœur de Montmartre. C’est exactement la direction de votre pays.
— Vraiment ?
— Absolument ! Qu’est-ce que vous faites, après ? Je suis sûr que vous avez l’intention d’aller en bateau-mouche sur la Seine.
— Bateau mouche, qu’est-ce que c’est ?
Tout en expliquant, je m’étonne de me débrouiller aussi bien en japonais.
— Bateau-mouche est à mon programme, répond-elle, pour demain après-midi.
— Moi, j’y vais tout de suite, venez avec moi. Restons ensemble !
Elle s’incline à la japonaise, délicieuse.
— Je vous remercie, c’est gentil, mais j’ai un programme précis à suivre, préparé par l’agence de voyages. Merci pour la photo. Au revoir !
Elle file vers l’ascenseur, je la suis des yeux.
Alors qu’elle a disparu, je lui explique encore :
— Parce que, voyez-vous, moi… j’ai l’habitude de venir ici… après chacun de mes séminaires de taré… et d’aller ensuite me… m’emmerder sur le bateau-mouche.
Ma petite voix intérieure gronde :
Mais, rattrape-la, imbécile ! Elle ne demande que ça.
— Faut pas rêver.
Flemmard ! conclut ma petite voix intérieure.
Je m’attarde, appuyé à la rambarde, hébété, puis je me décide à quitter la plate-forme.
Je dispose encore d’un long moment avant de repasser par l’hôtel pour récupérer ma valise, me rendre à la gare et prendre le train de 20 heures 45, comme d’habitude. J’oublie le bateau-mouche et remonte l’avenue Suffren, avec dans le nez le parfum de la jeune femme. Je prends place à une terrasse ensoleillée et demande un café. J’agite longuement la petite cuillère, les paupières presque closes. Je goûte le jus tiède, dégueulasse, et repose la tasse. Je tire des tentacules à la goutte de café laissée par la cuillère sur le guéridon et obtiens un harmonieux monstre marin. Je contemple distraitement mon œuvre. Encore une habitude qui commence à m’agacer.
Je poursuis ma méditation sur le véritable sens des séminaires que je m’impose. Je sais bien qu’ils n’ont valeur que de prétexte. Ils me permettent de m’éloigner de Clermont et on ne peut plus me reprocher de rester passif par rapport à mes comportements d’original, stigmate posé depuis longtemps sur mes faits et gestes, par ceux qui se croient normaux. Vraiment, il est temps que je trouve un vrai loisir à partager avec des amis, pour reprendre normalement le travail le lundi matin, comme on reprend un travail normal, c’est-à-dire sans un plaisir suspect. Un loisir hors de l’eau, de préférence, j’ai tellement la trouille sur le barlu d’Hubert, dès les premières vagues un peu fortes.
Brusquement, je prends une décision. De mon mobile, j’appelle l’hôtel et demande à l’accueil si ma chambre est encore libre.
Il est tard, déjà. En colère, mais sans comprendre pourquoi, j’appelle Danièle. J’entends la télé en bruit de fond.
— Je ne rentre pas. Je reste à Paris.
— Tu as raté ton train ?
— Oui.
— Tu es au même hôtel ?
— Oui.
— Tu reviens demain, alors ?
— Je ne sais pas.
— Tu n’as pas ta voix habituelle. Ça ne va pas ?
— Si !
— Tu m’inquiètes.
— Eh bien, comme ça, ça change un peu ! Je te rappellerai.
Je compose le numéro de mon bureau et laisse sur le répondeur des instructions très précises à l’adresse de Nicole, puis je m’allonge tout habillé sur le lit, les mains sous la nuque. J’essaie de me rappeler le visage de la petite Japonaise.
Une robe blanche s’éloigne, de plus en plus floue. Je m’endors.
Je me suis réveillé tard, ennuyé d’avoir gardé mes vêtements et sous-vêtements toute la nuit. Il me faudra les remettre tels quels après la douche. Je procède à une toilette méticuleuse et me passe entièrement à l’eau de Cologne.
Je ne supporte en aucun cas de me trouver directement à poils sous mes fringues. Il existe des sous-vêtements jetables, et je ne doute pas d’en trouver dans le quartier. Je me changerai dans les toilettes du Périgourdin.
Dois-je emmener mon mobile ? J’hésite.
Il restera dans l’attaché-case.
Je prends simplement un café au bar de l’hôtel et prie le portier de me réserver la chambre pour une nuit supplémentaire. Le temps doux m’invite à flâner, j’irai lentement à pied jusqu’aux bords de Seine.
Après quelques essais infructueux à la recherche de sous-vêtements jetables, et surtout devant l’air ahuri des vendeuses, j’abandonne. Finalement, c’est bien comme ça, je n’aurai pas à trimbaler mon jeu de linge sale toute la journée. Je ne pus pas, j’espère !
J’aborde l’île de la Cité un peu avant midi. L’envie m’obsède de goûter une fois de plus à l’excellent foie gras maison du restaurant Le Périgourdin.
Elle a dit demain après-midi. Pour moi, l’après-midi commence à quatorze heures. Mais, si jamais, pour une Japonaise, ça commence à midi, je risque de la rater. Je renonce au foie gras et fonce vers les quais. Je parie sur l’embarcadère des Vedettes du Pont-Neuf. C’est le test. Si elle se pointe là, c’est qu’effectivement nous devions nous revoir. Mais je suis sûr qu’elle viendra, et pour y croire totalement, j’achète mon billet. La petite touriste a déjà le sien, j’imagine. La bonne agence de voyages a tout prévu. Je vais faire tache dans le programme, moi. Quel rôle vais-je m’attribuer ? Accompagnateur, allez, ça se fait !
J’attends, m’interdisant de regarder ma montre.
Si elle a changé de toilette, je crains de ne pas la reconnaître.
Elle arrive en pantalon et chasuble gris clair, coiffée d’un chapeau noir. Je reconnais immédiatement sa silhouette et sa démarche, je marche à sa rencontre. Elle ôte ses lunettes de soleil, montrant son étonnement.
— J’avais envie de vous revoir, expliqué-je, je voudrais vous accompagner.
— Pourquoi ?
— Je ne sais pas… Je ne sais pas encore, ajouté-je en français, pour moi-même.
— Je ne parle pas beaucoup, objecte-t-elle. Je ne suis pas de compagnie très agréable.
— Pas de problème, moi non plus !
Nous prenons place côte à côte sur le pont découvert pour une croisière dont je regrette déjà la brièveté.
Je n’ose plus la regarder.
Au micro, un jeune guide donne des explications dans plusieurs langues, dont le japonais. Elle écoute. Au passage devant la tour Eiffel, elle se tourne vers moi. Je m’attends à ce qu’elle fasse allusion à notre rencontre de la veille, qu’elle dise par exemple : Nous étions ensemble, là-haut ou quelque chose de plus romantique, mais elle explique.
— Au Japon, nous avons aussi tour Eiffel, à Tokyo.
En débarquant, je demande à la petite apparition quelle sera la suite. Avec peine, elle ânonne Montomaltolu. Je jette un œil sur le papier.
— Montmartre. C’est vrai que c’est impossible à prononcer pour une Japonaise. Je n’ai jamais vu Montmartre, je vais me faire un plaisir de le découvrir en même temps que vous.
— Vous n’habitez pas Paris ?
— Non. J’habite Clermont-Ferrand.
Elle éclate de rire en essayant de répéter Clermont-Ferrand.
— C’est loin ?
— 450 kilomètres au sud de Paris.
— Vacances ?
— Oui… Nous allons prendre un taxi pour Montmartre.
Elle me suit sans hésiter.
Si cette relation, que je sais éphémère, avait la moindre chance de se prolonger, je craindrais l’épuisement rapide de mes ressources en communication-séduction. Comme d’habitude, je fuirais. Mais là, curieusement, je me sens sûr de moi auprès de cette femme. Je m’éprouve en homme de décision ; c’est grisant.
Les Japonais sont pressés, dit-on, les Japonaises aussi, sans doute. Pour visiter le Sacré-Cœur, celle-ci prend son temps. Elle consulte studieusement le livret de présentation écrit dans sa langue, observe tout et revient sur les détails. Je la regarde se déplacer. Elle bouge avec souplesse et élégance. Elle sait que je la regarde, les femmes sentent finement ces choses-là.
Qu’est-ce que t’y connais, toi, aux femmes ? Pécaïre !
C’est vrai, mais qui peut prétendre les connaître.
Je m’approche et me saoule de son parfum. Elle a enlevé son chapeau, sa coupe de cheveux moderne, soignée, découvre une nuque adorable. À distance, j’ébauche le geste d’y poser la main. J’ai un vertige.
Allez, mon vieux Laurent, remets-toi !
Les barbouilleurs de la place du Tertre intéressent fortement ma compagne. Elle prend un cliché de chacun. Elle s’attarde derrière un portraitiste dont l’œuvre en cours d’exécution me ressemble vaguement. Elle me fait poser pour la photo, à côté du tableau.
— C’est votre mari ? demande le peintre.
Elle se tourne vers moi et je traduis. Elle étouffe un rire amusé.
Les terrasses l’étonnent.
— On dirait des aquariums, dit-elle.
Au Japon, ça n’existe sans doute pas.
Je l’invite à prendre quelque chose à une de ces terrasses. Elle commande un chocolat. Comme on le lui apporte glacé, elle renouvelle sa consommation en précisant chaud, s’il vous plaît. Je la sens à l’aise, je me détends aussi et trouve un ton naturel pour lui demander ses impressions sur le quartier. Honhon, fait-elle, en hochant la tête. En réponse à son enthousiasme plutôt modéré, je lui livre, suivant ce qu’il est convenu de dire de Montmartre, mon sentiment agréable d’être dans un village plutôt que dans une grande ville.
— Je n’aime pas les villages, je n’aime pas la campagne, dit-elle. Je me sens bien dans une grande ville. Mon rêve serait de vivre à Tokyo.
— Ah !
J’éprouve une déception, que je m’empresse de nier.
Elle explique comment sa famille, originaire d’un village du sud de Kyushu, s’est établie à Fukuoka, à cause de ses études.
Elle parle de son travail, qui, dit-elle, prend beaucoup de son temps. Elle travaille pour une chaîne de télévision.
Elle demande quel est mon métier. Je ne connais pas le mot architecte, alors, tout en mimant le tracé d’un plan, je dis que je construis des ponts et des maisons.
Nous restons encore longtemps à bavarder, tandis que le soleil décline. Elle articule bien et parle lentement pour me laisser le temps de comprendre. Quand le sens d’un mot m’échappe, elle ouvre un petit dictionnaire édité au Japon. J’ose le lui prendre des mains, à plusieurs reprises, pour chercher une expression juste. Elle utilise quelques mots de français avec une prononciation invraisemblable et, justement, pleine de charme.
Chaque contresens est une occasion de rire. Nous sommes bien.
— Vous êtes en France pour combien de temps ?
— Une semaine. Je reprends l’avion dimanche soir.
— C’est court.
— Au Japon, les congés sont courts. Il est tard, je rentre à mon hôtel.
— J’ai envie de vous revoir demain, je vous accompagnerai encore.
— Je ne veux pas vous déranger.
— C’est un plaisir. Acceptez, je vous en prie.
— D’accôld, dit-elle en français.
— Où ?
Elle sort son programme.
— Mioussée dou Loublé. Mousée dou Loub… ré, dix hores.
Nous prenons le funiculaire. À la station Anvers, je dis Nation.
De son index gracile, elle suit une ligne sur le plan et dit Polte Dauphine.
Nous nous séparons poliment.
Je voudrais marcher encore. Sorti du métro à Denfert-Rochereau, je prends à pied l’avenue Leclerc en répétant d’accôld, imitant l’accent de la petite Japonaise. Devant une boutique de sous-vêtements féminins, j’essaie d’imaginer ce qu’elle porte sous sa tenue convenable. Des dessous sobres, de bon goût, jolis bien sûr, mais elle pourrait parfaitement en dissimuler de très audacieux. J’opte pour un ensemble blanc, élégant, très correct. Des petits bonnets, mignons, de la dentelle. C’est ce que j’aimerais lui voir porter, c’est ce qu’elle porte.
Sous-vêtements. Mais c’est bien sûr ! J’allais oublier.
C’est simple, il me suffit d’acheter du neuf, ce ne sera pas un achat superflu.
Je ne trouve pas ma marque habituelle. J’évoque avec humour le moment du film où Dustin Hoffman-Rainman exige des slips de chez Kassport. Je n’en suis quand même pas à ce point de ma pathologie.
Les magasins commencent à fermer, je me contenterai d’une marque inconnue.
À l’hôtel, pas de message ! Je m’isole pour appeler mon bureau. Nicole a déjà quitté le cabinet.
Dans ma chambre, appuyé au garde-fou de la fenêtre, je regarde les pavés de la ruelle, la tête pleine de mots japonais. J’ai passé une journée formidable avec elle et je ne connais même pas son prénom. Aïko, Massako, Eriko ? Enfin quelque chose en ko, comme toutes les Japonaises. Coquelicot, ce serait amusant, transcrit en signes japonais, ça s’écrirait kokuliko. Je passe en revue les mots de la langue française finissant par ko et pouffe de rire avec haricot et asticot.
Je me trouve vraiment stupide à m’amuser avec des riens, des traces de café, des mots lus à l’envers, des mots en ko. Je me passe une sérieuse engueulade. Quand deviendras-tu adulte, imbécile ? Ko est loin de se douter…
Ko, je l’ai appelée Ko… Ko, sans rien devant. En japonais, ça signifierait enfant ou petit.
Tu sais, Petite, j’ai bien l’intention de te séduire, et plus si affinité.
Je me réveille bien avant que mon mobile ne sonne. Ma première pensée est pour Ko et le Louvre, puis je me réjouis de m’être procuré des sous-vêtements. Je dois les mettre tels quels. Sono mama en japonais. D’habitude, Danièle les fait bouillir avant le premier usage.
Danièle ! Je l’avais oubliée, celle-là !
La jeune femme se tient dans la cour du Louvre, devant la pyramide, bien sûr. Nous nous plaçons ensemble au bout de la file d’attente, longue d’une centaine de mètres. Je sens sa chaleur.
— érabu1, dis-je, en montrant les gens qui nous précèdent.
— narabu2, rectifie-t-elle.
— Oui. narabu. Je ne connais pas votre prénom, quand je pense à vous, je vous appelle Ko.
— C’est presque comme. Je porte un prénom rare, Koï.
— Comme la carpe ?
— C’est la même prononciation, mais ce n’est pas la même écriture. Koï est le nom d’un personnage du genji monogatari, vous connaissez le genji monogatari ? Koï est la bien-aimée de l’Empereur, celle qui lui a donné un fils, le genji, qui aura un destin étrange.
Koï veut dire amour.
Je la regarde et mon cœur s’emballe.
— Et vous ? dit-elle.
— Moi ?
— Votre nom, c’est quoi ?
— Euh… Laurent.
— Laurent.
Elle prononce Lolann.
Dans les salons, nous risquons à tout moment de nous trouver séparés par le flot des visiteurs. Koï passe entre les gens avec habileté et je la suis avec peine. Avant de s’intéresser à autre chose, elle tient à photographier la Joconde – elle dit Mona Lisa – la Vénus de Milo et la Victoire de Samothrace. Des groupes entiers de ses compatriotes s’amassent devant les mêmes sujets et mitraillent en se bousculant. Koï n’hésite pas à se faufiler jusqu’aux meilleures places et elle s’extrait de la cohue avec un sourire malicieux. Je lui adresse une mimique d’admiration.
— Le conservateur du musée, dis-je, aurait avantage à grouper les trois sujets dans le hall d’entrée. De cette façon, les touristes pourraient, en une seule photo, immortaliser leur passage et sortir rapidement. Tout le monde gagnerait du temps.
Elle écoute attentivement et approuve le côté pratique de ma proposition.
— ii kangaé desu3, dit-elle.
Je me trouve un peu déconcerté.
Si tu veux séduire une femme, fais-la rire, c’est une recette bien connue, mais qu’est-ce qui fait rire une Japonaise ? Je ne suis pas vraiment certain, d’ailleurs, que mon trait d’humour eût fait rire une compatriote. Généralement, je me plante dans ce genre d’exercice.
Au moment où nous entrons dans une autre salle, Koï me retient par la manche et pose la main sur mon épaule. La bride de son escarpin s’est détachée. Pour la remettre, elle s’appuie légèrement. Je suis surpris par une érection comme je n’en connais plus depuis plusieurs années. Les yeux dans le vague, je m’exclame : Fabuleux, extraordinaire ! Koï m’interroge d’un regard amusé, je dois avoir un drôle d’air. Je saisis sa main pour lui faire constater le phénomène. Fort heureusement, j’arrête mon geste juste à temps.
— Incroyable ! dis-je, mais qui es-tu, toi, pour me faire un effet pareil ?
— Je n’ai pas compris.
— sugoï!4 résumé-je, toujours émerveillé.
Koï porte son regard dans la même direction que moi et découvre le grandiose Sacre de Napoléon par David.
— huhum, sugoï, convient-elle volontiers.
— N’est-ce pas ?
Revenu, tout au moins sur le plan émotionnel, à un état acceptable, je me félicite d’avoir eu le bon réflexe. J’ai risqué de tout gâcher. Même flattée de se savoir à l’origine d’un tel émoi, n’importe quelle femme eut été choquée.
Gâcher quoi, au fait ? Qu’y a-t-il à espérer de cette rencontre ?
La petite voix intérieure gronde :
Pour une fois, va jusqu’au bout, tu verras bien !
Nous quittons le Louvre. Il est treize heures.
— Nous allons déjeuner ensemble au restaurant, dis-je.
Koï ne prévoyait pas de déjeuner, mais elle accepte. Ma manière de décider semble lui plaire.
Je l’entraîne sur la Rive Gauche en empruntant le Pont-Neuf.
Elle aime beaucoup la Seine. Elle se penche à chaque pile et prend des photos.
Je suis verni. Me voici, assis à la meilleure table du Périgourdin, et je vais déguster ce foie gras sans pareil en compagnie d’une femme sans pareille. Ça valait la peine que j’attende.
Koï revient des toilettes.
Comme elle s’assoit, je lui fais remarquer qu’elle a pleine vue sur Notre-Dame de Paris. Elle hoche la tête et goûte, à la manière des connaisseurs, le Sauternes que j’ai commandé. Elle apprécie. Une femme qui aime le vin cache beaucoup d’autres qualités.
Ma petite voix ironise : Autre poncif !
Et alors !
Vers la fin du repas, Koï déclare solennellement :
— À trois heures et demie, je suis reçue à l’ambassade du Japon. Je dois y aller seule. Vous ne pourrez pas m’accompagner.
— De toute façon, je rentre ce soir à Clermont-Ferrand. Je prendrai mon train plus tôt. Mais je reviendrai en fin de semaine. Samedi. Où se retrouve-t-on ?
Elle hésite. Elle se donne du temps en finissant son café.
— Ce jour-là, dit-elle en fouillant son sac, visite…
Elle trouve son programme. Je déchiffre.
— Versailles. Je viendrai en voiture, je vous prends à votre hôtel ?
Koï paraît ennuyée.
— Non. Retrouvons-nous directement à Versailles. Je sais comment y aller. Pour moi, c’est bien. À onze heures, s’il vous plaît.
Danièle a tenu à venir me chercher à la gare. Sa stature et ses taches de rousseur me surprennent.
Nous étions dans la même classe au lycée. C’était une fille bien bâtie, massive, qui finissait première dans les concours de saut en hauteur. Elle s’élançait d’un bloc, avec pour seule grâce le balancement de son épaisse queue de cheval. En physique-chimie, on nous avait collés ensemble pour les travaux pratiques. Dès qu’elle bougeait un peu, je prenais de grandes bouffées de sa puissante odeur. Pendant qu’elle comptait les gouttes d’acide sulfurique ou montait consciencieusement une poulie, j’observais les traits réguliers de son visage, sa carnation fine, le duvet de sa joue, la délicatesse de sa narine d’où dépassaient discrètement, détail que je trouvais insolite, quelques petits poils.
En dehors des travaux pratiques, nous étions indifférents l’un à l’autre. Le jeudi après-midi, Danièle sortait en ville avec un groupe de filles et faisait les magasins, pendant que je courtisais la jolie Jocelyne au jardin public.
Nous nous sommes revus, vingt et un ans plus tard, par hasard, dans le hall d’une maison de retraite. Je feuilletais une revue en attendant d’être reçu. Danièle avançait vers l’accueil, serrée dans un imper en skaï. Elle s’est retournée en entendant prononcer mon nom. Je lui ai lancé rapidement : Attends, attendez-moi, je n’en ai pas pour longtemps. Elle a attendu. Quand je suis sorti du bureau, Danièle s’est levée du fauteuil et nous sommes partis ensemble sans un mot.
— On prend un café ? ai-je demandé en évitant de dire vous ou tu.
Devant un café, je lui ai expliqué que je venais de remplir le dossier de ma mère, qui était admise à la maison de retraite. Danièle m’a expliqué qu’elle se renseignait sur les établissements du secteur parce que sa grand-mère commençait à ne plus pouvoir habiter seule.
— On se dit tu, comme au bahut, décréta Danièle. Qu’est-ce que tu fais dans la vie ?
— Je suis architecte. J’attends un grand projet. Et toi ?
— Je travaille en banque. Comment va Jocelyne ?
— Nous ne nous sommes pas mariés… Je ne suis pas marié.
— Pourtant ça avait l’air de marcher, vous deux. Moi, j’ai été mariée un an, et puis…
— Tu m’as dit que tu étais pressée, je ne vais pas te retenir. On devrait se revoir. Tiens, voici ma carte, appelle-moi si tu en as envie.
Danièle, elle me l’avouera plus tard, savait déjà qu’elle m’appellerait, même si la décence commandait de laisser passer au moins deux semaines.
Nous prîmes l’habitude de sortir ensemble. Danièle avait des goûts simples.
Elle était toujours contente. Elle appréciait le restaurant, les gargotes comme les grandes maisons. Elle s’endormait au concert ou au théâtre, mais, à la fin, elle applaudissait avec enthousiasme.
Après les séances de cinéma, elle faisait une critique avisée du film. La finesse de ses analyses m’étonnait.
— Tu vois, disait-elle, il est difficile de s’identifier au personnage de Béa, elle est ambiguë. Il y a toujours un décalage entre ses sentiments et ses attitudes. Par exemple…
Je lui disais :
— Tu aurais dû faire psycho, à la fac. Ou critique d’art.
— Non, j’ai choisi un métier sérieux.
— Tu trouves sérieux d’étudier des dossiers de prêt ?
— Oui.
— C’est dans la banque que tu as connu ton mari ?
— Oui.
— Qu’est-ce qui s’est passé ?
— Il me trompait. Et toi, pourquoi n’as-tu pas épousé Jocelyne ?
— Je la respectais, je ne l’ai jamais touchée, j’attendais le mariage. Elle a dû me trouver un peu benêt. Elle a perdu patience. Quand je suis revenu de l’armée, j’ai appris qu’elle avait épousé un type riche. Je ne l’ai pas revue. Je suis resté longtemps amoureux d’elle.
— Et après ?
— Et après, quoi ?
— Tes amours ?
— Je me suis trompé à chaque fois. Elles m’ont trompé à chaque fois. Mes histoires d’amour finissent mal, en général. Ça a toujours foiré, quoi !
Un jour, je lui ai déclaré :
— Il faudra que je te présente Émilie, ma fille, elle a dix-huit ans. Je n’ai jamais vécu avec sa mère. Depuis sa naissance, je verse une pension alimentaire. Elle prépare son entrée à l’école paysagiste de Bordeaux, ensuite, elle viendra travailler avec moi.
Nous commençâmes à être reçus comme un couple chez nos amis respectifs.
Puis nous avons décidé de nous installer ensemble.
Chacun de nous a quitté son logement pour qu’aucun ne se sente hébergé par l’autre.
Nous vivons depuis dix ans dans un appartement que nous avons décoré avec goût, comme le disent les copains. L’équipement de la cuisine a fait l’objet d’une longue étude et d’une recherche patiente des meilleurs éléments. Danièle passe beaucoup de temps dans sa cuisine. Elle s’y active dès son retour du travail, et jusqu’au dîner. C’est une gourmande, une belle plante ! Pas gironde, mais solide, la taille à peine marquée, épanouie, la voix assurée. Elle est dynamique. Quand elle s’en va, la porte claque, elle laisse une trace sonore dans l’escalier. Elle prend l’escalier pour éliminer quelques calories.
Le soir, quand elle a tout rangé, elle fait sa toilette, se met rapidement en nuisette et passe plusieurs fois devant moi, alors que je regarde la télé. Je lorgne encore, elle le sait, ses cuisses blanches et fermes, mais je ne suis pas pressé de me mettre au lit avec elle.
— Danièle, j’ai l’intention de retourner à Paris, samedi.
— Séminaire ?
— Non. Je dois retrouver un confrère à Versailles. Je pars tôt, en voiture.
— Ah ! J’espérais autre chose, aller quelque part avec toi… faire un pique-nique… J’en profiterai pour passer le dimanche avec ma mère. Promets-moi un week-end en amoureux, la semaine prochaine.
— Hum !
Je me sens nerveux et distrait. Pourtant, je dois rester calme et vigilant au volant de ma vieille 504. On dit que je conduis comme un pied.
Je doute de retrouver vraiment la petite Japonaise. Elle a hésité avant de répondre. À quel moment et en quoi aurais-je pu déplaire à cette asiatique raffinée ? Mes propositions sont trop directes, peut-être. Je ne me reconnais d’ailleurs pas, dans cette attitude d’homme sûr de lui. Habituellement, je suis plutôt timide. L’a-t-elle deviné ?
J’ai clairement lu Versailles, sur son programme. Elle pourrait très bien ne pas s’y rendre. Pour m’éviter !? Pourtant, elle a l’air franche, si elle ne voulait pas me revoir, elle l’aurait nettement exprimé. Mais, est-ce que les Japonais, les Japonaises peuvent dire franchement les choses ? Et pourquoi aurait-elle voulu m’éviter ? Non, puisqu’elle suit scrupuleusement son programme, elle est forcée de venir.