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Dans le Paris vibrant de la fin des années cinquante, Laurent, jeune dessinateur industriel épris d’évasion, s’imagine face à des perspectives capables de le libérer des chaînes de la routine. Avec un groupe de scouts, il explore l’univers du nomadisme, traverse les routes d’Europe en auto-stop, animé par une soif d’aventures. Les récits des grands navigateurs font naître en lui le désir d’une vie hors du commun sur les mers, tandis que l’audace architecturale de Le Corbusier, découverte fortuitement, transforme sa perception du travail. Mais à l’aube de ses vingt ans, cet idéal de liberté vacille sous l’appel du service militaire en Algérie. Jusqu’où cet élan qui l’a façonné pourra-t-il le conduire ? Sa quête d’émancipation résistera-t-elle, ou le cours des événements décidera-t-il pour lui, le précipitant dans les tumultes d’une époque tourmentée ?
À PROPOS DE L'AUTEUR
Architecte et urbaniste,
Jean Pierre Vignal a construit sa carrière autour d’une exploration des liens entre les espaces urbains, les milieux naturels et leurs habitants. C’est au contact des paysages, des structures et des vies qui animent la ville qu’il forge son écriture, s’inspirant des multiples dimensions de son métier pour nourrir sa plume.
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Seitenzahl: 381
Veröffentlichungsjahr: 2025
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Jean Pierre Vignal
Le temps des perspectives
Essai
© Lys Bleu Éditions – Jean Pierre Vignal
ISBN : 979-10-422-5153-6
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À Françoise,
Arnaud,
Céline
Entre 18 et 20 ans, la vie est comme un marché où l’on achète des valeurs non avec de l’argent, mais avec des actes. La plupart des hommes n’achètent rien.
André Malraux
Les lourdes terres à betteraves de Sarcelles étaient soumises aux quatre vents depuis toujours. Mais les temps changeaient et dans les lointains, sur l’horizon, se dessinèrent petit à petit des constructions. C’étaient les premières silhouettes d’une nouvelle épopée urbaine. L’agglomération parisienne débordait, il avait fallu œuvrer dans l’espace autour de la métropole. L’année 1957 se terminait et 1958 arrivait, avec les mêmes illusions, les mêmes menaces, et les mêmes embarras que les années précédentes, juste un peu plus amplifiés. Ainsi, dominant tout, la fin de la dangereuse mission de maintien de l’ordre en Algérie fuyait toujours plus loin vers un point de plus en plus lointain, au bout d’une perspective floue.
La vie de Laurent Ferrière, qui allait entrer dans sa dix-huitième année, venait de prendre un nouveau cours. Le monde du travail s’offrait à lui. Il venait de finir ses études de dessinateur industriel. En même temps, avec sa famille, il s’installait dans l’un des premiers bâtiments qui allaient devenir une nouvelle façon d’habiter, ici à Sarcelles, sur ces terres qui avaient été cédées à la voracité du nouvel urbanisme. Laurent soupçonnait que ses parents avaient eu, peut-être avec quelques conseils, ou peut-être même un « petit coup de pouce », provenant de leurs connaissances dans l’administration de l’Éducation nationale à laquelle ils appartenaient, la possibilité de s’installer dans un logement social neuf mis en location par l’office HLM de Sarcelles. Sarcelles était le nom du village à proximité duquel jaillissait ce grand ensemble qui avait la prétention de constituer une entité indépendante en réunissant tout ce qu’il fallait pour offrir à ses habitants de quoi vivre dans son enceinte. Ce n’était pas une simple extension de la banlieue, mais pas non plus une ville nouvelle. Les autorités gouvernementales et celles du ministère de la Construction en avaient décidé ainsi. Ce nouvel urbanisme, destiné dans un premier temps aux mal-logés et aux fonctionnaires, tranchait de façon radicale avec les concepts d’habitat et de ville tels qu’ils étaient compris jusqu’à maintenant pour tous ceux qui n’avaient pas spécialement une culture urbaine. C’était comme une petite révolution. La vie y était vue avec beaucoup d’air, de soleil, de verdure, et de bons équipements sanitaires dans les logements. Les premiers habitants qui arrivaient, comme Laurent et sa famille, pouvaient rester perplexes devant ces immeubles qui déployaient une stricte esthétique minimaliste, exaltée par les architectes de l’opération. La contrepartie se lisait sur le vieux village à proximité, dont l’origine remontait au Moyen Âge si l’on considérait le réseau de ses rues. Et cela pouvait être un objet d’affection pour ces nouveaux habitants de ce grand ensemble, qui pour beaucoup quittaient des quartiers du vieux Paris à la limite de la salubrité. On devinait aisément que l’imaginaire urbain parisien restait vivant pour eux, et qu’ils pouvaient retrouver des sensations semblables dans ce vieux Sarcelles. Ce n’était pas le cas de Laurent, qui se prit tout de même de curiosité et alla quelquefois le visiter. Un jour d’automne, il en était revenu avec une forte impression de permanence du temps. Le passé était encore lisible dans ces rues, de la même façon qu’il l’était dans les rues de Paris, comme le chantait Francis Lemarque à la radio. Il raconta sa visite à sa mère, Thérèse, qui lui promit de l’accompagner la prochaine fois. Elle tint parole. Mais Thérèse portait sur les choses une attention pratique avant tout, et elle s’intéressait surtout aux devantures des quelques magasins que l’on trouvait dans les rues du centre, pendant que Laurent avait tendance à s’intéresser plutôt aux détails des fenêtres et des portes sur les vieilles façades. Il lui fit remarquer l’état pauvret de ces maisons, et probablement l’insalubrité de certaines, derrière leurs murs décrépits. Thérèse, qui furetait le nez au vent, lui dit qu’elle trouvait les magasins mal achalandés, puis d’un seul coup, oubliant soudainement les vitrines, elle prit un air docte. Elle se mit, comme elle le faisait parfois, à parler comme une maîtresse d’école, ce qui enchantait Laurent qui l’écoutait sans moufter, tant qu’il ne s’agissait pas évidemment d’être rembarré, ce qui arrivait quand leurs comportements, de son frère Jeannot et lui, étaient jugés insupportables. De ce qu’elle lui disait, il comprit que les façades étaient devenues presque muettes après leur ravalement et leur alignement réglementaire, mais qu’elles gardaient vaguement leurs allures d’antan, tout en fuyant vers un lointain à peine visible situé tout au bout d’une perspective qui se perdait dans la courbure ou le croisement des rues. Pour elle, ces perspectives avec leur point de fuite avaient le pouvoir de diminuer la taille des façades au fur et à mesure du balayage du regard jusqu’à l’horizon. Ces perspectives étaient les gardiennes de l’histoire, c’était du temps figé, disait-elle. Laurent imaginait l’écheveau des rues avec le va-et-vient de la vie villageoise quand il n’y avait que des piétons, des ânes, et des charrettes. Thérèse regarda Laurent d’un air entendu en lui susurrant que l’histoire allait être bien différente dans leur grand ensemble, juste à côté, dans lequel ils allaient vivre. Il acquiesça, mais lui répondit qu’il avait toujours été intrigué par ces points de convergence qu’il devinait aussi dans les paysages à la campagne, sur l’horizon, là où tout fusionne à la limite du ciel et de la terre. Il était persuadé que ces points de fuite de perspectives seraient toujours là, et qu’ils appartenaient au paysage. Il lui dit qu’il aimait bien se laisser aller à deviner ce qu’il y avait derrière, juste derrière cet horizon ! Et ce qu’il y aura après, dans un siècle ou plusieurs ! Les promenades avec sa mère étaient rares, et il se sentait bien. Comme elle n’était pas pressée, il en profita. Il lui confia que pendant ses études de dessin industriel, il avait appris à représenter des solides en trois dimensions, avec deux perspectives, la cavalière et l’axonométrique. La cavalière a un ou deux points de fuite, l’axonométrique n’en a pas. La première rassemble les lignes fuyantes sur l’horizon, et l’axonométrique ne peut pas le faire, avec ses fuyantes parallèles qui ne se rencontrent jamais. Ces deux perspectives étaient utilisées pour représenter des pièces de mécanique. Laurent, lui, était fasciné par la perspective cavalière, car il pouvait la retrouver dans d’autres usages que la représentation des pièces de mécanique. Il aimait particulièrement l’apprécier dans la contemplation de dessins de paysages, et dans le réseau des rues des villes comme il l’avait deviné dans les tableaux et les photographies. Il avoua à sa mère son étonnement les premières fois où il prit vraiment conscience que ces perspectives représentaient aussi le vide, le creux, à l’inverse du plein des pièces de mécanique. C’est en regardant une photo d’une voie de chemin de fer qui filait vers l’horizon, et où les deux rails finissaient par se confondre une fois le regard arrivé au point de fuite qu’il fut pénétré de tout ce que le mot perspective pouvait signifier. Il en avait éprouvé un trouble, une sensation qui le ravissait ! La perspective axonométrique, sans point de fuite, comme sur les estampes japonaises, avait moins de pouvoir à ses yeux, car il trouvait qu’elle ramenait toute l’attention au premier plan, et dans un même instant. La perspective cavalière lui apportait une signification bien plus élaborée en liant dans une continuité les premiers plans avec les lointains.
C’était un outil pour son imagination. Sa mère parut amusée, mais elle ne se moqua pas de lui, comme elle le faisait parfois quand il se mettait à lui raconter certaines choses, comme ce qu’il aimerait faire plus tard en plus du dessin industriel. Elle ne se moqua pas, mais ne dit rien de cette révélation avouée par son fils. Elle lui raconta seulement que, quand elle était jeune, elle avait une bicyclette, et avec une bande de filles, elles allaient rouler dans la campagne autour de Paris. Et sur les trajets qu’elles empruntaient, elle avait toujours été enchantée par les découvertes que la route semblait lui réserver à elle personnellement. Comme la vue du haut d’une côte quand elle y débouchait ! Il y avait l’attrait d’un nouveau paysage, qui n’était jamais celui que son imagination avait préparé ! C’était souvent une heureuse surprise ! Tout comme les chemins tournant autour de reliefs et s’ouvrant d’un coup sur un foisonnement d’événements campagnards enchanteurs. Avec aussi les clairières des forêts, où elle devinait plus qu’elle ne le voyait des chemins mystérieux avec l’appel d’un point de fuite lointain se dissolvant dans les verdures. Il y avait aussi les entrées et sorties de vallées… son imagination était accaparée à chaque fois, et c’était pour elle un délice ! Laurent, lui coupant la parole, ajouta pour prolonger ce qu’elle lui disait que les villes devaient être concernées avec leurs places propices aux rencontres et à l’agitation du monde marchand. Il aurait aimé en dire plus sur les alignements de constructions qui dessinaient les rues, et même la nature qui parfois s’invitait dans un parc exhalant des fraîcheurs florales ! Laurent s’était senti complice avec sa mère, et tous deux convinrent que le jeu consistait, après ces découvertes, à confronter la réalité à leur imaginaire !
Le soir, dans le nouvel appartement, il régna un grand calme et Laurent s’enferma dans sa chambre, fuyant la télévision. Il fouilla dans un paquet de documents sur une étagère et retrouva un livret sur une exposition temporaire au Louvre sur la Renaissance italienne. Il retrouva sur l’une des pages du document une photo qui l’avait frappé : un tableau daté de 1475, montrant en perspective cavalière une partie de ville : La Cité Idéale à Urbino. Le peintre était supposé être Piero della Francesca. C’était une perspective d’un ensemble urbain. Il contempla longtemps ce qui était pour lui une icône. Il n’avait pas vu l’exposition. Il se promit d’aller un jour en Italie. Il irait voir ce tableau à Urbino, et il saurait dénicher bien au-delà d’Urbino des perspectives dans la réalité de ces villes italiennes décrites dans les livres. Il s’endormit, son attention fixée sur la Cité Idéale.
Laurent avait remarqué que sa mère prononçait souvent le terme perspective. C’était pour évoquer une stratégie afin de sortir des difficultés apportées par la vie, mais qui n’avait rien à voir avec le jeu des espaces. Pour elle, il y avait toujours une façon d’imaginer une perspective pour se sortir d’affaires. Elle parvenait toujours à trouver comment échapper aux pièges apportés par les jours.
C’était le triomphe de son imagination. Pour Laurent, il y avait une correspondance entre ces deux façons d’employer ce mot, car une perspective dessinée à main levée sur un bout de papier, sur un coin de sa table, était pour lui d’abord une façon de créer des pièces de mécanique, même s’il n’ignorait pas que parfois l’imagination, dans les deux cas, pouvait abuser un peu trop des possibilités de la perspective.
Les champs de betteraves plats et sans arbres, qui étaient le paysage à proximité du vieux Sarcelles, soulignaient un horizon plat, fait de remembrements qui seraient celui du nouvel urbanisme. En attendant, Laurent avait ressenti le charme suranné des rues anciennes, aux tracés qui paraissaient hasardeux, pavés avec des pierres en forme de cube arrondies par l’usure de millions de roues de véhicules, dont les plus anciennes devaient être en bois cerclé de fer. Ces rues étaient plantées d’arbres dont les feuilles jonchaient le sol et laissaient dans l’air leur odeur mêlée à celle que la terre diffusait, car la pluie s’infiltrait entre ces pavés. Les trottoirs qui bordaient les constructions, dont aucune n’avait les mêmes dimensions ni la même ordonnance, étaient couturés par des étalements de bitume qui recouvraient des réseaux de toutes sortes récemment installés. Les raccordements entre les façades étaient le fait des hasards successifs de l’histoire. La facture des enduits et de la taille des pierres laissait encore visible l’habileté d’anciens artisans à jamais disparus. La patine du temps donnait à cette ville, loin de la modernité, une image humble de bonheur caché sous un voile d’abandon.
Le passé était en train de s’envoler. Déjà, ce n’était plus qu’un décor qui faisait l’affaire des photographes à la recherche d’esthétique enracinée dans l’épaisseur du monde rural. Laurent avait retrouvé, un peu plus tard, sur de rares photos jaunies, dans une exposition qui focalisait sur l’architecture contemporaine en contraste avec les villes anciennes, le souvenir de sa visite du vieux Sarcelles. Il y retrouva aussi le vide qu’elle avait laissé en lui. Il s’était demandé pourquoi ce rapprochement dans cette exposition, sur ce contraste, comme si l’un devait justifier l’autre. De toute façon, il fallait admettre que le vieux Sarcelles ne garderait pas sa saveur, car il était déjà en transformation profonde sous la pression des nouveaux venus du grand ensemble qui s’édifiait à côté. Le commerce local voulait continuer d’offrir la vieille pratique du marché ouvert dans un décor rappelant la chaleur de l’échange marchand d’autrefois, mais toute la panoplie des signes usurpés à la ruralité passée n’y faisait rien. Cette offre était vaine, car il fallait maintenant faire avec les nouvelles conceptions de l’urbanisme. Il n’y aurait plus de marché ouvert, sauf en fin de semaine pour faire encore rêver un peu les nouveaux clients. Le grand ensemble allait évoquer, avec un certain orgueil, l’évolution de la société, tout en gardant quand même quelques parures obsolètes de la vieille société rurale quand elles ne gêneraient pas son fonctionnalisme. L’histoire avait tranché, et il ne restait plus pour Laurent et sa famille qu’à vivre la modernité comme elle se présentait, avec ses perspectives nouvelles. Ainsi, même le ravitaillement pratiqué dans une vieille épicerie, qui présentait encore ses vitrines serties dans des boiseries d’un autre siècle et qui luttait pour sa survie, ne dura guère. Désormais, on faisait les courses dans des espaces fermés et orthogonaux éclairés au néon. Le règne des supermarchés en plein développement accompagnait le nouvel urbanisme.
La fin de ses études de dessinateur industriel avait conduit Laurent, début juillet 1958, directement dans un bureau d’études. La compétence qu’il avait acquise était mise à la disposition d’un service de l’État, le SEITA : Service d’Exploitation des Tabacs et Allumettes, qui fabriquait des cigarettes, des cigares, du tabac à mâcher et à priser, et pour faire bonne mesure, des allumettes… Pour Laurent, il n’y aurait rien là de très banal, car comme lui, les jeunes gens qui avaient fait des études techniques étaient distribués dans tous les secteurs de l’industrie. Ils seraient même disputés auprès des établissements scolaires par les chefs d’entreprise qui avaient besoin d’eux pour leurs bureaux d’études. Son CAP de dessinateur industriel, obtenu après quatre années passées dans un Centre d’apprentissage, rue du Docteur Potain à côté de la Porte des Lilas, le spécialisait dans les métiers de la métallurgie. Laurent sentait le décalage par rapport à tout ce qu’il avait entendu dire autour de lui à propos des études. Il s’était fait une raison, un peu comme si les « vraies études » ne concernaient que les écoles d’ingénieurs, les Beaux-Arts, le droit, la magistrature, la médecine, le commerce, l’enseignement universitaire, et tout ce qui menait aux hautes sphères de l’État ! Laurent avait déjà entendu parler par ses copains des « grandes écoles », passage obligé pour accéder aux niveaux élevés de la société. Ils en parlaient comme si ce n’était pas des perspectives faites pour eux. Comme si les quartiers qu’ils habitaient ne pouvaient leur offrir que ce Centre d’apprentissage. Quand sa mère évoquait son avenir, il sentait qu’elle pensait le voir arriver dans un milieu favorable avec un bon salaire et un plan de carrière solide. Elle n’insistait jamais sur cette question, car elle faisait entièrement confiance à Gaston, l’homme avec qui elle vivait, et qui était surveillant général de ce Centre d’apprentissage. Et pour lui, la voie à suivre, avec les perspectives les plus sûres, c’étaient les métiers liés à l’industrie. C’était aussi la plus adaptée à leurs moyens financiers. Les autres études coûtaient cher.
Il n’y avait pas de chômage pour construire la nouvelle société que la fin de la dernière guerre avait laissée exsangue. Un monde neuf était en chantier, avec l’industrialisation qui permettait à des flots de marchandises de jaillir comme par magie chaque jour, accélérant la consommation. Les usines occupaient de plus en plus d’espaces pour triturer les métaux et en sortir les supports nécessaires à la nouvelle façon d’aborder la vie, avec des voitures, des machines à laver le linge, des réfrigérateurs et autres appareils devenus indispensables. L’industrie avait d’énormes besoins. Ce qui avait conduit à enrégimenter des bataillons de travailleurs qu’il avait fallu aller chercher jusqu’au fond de pays lointains. Ils étaient destinés au travail en usine. Il n’y avait pas suffisamment de jeunes apprentis ni d’ouvriers, et l’automatisation n’en était qu’à ses débuts. Les tâches manuelles dans la métallurgie étaient dédaignées, elles commençaient à rebuter de plus en plus une large partie du monde du travail. Autour de lui, Laurent avait remarqué que ses copains du centre d’apprentissage, en section dessin industriel, cherchaient à accéder aux métiers qui préservaient des inconforts de l’atelier et de l’usine. La tiédeur des bureaux d’études prévalait. Ils n’étaient pas enthousiastes à l’idée de porter des bleus de travail et de se salir les mains sous des sheds diffusant une lumière glauque. Et puis ils éprouvaient une certaine fierté à montrer leur appartenance à un groupe de travailleurs considérés comme supérieurs, même si cela impliquait une perte de revenus, l’idée de bien gagner sa vie restant quand même énoncée sans trop de gêne.
Les élèves retenus pour la section dessin industriel à laquelle Laurent appartenait avaient été sélectionnés après une première année d’observation de leurs capacités. Il y avait eu d’abord l’atelier. Face à un établi, il avait fallu montrer de l’intelligence et de la dextérité avec des outils rudimentaires, sur des pièces d’acier serrées dans les mâchoires d’un étau. Il avait fallu aussi conduire des machines bruyantes d’où giclaient des flots de liquide ressemblant à du lait bouillant, qui refroidissait un petit outil à l’extrémité tranchante. C’était un dard qui attaquait l’acier en longs allers-retours, et qui le laissait refroidir en bleuissant. En tout, il fallait apprendre à percer, raboter, tourner le pur acier pour épouser les formes dessinées sur de grandes feuilles de papier, des tirages qui sortaient des machines à copier, et qui sentaient encore le révélateur à l’ammoniaque. Le dessin industriel était enseigné avec les mathématiques, le français, l’histoire et la géographie. Après cette première année, les élèves retenus savaient qu’ils avaient joué leur avenir, une large perspective s’ouvrait devant eux.
Laurent en faisait partie. Il avait éprouvé à la fois de la joie, mais aussi de l’anxiété à se retrouver dans les grandes salles d’études, penché sur une immense table à dessin, éclairée par des tubes fluorescents. Il fallait faire face au professeur, qui était en blouse blanche, d’où émergeait une cravate soigneusement nouée autour de son cou. Pour les élèves dessinateurs, c’était la première chose à apprendre : se présenter en blouse blanche avec une cravate. Laurent se sentait déjà sur une trajectoire différente de ceux qui resteraient dans les ateliers, en bleus de travail. Plus tard, il pourrait brandir la phrase clé : « Je vais travailler au bureau », message de supériorité en comparaison de : « Je vais travailler à l’usine ». La société était friande de ces détails. Laurent le savait, comme il savait aussi à quel point ce comportement était clivant et séparait les individus. Mais il ne pouvait pas se cacher que le silence studieux des salles d’études, avec leurs grandes baies vitrées, lui procurait une aisance apaisante qui le comblait quand il était en train de dessiner.
Gaston, son beau-père, semblait satisfait de lui, et répétait souvent qu’il valait mieux faire un peu d’efforts dans sa jeunesse pour accéder à une situation la plus élevée possible. Il lui avait susurré quelques fois qu’il ne sortirait pas d’une grande école, mais qu’il aurait quand même un bon statut social. Pour Gaston, depuis l’Antiquité, avec l’émergence de la métallurgie après l’agriculture, les hommes spécialistes du feu et du traitement de la matière en fusion sont restés dans une position de subordination. Ils avaient beau jouir d’une grande reconnaissance dans les sociétés où ils vivaient, au-dessus d’eux régnaient les pouvoirs militaires et religieux. Le monde des techniques est toujours resté dominé. Au début, ils forgeaient les armes de bronze et d’acier dont usaient les guerriers sous les ordres des princes, des tribus et des empires. Une nouvelle division du travail avait amené cette classe intermédiaire de techniciens à laquelle, lui, Laurent, allait maintenant appartenir. Gaston lui avait déjà dit qu’il aurait au-dessus de lui, dans les réseaux de gestion des entreprises, ceux qui avaient fait de « vraies études dans les grandes écoles ».
Gaston, homme du monde des techniques, était intarissable sur le développement de l’industrie métallurgique. Régulièrement, Laurent avait droit à un chapitre sur ce champ d’action. C’est ainsi qu’il découvrit l’interdépendance avec les pays nord-africains. Il y avait l’offre d’une main-d’œuvre docile et bon marché qui n’hésitait pas à se salir les mains. Il fallait seulement qu’une certaine cohésion se tisse dans les usines, et que de petites perspectives soient offertes. Un brassage pouvait alors être à l’œuvre grâce au travail sur les chaînes de production. Une culture s’ouvrait sur deux fronts, celui de la France ouvrière, et celui du Maghreb. Au bout d’un certain temps, tous ces travailleurs manuels, en contact avec la matière et les techniques de sa transformation, partageaient un dessein semblable. Sous la conduite d’un pouvoir diffus remontant dans les chaînes hiérarchiques des usines, ces ouvriers communiaient autour des thèmes de la technologie appliquée à la consommation de masse. Les séquences de travail strictement manuel qui échappaient encore à l’automatisation étaient un facteur d’harmonisation par la proximité physique qu’elles demandaient. Avec le patronat, les rapports n’étaient pas toujours tranquilles, mais un embryon de culture de base était partagé dans l’industrie métallurgique. Les Maghrébins, dont beaucoup d’Algériens, trouvaient lentement une place dans le monde ouvrier français. Mais ils avaient d’énormes efforts à faire, car leur langue et leur religion d’origine n’avaient pas de support dans ce pays. L’effacement les guettait.
Laurent occupait un poste qui l’assignait au bureau d’études de Paris. Les lieux où étaient élaborés les produits étaient répartis dans les manufactures en province, bien loin de la capitale. Il comprit que, dans sa sphère de compétence, les codes en place ne devaient pas être trop bousculés. Il ne perdait pas de vue qu’il venait de quitter sa planche à dessin de l’école pour se retrouver, du jour au lendemain, devant une même planche à dessin, mais cette fois-ci dans un vrai bureau d’études où se préparait l’avenir de la consommation du tabac. À dix-huit ans, dès son arrivée à ce premier poste de travail, il avait découvert que le rang dans lequel il se trouvait dans la hiérarchie devait être respecté. En tout premier lieu venait la signification du vêtement : le bleu (veste et pantalon) n’apparaissait pas à Paris, il était réservé aux ateliers de province. Le blanc (blouse avec cravate colorée) était porté dans le bureau d’études à Paris. Le costume-cravate était la règle pour la direction, mais aussi pour le personnel administratif aussi bien à Paris qu’en province. Les statistiques officielles le mentionnaient : col bleu pour les travailleurs manuels, et col blanc pour le personnel de bureau.
Laurent s’était senti aspiré par ce monde sans savoir où il le menait. Il le voyait comme un mouvement d’ascension, mais avec une certaine réticence à se laisser entraîner vers un avenir qu’il avait du mal à imaginer. Il n’était qu’un rouage dans une longue chaîne hiérarchique, dans laquelle s’élaborait le futur. Dans les manufactures, les machines aux automatismes de plus en plus perfectionnés tournaient au maximum de leur puissance. C’était ce qui était demandé par la direction. Pour cela, tout devait être parfaitement coordonné : les cigarettes, les cigares, les paquets de tabac pour la pipe, à chiquer et à priser, devaient pouvoir être distribués sans retenue à la demande des consommateurs. Dans les ateliers, il régnait une discipline basée sur la compétence. Un strict langage technique était employé pour exprimer sans confusion les problèmes. Tout devait être limpide, et en conséquence, tout le monde devait accepter la situation et afficher une volonté de réussir les projets en gestation sur les planches à dessin à Paris. C’était un monde clos tourné sur lui-même, avec pourtant une singularité pour Laurent : l’absence de femme dans le bureau d’études. Il n’y avait pas de dessinatrice industrielle.
Gaston parlait souvent du besoin croissant d’énergie en parallèle avec l’essor de la métallurgie. À la fin de l’année 1957, en pleine intensification des hostilités en Algérie, on avait découvert à Hassi-Messaoud, dans le Sahara, un gisement pétrolier d’une très grande importance. On pensait qu’il pourrait être exploité pendant des décennies… Les élèves dessinateurs, encore en apprentissage, ne l’avaient pas remarqué dans les informations, mais leur professeur de dessin industriel, qui revenait régulièrement dans son enseignement sur le développement des technologies, leur avait dit que la consommation d’acier par habitant, qui était de trente kilos par an, allait augmenter prodigieusement, car d’immenses perspectives s’ouvraient avec les performances de l’industrie. Mais naturellement, il fallait des réserves d’énergie en conséquence. On prévoyait non seulement d’équiper les populations en appareils ménagers de toutes sortes, mais aussi de développer les échanges commerciaux par terre, mer et air avec des véhicules de tous types, ce qui allait encore accroître cette demande d’énergie.
Le soir même, Laurent en parla avec Gaston, ce qui déclencha une large discussion sur l’Algérie depuis le début de la révolte. Tout avait commencé alors que Laurent avait quatorze ans, en 1954, par des troubles appelés plus tard « événements » et qui étaient en train de devenir une guerre. Gaston en connaissait tout le déroulement : le gouvernement de Pierre Mendès-France avait essayé de s’en prendre aux mouvements nationalistes algériens, mais sans résultat. Les déclarations du ministre de l’Intérieur François Mitterrand, pour qui « l’Algérie, c’est la France, et la France ne reconnaîtra chez elle d’autre autorité que la sienne », n’eurent pas beaucoup d’écho. Ce fut la première fois que Laurent prit conscience qu’il s’agissait de trois départements français qui partaient à la dérive. Et pourtant, il n’éprouvait rien de particulier et ne se sentait pas concerné par les explications de Gaston. L’installation à Sarcelles prenait toute la place, et surtout la mer Méditerranée effaçait toute cohésion spatiale. Gaston lui promit de lui fournir une documentation sur la conquête de ce territoire par les Français. Tout avait commencé un jour de juin 1830 sur la plage de Sidi Ferruch, disait-il. Mais la soirée avait été longue et Laurent pensait déjà à autre chose.
Pour le moment, il fallait s’adapter à la nouvelle vie à Sarcelles, à ces bâtiments qui sortaient de terre si brusquement, et qui se déployaient dans un long processus qui allait accoucher de nouveaux espaces de vie.
À Sarcelles, tout était neuf. Dans cette modernité, les rues et les places avaient disparu. Au tout début, ce n’était qu’une série de bâtiments posés sur d’anciens champs de betteraves. C’était l’espace requis par les autorités ministérielles. Les deux architectes, Boileau et Labourdette, dont les idées étaient détaillées dans de savantes revues d’architecture de l’époque, avaient projeté ce « grand ensemble ». Les principes mis en avant tenaient de la modestie ; il fallait des volumes simples et pousser l’économie dans toute l’étendue du projet, tout en prônant un art de vivre allégé des inconvénients de la ville ancienne. La nouvelle industrialisation du bâtiment l’emportait, avec de longs bâtiments parallélépipédiques à l’identité évanouie et sans ordonnance particulière, composés d’un rez-de-chaussée et de quatre étages. Les deux architectes présentaient leur œuvre en insistant beaucoup sur la façon dont ces bâtiments étaient répartis dans l’espace. C’était comme si la qualité spécifique, composée à vol d’oiseau, qui se dégageait dans l’esthétique du plan de masse (et de la maquette), devait être l’attrait indispensable. On offrait aux habitants, pour leur vie quotidienne qui se déroulerait au ras du sol, des qualités spatiales élaborées à partir de vues prises du ciel. Les dessins qui accompagnaient la maquette mettaient à nu des perspectives axonométriques plongeantes, chargées d’expliquer les qualités du projet.
Laurent se demandait comment savoir si les habitants, qui vivaient les pieds sur terre, allaient ressentir ces qualités d’espaces descendues du ciel. C’était pour lui une interrogation qu’il taisait, car il se disait qu’il n’était certainement pas assez averti en matière d’architecture. Il savait que des critiques avaient été émises sur ces vues d’aviateur, ainsi que sur la forme longiligne des bâtiments. Mais au niveau de l’État, on ne s’encombrait pas de ces polémiques. Les politiques prenaient enfin en main le problème du relogement dans l’agglomération parisienne, c’était déjà beaucoup. Il s’agissait à la fois de désengorger le tissu urbain parisien et d’offrir des logements décents aux nouveaux venus et aux mal-logés.
Les bâtiments eux-mêmes se présentaient sous une stricte division en tranches verticales et régulières, qui distribuaient des portes d’entrée identiques, suivies à l’intérieur par des cages d’escaliers sans décor, qui se ressemblaient toutes. Il en résultait des façades répétitives et pratiquement muettes, car on aurait pu confondre les portes d’accès s’il n’y avait eu des numéros pour les distinguer les unes des autres. Les matériaux mis en œuvre, avec leur facture stricte, signe de l’industrialisation, donnaient une impression de légèreté et de modernité discrète, avec leurs couleurs unies et claires, et leurs textures régulières à peine perceptibles. C’était la plastique du moment, le dépouillement et l’absence de modénature marquée sur les façades. C’était le règne du lisse et le déni de l’épaisseur. Mais le jeu des proportions sur les façades avec leurs ouvertures avait fait l’objet d’un soin particulier, porté en triomphe par les architectes. C’était un acquis historique : « la divine proportion ». Donner à voir et à apprécier les proportions entre les éléments des façades était de rigueur, vanté par les maîtres qui s’exprimaient dans les médias au sujet de l’architecture.
Avec les allées tracées sur la terre glaiseuse et les plantations chichement disséminées dans l’espace, la composition de l’ensemble évoquait bien l’industrialisation et la rationalisation économique. Les chemins de grues rectilignes, qui rationalisaient la construction, étaient transformés en allées une fois le bâtiment terminé. La « main de l’homme » n’avait laissé aucune trace, aucun signe. Les machines avaient eu le dernier mot. Les machines, mais aussi les questions budgétaires. C’était le nouveau Sarcelles. Mais pour Laurent, il y avait une attirance qui dépassait les critiques. Il s’imaginait de nouvelles perspectives dans sa vie. Il voyait sa mère enjouée depuis qu’elle savait qu’elle allait avoir accès à un logement tout neuf pour la famille. Enfin, il n’avait pas encore entendu toutes les diatribes qui comparaient cette ville nouvelle à un ensemble de « cages à lapins ». Ce n’est que plus tard qu’il en prit connaissance. Sa mère avait vite trouvé la réplique : « Ces détracteurs qui résident, eux, dans les beaux quartiers de la capitale, ne voient que l’extérieur de Sarcelles. Ils ne s’intéressent pas à ce que cela peut représenter pour ces nouveaux habitants d’avoir plus de place et une vraie cuisine avec une salle de bain. Pour eux, c’est l’espoir d’une vie plus saine et plus confortable. »
D’ailleurs, Laurent croyait percevoir un air de gaîté et de bien-être chez les personnes qu’ils avaient rencontrées avec sa mère lors de leur première visite. Elle lui dit aussi que Sarcelles leur donnerait un nouveau statut, une nouvelle vie, une aisance qu’ils n’avaient jamais eue. Ces derniers mots l’avaient touché, et il s’était mis à imaginer une petite société avec des rêves qui allaient peut-être bouleverser leur vie, parce qu’il n’y avait pas que les questions de confort qui comptaient. Il y avait autre chose qu’il ressentait lui-même, mais qu’il ne savait pas exprimer, comme l’ampleur de l’espace dans lequel ils se trouvaient et qui l’avait séduit. La domination du ciel de l’Île-de-France et ses variations de luminosité, avec ses cohortes de nuages comme des vaisseaux venus des côtes de la Manche, c’est ce qui l’avait d’abord enchanté et le plus impressionné. Il voyait dans ce ciel strié par les nuées emmenées par le vent d’Ouest des promesses de liberté et de découvertes.
Il n’avait pas encore complètement pris conscience des lieux dans lesquels il allait vivre désormais, et de la puissance qu’ils pourraient exercer sur lui. Les termes « architecture » et « urbanisme », employés dans les documents qu’il lisait sur cette opération, restaient par moments des notions vagues qui ne lui permettaient pas d’approfondir ses propres interrogations. Il avait aussi eu quelques conversations avec les dessinateurs en bâtiment du SEITA, ce qui lui avait donné le goût d’approfondir l’attirance qu’il commençait à ressentir pour l’architecture. Cependant, il se sentait le jouet de ces nouveautés dont les fondements lui échappaient. Et puis, il semblait que l’architecture n’était pas un sujet vraiment important pour Gaston. Sa mère en parlait, mais de façon indirecte, comme si cela était en dehors de ses préoccupations. En revanche, elle s’intéressait à tout ce qui pouvait se dire sur l’évolution urbaine. Elle pensait que les autres locataires qui arrivaient à Sarcelles pour y vivre avaient sans doute les mêmes émotions qu’elle. Tous quittaient Paris intra-muros pour venir s’installer dans ce « grand ensemble », qui était le premier d’une série qui devait essaimer et dont le modèle allait combler les vides des banlieues de France. Après les cages à lapins, pour généraliser, certains critiques qualifieront ce nouvel urbanisme de « sarcellite ». Mais cela n’empêchera pas les politiques de continuer à adhérer à cette vision du développement des villes. Ils attendront de voir si, avec le temps, ces extensions pourront être considérées comme des continuités des villes concernées et si elles s’y intégreront. À Sarcelles, l’installation continue de nouveaux arrivants au fur et à mesure de la construction occultait un peu la politique locale. Il s’agissait plutôt d’une politique nationale, qui bientôt allait même franchir la Méditerranée…
À la fin de la guerre d’Algérie en 1962, les « pieds noirs », terrassés, et obligés de chercher une nouvelle vie au bout de leur naufrage, se verront proposer eux aussi de venir habiter ce nouveau Sarcelles. Au début de l’année 1958, ils n’en sont pas encore là, et ils sont loin d’imaginer ce qui se produira quatre années plus tard, après que la France ait changé de République, et il y aura la naissance d’un État indépendant de neuf millions d’Algériens, et le bilan de l’armée française en Afrique du Nord avec plus de 30 000 morts, et des centaines de milliers de blessés physiquement et psychologiquement.
Un beau jour, Thérèse demanda à Laurent de prendre conscience de la situation avec son ton habituel proche de l’injonction : « Tu ne peux pas ignorer ce qui se passe en Algérie ! Il faut que tu saches que c’est une révolte des Algériens contre un ordre établi qui les maintient dans un système colonial où ils n’ont rien à dire. Ils sont exploités par des colons, qui eux gagnent de l’argent sur leur dos ! Mais au-delà de ça, l’Algérie n’est pas la France, c’est un pays différent qui appartient à une autre culture que la nôtre ! » Elle lui demanda de faire attention aux radios et à la presse qui diffusaient régulièrement des informations sur le nombre de blessés et de tués, tout cela pour une cause qui avait du mal à se justifier, qui ne pouvait même se justifier ! Elle lui fit prendre conscience de l’angoisse dans les familles quand les garçons approchaient de leurs vingt ans. C’était une façon de dire qu’elle-même était prise à ce piège. Laurent l’avait écouté sans broncher. C’était une première salve. Il savait qu’il y en aurait d’autres. De plus, il avait bien compris que, vis-à-vis de lui, il y avait un malaise qui apparaissait de manière discrète dans les conversations entre les amis de ses parents : il y avait cette crainte d’en parler directement devant lui, et de semer la peur.
Avoir vingt ans ne signifiait plus le début d’une nouvelle vie dans la joie et l’insouciance ! Laurent savait que les partisans de l’Algérie française en faisaient une question fondamentale pour l’intégrité du pays. Ils mettaient en avant le sort des pieds noirs, ce million de Français et d’Européens qu’ils disaient profondément attachés à cette terre d’Afrique du Nord. À l’opposé, il y avait ceux, généralement de gauche, qui pensaient que la France devait se démettre de ce dernier vestige du colonialisme qui venait du siècle précédent. Laurent avait répondu à sa mère que quoi qu’il advienne, s’il comprenait bien, les relations de ces pieds noirs avec les Algériens seraient toujours difficiles, et que la question ne serait pas réglée par enchantement. Il lui dit qu’évidemment, on ne lui demanderait pas son avis, et qu’il allait être d’office envoyé là-bas pour y effectuer son service militaire qui allait, en réalité, consister à juguler la rébellion. « On va me demander d’obéir et de me battre pour garder l’Algérie française comme le veulent la majorité des élus de la République ! » Ce n’était pas vraiment la première fois qu’il essayait de voir clair devant la situation qui se profilait. Et comme à chaque fois, les choses se précisaient davantage, et le laissaient décontenancé. Il se voyait déjà forcé de découvrir cette population mélangée, et cette terre algérienne dont il ne connaissait rien. Il essayait, chaque fois, de se dire qu’après tout il n’était pas concerné, et qu’il ne devait rien à cette Algérie, et à sa population. Et chaque fois, il essayait d’imaginer tous les moyens pour éviter de se trouver en situation d’agir pour une cause dont il n’était pas convaincu. Le plus souvent, il cherchait à se soulager en se disant qu’il n’était pas le seul, car sa propre interrogation était sans doute largement répandue dans sa classe d’âge, pensait-il. Mais il entendait, comme un sermon, avec angoisse le discours des autorités gouvernementales pour qui les « appelés », et il serait un appelé, devaient faire leur devoir envers la nation ! Gaston lui avait dit : « L’armée n’est pas là pour faire la politique, c’est une force à la disposition des élus ! » Devait-il se résoudre à obéir ? Il fallait en parler autour de lui, et avec ses collègues du SEITA. Et puis les étudiants pouvaient avoir un sursis pour poursuivre leurs études. Ce qui retardait leur appel sous les drapeaux. C’était une perspective possible. La solution pouvait paraître évidente, même si un examen raté pouvait annuler cette éphémère garantie. La presse avait déjà signalé que des irrégularités avaient été constatées dans des milieux parisiens influents comme celui du spectacle par exemple. Alors qu’il était bien convenu que tous les jeunes de vingt ans devaient plus de deux ans à l’armée pour « le maintien de l’ordre en Algérie », certains arrivaient par protection à y échapper, ils faisaient juste leur service militaire dans un bureau parisien de l’armée. Mais il y avait encore mieux, car d’autres qui ne bénéficiaient d’aucune protection y échappaient par simple hasard ! Serait-il possible que cela lui arrive ? Le hasard faisant parfois bien les choses, pourquoi, lui, Laurent, n’aurait-il pas la même chance ? Il savait qu’il n’avait aucune protection à espérer, mais il se voyait bien passer à côté de cette angoissante perspective, et passer deux ans dans un lieu improbable à faire n’importe quoi, sauf la guerre. Il se disait aussi que certains partaient là-bas, mais dans des postes tranquilles. On parlait alors de planqués ! Finalement, il s’aperçut que toute cette gesticulation mentale ne lui apportait rien de concret, à part le fait qu’il avait senti pour la première fois, tapie au fond de lui, une méfiance sur les capacités des politiciens en exercice qui géraient la situation. Mais il ne fallait pas trop se perdre en conjoncture. Il avait moins de deux ans devant lui pour débroussailler la question algérienne, voir qui étaient ces gens qui voulaient se libérer du colonialisme, et l’influence que cela aurait. La société autour de lui paraissait opaque et enchevêtrée dans des événements qu’il avait considérés jusqu’à maintenant comme incompréhensibles, ou qui tout simplement ne l’intéressaient pas. Pour Laurent, maintenant il fallait suivre l’actualité.
Déjà, le mois de février de cette année 1958 avait mal commencé avec l’affaire de Sakiet-Sidi-Youcef, ce village tunisien situé près de la ligne Morice. Gaston avait dit à Laurent que c’était un barrage électrifié censé barrer la route aux combattants du bras armé du FLN (Front de Libération Nationale), l’ALN (Armée de Libération Nationale). Les journaux expliquaient qu’au commencement, une certaine confusion régnait, on croyait savoir que des sections de l’ALN étaient repliées à proximité du village. Des incidents se multiplièrent jusqu’au moment où quatorze soldats de l’armée française furent tués et quatre autres faits prisonniers. Quelques jours après, un avion français fut abattu par une mitrailleuse. La riposte arriva, car il ne pouvait en être autrement. Elle avait pris la forme d’un bombardement. Mais on se trouvait en territoire tunisien. De plus, malheureusement, les bombes n’avaient pas épargné le village. Il y avait de nombreuses victimes civiles, dont des femmes et des enfants. Immédiatement, l’onde de choc avait produit un impact international retentissant. De nombreux pays envoyèrent sur place des représentants pour constater l’horreur. Des photos circulèrent dans toute la presse. La Tunisie déposa une plainte à l’ONU. Mais la France déposa aussi une plainte contre l’aide apportée par la Tunisie aux rebelles algériens. Mais les soucis s’additionnèrent pour la France. Si jusque-là, la presse n’en parlait que de manière mesurée, une « Une » du « Monde » précisa que les pertes de l’armée française étaient en nette augmentation par rapport à celles de l’année précédente. Laurent aurait bien voulu ne pas retenir les détails de ces informations, et même il aurait bien voulu ne pas les entendre ni les voir dans les gros titres des journaux. Gaston insista pourtant, et il compléta même en lui disant que les dépenses du pays étaient aussi en augmentation, le Fonds Monétaire International prêta 655 millions de dollars à la France… Comme il fit remarquer à Laurent : « On peut imaginer que le maintien de l’ordre en Algérie coûte cher ! »
Thérèse avait prévenu Laurent, les loyers dans les HLM de Sarcelles seraient plus élevés que ceux du vieil immeuble du 48 rue de Ménilmontant. Elle avait ajouté que la France était engagée dans des dépenses importantes en Algérie. Elle voyait un lien entre ces deux constatations. Le coût de la vie était en augmentation constante. Elle lui avait demandé de participer aux dépenses de leur installation et aux loyers, puisque Laurent avait maintenant un salaire convenable, disait-elle, au SEITA. Laurent avait accepté, il ne se voyait pas quitter sa famille. Il avait aimé ces lieux à peine encore formés qui les recueillaient. Il avait ressenti un apaisement et avait savouré sa chance par avance en se voyant aménager sa chambre de neuf mètres carrés. C’était la première fois de sa vie qu’il aurait une chambre pour lui tout seul. Et chacun allait avoir la même chance que lui ; sa grand-mère Hélène, que sa mère avait voulu ramener de Normandie où elle résidait, son frère Jean François deux ans plus jeune que lui, et appelé Jeannot dans la famille, et Gaston, son beau-père.
C’était aussi la première fois qu’il pourrait prendre une douche dans une baignoire. Cette possibilité lui paraissait le summum du confort, et même un luxe comme il le voyait dans les films en noir et blanc, où les acteurs, en plus de jouer la comédie, montraient comment vivaient les femmes et les hommes aisés qui évoluaient dans les appartements des beaux quartiers de Paris. Sa famille et lui, à Sarcelles, auraient aussi une salle de bains qui, même si elle ne ressemblait pas à celles des films, permettrait de faire sa toilette sans se gêner. Sa mère et sa grand-mère pouvaient être dans la cuisine, son beau-père dans le séjour regardant la télévision – en noir et blanc – et son frère, dans sa chambre en train de rêver sur des récits d’alpinistes, et de parois vertigineuses quelque part dans les Alpes.