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"Le temps de l’enthousiasme", roman le plus traduit de la littérature slovaque contemporaine, publié dans douze pays, vous plonge dans une histoire d’amour et d’amitié entre trois âmes – une Ukrainienne, un Allemand et un Slovaque – emportées par les tourments et les aspirations de l’Europe en 1968. Séparés par l’invasion soviétique de la Tchécoslovaquie, leurs chemins se croisent à nouveau trente-sept ans plus tard, au crépuscule du régime communiste. Ce récit, riche en émotions et en rebondissements, fait revivre l’histoire de l’Europe à travers le destin entrelacé de ces personnages, illustrant à la fois la force des liens humains et les épreuves du temps.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Jozef Banáš a toujours rêvé de devenir écrivain, une ambition concrétisée par la publication de plus de quarante œuvres dans vingt pays et la victoire dans plusieurs concours, à l’instar du prix du Fonds littéraire en 2018 pour le roman Je vais percer ! Štefánik et du prix annuel du Centre PEN slovaque en 2010 pour Arrêtez Dubček ! Il s’est inspiré de l’une de ses amitiés pour rédiger ce récit.
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Seitenzahl: 818
Veröffentlichungsjahr: 2024
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Jozef Banáš
Le temps de l’enthousiasme
Roman
© Lys Bleu Éditions – Jozef Banáš
ISBN :979-10-422-4460-6
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Traduction : Jana Behounková
Relecture : Mária et Christian Laur
Chers lecteurs français,
Je crois que ce roman vous étonnera et vous captivera comme ce fut le cas pour moi.
Je considère qu’il s’agit d’un événement littéraire dans le passé récent en Slovaquie. Ce n’est certainement pas un hasard s’il a été publié à ce jour en Allemagne, en République tchèque, en Pologne, en Ukraine, en Hongrie, en Russie, en Turquie, aux États-Unis, en Inde, en Syrie et en Azerbaïdjan. Le début de cette histoire véritablement européenne est étrange pour le lecteur français. Elle commence en octobre 2005 avec la réception de la délégation de l’Assemblée parlementaire de l’OTAN, conduite par le sénateur français et Président de l’assemblée, Pierre Lellouche, avec le Président ukrainien, Viktor Iouchtchenko. Jozef Banáš était à l’époque le Vice-Président de Lellouche et, dans le roman, il ressemble beaucoup au personnage principal Baláž. Le chapitre d’introduction précède une expérience de lecture captivante chez le lecteur. L’épopée de l’Europe centrale commence avec l’invasion soviétique de ce qui était alors la Tchécoslovaquie. Les traces des chenilles des chars ont anéanti les espoirs de liberté et de démocratie et ont longtemps contrarié l’amitié et l’amour d’un Slovaque, d’une Ukrainienne et d’un Allemand, pour que finalement le destin les réunisse à nouveau d’une manière incroyable après trente-sept années. On ne veut pas croire que cette rencontre soit vraie. L’auteur guide le lecteur à travers les temps mouvementés de la fin, puis de la chute du régime communiste, les premiers souffles de liberté et les questions soulevées par le Printemps de Prague. Avec une franchise sans compromis, Banáš révèle le contexte de la politique mondiale, l’attitude cynique des États-Unis face à la brutale invasion soviétique à une époque où le monde rejetait l’invasion américaine au Vietnam. Sur fond d’histoire dramatique d’amour et d’amitié, des personnages réels – Brejnev, Andropov, Dubček, Brandt, Reagan, Gorbatchev, Lyndon B. Johnson, Dutschke, Havel, Kohl et d’autres – révèlent leurs intentions politiques. Jozef Banáš, ancien diplomate et membre du Parlement slovaque, a participé à la plupart des événements décrits dans le livre. C’est aussi pour cela qu’il est si convaincant et crédible. Je connais personnellement Jozef Banáš – l’écrivain slovaque le plus populaire et le plus vendu. À Paris, dans les locaux de l’ambassade slovaque, il a présenté son roman sur l’éminent homme politique slovaque Alexander Dubček, l’un des héros de l’histoire que vous lisez. Je vous souhaite une lecture saisissante et une meilleure compréhension de l’époque dans laquelle nous avons vécu. Puisse la scène finale, touchante de compréhension et d’amour, être un défi pour tous ceux qui considèrent la violence, la guerre et l’agression comme la solution. Le monde veut et a besoin de la paix. Le roman de Jozef Banáš est une contribution à la compréhension et à l’amitié entre les nations, je vous le recommande chaleureusement.
Marek Eštok,
ambassadeur de Slovaquie en France (2010-2017),
Secrétaire d’État au ministère des Affaires étrangères
et européennes de la République Slovaque
Personne n’est lâche par principe.
Les gens flanchent sous la pression de la vie – la vie que ne vivent pas seulement quelques courageux. Si quelqu’un accuse lâchement son prochain sans preuve, c’est parce que lui-même serait lâche dans une situation similaire. Il a seulement la chance que la vie ne l’ait pas mis dans une telle situation. Quelqu’un qui n’est pas net ne verra pas les autres nets. L’ex-chancelier allemand, Willy Brandt, m’a dit en 1990 à Vienne : « Tu pourras connaître le passé de quelqu’un en regardant son comportement d’aujourd’hui. »
Celui qui a été correct sous un régime totalitaire sera correct en démocratie, celui qui a été incorrect avant, le sera aussi aujourd’hui. Les tatoueurs du signe de Caïn connaissent maintenant leur heure. Ils se sont approprié les bonnes actions pour lesquelles ils n’ont aucun mérite, et, insolents, ils se dépêchent pour arriver les premiers en tête de cortège. Même le mec au bout, avec sa couronne d’épines, les dérange. Ils veulent avoir à leurs côtés des gens devant qui ils n’auront pas besoin d’avoir honte.
Nos consciences étaient devenues paresseuses, mais ça restait suffisant pour demeurer dans le temps de l’enthousiasme. Acquiescer sous le regard des puissants, refuser les impuissants. Devant la tribune, en sortant de la zone délimitée, nous redevenions nous-mêmes. Aujourd’hui, il n’y a plus de tribunes, mais la zone persiste. En nous.
En tant qu’homme politique et écrivain, j’ai souvent eu à discuter avec de jeunes gens. J’ai souvent été déçu. Ils en savent si peu de notre passé récent. Le peu qu’ils connaissent provient de quelques « détenteurs de vérités » qui ont commencé à écrire leurs CV après 1989. J’ai beaucoup réfléchi comment y remédier. J’ai été surpris par le coup de pouce que m’a donné… la vie. C’est elle qui a écrit cette histoire.
Le 17 août 1968, dans les Hautes Tatras, j’ai fait connaissance de Thomas. Le 21 août 2007, à Moukatchevo, j’ai connu Ivan. En août 1969, j’ai passé un mois chez Thomas, en Allemagne de l’Ouest.
« L’année prochaine, tu viendras chez nous, à Bratislava », l’invitais-je.
« Oui, je viendrai », criait-il alors que mon train quittait le quai de la gare de Cologne.
Au printemps 1970, les frontières se fermèrent pour les 20 années suivantes. J’ai gardé une photo en noir et blanc, et la tête pleine de souvenirs des discussions avec Thomas et ses amis, sur la vie, la politique, la liberté, l’amitié, l’amour.
De temps en temps, je montrais la photo de cet étudiant allemand de 20 ans, jouant du banjo, à mon épouse et à mes filles. On n’oublie pas le soutien et la solidarité dont ont fait preuve à notre égard Thomas, ses amis et sa famille.
Pour Noël 2005, j’ai trouvé sous le sapin une enveloppe de ma fille aînée, qui travaillait alors à l’Office européen des brevets, à Munich. Je l’ai ouverte. Depuis la photo, me fixaient les yeux d’un inconnu aux cheveux grisonnants.
« Tu sais, papa, maman et Adelka m’ont demandé d’essayer de retrouver ton ami. Je savais seulement que vous avez le même âge, qu’il vient de Neuwied, qu’il jouait du banjo et au volley-ball, et que vous vous êtes connus en août 1968. Quand j’ai tapé Thomas Angermann sur Internet, des centaines de résultats sont apparus. J’ai haussé les épaules, désemparée. Après, je me suis dit que j’allais essayer d’en contacter au moins un. J’ai appelé le premier. Et c’était lui », racontait ma fille Maria.
En août 2007, à Moukatchevo, c’est Ivan, ex-radariste de l’armée d’occupation soviétique, qui m’a raconté son histoire. Sa division est entrée sur notre territoire dans la nuit du 20 au 21 août 1968. La nuit même où Thomas quittait la Tchécoslovaquie par sa frontière ouest pour rentrer chez lui.
Thomas a fini par me rendre visite, avec 37 ans de retard. La semaine pascale est passée très vite. Nous nous racontions nos vies, mais aussi celles de l’Allemagne, de la République tchèque, de la Slovaquie, de l’Ukraine, de la Russie. Nous nous sommes beaucoup taquinés, nous avons ri, pleuré, secoué les têtes, incrédules. Nous avions vécu littéralement à quelques mètres l’un de l’autre, sans le savoir.
Au moment de nous dire au revoir à Bratislava, Thomas m’a dit : « Cette histoire est bonne à faire un roman ! »
Le roman, le voici. J’espère qu’il permettra aux jeunes gens d’ouvrir les portes du passé pour entrevoir les époques où vécurent leurs parents. De la même manière qu’un jour, eux, ils ouvriront ces portes à leurs enfants.
Jozef Banas
Le 20 octobre 2005, le temps à Kiev était maussade. Une pluie fine tombait sur le rebord des fenêtres du salon d’accueil du Palais présidentiel. Aux côtés du Président Viktor Iouchtchenko, assis à l’extrémité d’une longue table blanche, se trouvaient Boris Tarassiouk, son ministre des Affaires étrangères, Oleg Zarubinsky, chef de la représentation parlementaire ukrainienne auprès de l’Assemblée parlementaire de l’OTAN, l’interprète et son assistante. En face d’eux était assise la délégation de l’Assemblée parlementaire de l’OTAN. Pierre Lellouche, le Président, les deux Vice-Présidents –, le Turc Vahit Erdem et le Slovaque Jozef Balaz, ensuite Simon Lunn, Secrétaire Général, David Hobbs, son adjoint et Svetlana, une Ukrainienne responsable des relations avec l’Ukraine à l’Assemblée parlementaire. Viktor Iouchtchenko signa encore quelques documents que lui avait apportés son secrétaire particulier, puis il regarda amicalement ses invités.
« Pardonnez-moi mon retard, mon entretien avec la Présidente du Parlement géorgien, Madame Nino Bourdjanadze, a été plus long que prévu. Mais maintenant, je suis à vous. » Il sourit légèrement. Alors que l’on s’attendait à voir son sourire s’élargir, il disparut soudain. Peut-être à cause de la douleur. Le visage couleur cendre du Président, marqué par la présumée tentative d’empoisonnement, paraissait figé. Malgré les cicatrices, Viktor Andriyovych était un homme élégant. Son costume noir, sa cravate bordeaux et le petit mouchoir en tissu assorti lui donnaient des airs de mannequin. Ses cheveux grisonnants sur les tempes recouvraient une oreille déformée.
« Madame Bourdjanadze est une femme charmante, nous comprenons tout à fait », répondit Pierre Lellouche avec ce sourire qui lui ouvrait des portes qui restaient souvent fermées pour les autres. Pierre informa le Président de la visite de la base navale de Sébastopol et remercia les Ukrainiens de leur hospitalité. Le Président était de toute évidence en forme. Ses propos étaient captivants, ses arguments clairs, il blaguait, y compris sur les sujets sérieux. Lellouche, Erdem, Lunn, Hobbs l’écoutaient attentivement. Ils imaginaient cet homme sur les tribunes de la place de l’Indépendance de Kiev, pendant l’hiver 2004, quand Iouchtchenko dirigeait la Révolution orange.
Balaz, lui, restait collé à sa chaise. Il n’arrivait pas à se concentrer, les paroles du Président lui échappaient. Dans son esprit défilaient les images de la place du Soulèvement National Slovaque, de la rue Stur, la rue de Banska Bystrica, de Firsnal et d’autres rues et places de Bratislava en août 1968, pleines de tanks soviétiques. Les images se mêlaient aux sensations désagréables de peur, qui lui traversaient le corps à chaque fois qu’il se souvenait des barricades en béton au Checkpoint Charlie –, point de passage entre Berlin-Est et Berlin-Ouest. Les visions apparaissaient et disparaissaient, mais elle, elle restait. Elle était assise en face de lui et Balaz n’arrivait pas à en détacher les yeux…
« L’Ukraine a un intérêt primordial à recevoir dès que possible une invitation à lancer les pourparlers d’adhésion à l’OTAN. Nous pensons l’obtenir lors du Sommet de l’OTAN à Vilnius. Nous apprécierions un soutien de notre cause de la part de l’Assemblée parlementaire. » Le Président but un peu de son thé. Lellouche lui répondit longuement. Balaz, hypnotisé, fixait l’assistante, assise de biais en face de lui. Une quinquagénaire mûre avec des cheveux aux reflets marron. Toujours une très belle femme. Il la regardait prendre des notes, les yeux baissés. Il lui semblait qu’elle inscrivait aussi des choses sans importance, seulement pour ne pas avoir à lever les yeux de ses feuilles. Quand elle le faisait de temps à autre, il se sentait observé. Elle le regardait, puis baissait ses yeux verts aussitôt.
L’entretien touchait à sa fin. Le Président avait consacré à la délégation vingt minutes de plus que prévu. Lellouche le remercia. Un photographe entra dans la pièce et fit quelques clichés du Président avec ses invités. Sauf l’interprète, tous les collaborateurs de Iouchtchenko s’avançaient vers la porte, quand le Président interpella l’assistante.
« Alexandra Josifovna ! » Balaz serra les dents. Il le faisait inconsciemment quand il était nerveux. Le Président lui chuchota quelque chose, elle hocha la tête et quitta la pièce. Le photographe fit les clichés, les invités exprimèrent leurs meilleurs souhaits au Président et prirent congé.
Le chef du protocole les raccompagna jusqu’à la sortie du Palais présidentiel. On leur rendit les manteaux. En passant près des soldats de la garde présidentielle, Balaz se retourna soudainement. Sasha, l’assistante, le regardait, cachée derrière une des colonnes en marbre de la galerie du vestibule immense au premier étage du Palais présidentiel, avec ses yeux turquoise, perçants, inoubliables. Il lui sembla qu’elle souriait quand leurs regards se croisèrent. Elle fit demi-tour et disparut derrière l’imposante rangée de colonnes.
Le trajet jusqu’à l’hôtel était interminable. La BMW de fonction à peine arrêtée, Balaz dévala les escaliers. Il plongea la main dans la petite poche de son attaché-case. S’y cachaient quelques photos et petits objets qu’il affectionnait particulièrement. La photo de sa femme, vêtue d’une légère petite robe d’été, celles de ses parents et de ses enfants. Anitchka et Martouchka sous le sapin de Noël. Puis, il y avait une photo qu’il avait trouvée dans un carton au grenier, parmi les affaires de Martouchka, après qu’elle était partie s’installer à Prague. Sur la photo, il y avait un jeune soldat soviétique avec sa mère. Il la regarda longuement en réfléchissant. Bien que la photographie fût en noir et blanc, Balaz y reconnut le regard turquoise pénétrant. Parmi le tas de feuilles sur la table, il sortit l’enveloppe qu’il avait reçue du Parlement ukrainien. Elle contenait le programme de la visite avec les noms des représentants ukrainiens qu’ils devaient rencontrer. Il feuilleta le document et s’arrêta sur la page du programme de la visite présidentielle. Dernière sur la liste était mentionnée Alexandra Josifovna Guseva, l’assistante du Président. C’était elle.
L’amphi de l’Université Technique, située sur l’Avenue du 17 juin à Berlin-Charlottenburg, était bondé au point que l’air y était difficilement respirable. Plus de 3 000 étudiants de toute l’Allemagne s’étaient réunis pour condamner l’agression américaine au Vietnam. C’était la mi-février de l’année 1968, mais il faisait particulièrement chaud dans la salle et l’air manquait. Sur le podium, on pouvait voir un immense drapeau du Vietcong avec l’inscription « La révolution vietnamienne vaincra. » Un autre slogan, en plus petits caractères, disait : « Le devoir de chaque révolutionnaire est de rendre la révolution possible. »
Thomas Ankermann venait d’arriver de Bonn par le train de nuit, peu avant le début du rassemblement. Il était envoyé par la section de la SDS de l’Université Friedrich Wilhelm de Bonn. Il ne pouvait cacher son excitation. Aujourd’hui, il voyait pour la première fois Rudi Dutschke en action. L’idole de la jeunesse allemande était assise à la tribune, côté gauche. Il observait la salle d’un regard doux et gentil. Un homme charismatique, de corpulence moyenne, au visage carré, avec un sourire bienveillant et aux longs cheveux bruns, qui frisaient par endroits. Un orateur talentueux. Ses opposants cherchaient à lui nuire, en rappelant sans cesse ses origines est-allemandes et en faisant fuiter des rumeurs sur ses prétendues origines juives.
Thomas ne pouvait en détacher le regard. Il pensa que le leader de la jeunesse de gauche allemande paraissait étonnamment doux, voire timide. L’excitation dans la salle grandissait, et quand Rudi prit le micro, l’amphi se mit à scander son prénom. Rudi sourit et commença à parler. Calme au départ, son expression devenait de plus en plus convaincante et combative. Il appela à la lutte anti-impérialiste organisée. La masse d’étudiants sifflait, applaudissait et tapait des pieds avec ferveur. Aux côtés de Rudi était assis Gaston Salvatore, étudiant chilien, qui fumait cigarette après cigarette. Ça dérangeait un peu Thomas, mais il fut absorbé par l’enthousiasme collectif. Il rentra à Bonn la tête remplie d’émotions et de cet homme qui déterminera son destin dans les années à venir. Il le fascinait. Il arrivait à exprimer parfaitement ses sentiments et avait la même façon de chercher les réponses aux questions que Thomas avait.
Rudi Dutschke était, petit à petit, devenu le leader reconnu de la jeunesse allemande. Sa devise « Le sens de la vie consiste en un abandon total à la vérité » avait séduit la génération allemande d’après-guerre. Les manifestations étudiantes qui se multipliaient dans le pays depuis la moitié des années 60 atteignirent leur apogée en 1968, l’année de l’agitation en Europe. Au départ, les étudiants manifestaient contre la situation dans les universités allemandes, mais petit à petit, le mécontentement se matérialisa en revendications idéologiques. En plus de la critique du système de valeurs allemand, apparaissaient de plus en plus souvent des slogans contre l’agression américaine au Vietnam et contre les projets de loi sur l’état d’urgence. Un important mouvement d’opposition non parlementaire, APO, fut créé, ayant pour noyau la SDS, l’Union socialiste allemande des étudiants.
Malgré une croissance économique quasi miraculeuse, la fronde grondait, notamment dans les milieux intellectuels. La raison était banale : incapacité, ou plutôt refus d’accepter le passé nazi. L’aveu officiel ouest-allemand ne fut jamais accompagné d’une franche reconnaissance de responsabilité individuelle. L’absence de réconciliation avec le passé a eu pour conséquence que les jeunes intellectuels voyaient les problèmes de l’Allemagne à travers le prisme des échecs, même pas tellement des nazis, mais plutôt de la République de Bonn. C’est ainsi que Rudi Dutschke, Peter Schneider, ou des plus jeunes, Andreas Baader ou Reiner Werner, ne voyaient pas la démocratie ouest-allemande d’après-guerre, comme solution. Elle était justement le problème. Le gouvernement, soutenu par les États-Unis, avait tout misé sur la consommation, dans l’espoir de faire oublier à la jeune génération les échecs de leurs parents. Les premiers supermarchés apparaissaient dans le pays, les ménages s’équipaient de frigidaires, de machines à laver, de téléviseurs, et, petit à petit, d’automobiles. La « Coccinelle » de Volkswagen était devenue particulièrement populaire.
Les succès matériels des parents, notamment des femmes allemandes, qui rebâtirent une nouvelle Allemagne, étaient entachés d’un héritage moral. S’il existe une génération, qui a bâti sa révolte sur le refus de tout ce que représentaient ses parents – fierté nationale, nazisme, argent, prospérité, paix, stabilité, droit, démocratie – c’étaient bien « les enfants d’Hitler », la génération de radicaux ouest-allemands des années 1960. Si l’on ajoute à cela des classes et internats surpeuplés, des professeurs distants et inaccessibles, qui avaient quasiment tous un passé nazi, un enseignement terne sans encouragement de la créativité, ce n’était qu’une question de temps de voir éclater les tensions.
Le terrain le plus fertile était celui de l’Université libre de Berlin, fondée en 1948 pour compenser le fait que la traditionnelle Université de Humboldt s’était retrouvée dans la partie communiste soviétique de Berlin. De nombreux radicaux venaient étudier à l’Université libre. Non seulement à cause du vent de liberté qui régnait dans la ville, mais aussi pour une raison plus prosaïque. Échapper au service militaire. Berlin-Ouest, cette île déserte au milieu d’une agitation internationale, était libre, bien qu’entourée d’un mur de presque 200 km de long. Petit à petit, elle devint le centre de la révolte étudiante anti-américaine, alors que, paradoxalement, tout Berlin-Ouest, étudiants anti-américains inclus, ne pouvait survivre que grâce à l’aide américaine et à la présence de soldats américains. Le thème de la guerre entre les États-Unis et le Vietnam remplaça le débat absent sur les crimes de guerre allemands. La jeunesse allemande de gauche ne voyait pas de sens à la démocratie hypocrite « décrétée » par les Américains. Avec beaucoup d’intérêt, cette même jeunesse suivait la situation en Tchécoslovaquie voisine, où ce nouveau leader communiste charismatique, le Slovaque Alexander Dubcek, essayait de réformer le système communiste stalinien. Elle était impressionnée par l’enthousiasme avec lequel les Tchèques et les Slovaques soutenaient Dubcek. Aucun homme politique en Allemagne « démocratique » ne pouvait rêver d’un tel soutien.
Thomas fut surpris par les propos de Dutschke, lorsqu’il évaluait sa récente visite à Prague. Il y expliquait aux étudiants tchèques surpris que le capitalisme réel était absurde et sans issue. À leur tour, ils lui expliquaient le caractère absurde et sans issue du socialisme réel. Mais Dutschke était lui-même, en quelque sorte, un enfant du socialisme réel, puisqu’il était né et avait grandi à Luckenwalde, qui se trouvait en zone d’occupation soviétique, appelée à partir de 1949, la République démocratique allemande. Lui-même se qualifiait de socialiste, élevé dans une famille évangélique. Sa volonté initiale de soutenir le socialisme en RDA ne cessa d’entrer en conflit avec les thèses de base du marxisme-léninisme. Le 6 août 1961, une semaine avant le début de la construction du Mur de Berlin, il rejoint les rangs des trois millions de citoyens de la RDA qui, depuis la fin de la guerre, quittèrent l’État réel socialiste allemand. Il vint en Allemagne libre en tant qu’anticommuniste et antifasciste, pour devenir bientôt anticapitaliste. Les uns l’adoraient, les autres le détestaient. Mais tel est le sort des leaders.
Ce jour fatidique du 11 avril 1968, peu après midi, Rudi alla à la pharmacie qui se trouvait à une vingtaine de mètres de la centrale de la SDS sur l’artère principale ouest-allemande, Kurfürstendamm. Il avait besoin d’acheter des médicaments pour son fils de trois mois, Hosea-Che. Il restait une quinzaine de minutes avant la fin de la pause déjeuner. Rudi fit alors un tour, en passant devant les pompes funèbres Breusig et le bureau de tabac, et revint devant la pharmacie. Il s’assit sur son vélo, un pied sur la chaussée, l’autre sur le trottoir. Quelques instants plus tard, il aperçut une voiture se garer juste en face de lui, au centre de Ku'damm. Un jeune homme en sortit, attendit que la file de voitures passe, et s’approcha de Rudi qui ne se doutait de rien. Il s’arrêta à environ deux mètres. Rudi avait l’habitude que les gens l’arrêtent dans la rue, et il discutait bien volontiers avec eux.
« Vous êtes Rudi Dutschke ? » demanda le jeune homme. Rudi acquiesça avec un sourire. Josef Erwin Bachmann, peintre en bâtiment et anticommuniste fanatique, arrivé de Munich seulement la veille, sortit de sa poche un pistolet et, de sang-froid, tira deux balles dans la tête de Dutschke. Rudi tomba sur la chaussée et ne sentit rien. Pas même la troisième balle, que tira Bachmann, par sécurité.
Toutes les places du stade de Burevestnik à Kiev étaient occupées. L’équipe de volley-ball de l’Université d’Economie de Bratislava s’apprêtait à jouer le match retour contre l’Université d’Economie de Kiev. C’était une journée chaude du mois de juillet et les maillots des joueurs étaient trempés de sueur avant même le coup de sifflet initial. C’était la première fois de leur vie que Jozef Balaz et la plupart de ses coéquipiers jouaient devant deux mille spectateurs. Dès l’échauffement, il était clair que ça allait être un match difficile. Les Ukrainiens effectuaient un smash après l’autre, et ça continua pendant le match. Winter pleurnichait en disant qu’ils allaient se prendre une raclée.
« Si c’est comme ça que tu le prends, il vaut mieux que tu ailles attendre au vestiaire et que tu arrêtes surtout de nous plomber le moral. Peu importe, si on gagne ou si on perd. Ce qui est important, c’est de se vaincre soi-même ! Ce qui compte, c’est que chacun de nous se batte jusqu’au dernier souffle, et là, c’est complètement égal de les vaincre. Ce que nous devons vaincre, c’est notre lâcheté. Compris ? » lui criait le capitaine Batcha. Winter essaya de protester, que cette équipe est en réalité le noyau de Burevestnik Kiev, qui est champion de l’Union soviétique. « Tant mieux (Drsi joua violemment une balle qui atteignit Winter), nous n’avons rien à perdre. »
Sur le mur en face de la partie slovaque du terrain, il y avait côte à côte de grands drapeaux soviétique et tchécoslovaque. Les Ukrainiens étaient plus expérimentés, mais les Slovaques redoublaient d’enthousiasme. Balaz réussissait de manière inespérée tous les smashes. Sauf un qui s’envola pour aller atteindre le drapeau soviétique, qui tomba. Il s’avéra que le drapeau recouvrait un grand trou dans le mur. Le match fut interrompu et les spectateurs s’amusaient allègrement en regardant l’employé qui tentait tant bien que mal de raccrocher le drapeau. Les joueurs de Bratislava finirent par perdre trois sets 13 à 15, mais les spectateurs les récompensèrent d’applaudissements généreux. Y compris la spectatrice assise au premier rang, dont Balaz avait cassé les lunettes par une balle égarée. Il s’approcha d’elle et s’excusa. Elle était un peu myope, mais ses magnifiques yeux turquoise lui souriaient.
« Tout va bien », dit-elle quand il lui fit un baise-main galant.
Elle se trouva décontenancée, on ne lui en avait jamais fait auparavant.
Balaz lui promit d’aller en ville pour lui acheter une nouvelle paire de lunettes.
« Ça ne sera pas si simple. Chez nous, il faut attendre un mois », dit-elle en haussant les épaules.
« Alors je vous en enverrai dès mon retour. J’espère que d’ici là, vous allez pouvoir tenir avec une paire de secours… »
« Ne vous en faites pas, j’ai une deuxième paire… »
« Non, non… je vais prendre ma douche et attendez, s’il vous plaît. Je vais noter votre adresse et surtout vos corrections… »
« Ça ne sera pas nécessaire. »
« Si, si ! » insistait-il.
« L’adresse, c’est celle de la cité universitaire où vous êtes logé. »
« Vous habitez dans notre cité universitaire ? »
« C’est vous qui habitez dans la nôtre. »
« Excusez-moi, qui dois-je demander ? »
Elle hésita un instant. « Alexandra. Alexandra Josifovna Grycenko. On m’appelle Sasha. »
« Et moi, on m’appelle Jozef »
« Jozef… sourit-elle. Chez nous, ça donne Josif. Mon père aussi s’appelle Josif. Et pour les amis, c’est Osja… vous serez Osja… Da ? »
« Da. »
Plus il la regardait, et plus elle lui plaisait. Il remarqua à peine que les deux équipes étaient parties et les spectateurs en train de quitter le stade. Il sentait la sueur dégouliner dans son dos. Il se demanda si la seule cause en était le match difficile. « Excusez-moi, je dois aller me doucher. Ce soir, nous nous réunissons. Apparemment dans votre internat… »
« Je sais. Vous êtes optimiste si vous croyez que ça sera une réunion. Ça sera une vraie fête. »
« Vous viendrez ? »
« Ce n’est que pour les invités. »
« Vous venez d’être invitée. »
Sasha sourit avec espièglerie. « Je dois y aller. »
Les joueurs de Bratislava se douchaient. Les garçons taquinaient Balaz, qui emballait une femme avant même d’arriver à Kiev. Jozef les écoutait à peine. Il ne voyait que les yeux de Sasha et avait hâte d’être à ce soir.
Une réunion amicale au départ se transformait petit à petit en bacchanale débridée. Une quarantaine de jeunes gens étaient assis autour d’une très longue table dans la salle de réunions de la résidence universitaire de l’Université d’Economie de Kiev. Les Ukrainiens et les Slovaques bavardaient, buvaient, chantaient. Petit à petit, Balaz s’approchait discrètement de Sasha. Il avait l’impression de la connaître depuis longtemps. Comme lui, elle s’intéressait à la littérature. Elle adorait Evgueni Evtouchenko et connaissait aussi Miroslav Valek. Jozef sentait qu’elle le fixait du regard, quand, en regardant son verre de vin rouge, il récitait Evtouchenko. Misha, le président du Komsomol, se leva. On voyait bien qu’il avait du vent dans les voiles. Il demanda qu’on apporte du champagne. « C’est pas une bonne idée, remarqua Tchuki, on ferait mieux de continuer avec la vodka. »
« Ça va aller. J’ai besoin de trinquer avec vous, et pour ça, on a besoin de champagne. » Les garçons savaient qu’après les flots de vodka, de kvas ukrainien et de vin rouge slovaque, le champagne n’allait pas leur éclaircir les idées. Misha ne voulait pas céder. Il fit servir, se mit debout, leva son verre et dit : « Chers amis, nous sommes tous très attentifs aux agissements des impérialistes américains au Vietnam. Le monde entier s’insurge contre cette sale occupation impérialiste du Vietnam libre. Trinquons à la santé de nos frères vietnamiens. » Tout le monde se leva et trinqua à leur santé. Misha fit signe aux musiciens qui attendaient au fond de la salle. Jusque-là, ils jouaient des chansons soviétiques et de vieux hits d’Elvis et des Beatles. Ils se mirent à jouer le protest song « We shall overcome » de Peter Seeger. Certains Ukrainiens se joignirent à eux. Parmi les Slovaques, Balaz et Chochol chantaient. Ils connaissaient la chanson, ils la jouaient parfois à la guitare.
« We shall overcome, we shall overcome some day, deep in my heart I do believe, we shall overcome some day. » Par sa simplicité, la chanson finit par entraîner tout le monde. Balaz et Chochol sortirent les guitares et la réunion conviviale du départ se transforma vite en un soul happening d’étudiants contestataires de la guerre au Vietnam. Quand ils finirent de chanter, des applaudissements nourris retentirent. Les étudiants trinquèrent à nouveau. C’est à ce moment-là que Misha se leva encore. À l’aide de gestes amples, il calma l’assistance.
« Chers amis, je vous remercie pour vos gestes de solidarité avec le peu… hips… le peuple vietnamien… hips ! Je veux vous dire, chers amis slovaques, au nom de nous tous ici présents, que nous suivons avec attention ce qui se passe chez nos frères en Tchécoslovaquie. Nous vous assurons, hips ! que quoi qu’il se passe, vous pouvez compter sur nous, vos amis soviétiques, hips… Nous serons à vos côtés, comme nous l’avons toujours été par le passé. Permettez-moi de trinquer à notre jumelage, à notre amitié, à nos plus hauts représentants – les camarades Léonid Ilitch Brejnev et Alexander Stepanovitch Dubcek. » Il leva sa coupe. Ils se regardèrent les uns les autres, hésitèrent, puis trinquèrent sans enthousiasme apparent. Les Slovaques n’avaient pas envie de trinquer à la santé de Brejnev et les Ukrainiens prononçaient sans enthousiasme aucun le nom de Dubcek. Le toast de Misha amena la politique dans leurs débats. Peut-être était-ce une bonne chose, car des questions sous-jacentes flottaient dans l’air. Ceux qui en avaient encore la force discutaient vivement. Balaz attira Sasha vers lui au moment même où quelqu’un gerba dans la direction où elle avait été assise. C’était la première victime du mélange vodka, vin rouge et champagne.
Le groupe du fond de la salle se mit à jouer les Beatles. « She loves you » ou « All my loving » déchaînèrent les jeunes Ukrainiens et Slovaques. Quand le chanteur entonna le délicieux love song « And I love her », Balaz invita Sasha à danser. Les mains légèrement moites, elle frissonnait. Ils chantaient ensemble : « I give her all my love, that’s all I do… » Elle se blottit contre lui, spontanément et si naturellement, qu’ils s’en rendirent à peine compte. Il lui caressa les cheveux doucement. Elle leva vers lui ses yeux turquoise. Il n’en avait jamais vu de pareils. La musique cessa.
Les Ukrainiens se mirent à scander les noms de Balaz et Chochol, leur demandant de jouer encore de la guitare. Les Slovaques se joignirent à eux. Balaz prit sa guitare. Il réfléchit un instant. « Un morceau slovaque ! » s’écria Misha.
« Je vais jouer un morceau russe », répondit Balaz. Il entonna Villon de Boulat Okoudjava. Il se tourna vers Sasha en chantant : « Pendant que la terre tourne encore, pendant que la lumière est vive, oh ! Seigneur ! donne à chacun de nous ce qu’il n’a pas. » Okoudjava, adoré et détesté. Okoudjava, le juge, Okoudjava, le rebelle. Les plus prudents faisaient semblant de ne pas connaître les paroles, les plus courageux chantaient. Sous l’effet de l’alcool, ils étaient presque tous courageux. Winter tapotait des doigts sur la table, au rythme de la chanson, et surveillait avec attention les étudiants encouragés par la boisson.
« Tant que la terre tourne encore, tant que le jour a de l’éclat, Seigneur, donne à chacun de nous ce qu’il n’a pas : Donne au sage une tête, un cheval au peureux, donne à l’homme heureux de l’argent… et pense à moi un peu… »
Bientôt il n’y en avait pas un seul qui ne chantait pas. Les Ukrainiens chantaient en russe, les Slovaques en slovaque et ceux, qui ne connaissaient pas les paroles, fredonnaient. Balaz sentait le regard insistant de Sasha. Il se mit à jouer des csardas de l’est de la Slovaquie. Quand il entonna « Ma petite chérie, ouvre-moi la porte, car je t’apporte des pommes… » il fut étonné de voir Sasha se joindre à lui. Après quelques instants de silence, la salle se mit à applaudir fort.
« Vous connaissez nos chansons ? » dit-il en se tournant vers elle, surpris.
« Oui, je les connais. Vos poèmes aussi… ce doux désir de beauté qui m’enflamme, je vais le chantant sans repos, et c’est dans ce vif écho de mon âme que mon univers est enclos… Sladkovic, sourit-elle, espiègle. J’ai des racines slovaques. Mes parents sont nés à Oujhorod pendant la Première république tchécoslovaque. Le nom de jeune fille de ma mère était Sidorova. Je suis slovaque quelque part… »
« Un morceau de country maintenant », demanda quelqu’un. Le spécialiste de la country, c’était Duro Chochol. Originaire de Moravie, il faisait ses études à Bratislava. Quand il entonna « Les souliers d’or », la salle devint hystérique. Les chansons, l’une après l’autre, résonnaient dans l’internat. L’air se raréfiait dans la salle. Tous s’y pressaient, les invités comme les non-invités, jusqu’à la dernière place.
Balaz sentit la main de Sasha prendre la sienne et elle lui fit signe de sortir. L’ambiance dans la salle était telle que personne ne remarqua leur départ. De toute façon, personne ne remarquait plus rien. Elle lui murmura à l’oreille le numéro de sa chambre. Elle n’était qu’à quelques portes plus loin, au détour du couloir à droite de la salle de réunions. Il hésita un instant, puis la curiosité et le désir prirent le dessus sur sa timidité. Il lut dans son regard qu’ils pensaient tous les deux à la même chose. À peine entré dans la chambre, elle tourna la clé dans la serrure. Elle se jeta sur lui en l’embrassant avec passion. Il ne protesta pas. Bien au contraire. Jamais auparavant, il n’avait désiré une femme comme dans cette chambre universitaire. Ils étaient tous deux un peu maladroits. Ils n’avaient presque pas d’expérience. Faire l’amour ne faisait pas partie de la formation d’une jeune membre du Komsomol, ni d’un jeune membre de l’Union des étudiants tchécoslovaques… « I give her all my love, that’s all I do… » Sasha était incroyablement passionnée.
Jozef se rappela le vieux « combattant » Le Râleur, qui, dans le train, prévenait les joueurs de faire attention aux Ukrainiennes. Il paraît qu’elles sont fougueuses, passionnées et ne font l’amour que dans le cadre d’une relation suivie. Sasha était sa première femme, et lui était son premier homme. Jusqu’alors, il lui arrivait d’embrasser des garçons qui tournaient autour d’elle et essayaient de la séduire. Mais ils étaient maladroits et grossiers. Presque à chaque fois, ils étaient saouls et voulaient abuser d’elle. Elle voulait faire l’amour très, très fort, mais n’avait connu personne qui l’aurait au moins un peu respectée. Elle ne rêvait pas du grand amour, mais attendait d’un homme reconnaissance et tendresse. Toute la soirée, elle avait observé Jozef, et il l’attirait de plus en plus. Quand son corps fut envahi par cette étrange chaleur, jusqu’alors inconnue, elle perdit le contrôle.
Jozef ressentait les choses de la même manière. Quand il l’avait invitée à danser sur cette musique lente, il la serrait si fort qu’elle ne pouvait pas ne pas sentir son excitation. Elle le regardait dans les yeux, tous deux transpiraient légèrement et elle se collait contre lui encore plus.
Quand ils entrèrent dans la chambre, les barrières cédèrent et plus personne ne pouvait stopper la passion, jusqu’alors contenue. Bien que Jozef fût d’habitude plutôt sanguin, il était doux avec elle, il lui caressait les seins, lui grattait doucement le dos du bout de ses ongles, et l’excitait par des mouvements circulaires insoutenables au niveau des cuisses. Sasha fut surprise de constater que bien que toute nue sous les yeux d’un inconnu, elle ne se sentait point gênée. Faire l’amour leur paraissait si naturel, si spontané et si réel, comme s’ils étaient amants depuis des années.
Ils sentaient tous deux que ce qui était entre eux était bien plus qu’un échange d’amour physique. Ni Sasha ni Jozef n’avaient été vraiment amoureux auparavant, et cette avalanche de sentiments les surprit. Si c’est comme cela qu’arrive le véritable amour, alors c’est magnifique.
Quand ils retournèrent dans la salle une bonne heure plus tard, il y avait de l’ambiance, on chantait et on trinquait à l’amitié. Personne n’avait remarqué leur absence. Ils dansèrent ensemble une heure durant. Ils ne pouvaient pas, et ne voulaient pas empêcher leurs sentiments de les envahir. L’aube arrivait, quand Balaz murmura quelque chose à l’oreille de Sasha. Ils sortirent discrètement et se retrouvèrent à nouveau dans la chambre de Sasha. Ils firent l’amour jusqu’au matin. Elle lui dit que ses colocataires étaient parties. Il lui demanda ce qu’elle étudiait. Elle lui sourit.
« Je ne suis pas étudiante. Je travaille comme secrétaire au Quartier général du district militaire. Je viens de Kolodne, un village du raïon d’Irchava. Je n’ai pas réussi à trouver de logement à Kiev, alors j’habite au noir chez mes copines. On est nombreux à le faire. De temps en temps, tu offres une bouteille de Moskovskaya au concierge, et il ferme les yeux. »
Il l’embrassa.
« Tu m’aimes ? demanda-t-elle. Je pense que oui… oui… non, je ne pense pas… je le sais… je suis sûr… oui. Je t’aime. »
Bien qu’en vacances, Thomas s’apprêtait à prendre le car qui partait le matin de Neuwied, pour aller à Bonn. Il était étudiant en première année de sciences politiques à la Faculté de lettres de l’Université Friedrich Wilhelm.
« Il va encore faire chaud, remarqua le père de Thomas en sirotant un café brûlant. Karl a téléphoné hier. Il voulait savoir si tu viendrais à la réunion d’un Comité contre la guerre au Vietnam (Thomas ne répondit pas.) Laisse tomber ces bêtises… que les Américains gèrent eux-mêmes leurs problèmes. »
« Si les Américains avaient hurlé sur vous comme il fallait en 38, après Munich et la Nuit de cristal, les choses auraient pu être différentes. Alors maintenant, c’est nous qui hurlons après les Américains ! » laissa échapper Thomas.
« Oh, mon Dieu, toujours la même histoire. Tu crois que c’est agréable d’écouter sans cesse des reproches de son propre fils ? » Il finit son café, amer.
« Qu’est-ce que vous méritez d’autre ? »
« Ne recommence pas, je te prie… »
« Si au moins, vous le reconnaissiez, comme de vrais hommes. Vous voulez tous nous faire croire que personne n’a jamais été nazi. En RDA, au moins, ils essaient de régler les choses avec les ex-nazis. »
« Ne me parle même pas de la zone de l’est. Si la vie y était si géniale, je ne me serais pas barré de là. Après tout, toi aussi tu es un RDA-ien ! Si tu les trouves si formidables, libre à toi de t’y installer. Ulbricht va te vénérer ! » s’énerva son père.
« Je ne dis pas qu’ils sont parfaits, mais au moins, ils essaient. Et vous, ici ? Vous avez exclu deux étudiants seulement parce qu’ils ont agi avec droiture ! »
« Entrer avec effraction au rectorat et inscrire “bâtisseur de camp de concentration” à côté du nom du Président fédéral, quelle droiture ! Ils ont bien fait de les virer ! Qui d’autre mérite respect, si ce n’est le Président fédéral ? Vous, les jeunes, vous n’arrêtez pas de réclamer considération et respect. Comment veux-tu susciter le respect des valeurs chez des jeunes qui en même temps applaudissent deux petits merdeux qui insultent le Président ? »
« Et les 20 profs de mon Université, ceux qui ont signé la pétition appelant Monsieur Lübke à prendre position, une position d’homme, vis-à-vis de tout ça, eux aussi sont des petits merdeux ? » dit Thomas en haussant le ton.
« Il n’y a aucune affaire là. Tout a été inventé dans Stern, qui s’est basé sur des informations obtenues des communistes est-allemands, dont la plupart faisaient partie du NSDAP et maintenant, ils retouchent le passé et sont plus royalistes que le roi. » Énervé, son père alluma une cigarette. Thomas chassait la fumée ostensiblement.
« Je ne m’intéresse pas aux nazis du secteur est, mais à ceux de la République fédérale. Et puis Stern est un hebdomadaire sérieux qui ne publie pas d’informations non vérifiées. Si les graphologues les plus reconnus ont confirmé que la signature sur les plans de construction des camps de concentration était bien celle du Président, il aurait dû assumer ses responsabilités et partir. »
« Il n’a fait que ce qu’il devait faire. Hitler l’a mis derrière les barreaux pour 20 mois et après ça, il ne pouvait pas trouver de travail. Il était content quand le bureau de Schleppov lui a proposé un boulot. Il était loin de se douter que le bureau dépendait directement de Speer et qu’ils allaient construire des bâtiments, qui seront plus tard transformés en… centre d’hébergement pour ouvriers de travaux forcés… »
« Hitler l’a mis en taule pour corruption ! »
« Arrête, imbécile ! bondit son père, furieux. Vous êtes si bornés que vous êtes prêts à faire référence à Hitler lui-même ! Tu penses vraiment que les gens qui étaient condamnés, ou même exécutés étaient punis pour des crimes qu’ils avaient réellement commis ? Tout a été inventé ! Et toi, tu n’as pas honte de te référer à de pareils salauds ? » Son père posa la main sur sa poitrine.
« Ce n’étaient pas des centres d’hébergement pour ouvriers, mais des camps de concentration. Personne ne lui reproche de l’avoir fait, il n’avait probablement pas le choix. Ce que nous lui reprochons, c’est qu’il ne se comporte pas en homme et qu’il ne démissionne pas ! »
« Vous comprenez que dalle à la vie. Tu étudies la politique et tu y connais que dalle ! »
« Le processus de dénazification s’est arrêté seulement chez nous. En RDA, ils sont intransigeants. »
« Intransigeants… Ha ! Ha… tous les nazis font déjà partie du Parti communiste ! »
« Les communistes font une expérience. Au moins ils essaient. »
« Doux Jésus Marie Joseph ! Tu prends aussi le parti de ce fils de pute avec son bouc, qui a érigé le Mur de Berlin ? Tu perds les pédales ! Ça me rend dingue ! »
« Je ne sais pas si la situation en RDA est si grave, puisque même Wolfgang Kieling s’y est installé. L’acteur le plus populaire de toute la République fédérale ne serait pas parti comme ça. Et Bertolt Brecht ? Dramaturge de renommée mondiale et il irait faire de la pub aux communistes ? » triompha Thomas.
« Ce ridicule copain de ton cher Paul Newman est un frimeur. Si ce n’est pas plus. S’il n’est pas agent de la Stasi, qui l’a forcé à déménager ? »
« Quand tu es à court d’arguments, tu dis que tous ceux qui disent du bien de la RDA sont des agents de la Stasi. Kieling est parti en Allemagne de l’Est après sa visite des États-Unis, où il a vu de ses propres yeux comment les Américains traitent les Noirs et les Vietnamiens. Et notre gouvernement les soutient ! »
« Notre gouvernement fait ce qu’il peut. Vingt ans après avoir été vaincu, quand nous continuons à payer les indemnités de guerre, aucun gouvernement ne prendra le risque de critiquer son vainqueur. Qui plus est, nous ne sommes pas ceux qui auraient le droit de critiquer les Américains. »
« Nous tolérons un Président nazi, le tribunal accorde le tableau de Lucas Cranach, volé au musée de Cologne par Göring, à sa femme ! Vingt-trois ans après la guerre ! Scheiße ! La veuve de Heydrich reçoit 3 500 marks d’allocation veuvage, comme les veuves des victimes de guerre et douze mille surveillants de camps ont reçu en récompense des retraites spéciales plutôt que des peines de prison. Ça me donne envie de vomir ! » dit Thomas en secouant la tête, incrédule.
« J’ai failli crever sur le front de l’Est », dit son père à voix basse. Thomas se tut, honteux.
« Qu’est-ce que tu sais de ce Dubcek ? » poursuivit le père pour changer de sujet, soulagé.
« C’est un gars super. Toute la nation le vénère. Ici, vous essayez tous de nous faire peur avec le socialisme, vous prétendez que c’est un gigantesque camp de concentration, que les gens ne peuvent pas voyager, exprimer leurs opinions… »
« Parce qu’ils le peuvent ? »
« Bien sûr qu’ils peuvent. S’ils ne pouvaient pas, ils se seraient déjà tous barrés de Tchécoslovaquie. Et eux, non seulement ils ne se sont pas barrés, mais en plus, ils soutiennent les communistes ! »
« Oh, n’aie pas peur. Ça ne marchera pas pour Dubcek. Pas besoin de me l’expliquer à moi. Si tu ne t’en souviens plus, laisse-moi te le rappeler. Ton père était l’un de ces trois cents premiers maçons, qui, sur le chantier situé au 40, allée Staline à Berlin, ont commencé les grèves en juin 53. Nous marchions vers le ministère de la Construction et des milliers de gens nous rejoignaient. Quand le ministre Selbmann a pris la parole, quelqu’un lui a jeté une pierre. Tu sais qui c’était ? Moi, fiston, moi. Je n’ai pas jeté la pierre sur le fonctionnaire communiste, mais sur Fritz, mon ancien compagnon de la brigade de construction. On était ensemble au NSDAP jusqu’en 45. En 53, c’était déjà un communiste convaincu ! Le soir même, les aciéristes de Hennigsdorf nous ont rejoints, vingt mille cheminots, des dizaines de milliers de gens de chez AEG, de la câblerie d’Oberspree, de la centrale thermique de Klingenberg, et d’autres. On était au moins cent mille sur la Strausberger Platz. Quand quelqu’un a commencé à scander “à bas les communistes”, “nous voulons une Allemagne unie” et “des élections libres”, je savais que ça allait mal se terminer. Et ça s’est mal terminé. »
Le père de Thomas alluma une deuxième cigarette.
« Tu sais qui m’a le plus déçu à cette époque ? Ton Brecht. Comme le Messie, nous attendions le soutien d’une des autorités. Brecht en était une. Je n’oublierai jamais le choc que ça m’a fait d’apprendre, que le jour même où les chars russes nous dispersaient, il a écrit à Ulbricht. Il approuvait l’action des communistes soviétiques et allemands contre nous, et il appelait les autres artistes à soutenir la politique du SED. Un an plus tard, il recevait, en récompense de la direction du SED, son propre théâtre. Ils avaient offert le bâtiment du Theater am Schiffbauerdamm à ce voyou. »
Il continuait plus bas : « On fait tous les durs. Jusqu’au moment où on se trouve face aux chars. Je me suis trouvé face aux chars à deux reprises. La première fois, c’était près de Koursk. On avait merdé avec cette guerre-là, mais nous punir comme ça, c’était trop… et puis, les chars étaient encore face à moi le 16 juin à Strausberger Platz. Nous étions quelques-uns à y rester encore. Le soir même, tout était fini. Le lendemain, j’ai pris quelques affaires et je suis parti avec toi et ta mère chez mon oncle, ici à Neuwied. Tu avais 5 ans. Quelques 230 000 personnes étaient parties cette année-là. Et le nombre augmentait chaque année… (Thomas Ankermann senior prit une respiration.) Ne t’entiche donc pas de tes Russes à la folie. Ça ne marchera pas, pour Dubcek. »
« Si je me souviens bien, les tapis de bombes sur les villes allemandes n’étaient pas le fait des Russes, mais des Américains et des Anglais. Et ne te fais pas de soucis pour Dubcek, toi », protesta Thomas sans conviction.
Son père éteignit la cigarette et tapota affectueusement la joue de Thomas. « Tu vas où en fait ? »
« Je ne saurais pas te dire exactement. Ça s’écrit Vysne Hagy. »
« C’est où ? »
« En Slovaquie. Dans l’est de la Tchécoslovaquie. »
« Vous partez quand ? »
« Demain. On joue le premier match du groupe et le logement est réservé dès vendredi. »
« C’est quelle date ? »
« 16 août. »
Le colonel du KGB, Mikhail Stepanovic Golubkin, se tenait au garde-à-vous dans le bureau du chef du KGB. Il connaissait bien Andropov. Il était Président du Comité pour la Sécurité d’État depuis un peu plus d’un an seulement, mais il jouissait d’un respect unanime. Il était intransigeant avec les fainéants, les tricheurs, il ne supportait pas la médisance ni la tricherie. Il luttait durement contre la corruption. Il s’énervait rarement. Mais maintenant, c’était un de ces moments. Il se frottait les yeux nerveusement, ses lunettes sautillaient sur son front. Golubkin mordillait sa lèvre supérieure. Irrité, Andropov balança la feuille, que le colonel venait de lui remettre.
« C’est du n’importe quoi. Personne n’envoie depuis Prague des notes aussi dramatiques que Tchervonenko. »
« L’ambassadeur Tchervonenko est un vieux diplomate aguerri », tenta d’opposer Golubkin.
« Justement. Les vieux diplomates aguerris sont habitués à exagérer. Ils veulent tous faire carrière et donc ils envoient des notes exagérées, dans l’espoir de recevoir des éloges. J’en ai connu, quand j’étais ambassadeur à Budapest pendant l’insurrection hongroise. Il y en avait même un qui disait qu’en diplomatie, seule une note gonflée a des chances d’attirer l’attention. Le lendemain, je l’ai révoqué. Mais ça, c’était en 1956. Aujourd’hui, nous sommes en 1968. C’est beaucoup trop sérieux », Andropov tapotait nerveusement des doigts sur le bureau. « Mikhail Stepanovic, Prague, ce n’est pas Budapest en 56. En ce temps-là, les Hongrois voulaient abolir le socialisme. Je l’ai vu de mes propres yeux. La direction du Parti était pleine de contre-révolutionnaires… mais ce Dubcek, c’est autre chose. C’est le fils d’un vieux bolchevique et communiste. Il vient d’une famille ouvrière pauvre, son père déjà avait été arrêté en Amérique pour avoir refusé de partir à la guerre. À l’âge de 5 ans, il est venu avec toute sa famille en Union soviétique. Ils sont allés en mars 1925 au Kirghizistan, pour aider le pays à bâtir le communisme dans le cadre des coopératives Interhelpo. Après, ils construisirent l’usine d’automobiles à Gorki. Alexander Dubcek a passé 13 ans chez nous. Il a combattu lors du Soulèvement National Slovaque, c’est un vieux fonctionnaire communiste dévoué. Je ne peux pas croire qu’un tel homme chercherait à renverser le régime communiste, je ne peux pas croire qu’il mentirait à ses amis soviétiques », dit Andropov en secouant la tête.
« Toutes les informations de nos collaborateurs sont claires – il y a bien contre-révolution », répondit Golubkin en haussant les épaules.
« Que veut ce Dubcek ? Rendre l’économie plus effective, arrêter la corruption et les déprédations, augmenter les rendements agricoles… est-ce cela, la contre-révolution ? » rétorqua Andropov en reprenant son souffle.
« Les camarades du Politburo disent qu’il y a des indices clairs de contre-révolution. »
« On serait les premiers à le savoir, bien avant les camarades du Politburo. Regardez ici. Les dernières enquêtes d’opinion en Tchécoslovaquie, datées du 10 juillet. Jusqu’à 89 % d’habitants affirment vouloir vivre dans le socialisme, seuls 5 % souhaitent le retour du capitalisme, 87 % soutiennent Dubcek et ses collaborateurs sans réserve aucune, seuls 7 % sont mécontents. Qu’est-ce que ce Tchervonenko raconte sur le renversement du communisme ? »
« Les notes de notre camarade ambassadeur sont basées sur les informations du camarade Voronin. Ce dernier est en étroit contact avec les camarades Bilak, Indra, Kolder et le rédacteur en chef de “Rude Pravo”, Svestka. »
« Oui, je sais », rétorqua Andropov. Il prit la photocopie de la lettre, avec une annotation de Brejnev lui-même dans l’en-tête. « À l’attention des seuls Kossyguine, Podgorny et Andropov » et la lut en silence. « Cher Léonid Ilitch… les moyens politiques et les instruments du pouvoir étatique de notre État sont actuellement paralysés. Les forces de droite ont réussi à créer des conditions favorables à un putsch contre-révolutionnaire. Dans cette situation, nous nous tournons vers vous, communistes soviétiques… avec une demande de soutien actif par tout moyen qui sera à votre disposition. C’est seulement avec votre aide que la République socialiste tchécoslovaque pourra s’arracher au danger contre-révolutionnaire qui la menace… Veuillez considérer cette lettre comme une demande pressante d’intervention et d’aide à tout niveau… En même temps, nous vous prions de garder le contenu de cette lettre secret, c’est pour cette raison que nous vous écrivons personnellement en russe. Signé Indra, Kolder, Kapek, Svestka, Bilak. (Andropov inspira profondément.) Qui c’est, ce Voronin ? »
« Le conseiller de l’ambassadeur. Notre principal chargé d’affaires. »
« Qu’est-ce que vous savez de lui ? »
« Agent diplômé ordinaire », Golubkin tendit à Andropov le dossier personnel de Voronin.
« Pour quelqu’un de si jeune, il a déjà fait une belle carrière. Ça doit être un bon petit fayot. Les fayots, ce sont les agents les plus dangereux », sourit âprement Andropov.
« Camarade Président, mais nos sources de la CIA, elles aussi confirment les nouvelles reçues de Tchécoslovaquie… » objecta Golubkin.
« Mikhail Stepanovic… savez-vous ce qui se passe aux États-Unis ? Johnson est dépassé par les événements au Vietnam. Les États-Unis et l’Europe tout entière protestent contre l’action américaine. Rien ne les arrangerait plus qu’une éventuelle intervention de notre part. Les médias du monde entier remplaceraient les articles sur l’agression américaine au Vietnam par des informations sur notre intervention en Tchécoslovaquie. C’est ce dont ils ont besoin. C’est pour ça qu’ils nous envoient des nouvelles dramatiques sur les événements en Tchécoslovaquie. »
« Nos camarades de Prague demandent de l’aide… »
« Lesquels ? Ceux qui veulent assouvir leurs ambitions et prendre la direction du Parti communiste ? Tout seuls, ils n’en sont pas capables, alors ils ont besoin de nous ? » Andropov riait dans sa barbe.
« Les services de renseignement français confirment que la situation à Prague est grave », essayait de le convaincre le colonel.
« Les Français… ils n’arrivent pas à gérer leur contestation étudiante et de Gaulle s’apprête à lancer des essais nucléaires dans le Pacifique dans la deuxième moitié du mois d’août. Quoi d’autre lui permettrait de détourner l’attention des protestations dans le monde entier, si ce n’est une intervention soviétique à Prague ? Non, non, Mikhail Stepanovic… nous devons être vigilants. Très vigilants. »
Le téléphone sonna. Andropov ne savait pas immédiatement déterminer lequel, parmi les nombreux téléphones sur son bureau. Il comprit que c’était le téléphone rouge. « Mikhail Stepanovic, excusez-moi un moment, c’est le Secrétaire Général. » Le colonel Golubkin fit le salut militaire et sortit rapidement. Le Président du KGB décrocha. À l’autre bout du fil, il y avait Brejnev.
« Je te salue, Léonid Ilitch… » dit Andropov d’un ton jovial, qu’il changea aussitôt. Brejnev criait quelque chose de difficilement intelligible, visiblement il n’était pas satisfait des analyses des services secrets. « Léonid Ilitch, nos contacts à Washington disent que la CIA ne participe pas aux événements en Tchécoslovaquie. Je crains que nos sources à Prague ne donnent trop d’importance à leurs désirs. La règle de base, dans les services secrets, c’est ne pas céder à ses désirs ni à ses émotions. »
À ce moment-là, Brejnev perdit patience. « Iouri Vladimirovitch… je suis surpris que tu me dises ça, toi qui as participé aux événements en Hongrie. Là aussi, Nagy faisait croire qu’il soutenait le socialisme. Et le résultat ? Je ne comprends pas ton attitude. J’ose espérer que tu ne sympathises pas avec la contre-révolution tchécoslovaque. Ou alors tu veux assumer la responsabilité du retour du capitalisme en Tchécoslovaquie ? Prends bien en compte la faible position du socialisme en Roumanie et en RDA. Et je ne parle même pas de la Yougoslavie. Nous devons aller en Tchécoslovaquie ! Tu comprends, Iouri Vladimirovitch ? Nous le devons ! Et nous n’irons pas pour remplacer le directeur de la télévision ! »
Brejnev baissa la voix, comme s’il s’en était rendu compte d’avoir trop parlé. Andropov détourna délicatement la conversation. Mais il comprit que les plus hauts dirigeants du Politburo avaient déjà décidé l’invasion de la Tchécoslovaquie et il devait seulement fournir des informations qui serviraient de prétexte. Malgré ça, il objecta :
« Monsieur le Secrétaire Général, camarade », Andropov officialisa le ton, « toutes les informations de Tchécoslovaquie disent que la majorité de la population souhaite le socialisme. Une écrasante majorité. »
« Nous savons ce qu’est une écrasante majorité. Nous savons ce que la population en Tchécoslovaquie souhaite. Les camarades du bureau politique sont convaincus que les fondations du socialisme en Tchécoslovaquie sont menacées. Des centaines de milliers de soldats soviétiques ont perdu la vie pour libérer la Tchécoslovaquie, ce n’est pas pour la laisser maintenant tomber aux mains des impérialistes ! hurlait Brejnev. Dois-je t’expliquer, à toi, chef des services de renseignements, ce qui est prévu pour le XIVe Congrès du Parti communiste tchécoslovaque ? Ils prévoient d’écarter tous les camarades qui sont de notre côté –, Kolder, Indra, Svestka, Piller, Rigo, Kapko ! Andropov, camarade, je te demande, j’exige que tu nous soumettes des informations qui aillent dans le sens dont je t’ai parlé. Nous partons demain négocier avec les camarades en Tchécoslovaquie. J’ai besoin de preuves ! Est-ce qu’on s’est compris ? » Après quelques instants de silence, Brejnev ajouta catégoriquement : « Si nous perdons la Tchécoslovaquie, je devrai quitter les fonctions de Secrétaire Général du Parti. Je ne sais pas qui me remplacera, mais le poste de Président du Comité pour la Sécurité d’État sera le premier où il mettra ses hommes ! »
« J’ai bien compris, Camarade, Secrétaire Général… j’ai bien compris… Bien à vous… Honneur ! » Andropov raccrocha. Il avait compris que l’intervention en Tchécoslovaquie avait été décidée. Même si, en tant que chef des services secrets, il était bien renseigné, il ne se doutait pas que le ministre de la Défense, Andreï Gretchko, en accord avec Brejnev et Souslov, avait commencé à préparer en silence le projet d’opération militaire en Tchécoslovaquie dès avril 1968.
Il s’assit dans son fauteuil préféré avec repose-tête. Il était profondément convaincu que l’invasion était non seulement inutile, mais qu’en plus, elle allait nuire à l’image que l’Union soviétique avait réussi à se construire après la mort de Staline. À un moment donné, il pensa à la démission. Il pensa que la démission du plus haut représentant des services secrets pourrait provoquer une prise de conscience de la part de généraux et de hauts représentants du complexe militaro-industriel. Mais il finit par chasser cette idée. Il ne voulait pas risquer que Brejnev le démette de ses fonctions clés au sein des services de renseignements. Bien qu’il ne bût que rarement, il se servit un verre de vodka et arrosa sa résignation personnelle.
Une réunion des dirigeants du Parti communiste tchécoslovaque avec les journalistes était prévue pour le samedi 17 août, au cours de laquelle devait être définie la stratégie commune en prévision du XIVe