Le temps ne fait rien à l’affaire - Pierre-Michel Richard - E-Book

Le temps ne fait rien à l’affaire E-Book

Pierre-Michel Richard

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Beschreibung

Pierre assiste, impuissant, à l’érosion de l’amour d’Adeline qui glisse entre ses doigts comme du sable balayé par le vent. Pourtant, il reste envoûté par sa sensualité, prisonnier de l’emprise qu’elle exerce sur lui. Incapable de maîtriser les émotions qui le submergent, il se perd dans un tumulte intérieur qu’il ne comprend pas. Puis viennent ces nouveaux voisins, arrivés peut-être au pire moment, alors qu’Adeline vacille, en proie au doute. Leur présence sera-t-elle un simple hasard ou le catalyseur d’un naufrage inévitable ?

À PROPOS DE L'AUTEUR

Pierre-Michel Richard célèbre l’âme humaine et la puissance envoûtante de la littérature avec ce premier roman. Porté par une plume vibrante et inspirée, il dévoile un regard empreint de bienveillance et de lucidité sur nos existences.

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Veröffentlichungsjahr: 2025

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Pierre-Michel Richard

Le temps ne fait rien à l’affaire

Roman

© Lys Bleu Éditions – Pierre-Michel Richard

ISBN : 979-10-422-6353-9

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Pour Romain, Océane, Tim et Aurore

Partie 1

Hiver

Anne

Pour le moment, je flotte, je flotte, je flotte.

Les requins ne sont pas loin. Je les sens.

J’ai entendu le chant d’une sirène, mais ce n’était qu’une sirène.

C’est plus facile les jours de beau temps. Les jours de gros temps, je suis secoué, mais je ne coule pas. Pas encore.

Je flotte, je flotte…

Le plus douloureux est de me souvenir de l’odeur de la pluie.

L’odeur de l’herbe mouillée et des sous-bois après la pluie quand je me promenais dans le petit bois derrière chez moi.

J’empruntais souvent le chemin de terre qui descendait tout doucement vers la ferme des rameaux. C’était bien avant qu’Anne et Paul y emménagent.

Après leur emménagement, pour ne pas les déranger, je passais plutôt vers le petit torrent des crêtes.

Au début, les relations avec Anne et Paul étaient assez rares. Avec Adeline, nous les croisions peu. Il fallait beaucoup de concours de circonstances pour les croiser. Quelques fois, il nous arrivait de nous trouver en voiture au même moment, à l’entrée de la route départementale. Nous nous saluions d’un simple signe de tête ou de la main. Et puis nous continuions notre route chacun vers notre destination.

À d’autres fois, il nous arrivait de nous rencontrer dans l’un des petits commerces du village. Nos bonjours étaient toujours chaleureux, mais rapides.

C’est un soir de fin septembre que Paul est venu pour la première fois à la maison. Je me souviens que pour aller plus vite, il avait emprunté le petit passage escarpé qui grimpait directement de chez eux. Il avait plu dans la journée et le chemin était encore humide.

Paul avait glissé et son pantalon était couvert de boue au niveau des genoux.

Par la suite, nous avons aménagé ce passage. Avec Paul, nous avons creusé des marches que nous avons renforcées avec des planches et des pics en bois. Nous avons coupé les ronces et toutes les racines dangereuses.

Mais ce soir-là, l’escalier n’existait pas et Paul avait glissé.

Il est arrivé par la porte de derrière. Celle de la cuisine. De tout temps, Paul et Anne furent nos seuls visiteurs à utiliser la porte de la cuisine.

Nos autres visiteurs utilisaient en toute logique la porte de devant.

Mais la porte de la cuisine donnait sur la terrasse qui surplombait leur ferme, un peu plus bas. C’était là qu’arrivait le passage escarpé qui reliait nos deux maisons.

Paul avait frappé à la fenêtre et il nous fallut plusieurs secondes pour comprendre ce qui se passait, pour identifier l’origine du bruit ; tellement nous n’étions pas habitués à des visites tardives, d’autant plus par la cuisine.

C’est moi qui ai ouvert. Adeline se tenait derrière moi.

« Je suis désolé de vous déranger. Je sais qu’il est tard, mais je voulais savoir si vous étiez disponibles samedi après-midi ? »

Comme beaucoup de samedis après-midi, Adeline avait sans doute prévu de corriger les copies de ses élèves, et moi, comme à mon habitude, de mettre de l’ordre dans mes devis et établir mon planning d’activité pour la semaine à venir.

Rien d’extraordinaire, ni rien qui ne nous empêche d’accepter l’invitation de Paul.

Avec Anne, ils avaient acheté la ferme des Rameaux qu’ils retapaient depuis quelques mois. Avant, ils étaient locataires d’une maison à la sortie du village, sur la route de Templemonts.

C’est vrai que leur intérieur était très en désordre. Il n’avait encore comme seul chauffage que la vieille cheminée, en vieilles pierres, dans la pièce principale. Toute leur maison sentait le bois brûlé. Surtout les jours de pluie.

C’est une odeur qu’ils transportaient, l’hiver, sur leurs vêtements.

Avant que je les aide à installer une chaudière à granulés.

En fait, Paul nous avait invités pour nous parler d’un projet auquel il voulait m’associer. Il avait l’intention de former une liste pour se présenter l’année suivante à la mairie et il recherchait des colistiers.

C’est vrai que le village manquait de dynamisme. Pour lui, la faute incombait à la municipalité qui manquait d’ambition, de projets.

« Si on ne fait rien, ce village va mourir. »

Anne était restée debout et regardait son conjoint.

« À l’académie, ils parlent de fermer l’école et de faire un regroupement avec Mallemort. »

M’engager dans ce projet était impossible. C’est Adeline qui répondit.

« Pierre est déjà fort occupé. »

J’avais créé ma boîte deux ans auparavant. Son développement me prenait beaucoup de temps.

Mais ce n’était peut-être pas là, la vraie raison. Adeline connaissait le fondement réel de mes réticences.

Anne nous offrit un morceau de la tarte aux pommes qu’elle avait réalisée.

« Tout le monde ne dispose pas de temps comme toi. Les gens n’ont pas que ça à faire. »

Paul ne réagit pas directement aux reproches de son épouse. Il continua impassible, comme si sa femme n’avait pas parlé.

« Ce village mérite mieux que ce qui lui arrive.

— Oh arrête Paul. Sers plutôt à boire. »

Sans la regarder, il se leva. Comme s’il avait entendu une voix intérieure.

« Après, dans une équipe municipale, tout le monde n’est pas obligé de s’investir à 100 %. Les délégations sont fonction du temps que chacun peut investir.

— Arrête de penser à toi. »

C’est Anne qui avait parlé. Paul haussa les épaules.

« Si c’est penser à soi que vouloir s’investir pour les autres, alors, OK, j’arrête.

Pourtant, heureusement qu’il y a des personnes comme moi prêtes à s’impliquer dans la vie de la commune. Pour défendre les intérêts collectifs…

— Et satisfaire leur ego ? »

Nous assistions impassible à cet échange. C’est Anne qui capitula. Elle se leva. Elle alla à la fenêtre qu’elle ouvrit légèrement pour pouvoir recracher la fumée de la cigarette qu’elle venait d’allumer, et elle se désintéressa de nous. Son regard resta perdu à l’extérieur. La lumière d’octobre adoucissait ses traits d’une pâleur évanescente.

« Alors Pierre, ça vous dirait de former une liste avec moi ? Nous ne serions pas seuls. J’ai déjà sondé quelques parents d’élèves et quelques personnes que je connais.

Je peux déjà presque constituer une liste complète.

— C’est délicat. Adeline a raison. Mon travail m’accapare déjà beaucoup.
— Bon, après cela ne nécessite pas non plus d’y consacrer toute sa vie.
— J’imagine, mais c’est quand même un engagement important. »

Il se tourna vers Adeline.

« Et toi. Ça ne t’intéresse pas ? »

Était-ce l’instinct de l’esprit de corps ? Le tutoiement institutionnel instinctif du corps professoral ?

Paul était professeur dans l’école du village et Adeline était professeur dans le collège de la ville voisine.

« Pourquoi pas ? »

Comme à son habitude, sans même réfléchir.

*

Mon père me tournait le dos, penché au-dessus de son évier.

« Tu crois que c’est une bonne idée ?

— La décision ne t’appartient pas », me répondit-il.

Il lavait ses légumes et je le regardais s’affairer à contre-jour.

Ses gestes étaient plus lents, mais je revoyais l’homme qu’il avait été dans la force de l’âge, en train de travailler une pièce sur son tour à bois. Dans mon esprit, la cuisine dans laquelle nous étions s’estompait pour laisser place à son atelier de menuisier.

« Elle a accepté ?

— Pas encore, mais je crois qu’elle va le faire. »

Il s’arrêta pour me regarder. À un moment, j’ai cru qu’il allait me donner son avis, mais il ne dit rien. Il se retourna et reprit le nettoyage de ses légumes.

« Tu veux que j’en fasse un peu pour vous ?

— Non, ce n’est pas la peine. Je ne vais pas pouvoir repasser cette semaine.
— Ça marche tes affaires ? »

C’était difficile. La conjoncture ne se prêtait pas à mon activité, mais je ne voulais pas l’inquiéter. Je savais qu’il se faisait du souci pour moi.

« En tout cas, tu sais que si tu as besoin, tu peux me demander. Avec ta mère, nous avons mis un peu de côté », me dit-il toujours en me tournant le dos pour donner du naturel à sa proposition et cacher son inquiétude.

« C’est gentil Papa, mais ça va, t’inquiète. »

Il sortit ses légumes de l’eau pour les égoutter sur un torchon.

« Alors comme cela, je vais avoir une belle fille conseillère municipale. Eh bien, dis donc !

— Enfin, ce n’est pas encore fait, papa. Il faut encore qu’ils remportent les élections.
— J’ai entendu parler de ce monsieur l’instituteur. Il sait ce qu’il veut. »

Mon père avait arrêté toute activité sociale depuis bien longtemps, mais il gardait, dans le village, de fidèles amis chez qui il passait la plupart de ses après-midi.

Il n’avait jamais digéré son éviction de la mairie. J’étais enfant à l’époque et il n’en avait jamais parlé à la maison. Pourtant, dès que quelqu’un évoquait le sujet, son raidissement était perceptible et il se murait dans le silence en balayant de la main le sujet de la conversation.

En plein milieu d’un mandat, son premier adjoint avait manigancé pour retourner le conseil municipal et obtenir sa démission. Mon père n’avait jamais pardonné cette trahison.

Je me souviens de l’homme blessé qui s’était alors retranché dans le travail.

Pendant de longues semaines, il ne descendit plus au village.

Jusqu’au jour où, en rentrant de l’école, quelques jours avant les grandes vacances, je vis plusieurs voitures stationnées devant son atelier et ma mère m’attendait devant chez nous. « Viens », me dit-elle. Elle était venue à ma rencontre pour laisser les hommes entre eux.

Quand, à notre retour de balade, je pénétrai dans la maison, je vis mon père étreindre ses amis du village un par un : « Merci les amis ».

Il raccompagna les visiteurs à leur voiture et resta, pudiquement, un long moment dehors.

C’est après cette fin d’après-midi qu’il reprit progressivement le chemin du village.

Puis, malgré l’insistance de nombreux villageois, il refusa toujours de recomposer une liste lors des élections municipales suivantes et, plus jamais, il ne salua dans la rue l’homme qui fut à une époque son premier adjoint. Refusant même parfois, en détournant son regard, de lui serrer la main qu’il lui tendait lors des quelques cérémonies officielles auxquelles mon père était convié.

Cet homme, faute de liste opposante, fut réélu pour un mandat, mais sa légitimité fut de plus en plus contestée. Et il perdit ensuite la mairie. Arrivé à la retraite, il quitta le village, partit dans le sud et son nom ne fut plus jamais prononcé devant mon père.

Léon Wiart. J’ai eu de ses nouvelles récemment par sa nièce. Je sais ainsi qu’il est mort d’un cancer, il y a une dizaine d’années, mais je ne l’ai pas dit à mon père. Je sais aussi que sa femme l’avait quitté et qu’il ne s’était pas fait beaucoup d’amis dans sa nouvelle vie. Ça aussi, je ne l’ai pas dit à mon père. « Il n’existe pas d’honneur à se réjouir des malheurs de son ennemi », disait mon père.

Quelques semaines plus tard, Adeline me demanda mon avis.

« Paul est passé après l’école. Il voulait connaître ma décision. Je lui ai dit que j’allais en reparler ce soir avec toi. »

Il était tard. J’avais eu une dure journée, mais je savais que je ne pouvais plus reporter cette discussion. J’avais réussi jusqu’à lors à fuir ce sujet de conversation, mais là, la détermination d’Adeline ne laissait aucune espérance d’évitement.

Je me servis un verre d’eau au robinet.

« Alors ? me demanda-t-elle.

— Alors quoi ? »

Sa réaction laissa poindre un zeste d’agacement :

« Bien, je lui dis quoi ? »

Toute cette discussion était une vaste mascarade dont je connaissais déjà l’issue et je soupçonnais qu’elle ne l’ignorait pas elle aussi. Alors, à quoi bon tout ce cirque ? Pourquoi m’entraîner vers l’adoubement d’une position qu’elle savait me déplaire ?

Mais elle avait attrapé son os et elle ne le lâcherait pas avant ma capitulation. Elle ne lâchait jamais. Jamais.

Au début de notre mariage, pour obtenir ce qu’elle désirait, elle jouait encore sur la corde sensible de la séduction. Sa voix se faisait plus douce. Aujourd’hui, elle n’utilisait même plus ce stratagème. Dommage, car avant, comme alibi, je cédais au nom de l’amour. Maintenant, je ne pouvais même plus justifier ma passivité par de la gentillesse.

Et ce soir, plus qu’un autre soir, je n’avais pas envie de me prendre la tête. Ma journée avait été merdique.

Adeline faisait partie de ces catégories de personnes qui embellissaient avec l’âge. Sa silhouette s’était affinée. Ses traits s’étaient dessinés.

Elle était là en face de moi et elle attendait ma réponse.

« Je ne sais pas. C’est à toi de décider.

— Oui, mais je voudrais avoir ton avis.
— Mon avis ou mon aval ?
— Arrête Pierre. Ne va pas vers cette attitude-là. »

Je poussai un soupir de résignation et je pris une chaise. Je pensais qu’elle aurait fait comme moi. Qu’elle se serait assise en face de moi, à la table de la cuisine, mais non, elle resta debout. Jambes légèrement écartées, décidée.

« On ne pourrait pas en parler ce week-end ?

— Non. J’ai dit à Paul que je lui fournirai une réponse demain. Je me suis engagée vis-à-vis de lui.
— Il n’y a pas d’urgence. Pourquoi cette précipitation ?
— Cela fait plusieurs jours que je veux t’en parler, mais en ce moment, je ne te vois pas beaucoup. Tu rentres tard et tu es toujours fatigué. »

Non, non, non. Surtout éviter les mines et les bombes à retardement.

« Tu vas te prendre des coups.

— Pas moi. C’est Paul qui mène la liste. C’est lui qui va essuyer les attaques. Ici, personne ne me connaît. Que veux-tu qu’on dise ?
— Pas besoin de connaître les gens pour dire du mal sur eux.
— Eh bien, les gens parleront si ça leur chante. De toute façon, on ne pourra jamais empêcher les gens de parler s’ils en ont envie. »

Elle réfléchit quelques instants.

« En vrai, je ne vois pas ce qu’on pourrait raconter sur moi. J’ai une vie des plus banales. Et d’ailleurs, c’est peut-être pour cela qu’un peu implication dans la vie de la commune me ferait du bien.

— Vas-y alors.
— Tu crois ?
— Eh bien oui. »

Son visage resta impassible. La nuit était complètement tombée.

« OK, demain je téléphonerai à Paul. »

Elle contourna la table et vint me poser une bise dans les cheveux. Ensuite, elle prit le verre d’eau que je tenais encore et le posa sur la table. Elle me prit par la main, me força à me lever et m’entraîna derrière elle. Au passage, j’eus le temps de pousser l’interrupteur de la cuisine pour éteindre la lumière. Dans la pénombre, à peine éclairés par le halo qui venait de notre chambre, nous contournâmes le canapé, la table, les meubles qui se dressaient pour nous ralentir et ainsi laisser plus de temps aux frissons de la chair pour m’envahir. Je me laissai guider et je montai l’escalier, osant à peine lever les yeux vers ce corps qui ondulait devant moi, marche après marche.

Elle repoussa la porte derrière nous et éteignit le plafonnier. Seule la lampe de chevet et sa lumière chaude fonctionnerait dorénavant.

Je ne bougeai pas. Elle retira ma chemise, puis elle ôta son chemisier et son soutien-gorge noir. Puis elle s’approcha de moi, posa sa bouche contre la mienne et colla son corps contre mon corps.

Cette danse sensuelle s’acheva plus tard, exténuée et en paix. J’avais cédé, mais la récompense octroyée effacerait mes regrets à tout jamais. Du moins, c’est ce que je crus.

Durant les jours qui suivirent, je fus complètement absorbé par mon travail. Les affaires n’étaient pas brillantes. J’eus plusieurs factures impayées et je dus passer énormément de temps à courir après mes débiteurs, histoire de limiter la casse. En parallèle, il me fallait toujours démarcher de nouveaux clients pour assurer la pérennité de mon activité.

Je ne comptais plus mes heures pour essayer de m’en sortir.

À la même période, les nouvelles de Thomas n’étaient pas bonnes. Il nous avait téléphoné pour nous annoncer qu’il avait raté ses examens et nous demandait l’autorisation de redoubler son année. Je n’avais pas osé lui dire que ma situation financière ne le permettrait peut-être pas.

Son école de commerce coûtait la peau des fesses.

Sur les trois ans que durait son cursus, il lui restait une seule année. Ça m’aurait foutu en l’air de devoir interrompre ses études à Québec, mais je ne voyais pas comment faire. À part revendre la maison, braquer une banque ou gagner au loto.

Le salaire d’Adeline était plus que correct, mais pas suffisant pour absorber toutes les charges du foyer.

À deux, nous n’avions pas encore abordé le sujet du financement des études de Thomas, mais cela me rongeait.

Le jeudi matin, elle n’avait pas de cours, pourtant elle se levait tôt. Habituellement, bien avant moi.

Il faut dire que cela faisait longtemps que je n’arrivais plus à me lever de bonne heure. Même si, à proprement parler, je n’ai jamais été du matin, pendant cette période de ma vie, tous mes réveils furent douloureux. Encore plus durs que d’habitude. M’extirper de mon lit était, chaque jour, à la limite du supportable. En raison de la fatigue que j’accumulais en me couchant tard et de mes insomnies.

Mon activité me permettait de commencer ma journée en milieu de matinée. Mon sommeil était complètement déréglé et j’attendais donc la toute dernière minute pour me réveiller, pensant récupérer un peu de sommeil sur le matin.

Mes journées étaient ainsi rythmées. Je me levais vers 8 h pour pouvoir assurer mon premier rendez-vous vers 10 h et j’enchaînais ensuite la plupart du temps avec une journée continue de relations clientèles jusque 18 h. Ensuite, j’attaquais toute la partie administrative de mon travail jusque 20 h, 21 h, voire 22 h. Parfois même pire.

Les jours de chance, je m’octroyais le droit d’aller déjeuner chez mon père.

Sinon, le reste du temps, je crapahutais comme un dingue. Malgré ce rythme effréné, cela faisait plusieurs mois que je n’arrivais pas à me prendre de salaire. J’équilibrais tout juste les comptes de la société.

Pour tenir le coup, j’économisais toutes mes secondes de sommeil. Pourtant, ce jour-là, j’avais décidé de profiter de la présence d’Adeline le jeudi matin pour pouvoir évoquer avec elle les frais de scolarité de Thomas, et je me levai donc tôt, plus tôt que d’habitude.

Dehors, par la fenêtre, j’apercevais les dernières feuilles suspendues aux arbres. Toute la verdure avait laissé place à l’ocre et l’orange. Les premières gelées matinales auraient bientôt raison des feuillages encore résistants.

Les saisons ici étaient changeantes.

Dans quelques semaines, nous aurions peut-être de la neige…

Adeline leva à peine le nez de son ordinateur. « Salut », me dit-elle. « Tu as un rendez-vous ?

— Non. Je voulais te parler de Thomas. »

Elle cessa de pianoter et posa son regard sur moi, ses yeux gris au-dessus de ses lunettes.

« C’est pour les frais de scolarité. »

Je me sentis comme un enfant pris en faute. Et rien que pour cela, je m’agaçai.

« Je suis toujours coincé financièrement. »

S’il vous plaît, qu’elle ne fasse pas semblant de ne pas comprendre. Ou alors que je me transforme en bulle d’air. Que j’éclate et j’aille rejoindre ces feuilles, dehors, qui allaient tomber et disparaître. Pour réapparaître aux beaux jours, quand tout irait mieux.

« Je sais », dit-elle.

Les feuilles dehors et les bulles d’air pouvaient apparemment attendre encore un peu.

« J’ai vu avec ma banque. J’ai cassé mon plan épargne logement. »

Elle retira ses lunettes et se frotta les yeux. Je me sentis impuissant. Personne ne m’a jamais appris ce qu’il fallait dire.

« Tu veux un café ? »

Elle me fit non de la tête.

J’allais fuir quand elle me rappela.

« J’ai quelque chose à te demander. »

Le moment était idéalement choisi. Impossible de faire mieux.

« Il nous manque un candidat pour clôturer la liste. »

Le temps se suspend aussi longtemps que l’embarras. J’aurais rêvé d’avoir le sens de la répartie. Une pirouette de langage, un bon mot, et l’affaire est dans le sac. Mais au contraire, j’ai toujours eu le cerveau lent. Le temps que je comprenne, que la bonne réplique me vienne, la conversation avait déjà évolué. Trop tard.

Adeline était différente. Spontanée, parfois trop. Elle n’appréciait pas les silences.

« Tu serais d’accord pour demander à ton père ?

— Non.
— Non, quoi ?
— Non, je ne demanderai pas à mon père.
— Pourquoi ?
— Parce que je ne vais pas l’ennuyer avec ça.
— Attends, tu lui demandes juste. S’il dit non, il dit non. Mais demande-lui au moins avant de dire non pour lui. »

En quelques secondes, le ton s’était accéléré. La pièce s’était refroidie.

« Écoute, tu connais très bien les raisons. Et je ne lui demanderai pas et je ne veux pas que tu lui en parles.

— Toi, écoute, m’ordonna-t-elle. Le passé, c’est le passé. Comment peux-tu savoir que ça ne plaît pas à ton père sans lui avoir demandé ?
— Garde ton ton professoral pour tes élèves. »

Je reposai si sèchement ma tasse de café dans l’évier que je faillis la briser.

« Écoute-moi bien : je ne veux pas que tu mêles mon père à tes histoires ! »

Le bruit sec de la tasse l’avait fait sursauter. Peut-être que la violence de ma réaction l’avait déconcertée. C’est possible. Car ce n’était pas vraiment moi. Mais là, tout allait mal. Difficile dans ces conditions de rester soi-même. Quand votre vie vous donne l’impression de vous échapper, il ne faut plus s’étonner de rien.

« C’est bon. J’ai compris, dit-elle. Paul pensait que cela aurait été un plus d’avoir ton père sur notre liste. Ça aurait été comme… Comme un… »

Était-elle en colère ou était-elle déçue ?

« Oh et puis zut ! »

Elle remit ses lunettes et fixa son ordinateur.

« Caution morale », dis-je.

Elle me regarda en redressant complètement son visage fermé.

« Quoi ?

— Caution morale. L’expression que tu cherchais, c’est caution morale, dis-je en ayant retrouvé mon calme.
— C’est bon, dit-elle.
— Quoi ?
— C’est bon, je te dis. »

Cette fois-ci, c’est sûr, elle était en colère. Plus rien ne s’opposait à son agacement. Elle ajouta, vexée, sans me regarder :

« Pas ce ton là avec moi, s’il te plaît.

— Quel ton ?
— Ta condescendance, tu la gardes pour toi s’il te plaît. »

Je n’eus aucune fierté à lui tourner le dos et à quitter la pièce.

Difficile ensuite de se dégager de ce malaise durant la matinée. Ni même durant la journée. Putain de sensiblerie !

Pourtant, au fil des heures et des minutes, la pression disparut. Pour s’estomper complètement au milieu du jour et réapparaître plus violemment quelque temps avant de reprendre le chemin de la maison. Même si j’avais traîné à terminer mon travail, je ne pouvais pas pousser le comble de rentrer encore plus tard dans l’espoir de ne pas la croiser. Le malaise aurait été encore plus accentué.

Je rentrai tard, mais pas beaucoup plus tard que d’habitude.

Juste un peu plus renfrogné qu’à l’accoutumée.

Elle venait de terminer la préparation du repas et elle dressait la table. Sans rien dire, elle mit deux assiettes et nous servit à parts égales.

Je m’installai, face à elle, dans nos places traditionnelles.

D’habitude, c’est si simple. Les gestes se font naturellement. Là, le moindre regard me semblait analysé. Quand il y a de la gêne, il n’y a pas de plaisir. J’avais hâte de sortir de cette situation même si je sais que le silence me pesait moins qu’à elle.

Et respect de la logique, c’est elle qui le rompit.

« J’ai invité Anne et Paul à manger samedi soir. Avec Paul on doit parler un peu des élections. Ça ne te dérange pas ? »

Ça ne me dérangeait pas. Mais je n’avais pas envie de lui faire le plaisir d’être trop rapidement celui que j’étais habituellement. À quoi bon se prendre la tête si d’un simple claquement de doigts, tout redevient comme avant ?

« Si c’était le cas, c’est trop tard. »

Elle ne releva pas.

« Je peux leur dire que c’est OK ?

— Humm. »

Accompagné du non-verbal approprié, cela équivalait à un oui. Et elle l’avait compris.

« J’ai aussi invité ton père. »

Instantanément, je me raidis. Tout mon corps cessa toute activité. Mon cœur s’immobilisa. Ma fourchette resta suspendue en l’air et j’arrêtai de mâcher en la regardant incrédule. Mais avant que j’explose, elle éclata de rire. « Je rigole ».

J’étais tellement comique qu’elle mit du temps à retrouver son sérieux. Elle ponctua la fin de son fou rire par plusieurs « trop drôle ». « Trop drôle », « vraiment trop drôle. Si tu avais vu ta tête ! ». Je ne voulus pas sourire et j’y parvins assez bien, mais je ne pus pas, néanmoins, ne pas laisser s’évaporer ma mauvaise humeur. Après cet épisode, notre soirée fut détendue et le lendemain matin, notre tension de la veille avait complètement disparu.

Paul est arrivé en coupant par le passage escarpé, derrière la maison. La nuit était tombée. C’est Adeline qui lui a ouvert.

« Anne n’est pas avec toi ? lui demanda-t-elle.

— Non, elle ne voulait pas salir ses chaussures, dit-il en levant les yeux au ciel. Elle a pris la voiture et elle arrive. »

Sa moue laissait percer le reproche.

Effectivement, nous l’entendîmes se garer devant la maison.

« Je vais lui ouvrir », nous dit Adeline.

« Tenez. » Paul me tendit la bouteille de vin.

« C’est un château Chasse-Pleen. C’est le papa d’un de mes élèves qui me l’a offert. Parce que j’ai donné le goût du travail à son fils. »

La fierté était dissimulée, mais le plaisir était visible. Ses yeux pétillaient à l’évocation de ce souvenir. C’était sans doute une belle reconnaissance pour lui.

Puis en baissant le visage vers ses baskets boueuses, il me demanda si je n’avais pas une paire de chaussons à lui prêter.

« C’est si propre chez vous. Je ne voudrais pas salir. »

C’est vrai qu’Adeline avait la manie de la propreté. Et en comparaison, l’intérieur de nos maisons était fondamentalement différent.

J’avais bien une vieille paire de mules que je lui tendis.

Avant de rejoindre nos épouses, il m’agrippa par le bras.

« Pierre, nous allons nous tutoyer. Pas de chichis entre nous.

— OK », puisqu’il l’avait décidé ainsi.

Nos femmes, la blonde et la brune, discutaient devant la cheminée.

J’embrassai Anne. Il y avait au fond de son regard cette pointe d’abandon qui contrastait avec la vitalité habituelle de Paul.

« Pierre ? »

Je me retournai vers Adeline.

« Tu pourrais faire un devis chauffage central pour Anne et Paul. »

Comme s’il suffisait d’un claquement de doigts.

« Attends, on ne va pas embêter Pierre avec ça, ce soir. »

Apparemment, j’avais loupé un épisode.

« Et puis on pourrait peut-être trinquer avant de parler affaires. Vieille technique de filou pour obtenir les meilleures remises », dit-il en souriant.

Il s’installa au milieu du canapé, étendant ses bras de chaque côté sur les dossiers. Jambes écartées.

Je pouvais lui donner les clés. Il était chez lui. Et cela amusait Adeline.

À table, un moment après dans la soirée, je ne pus m’empêcher de bâiller. Face au regard assassin d’Adeline, je présentai des excuses sans sincérité.

« J’ai eu une semaine difficile. Et je suis un peu crevé.

— Comme d’hab. »

Anne, taquine, me donna un coup de genou sous la table en réaction aux mots assassins d’Adeline. Si son geste échappa à mon épouse, mon sourire l’agaça. Elle détourna la tête pour me zapper.

Bonjour l’ambiance. De quoi motiver une nouvelle tournée de Chasse-Pleen.

« Eh doucement, Pierre, me dit Paul. Un Chasse-Pleen, ça se déguste. »

Je bus mon verre cul sec. Ce qui fit sourire Anne. Un partout.

Plus tard, Anne s’éclipsa pour aller fumer une cigarette. C’était une occasion trop belle pour planter là Adeline et Paul qui discutaient des élections. Je pris nos deux verres et je la rejoignis sur la terrasse.

« Trésor de guerre », dis-je en exhibant fièrement les verres de vin.

Elle sourit pour la deuxième fois de la soirée. Elle avait un beau sourire, même si ses dents étaient implantées irrégulièrement.

Elle expulsa une longue fumée de cigarette.

« Je suis désolée », dit-elle. Puis elle aspira aussitôt une nouvelle bouffée.

« C’est-à-dire ?

— Il est lourd.
— C’est ce qui fait son charme. »

Troisième sourire. Malheureusement, je venais d’atteindre involontairement mon plus haut niveau de répartie. Une retraite dans le silence fut donc tout ce que je sus faire.

Elle prit une gorgée de vin et une dernière bouffée de cigarette. Elle jeta son mégot au sol et l’écrasa de la pointe de sa chaussure. C’est Adeline qui allait être contente quand elle le découvrirait.

Elle avala sa dernière gorgée de vin.

« Il est usant. »

Silence.

« Toujours en train de faire son joli cœur. »

Nouveau silence.

« Il faut le voir au milieu de ses mamans d’élèves. Un coq au milieu d’un poulailler. Si en plus, il est élu maire, ça va donner.

— Faut dire qu’il est plutôt beau mec.
— C’est sûr », concéda-t-elle, comme à regret, j’eus l’impression.

J’allai à mon tour ingurgiter ma dernière gorgée de vin quand elle me prit mon verre. Sans complexe, elle l’avala d’un coup.

« Toi t’as assez bu », dit-elle en me rendant le verre vide. Puis : « Crois-tu qu’il va neiger ? »

C’était beaucoup trop tôt pour la saison, mais sans même réfléchir, je répondis :

« Me feras-tu un bébé pour Noël ? »

Elle me regarda stupéfaite et amusée.

« Quoi ?

— Oh, rien. Laisse tomber. Les nouvelles sont mauvaises d’où qu’elles viennent.
—