Le serment de l’absence - Mokrane Koulal - E-Book

Le serment de l’absence E-Book

Mokrane Koulal

0,0

Beschreibung

Ali, jeune villageois animé par l’idéal de l’indépendance algérienne, quitte Maha, sa femme enceinte, pour s’engager dans le maquis. Livrée à une existence de privations, Maha élève leur enfant seule, soutenue par la bienveillance de Na Fatma. Les années s’écoulent, l’Algérie devient libre, mais Ali, resté en Tunisie pour honorer ses devoirs, laisse planer le doute sur sa survie. Brisée par son absence, Maha envisage de tourner la page en acceptant un nouveau mariage. Pourtant, le jour des noces, Ali réapparaît, bouleversant tous les équilibres. Mais, en dépit des supplications de son fils, il choisit, dans un geste déchirant, de s’effacer à nouveau, emportant avec lui le poids des combats et des renoncements qui ont marqué sa vie. Et si les sacrifices d’Ali n’étaient que le prélude d’un drame encore plus profond, où l’amour et le devoir s’affrontent sans jamais trouver d’issue ?

À PROPOS DE L'AUTEUR

Mokrane Koulal, enseignant en sciences de l’ingénieur en région parisienne, incarne l’alliance entre sciences et humanités. Après un troisième cycle en mécanique des fluides, il se tourne vers la littérature à l’Université de Paris 8, où il rédige une thèse sous le thème « La violence du bilinguisme dans l’œuvre de Kateb Yacine ». Ce parcours interdisciplinaire témoigne de sa curiosité intellectuelle et de sa capacité à faire dialoguer des disciplines complémentaires, faisant de lui une figure unique du paysage académique contemporain.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 371

Veröffentlichungsjahr: 2025

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.


Ähnliche


Mokrane Koulal

Le serment de l’absence

© Lys Bleu Éditions – Mokrane Koulal

ISBN : 979-10-422-6139-9

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

1

Malha ne sentait pas le poids du temps, les jours et les semaines défilaient et, au fur et à mesure que les mois passaient, la crédule attente d’hier qui procurait de l’espoir devenait aujourd’hui une plaie douloureuse, un présent nébuleux, une attente qui ne rimait qu’avec le chagrin et la détresse. Rien ne pouvait distraire cette âme dolente qui puisait sa survie dans l’incertitude. Malha pliait sa taille, ses bras croisés posés sur la murette du balcon, les yeux écarquillés et le regard envoyé vers l’horizon, caressant l’inconnu où le souvenir refuse de cohabiter avec l’oubli. Les vestiges d’une brève vie conjugale passée troublaient sa tranquillité et emplissaient sa mémoire d’amertume.

Cette personne qu’elle attendait tant, qu’elle aimait passionnément et qu’elle chérissait démesurément n’avait pas donné signe de vie depuis longtemps. Chaque souvenir de cet homme épinglait sa sensibilité et l’enveloppait dans une profonde tristesse. Lorsqu’elle croyait que son passé n’était que réminiscence, son histoire revivait et la peine renaissait de nouveau. Elle luttait contre sa mémoire pour étouffer ses souvenirs, car chaque rappel de lui provoquait une angoisse. Cet être, absent de son présent, commençait à se simplifier, à perdre de ses couleurs ; en somme, il devenait un oubli dont elle se souvenait encore. L’absence est un rongeur de nuances.

Malha ne prêtait pas grande importance à son officieux célibat ni à son probable statut de femme veuve qu’elle pourrait devenir. Une seule question lui taraudait l’esprit : quand pourrais-je le revoir ? Sans aucun doute, son cœur ne battait que pour lui. De surcroît, Malha fut surprise un jour à la périphérie du village, assise sur un rocher, son corps obscurci par l’ombre d’un eucalyptus, confinée dans sa solitude en train de discourir à elle-même dans un monologue à mi-voix sur un ton de confidence. C’était un moment de grâce où les absences étaient aussi douces que certaines présences. Sur ce rocher, elle parlait à Ali avec une liberté déconcertante, faisant abstraction de ce qui l’entourait. D’une voix mélodieuse, elle dit : « Seigneur tout puissant, je n’attends de vous qu’une quiétude, une fin à ce tourment. Je vous conjure de me délivrer de ce destin inconnu qui m’accable. Aidez-moi, mon Dieu, à sortir de ce précipice. Aucun hospice ne peut bercer mon âme souffrante, ma peine est si grande que ma foi ne peut l’apaiser. Je vous en prie, au nom de votre unicité et de votre omnipotence, je cherche protection auprès de votre puissance contre cette épreuve qui m’accable. » À la fin de ses invocations, Malha semblait apaisée. Toujours assise au même endroit, les doigts entrelacés et les coudes appuyés sur ses genoux, elle soutenait sa tête avec ses deux bras, le menton posé sur ses mains. Elle méditait, plongée dans une éloquence symphonique, s’exprimant dans le langage du cœur. Elle s’adressa à Ali : « Mes mots sont ceux d’une femme qui brûle de l’intérieur, mes mots sont les peines d’une flamme sans fumée qui m’érode en silence. Je veille à ce que le chagrin de ton absence ne soit point une peine, mais plutôt une force. Je me faisais l’idée de ton retour une raison de dessiner un sourire sournois sans que la réalité me rattrape et le défasse, mais je ne réussis pas à cacher mon hypocrisie. Je me souviens de notre dernière accolade lorsque tu as posé ta joue sur la mienne. La connexion entre nous s’est vite établie et la joie s’infusait en moi comme cette goutte d’encre qui se répand sur une flaque d’eau. Je pourrais, sans aucun effort, énumérer tous ces moments passés à tes côtés. Ils ne sont pas abondants, mais ils sont précieux. Je parle dans le vide pour que mes mots atteignent l’infini et siègent dans la cavité de ton âme. Je m’adresse à ton ombre dans cette absence qui s’apparente à la mort, je parle pour recréer ta présence et fuir mon existence. Ma réalité est meurtrie par ton absence, telle est ma condition de femme aujourd’hui. Je t’en supplie d’entendre cette voix de détresse, cette voix qui n’a dit “je t’aime” à personne d’autre que toi. Je t’en prie de me croire et de croire en l’amour que je porte pour toi. Je te jure que je n’ai jamais aimé aussi passionnément, aussi déraisonnablement que je t’aime aujourd’hui. Je ne sais pas si ces appels atteindront ta sensibilité, mais je t’assure que l’épreuve de notre amour est un brasier qui continue à brûler dans les profondeurs de mes entrailles et le supplice, sans doute, ne me quittera pas sans séquelles. »

Un calme olympien plomba l’atmosphère et le silence scella la bouche de Malha, tandis que les sifflements du vent ajoutaient leurs nuances à cette accalmie soudaine. Assise, elle se leva et redressa son corps, l’érigeant dans sa parfaite verticalité, ses mains posées sur ses hanches, semblant étrangler sa taille. Puis, elle poussa un profond soupir en signe d’apaisement. Malha noya son chagrin dans l’ivresse des mots, bien que les larmes inondassent ses globes oculaires et coulent sur ses joues. Les soupirs l’apaisaient et pansaient ses nerfs, mais les vestiges de la tristesse ne se dégommaient pas de son visage. Elle libéra son cœur du fardeau de la mélancolie, échappant ainsi temporairement au châtiment de l’amour. Communiquer avec son mari était une thérapie contre l’abandon, dans l’espoir que, par télépathie, ses peines s’atténueraient.

Le devoir de mère l’appela, et Malha devait rentrer chez elle rejoindre l’enfant qu’elle avait laissé à sa belle-sœur. Cela faisait plus d’une heure qu’elle méditait, ses pensées exclusivement tournées vers son mari. Rêver des heures entières de cet être cher ne suffisait jamais à combler son manque ni à apaiser sa soif de lui, mais son fils restait aussi précieux qu’elle-même. L’absence d’Ali fit de son fils une obsession, il devint sa raison de vivre et le seul lien qui lui restait de son mari. Il était le miroir à travers lequel elle voyait Ali, et sans cet enfant, elle serait tombée dans l’abîme depuis longtemps. Il était le seul enfant qu’elle avait eu de son mari.

Idir était le prénom attribué à cet enfant né de leur union, il n’a jamais vu son père, il ne l’a connu qu’à travers les récits et les anecdotes soigneusement raconté par sa mère. Cette attribution de nom n’est pas hasardeuse, une attention très particulière a été consacrée à cette appellation et une signification minutieusement recherchée : il signifie « il est vivant, il a survécu ». Il est la désignation de Malha qui a voulu qu’il soit à la fois porteur de l’espoir et un garant de la relève de son père.

La ressemblance entre Idir et Ali était flagrante, l’hérédité suivant ses lois : dès son enfance, Idir était sculpté à l’image de son géniteur. Les traits de caractère et ceux du visage étaient également partagés entre le père et le fils, la virilité d’Ali se dessinait désormais chez son fils. Pour ceux qui voyaient Idir pour la première fois, il ne faisait aucun doute qu’il était le fils d’Ali : son nez court et délicat rappelait celui de son père, et l’ensemble des traits de son visage reflétait fidèlement l’image de son géniteur.

Le père d’Idir n’était qu’un conte souvent récité soigneusement par sa mère et détaillé jusqu’à la morbidité. Idir adorait ces moments d’intimité, unissant mère et fils, lorsque sa mère lui racontait sa vie passée avec son père. À travers ces bribes d’histoires, il construisait sa propre histoire, cherchant à créer l’image d’un papa qu’il n’avait jamais connu. Idir ne possédait aucune photo de son père pour apaiser la soif de cette absence paternelle. Il semblait destiné à endurer des peines sans pouvoir murmurer sa souffrance. Enfant, il comprenait déjà beaucoup de choses, ayant appris de la vie qu’il fallait endurer pour durer. Rarement, il versait quelques larmes en pensant à son père, mais lorsqu’il voyait un papa avec son fils, cette scène le peinait profondément, le faisant frissonner tristement dans un horrible émoi.

2

L’aisance n’était pas l’alliée de la famille ; la pauvreté sautait aux yeux dès le premier regard et la misère errait dans cette tanière sans guide ni protection. Leur gourbi était rudimentaire, et malgré son hospitalité, ce foyer laissait à désirer. Ni Malha ni Ali n’avaient honte de leur condition, et ils en souffraient moins parce qu’ils ne convoitaient pas la richesse. Malha avait élevé Idir dans un manque et une privation que personne d’autre au village n’avait connus. Elle était contrainte de prêter ses mains à toutes les tâches, ménageant ses forces pour ceux qui la sollicitaient comme domestique, afin de subvenir aux besoins de son fils. Elle s’adonnait volontairement aux travaux des champs et se consacrait, toute consentante, aux besognes d’une servante.

Même si la générosité et la solidarité des villageois étaient sans faille, Malha n’a jamais cédé à la mendicité. Elle préférait une pauvreté qui l’honorait à une charité qui l’avilirait. Elle se démène souvent pour que son fils mange à sa faim et veille à ce qu’il ne manque de rien. Son amour pour lui naît de ce sens du devoir.

Les parents de Malha, également natifs du même village, apportaient aide et soutien matériel à leur fille malgré leurs propres moyens limités. La pauvreté leur était une amie bienfaisante, moins acerbe et cruelle qu’elle ne l’était pour leur fille. Ils vivaient de la petite agriculture et de la modeste activité de l’élevage du bétail. Menant une vie de paysans, ils se contentaient de pain, de légumes secs et de quelques fruits de saison. La période la plus difficile fut celle de la disette, notamment en hiver, où le manque guettait constamment les villageois.

Un jour de printemps, Malha fut sollicitée par un notable du village pour sarcler son champ d’oignons situé en périphérie de cette campagne. Elle était à la fois rassurée et contente d’avoir trouvé du travail, ce qui lui permettrait de mener une vie décente durant quelques semaines. Cependant, elle n’était pas tranquille à cause de la crainte que lui inspirait cet employeur. Il était le caïd du village, un maître impitoyable qui n’avait ni pitié ni grâce envers ses domestiques et qui se réjouissait de les subordonner. Son inquiétude était justifiée par le comportement de cet importun profiteur. Elle le connaissait bien, ayant déjà travaillé pour lui par le passé. Toutes les paysannes ayant eu affaire à lui avaient été exploitées jusqu’à l’usure. C’était l’exploitation hideuse de la femme par l’homme. Bien que son honneur n’ait jamais été ébranlé par la misère, ni la faim ni la maladie n’avaient entaché la bonne conduite de Malha, et rien ne lui ôtait l’estime et la considération dont elle jouissait auprès de ceux qui la connaissaient.

Ce qui la préoccupait aujourd’hui, c’était l’attitude de ce notable envers les femmes. C’était un prédateur sexuel bien connu de la gent féminine. Il exerçait l’influence de son pouvoir de riche et l’emprise de sa domination physique sur ces dames vulnérables. Il profitait de leur précarité et de leur impuissance, les réduisant à des objets de jouissance pour assouvir ses pulsions sexuelles. Voilà ce qui plongeait Malha dans une grande anxiété, sachant que très peu de femmes avaient pu résister à la corpulence de ce colosse méprisant. Cette angoisse s’ajoutait à celle de l’absence de son fils qu’elle ne pourrait pas voir toute la journée. Elle devrait encore supplier sa belle-sœur de le garder. À défaut, elle porterait Idir sur son dos pendant ses heures de travail. Cependant, elle devait demander la permission de son patron, ce qui l’exposerait davantage et la rendrait encore plus vulnérable aux attaques de ce dernier lorsqu’il lui accorderait ce privilège.

La belle-sœur accepta de garder Idir, mais elle demanda sans prétention à Malha une modeste rétribution pour le service qu’elle lui rendrait. Malha était rassurée et soulagée de pouvoir aller travailler en laissant son fils à la maison. De plus, la belle-sœur affectionnait passionnément Idir et lui témoignait une grande bienveillance. Elle l’adorait autant qu’elle aimait son frère Ali, et on la voyait souvent le serrer énergiquement dans ses bras. Elle voyait en son neveu une médication à la douleur de l’absence de son frère. La sœur d’Ali souffrait, elle aussi, de l’absence de la figure paternelle qu’elle n’avait pu combler que par son frère, et c’était la raison pour laquelle elle avait développé un attachement profond pour Idir. Elle était très jeune lorsque son père est décédé, ce qui avait provoqué en elle une blessure affective et émotionnelle difficile à gérer au fil des années. Elle ne pouvait pas accepter que son neveu connaisse le même destin.

C’était un jour de printemps chargé de gaieté, vif par ses coloris et son horizon florissant. Malha ne ménageait pas ses forces pour ce premier jour de travail. C’était un vaste champ de deux hectares d’oignons qu’elle devait sarcler et désherber en continu. Il lui faudrait probablement une quinzaine de jours pour achever sa mission. Malha était une personne dévouée à tout ce qu’elle entreprenait ; elle se donnait corps et âme à tous les labeurs. Elle était une femme sans vice. Cependant, à son sixième jour de travail, Malha était déjà exténuée par la rudesse et la pénibilité de ce travail. Il était presque midi lorsqu’elle marqua une trêve avec le sarclage et décida de prendre une pause pour déjeuner. Au pied d’un olivier, à la fraîcheur de son ombre, elle ouvrit sa musette pour en sortir les quelques figues séchées qu’elle contenait afin de combler le petit creux qui la tenait depuis un moment. Une grande silhouette s’érigea devant elle. « Bonjour monsieur », s’exclama Malha en se relevant avec une diligente précipitation. Dans sa posture de dominant, la cigarette coincée dans un recoin de sa bouche, le patron hocha la tête en guise de réponse à ses salutations sans dire un mot.

Le nabab félicita Malha pour sa fiabilité et son dévouement. Ses deux grosses mains se posèrent sur les délicates épaules de la jeune femme, et il lui annonça : « Tu sais, Malha, toutes les femmes du village veulent, comme toi, travailler pour subvenir à leurs besoins. Elles sont toutes dans la précarité, mais toi, tu as encore plus besoin de ce travail que quiconque. Je vois le travail que tu viens de réaliser et l’extraordinaire effort que tu as fourni. Maintenant, je peux dire que j’ai fait le bon choix. »

Les larges mains qui enveloppaient les épaules de Malha se détachèrent pour couvrir l’ensemble de son crâne, et ses doigts hardis se hissèrent imprudemment dans ses cheveux. Un désir confus, profond et fugitif, lui sécha la bouche et lui colla les lèvres. La salive se déroba de sa langue astringente, la retardant à balbutier les quelques soupirs d’une envie féroce. Ses nerfs se raidirent et la chaleur jaillissante de ses entrailles envahissait son corps, transformé en braisier. Sa respiration saccadée et son cœur en galop laissèrent échapper un gémissement d’éros qui transporta l’esprit du nabab dans une léthargie mentale. Le désir le transforma en un être bestial, privé de toutes ses facultés mentales, conduit par l’instinct du désir charnel.

Beaucoup d’hommes ne pouvaient détourner le regard devant le sublime corps de Malha. Sa chevelure brillante et son regard mutin, égayé par ses épais sourcils, faisaient craquer plus d’un homme. Sa généreuse poitrine et ses lèvres pulpeuses transformaient l’inflation de leurs regards curieux en un mépris hostile, y compris de la part des femmes jalouses. Ses fines hanches faisaient d’elle une sculpture burinée à la perfection, et les traits de sa beauté refusaient de se faner malgré les dures épreuves de la vie.

En effet, le courage était la frontière qui séparait la peur de l’audace, mais Malha brisa cette limite, amassa toutes ses forces et retrouva sa dose de courage. Sa main se posa sur la poitrine de son employeur et le repoussa d’un heurt ferme et déterminé. D’un air décidé, elle lui adressa ces quelques mots :

« Désolée, je ne céderai pas à votre désir. Je suis là pour travailler, pas pour satisfaire vos envies et obéir à vos pulsions. Je ne suis ni une traînée ni une femme aux mœurs faciles. En effet, je suis différente des autres femmes que vous avez embauchées dans le passé, et même si je n’ai aucune nouvelle de mon mari depuis longtemps, je ne m’adonne pas aux plaisirs de la chair. Laissez-moi vous poser une toute petite question, monsieur le bourgeois : quelle serait votre réaction si votre propre femme, la mère de vos enfants, était prise par un libertin ? Cela déshonorerait-il le père de famille que vous êtes ? Diminuerait-il le respect de vos enfants ? »

Comme s’il se réveillait d’un profond sommeil, le nabab se rendit compte de l’irréparable et de l’irrémédiable impair qu’il venait de commettre. Il réalisa que cette pauvre paysanne, qui venait de briser son envie, était en réalité une audacieuse et présomptueuse femme qui avait réussi à le corriger. Jamais, dans toute l’histoire de ses tentations, il n’avait été repoussé et amendé de la sorte, humilié et resté sur sa faim. Lorsqu’il tenta de justifier son attitude en expliquant à Malha que son acte n’était qu’un geste d’affection, son argumentation l’enfonça davantage dans le discrédit. Voyant qu’il était tourné en ridicule, il admit les faits et avoua qu’il avait été hypnotisé et attiré par son sublime corps. Confus et diminué par la réaction de Malha, il ne savait pas quelle résolution prendre. Cependant, une profonde conviction le rassura sur la dignité et l’estime de cette dame. Il l’admira d’abord pour son tempérament intrépide et apprécia sa résistance active qui protégeait son honneur. Il la regarda longuement dans les yeux pour contempler cette beauté angélique et respecter cette pudeur chaste avant de lui annoncer :

« Je t’en prie, excuse-moi Malha. Grâce à toi, je comprends désormais que toutes les femmes ne sont pas identiques. »

Elle répliqua : « Monsieur, la femme ne fonctionne pas comme un homme. Le désir chez une femme est une envie très complexe, ce n’est ni un simple appétit ni une sensation de manque à combler ; c’est bien plus profond que ce que vous croyez comprendre. Ce qui, pour vous, est une réaction instinctive face à une frustration et une tendance spontanée à y remédier, est tout autre chose pour une femme. Le désir, monsieur, est à la fois une manifestation inconsciente de l’amour et une passion de la volonté. La femme construit son désir avec soin, comme un oiseau construit son nid ; elle ne cède pas au premier clin d’œil. Lorsqu’elle se laisse porter par le désir, elle doit être menée vers une réalité qu’elle avait imaginée, vers la rive de la satisfaction. En fin de compte, la femme désire ce qu’elle aime, tandis que l’homme aime ce qu’il désire. Cependant, vous, vous n’aimez pas la femme dans son entièreté ; vous désirez et aimez en elle ce qui peut apaiser votre frustration. »

Assommé par ces enseignements et la mise en garde de Malha, il lui proposa de poursuivre le travail si elle le souhaitait, ou d’y renoncer si elle le jugeait nécessaire. Cependant, le besoin est un mendiant sans orgueil, un traître sans voix ni foi. Si Malha décidait de renoncer, elle risquait de perdre la rétribution de toutes ces journées de labeur. En pensant à Idir, la culpabilité torturait son esprit ; elle voyait sa grandeur se désagréger et ses principes s’égrener comme un antique chapelet se brisant par l’usure et la vieillesse. Son moral n’était pas au beau fixe, mais une lueur d’espérance renaquit. Après avoir surmonté l’offense et mûrement réfléchi, elle décida finalement de mener sa mission à terme.

Malha reprit le sarclage de ce vaste champ d’oignons sous un soleil de plomb figé à la verticale au-dessus de son crâne. La fatigue éveilla en elle les spasmes dans ses muscles et la colère excita ses nerfs dans une atmosphère incandescente et poussiéreuse. Même si les journées étaient éprouvantes et interminables, Malha retrouvait toujours sa joie à chaque retrouvaille avec son fils. Cependant, le chemin qui l’amenait vers son domicile en traversant le village l’offusquait énormément. Tous les soirs, cette traversée était une épreuve pour elle. Les regards qui s’emparaient de son amour-propre et les nauséabondes attentions qui inondaient sa conscience étaient une souffrance.

Au village, les rumeurs se répandaient dans les cercles féminins, mettant en cause sa dignité avec d’infâmes médisances. Mais la vérité ne mentait pas, et celles qui blessaient avec plaisir l’honneur de cette dame n’avaient pas le leur bien intact. Elles étaient toutes victimes du nabab, et elles avaient la pleine conviction que Malha était la proie de l’offenseur, puisqu’aucune d’elles n’avait échappé à son avanie et à son humiliation.

Elles dévisageaient Malha d’un regard avilissant, lui infligeant tous les dérèglements d’une femme noyée dans la débauche. Mais à la croisée de leurs regards, les conciliabules se conjuguaient à la répugnance, et seule l’expression des yeux de Malha brandissait la sincérité et la tendresse. Elle entendait dans ce silence ce qui lui déplaît, ce silence éloquent qui murmurait ce que les mots ne disaient pas. Elle saisissait parfaitement ce que les lèvres de ces femmes balbutiaient, mais sa cause l’empêchait d’accorder de l’intérêt à ces vanités.

Malha n’avait jamais été dans une optique de concurrence avec les femmes de sa génération, puisque sa réalité était toute différente des autres. La vie dans sa brutalité était son école, et les dénuements leur apprenaient que cette vie est parfois une tragédie qu’il faut jouer et dénouer. Elle faisait de son fils sa priorité, alors que son mari n’était jusqu’ici qu’une absence qui troublait toutes les perspectives et les projections. C’était un époux dont il ne restait que le nom. Néanmoins, elle continua à respirer cet air d’espoir en léguant son avenir au destin.

Dans cette ère de révolution, passer de vie à trépas fut aussi simple qu’une ingestion d’une courte gorgée d’eau. L’odeur de la mort se répandait à tous les recoins et la misère était irréductible. La guerre battait son plein, la mort guettait de partout. Et quand on échappait au feu du front, la pauvreté nous rattrapait avec une étreinte d’hostilité. Certes, il n’existait pas de guerre juste, mais celle des opprimés était légitime et justifiée par cette vie austère et les pratiques sauvages et arbitraires imposées par le système impérialiste. Dans cet ordre colonial, les autochtones n’étaient que des pauvres bétails traqués sur leur propre terre, dépossédés du moindre confort. Le statut de l’indigène dans cette Algérie française était celui de la privation de tous les droits, celui d’obéir à un ordre et d’accepter l’iniquité. Cette Algérie, où se concentraient toutes les inégalités, était un chapitre qui a entaché l’histoire et la dignité humaine. Cette Algérie française qui retirait à l’homme sa distinction d’être humain et le replaçait en dessous des conditions animales.

La guerre sépara ostensiblement deux mondes distincts : un univers d’aisance et de luxe d’un côté et un autre caractérisé par le manque et l’impuissance. Bien que l’administration coloniale, dans ses leurres, tentait de chatouiller la fibre sensible de l’indigène par des actions timides et insignifiantes qui semblaient équivoques et ambiguës, mais sans doute, cela était fait dans le seul objectif de mieux les asservir. Le colon entretenait la misère, et la guerre ouvrait sa porte à d’autres malheurs qui nichaient partout. L’épidémie de choléra vint poser ses pilons dans le village où la faim avait déjà ôté l’envie de vivre. Même si les villageois étaient forgés par le récit des malheurs, l’expérience ne suffisait pas désormais à endiguer cette épreuve. Dès lors que la nouvelle faisait écho, l’adversité rendait visite au foyer de Malha, et cette fois, elle toqua à leur porte. Idir endurait depuis un moment. Il souffrait depuis déjà deux jours d’une diarrhée aiguë, il vomissait un liquide clair, et des nausées qui lui comprimaient les entrailles et l’empêchait de se tenir debout. L’effroi assiégeait la demeure de Malha, et la terreur glaçait toutes ses facultés de réflexion et de décision. Elle était anéantie par l’épreuve, de plus, il n’existait aucune unité de soins au village, et souvent la population avait recours à la médecine traditionnelle et aux thérapies spirituelles pour soigner les maladies et préserver la santé.

Durant sa réunion extraordinaire avec les caïds des villages afin de faire le bilan sur la progression de l’épidémie, l’administrateur colonial, dans son arrogance, louait les mérites de la colonisation et se vantait outrageusement des effets positifs de celle-ci :

« La présence française en Algérie représente avant tout un effort de développement de tout le territoire, favorisant ainsi l’échange culturel. Bien que la plupart des habitants locaux, notamment les fellagas, soient opposés à notre présence et nous perçoivent comme une malédiction, celle-ci est considérée comme nécessaire pour éveiller l’Algérien de sa léthargie. L’Européen aide l’Africain à abandonner ses coutumes ancestrales en lui offrant de nouvelles perspectives. Notre arrivée a permis à ce peuple d’utiliser des ustensiles pour manger, de remplacer la djellaba par des vêtements plus pratiques comme le pantalon, et de réaliser l’importance de la salubrité en évitant de cohabiter avec le bétail. La colonisation leur a enseigné que la médecine diffère de la sorcellerie, que notre civilisation est bienveillante, et que nos valeurs dépassent leurs traditions fétichistes. Nous luttons contre ces pratiques et avons pour objectif de vacciner toute la population contre cette épidémie », annonça l’administrateur dans son discours.

L’actualité révéla que le discours officiel était en décalage avec la réalité. Les colons n’avaient permis qu’à quelques enfants issus de familles privilégiées d’accéder à l’école et de côtoyer les enfants des colons, car leurs parents étaient les notables du village. Quant aux graves problèmes sanitaires qui avaient touché la population locale, l’administration coloniale mettait en place une campagne de vaccination visant en réalité à protéger les colons. Cela provoqua un ressentiment croissant parmi les indigènes, poussant la population à envisager la rébellion. La situation devint intenable, et la mortalité commença à augmenter. La mort elle-même n’effrayait plus, mais c’était la souffrance qui rendait cette mort particulièrement douloureuse. Pour des millions d’enfants et de femmes, la colonisation signifiait l’esclavage à travers le travail forcé, la spoliation des populations locales qui avaient été contraintes de payer l’impôt colonial. La colonisation avait orchestré une aliénation culturelle et religieuse, formatant les esprits des dominés de manière ingénieuse.

Le village était entouré d’une clôture de fil de fer barbelé sur toute sa longueur, destinée à empêcher les moudjahidines de s’approvisionner en nourriture. Les seuls points d’accès étaient minutieusement contrôlés à chaque entrée et sortie des villageois. La population ne pouvait se rendre dans ses champs sans l’autorisation des colons, rendant les terres agricoles arides et abandonnées. L’agriculture locale ne pouvait plus subvenir aux besoins de la population. Les conditions économiques difficiles rendaient la situation insoutenable, tandis que l’administration coloniale rationnait de manière excessive les denrées alimentaires. La faim s’ajoutait au choléra, et les misérables perdaient espoir en la miséricorde divine. La distribution alimentaire, assurée par les colons, était utilisée comme un moyen de pression redoutable contre les autochtones.

Parmi les villageois, on trouvait à la fois une tendresse compatissante et un soutien indéfectible envers les maquisards, qui ne pouvaient compter que sur eux-mêmes. Le village était une grande famille où les peines étaient partagées aussi facilement que les joies, un lieu où la solidarité et l’unité étaient indispensables. La subsistance des moudjahidines dépendait de leurs proches ; sans leur aide, leur survie était compromise. Malgré le plan de surveillance draconien imposé par les colons et les restrictions de déplacement, les villageois les ravitaillaient en nourriture et en vêtements. Cependant, ce soutien n’était pas sans conséquences pour eux. En outre, les denrées alimentaires étant insuffisantes, il fallait les partager sans égoïsme. Le défi majeur était de trouver un moyen discret de les acheminer et de déjouer la vigilance des guetteurs.

Cette situation exigeait une touche de génie, où le courage devait triompher de la peur. L’imprudence n’avait jamais réussi à compromettre l’audace et l’intelligence de la population. Pour approvisionner les moudjahidines, les habitants du village, notamment les femmes, assuraient cette tâche en déposant les ordures dans la décharge à la périphérie du village. Les denrées étaient emballées et soigneusement dissimulées dans des sacs étanches, qui étaient ensuite hermétiquement scellés et enfouis au fond des déchets. Les fellagas, habitués à ces subterfuges, étaient avertis, bien qu’ils connaissent aisément le procédé pour récupérer leur subsistance dans les décharges sauvages.

Allongé sur un lit de fortune dans un état préoccupant, Idir ne parvenait plus à se tenir sur ses jambes, ses muscles le trahissant totalement, affaibli par les vomissements et la diarrhée qui le tourmentaient depuis trois jours. Malgré les torrents de larmes et les prières désespérées de sa mère, celle-ci se sentait impuissante à lui venir en aide. Le destin semblait s’acharner délibérément, entraînant dans sa spirale de détresse les âmes les plus douces et dociles.

Depuis qu’Idir était malade, enfermé dans cette sombre chambre, Malha veillait à son chevet sans fermer l’œil. Assise, recroquevillée sous sa couverture, elle comptait les longs soupirs de son fils. Alors qu’une somnolence la gagnait et qu’un sommeil vigilant la retenait, un rêve, ou quelque chose qui y ressemblait, lui murmura d’une voix sans écho des paroles qui apaisaient sa grande douleur : « Ne désespérez pas de la miséricorde de votre Seigneur, même si le monde entier semble se refermer sur vous ! ». Elle sursauta, les yeux s’ouvrant comme après un profond sommeil. Ces mots la désarmaient, résonnant dans tout son être. Le corps couvert de sueur, la douleur s’éloignait alors que cette profonde blessure intérieure semblait se refermer sur elle-même.

Le moment d’extase mystique était interrompu par un coup à la porte : c’était Na Fatma, la doyenne du village, qui venait rendre visite à Malha. À 89 ans, Na Fatma incarne la sagesse et la vitalité. Elle était l’accoucheuse du village depuis un demi-siècle, une figure imposante dont la générosité étonnait les plus avares et dont les paroles dissipaient le désespoir et nourrissaient les cœurs desséchés. Son savoir-faire médicinal, basé sur l’utilisation traditionnelle des plantes, lui a été transmis par sa mère et était perpétué de génération en génération.

C’était une journée d’été torride, où toute activité physique devenait pénible et toute exposition au soleil, insupportable. Malgré cela, Na Fatma puisa en elle l’énergie nécessaire pour quitter son domicile et se rendre chez Malha, afin de vérifier les rumeurs circulant au village concernant l’état de santé d’Idir. À son arrivée, elle trouva Malha dans un état de grande détresse, mais Na Fatma, tel un rayon de soleil guérissant les maux de l’obscurité, apporta un souffle d’espoir. Son regard pénétra celui de Malha, transformant son visage. Elle la releva des décombres du désespoir, et un véritable sourire illumina son visage, dissipant toutes ses angoisses. Na Fatma la prit dans ses bras et la rassura : « Ne vous inquiétez pas, tout rentrera dans l’ordre, et l’orage passera ». Ces paroles résonnèrent en Malha, qui les associa immédiatement à la voix entendue lors de sa brève sieste. C’était comme un signe divin, marquant la fin d’un cycle douloureux de sa vie, du moins c’est ainsi qu’elle le comprit et en tira sa conclusion après ces épreuves. La présence rassurante de Na Fatma lui redonna confiance et lui insuffla la volonté de répandre la joie autour d’elle.

Na Fatma prépara une solution à base de sucre, de sel et d’eau bouillie, et demanda à Malha de réhydrater Idir en attendant qu’elle fasse un aller-retour chez elle. La maison de Na Fatma était comme une véritable pharmacie, un laboratoire où chacun se procurait des remèdes. Parfois, les habitants y venaient simplement pour trouver un soulagement.

Une fois chez elle, Na Fatma concocta une potion pour Idir. Elle mélangea quelques clous de girofle, deux petits morceaux de pelure de grenade, des feuilles de sauge et une cuillère à café de gingembre moulu, qu’elle mit à bouillir dans une grande casserole remplie d’eau. Tous les ingrédients avaient des propriétés antibactériennes et combattaient les germes responsables de la maladie. Elle ramena cette préparation à Malha et examina l’état d’Idir, constatant qu’il n’avait pas changé. Elle lui recommanda alors de prendre trois tasses de cette infusion par jour jusqu’à ce que les symptômes disparaissent complètement. Na Fatma savait que Malha suivrait ses prescriptions et ses conseils à la lettre. Malgré l’amertume du mélange, due au goût piquant du gingembre, Idir ne rechigna pas à le boire. De même, Malha ne posa aucune question sur la composition de cette potion, ayant une confiance absolue en Na Fatma, qui avait déjà soigné de nombreux patients auparavant.

Trois jours s’étaient écoulés lorsque Malha, accompagnée d’Idir, qui avait retrouvé toute sa vigueur, se rendit chez Na Fatma pour la remercier et lui exprimer sa gratitude pour son aide et son soutien inestimables durant cette épreuve. Elle la trouva assise dans sa cour, sur un banc, en train de démêler ses cheveux teints au henné, à l’ombre d’une vigne qui lui procurait une douce fraîcheur bienvenue.

Na Fatma éprouvait une immense joie de voir Idir rétabli. Elle le prit dans ses bras, et il suffisait de le sentir contre elle pour raviver en elle les sombres souvenirs et rouvrir la plaie qui n’avait jamais vraiment cicatrisé. Na Fatma était veuve depuis longtemps ; son mari avait été arrêté lors des manifestations du 8 mai 1945 en raison de son engagement dans le mouvement nationaliste et de son rôle actif de propagandiste au sein de cette organisation. Il était décédé en prison des suites de la tuberculose, laissant derrière lui un jeune enfant qu’il n’avait jamais revu par la suite.

Khelaf était le fils unique de Na Fatma, cet enfant qu’elle avait espéré voir grandir et prendre la relève de son père, l’héritier attendu pour perpétuer les biens et les terres de ses ancêtres. Mais le destin en avait décidé autrement ; on ne connaît ni l’heure du destin ni les caprices du sort. Khelaf avait rejoint le maquis, obsédé par l’idée de venger son père qu’il n’avait que peu connu. Jeune, il avait perdu la vie dans une embuscade tendue par les colons, et son corps avait été abandonné aux charognards. Sa mère n’avait jamais réussi à récupérer sa dépouille pour faire son deuil. Son chagrin ne s’exprimait pas en lamentations ; elle avait décidé de porter l’esprit de Khelaf dans son âme.

Malha observait son fils dans les bras de Na Fatma avec une profonde méditation, et constatait l’étendue du drame. Personne ne pouvait comprendre la détresse de cette vieille dame mieux qu’elle : « Bonjour Na Fatma. »

Na Fatma essuya une larme qui traça une trajectoire limpide depuis sa paupière jusqu’à sa lèvre supérieure : « Bonjour ma fille. La santé de votre fils s’est rétablie, Dieu merci. »

« Grâce à Dieu, mais sans votre intervention, il ne serait pas là aujourd’hui », répondit Malha.

Na Fatma prit un verre d’eau, en but la moitié à lentes gorgées, et tint le reste dans sa main. Elle immergea alors son regard pénétrant dans l’esprit de Malha :

« Tu vois cette eau dans le verre, ma fille ? La vie ressemble à ce liquide pur et parfait. Quand on a soif, on boit, et en le contemplant, on apprécie sa transparence, aussi limpide que le cristal. Au toucher, ce verre émet un chant fragile et long, résonnant jusqu’à l’extrême. Parfois, une mouche vient terminer son voyage à l’intérieur, mêlant ainsi une impureté qui trouble l’éclatante clarté de cette eau. Pourtant, il est vital de retirer cette mouche lorsque la soif devient insupportable. »

« Nous avons un destin commun ! » s’exclama Malha.

Na Fatma fit un léger mouvement de la tête, de gauche à droite, en signe de désapprobation puis prit le verre d’eau, en but la moitié à lentes gorgées, et tint le reste dans sa main. Elle immergea alors son regard pénétrant dans l’esprit de Malha :

« Non ! Mon destin est sans clémence. Il m’a tout refusé et tout ce que la vie m’a accordé, il me l’a repris. Je dois le supporter, telle est la volonté de Dieu. »

Na Fatma posa ses mains sur les épaules d’Idir, qui était assis sur ses genoux, adossé à sa poitrine, et s’adressa à Malha : « Ce mioche est toute ta raison de vivre. »

Cette phrase lourde de sens révéla à Malha à quel point Na Fatma était en bien pire condition qu’elle. Na Fatma avait accueilli la joie venue du ciel, tout en acceptant volontairement son inconstance et son départ. Malgré l’épouvantable solitude qui la hantait, elle faisait preuve d’une tendre allégresse, offrant une douce joie aux autres depuis que la sienne s’était envolée et que son existence n’était plus qu’un sursis. Elle était pour Malha une école, un modèle et une source d’inspiration.

La peine partagée par ces deux dames constituait un lien plus solide que leur joie. Les conséquences de la guerre les avaient réunies. Une guerre sans pitié, dont les dommages et les atteintes les plus virulentes se répandaient sur les sensibilités les plus intimes de ces femmes, les dépouillant de leur existence et même de leurs rêves.

3

La vie de Malha était paisible avant que le devoir envers la patrie n’appelle son mari, Ali, qui fut l’un des premiers combattants. L’indigence avait rapidement mis fin à sa jeunesse, le propulsant prématurément vers la maturité. La sagesse et la responsabilité familiale avaient pris place dans sa vie bien avant l’heure.

Leur amour était né d’échanges discrets, de regards, de brèves rencontres prévues sur les sentiers du village, orchestrées par le hasard. L’histoire de Malha et Ali est discrète, éloignée des regards envieux et des calomnies. Ils entretenaient leur amour dans le secret, aimant clandestinement. Le village était comme une grande famille où la rumeur se propageait comme une mauvaise herbe, véhiculant des médisances sans réflexion. La rumeur voyageait librement, accumulant de nouvelles distorsions à celles déjà présentes. Les ragots étaient teintés d’indélicatesse, d’imbécillité et de haine. Pour survivre, il fallait ignorer ces rumeurs, continuer son chemin comme si de rien n’était, même si chaque accusation restait une écharde douloureuse.

La rencontre de Malha et d’Ali était une œuvre du destin, lors d’une fête de mariage au village, où tous les habitants étaient conviés. Ce jour-là, leurs regards se sont croisés, exprimant une admiration mutuelle, mais leurs sentiments profonds sont restés anonymes. Bien qu’ils dansaient à quelques mètres l’un de l’autre, leurs cœurs semblaient se rapprocher malgré la séparation physique imposée. Sur deux pistes de danse distinctes, soigneusement séparées pour éviter toute proximité, ils échangeaient des regards brefs, mais chargés de tendresse et d’affection.

En amour, la timidité éclipse souvent le courage, même si les timides aspirent à plaire. Ali et Malha partageaient presque des caractères identiques : ils redoutaient les appréhensions, les jugements et les réactions de l’autre, ce qui rendait difficile pour eux d’entamer le processus de séduction. Ils hésitaient à faire le premier pas.

Dans la tradition de leur société, il n’incombait pas à la femme d’initier une relation ; c’était à l’homme de prendre l’initiative et de diriger son destin. Si, malheureusement, une femme exprimait son intérêt ou son affection envers un homme, elle risquait d’être exclue de la course des prétendantes au mariage. Au village, une femme amoureuse devait adopter une attitude de soumission passive.

Lorsque Ali remarqua Malha se rapprocher, il dut user de subterfuges pour éviter les maladresses d’un novice en amour. Il prit des détours pour dissimuler ses véritables intentions et éviter tout soupçon, mais peut-être aussi pour se protéger du mauvais œil des envieux et des jaloux. Il se positionna alors sur un chemin qu’il savait que Malha emprunterait à la fin de la fête. Déterminé à défier son destin et à braver la prudence, il était convaincu que sans cette initiative, il risquait de passer à côté d’une belle histoire de sa vie.

Malha se leva et se prépara à rentrer chez elle en compagnie de sa mère et de sa voisine. Elle ajusta son châle sur ses cheveux et regarda autour d’elle, à la recherche de la présence d’Ali. Lorsqu’elle l’aperçut non loin, adossé au muret qui longeait la rue qu’elle allait emprunter, une intense émotion l’envahit. Un brusque mouvement secoua son corps, trahissant son assurance chancelante. Elle frissonna à l’idée de passer près de lui, mais malgré ses craintes, une grande audace l’animait. Reprenant son souffle, elle décida d’affronter l’inconnu.

Elle avança à pas hésitants et, au moment où elle arriva près d’Ali, une confusion s’empara d’elle. Elle eut envie de disparaître, de s’évaporer pendant quelques instants, le temps que cette scène se déroule. À proximité d’Ali, un coup de vent violent lui arracha son écharpe et la déposa, comme par magie, sur le visage d’Ali. Celui-ci retira délicatement le foulard et le tendit à Malha, lui murmurant quelques mots que personne d’autre ne pouvait entendre : « Je bénis ce vent qui a dévêtu cette beauté. »

Déstabilisée par l’expression d’Ali, un timide sourire se dessina sur les lèvres de Malha, qui s’étiraient furtivement pour répondre à l’appel des fossettes creusant ses joues. Elle cligna des yeux avant de répliquer :

« Ce n’est pas un simple vent, on dirait plutôt un être spirituel qui intervient pour arracher mon foulard. »

Dans un lyrisme romantique, Ali répondit pour nuancer son admiration pour Malha :

« Ce sont les arbres majestueux qui attirent le vent. »

« Le vent n’a pas de mains, et pourtant il nous secoue », ajouta Malha.

« Il nous secoue, et nous ne savons pas d’où il vient, mais parfois il nous souffle des joies qui nous transportent dans des voyages féeriques comme celui-ci. Tenez votre châle, Malha », dit Ali.

« Je vous remercie », répondit Malha d’une voix tremblante.

La mère de Malha se retourna pour comprendre ce qui se passait derrière elle :

« Que se passe-t-il ? » demanda-t-elle.

« Le vent m’a arraché le foulard, maman », répondit Malha.

« Ce vent, soit il éteint la lumière de nos chandelles, soit il nous dénude », rétorqua la mère de Malha.

« Vous avez tout à fait raison, mais le vent qui éteint les chandelles allume aussi les braises », répliqua Ali.

Cette remarque percutante pénétra l’oreille de la mère de Malha et s’y enfonça profondément, sans en ressortir. Elle plongea alors dans une méditation profonde, se perdant dans les méandres de cette énigme tout au long du trajet qui la menait jusqu’à son domicile. Elle était convaincue qu’Ali venait de lui faire une confidence secrète.

De son côté, Ali exprima sa gratitude envers ce vent, qu’il considérait comme une intervention divine renforçant son désir de courtiser Malha. Il saisit cette opportunité pour transmettre son message sans recourir à des intermédiaires. En homme discret, il laissa échapper quelques mots, révélant ainsi son secret. La mère de Malha comprit alors que sa fille avait déjà un prétendant.

La vie d’Ali était ponctuée d’événements tumultueux. Orphelin, avec pour unique soutien sa petite sœur, il devait se débrouiller seul. Son père, malgré les difficultés financières, l’avait envoyé à l’école française, où il avait brillé par son aptitude à lire et à écrire. Cependant, cette éducation n’était pas gratuite, et son père avait dû vendre une partie de ses terres pour financer les études de son fils.

Outre les contraintes financières, le père d’Ali devait affronter les reproches de ses proches et des villageois. La décision de scolariser son fils dans une école coloniale était mal perçue, alors que les autres enfants fréquentaient l’école coranique. Certains voyaient cela comme un sacrilège, considérant que le père d’Ali reniait ainsi l’éducation islamique au profit de l’éducation des impies. Malgré les critiques et les traditions ancestrales, le père d’Ali était convaincu que l’éducation serait la clé du succès pour son fils. Pour lui, léguer des terres et des maisons ne garantissait pas un avenir meilleur. Il défendait ardemment l’idée que seule l’éducation pouvait ouvrir les portes d’un avenir prospère pour son fils.