Erhalten Sie Zugang zu diesem und mehr als 300000 Büchern ab EUR 5,99 monatlich.
Au décès de sa mère, Fabien réalise que plusieurs membres de sa famille auraient vécu exactement le même nombre de jours : 20 532 ! Proche de l’échéance fatale, il entreprend une enquête effrénée pour tenter d’échapper à ce funeste destin. Au fil de ses recherches, il exhume le passé d’une famille peu ordinaire mêlée à de curieuses affaires qui le propulseront dans les univers troubles des Ovnis aux scandales financiers du Vatican, en passant par d’étonnantes révélations sur les lignes de la main. Cette malédiction est-elle le fruit du hasard ou l’objet d’une manipulation crapuleuse ? Une saga familiale, hors des sentiers battus, se déroulant sur fond des « Trente Glorieuses », peuplée d’amours sulfureux et animée par une passion pour les mystères de la vie.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Fort d’une carrière dans la communication et animé par une passion pour les sciences – la cosmologie, l’astrophysique et les parasciences en particulier –,
Fabrice Devos, à travers ses ouvrages, a pour ambition d’éveiller la curiosité du grand public envers les extraordinaires transformations du monde depuis ses origines. Il est l’auteur des œuvres intitulées "Le meilleur des nombres", "Éditions Hors Collection" et "Les toutes", toutes premières fois publié aux Éditions Albin Michel et traduit en allemand. "Le Terminus des Superstitieux" marque son premier roman publié.
Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:
Seitenzahl: 555
Veröffentlichungsjahr: 2023
Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:
Fabrice Devos
Le terminus des Superstitieux
Roman
© Lys Bleu Éditions – Fabrice Devos
ISBN : 979-10-422-1124-0
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Ce récit est basé sur des faits historiques établis ainsi que sur des thèses en vigueur, dont certaines controversées, et parsemé d’événements et de souvenirs familiaux en partie vécus, parfois sublimés, souvent détournés. Le tout amplement romancé pour les besoins de l’intrigue.
Autrement dit, toute ressemblance avec des personnages existants ou ayant existé, d’authentiques affaires judiciaires et de notables institutions est, pour l’essentiel, fortuite.
N.B. Un astérisque (*) indique les protagonistes qui figurent dans le synoptique à la fin du récit, permettant au lecteur de mieux situer leurs relations au sein de l’univers familial des Simonin.
« Il venait de se passer tant de choses bizarres, qu’elle en arrivait à penser que fort peu de choses étaient vraiment impossibles. »
Alice au Pays des Merveilles – Lewis Carroll
Dans le tourbillon de la vie, tout est calcul : la vitesse de la lumière, les marées, le nombre d’or, les trèfles à quatre feuilles, les moutons à cinq pattes, la période d’ovulation, les douze signes du zodiaque, les sept merveilles du monde… l’espérance de vie.
Bien sûr, je connaissais, sans les avoir lus, les carnets de De Gaulle ou ceux de Léonard de Vinci lesquels y consignaient leurs observations au fil de l’eau. J’avais entendu parler des carnets secrets d’Hitler qui se révélèrent comme un faux journal intime rédigé dans les années 80 par un faussaire, Konrad Kujau. J’avais lu les carnets de Saint Exupéry noircis fiévreusement par le poète-aviateur dans les années 30 avant d’être publiés par Galimard en 1953, si ma mémoire est bonne. Et je me revoyais, adolescent, reniflant l’odeur singulière et envoûtante d’un carnet moleskine dans une vieille papeterie du quartier Latin. J’avais alors fantasmé sur ce compagnon de route peu encombrant de tant d’illustres baroudeurs de l’esprit, de Céline à Hemingway, de Mallarmé à Victor Hugo, sans oublier ce coquin d’Apollinaire. Mais comment imaginer, alors, que des carnets identiques, bien que moins prestigieux, allaient me conduire sur un chemin de traverse tortueux et dangereux, une généreuse poignée d’années plus tard. Un chemin qui se faufilerait à travers l’espace et le temps pour déboucher au bord d’un canyon abrupt et profond comme une énigme dont le dénouement se situerait sur l’autre flanc. Aussi difficile à franchir qu’à imaginer ! Et pourtant, je m’apprêtais à mon insu, ce rude matin d’hiver, à m’engager sur ce chemin.
Ces carnets, c’étaient ceux de ma défunte mère, triste victime de l’horrible Covid. À l’instar de son écrivain et journaliste préféré, Philippe Labro, elle y consignait presque quotidiennement son vécu et ses expériences, plus personnelles qu’historiquement remarquables ; des tranches de vie familiale parfois émouvantes, souvent caustiques et même dérangeantes pour certaines. Depuis des décennies.
Pour être totalement honnête, cette aventure n’aurait sans doute pas vu le jour si ce triste matin mon cousin Francis*, le fils aîné de l’oncle Léon* et de ma tante Élisabeth*, la sœur de mon père, n’avait pas insisté pour se rendre sur la tombe de ma mère. Oui, il faudra s’y faire : les noms, prénoms et titres en tout genre ne manqueront pas au fil de ce récit ! Donc, Francis voulait lui rendre un dernier hommage n’ayant pu assister à ses obsèques quelques semaines auparavant, pour raison de santé. La santé, c’était le point faible de Francis. Il était asthmatique et, comme si cela ne suffisait pas, autiste asperger. Ma mère*, elle-même asthmatique dans sa jeunesse, était celle qui le comprenait le mieux durant ses moments de détresse respiratoire. Et ça, Francis ne l’oubliait pas. Tout comme il n’oubliait aucun détail de ce qu’il vivait, tel un agenda biologique, ce qui lui encombrait furieusement l’esprit. Francis engrangeait de l’information et calculait inlassablement les données inscrites dans son agenda cérébral.
Pas étonnant que ce matin, me tenant la main comme un enfant alors qu’il était mon cadet d’à peine dix ans, Francis m’asséna abruptement : 20 532 ! Et il me répéta ce nombre une demi-douzaine de fois, comme une évidence, sans que j’en saisisse immédiatement le sens. Observant mon étonnement, il se dirigea vers la sépulture en me désignant de l’index les inscriptions des dates de naissance et de décès de mon père et celles de son frère. « Et alors ? », m’entendis-je lui dire.
Observant que je ne percutais pas, vu le regard ahuri que je lui adressais, mon cousin reprit d’un ton syncopé qui témoignait de son agacement.
Bluffant en effet. Bien entendu, on s’était fait la réflexion dans la famille qu’ils étaient morts plutôt jeunes tous les deux et curieusement au même âge. Mais personne n’avait approfondi la comparaison. Je crois même me souvenir qu’à l’époque des funérailles de mon père, on avait vaguement évoqué que celui-ci avait vécu à peine moins vieux que son propre père mais là s’était arrêtée notre curiosité.
Cette fois, il était impératif pour moi de pousser les investigations, d’autant que je me rapprochais de l’âge fatidique sans être en mesure d’en calculer l’écart mentalement. Je savais qu’une fois rentré à mon domicile, je me précipiterais sur internet pour en avoir le cœur net. C’est ainsi que tout a vraiment commencé !
Non, aucun souvenir ; ah si peut-être une odeur, celle de la peau d’orange brûlée qui provenait de l’appartement de la voisine du dessus.
« Tu m’inquiètes ; tu m’inquiètes vraiment ! »
Gaëlle*1 me toisait du haut de son mètre soixante-cinq alors que j’étais accroupi depuis un bon moment. En prononçant ce qui claquait autant comme un avertissement que comme une prise de conscience, elle dodelina plusieurs fois de la tête. Cela fit virevolter ses cheveux blonds bouclés aux reflets dorés qui me subjuguaient comme au premier jour. Surtout, cela fit virevolter mes certitudes sur les options qui se présentaient depuis la scène du cimetière. Une minuscule semaine où j’avais vogué entre déni et effroi avant de me résoudre à l’abordage du mystère qui entourait cette étrange affaire.
Dans un premier temps, j’avais seulement perçu la présence de mon épouse comme on devine celle de son ange gardien qui plane autour de soi sans jamais le voir débouler. Faut dire que j’étais rivé sur l’amoncellement des fameux carnets de ma pauvre mère. Avec la précaution d’un archéologue, je les exhumais d’une petite malle en bois les uns après les autres avant de les disposer en vrac sur notre tapis azéri. Tout comme je n’avais pas remarqué qu’elle n’était vêtue que d’une simple culotte et que ses adorés seins en forme de poire Williams inversée pointaient outrageusement vers moi. Mais j’avais la tête ailleurs. D’ailleurs, l’image de poire Williams qui me traversa l’esprit n’était sans doute pas fortuite. Dans ces carnets figurait en bonne place mon oncle, surnommé le Parrain*, qui se faisait prénommer « William » alors que son premier prénom était « Robert ». Cela présageait de la suite de mon exploration familiale : une succession d’anachronismes, de surprises, de souvenirs embrumés et de circonstances aux relents parfois sulfureux et même carrément nauséabonds. Le tout peuplé d’une myriade de personnages plus ou moins familiers, parfois baroques, souvent mystérieux et même, pour certains, peu fréquentables.
Que lui répondre ? Elle avait raison. Après l’épisode du cimetière et le « fulgureux » calcul de Francis, je m’étais jeté sur mon ordi pour en vérifier l’exactitude sur internet ; seul moyen d’éviter les erreurs comme les années bissextiles. Le compte était bon. Ce qui signifiait, sauf à admettre une simple coïncidence qu’on ne pouvait exclure, que mon compte était bon, osais-je ajouter ! Car si je me fiais au résultat et en admettant qu’il s’agisse d’un destin familial et de surcroît héréditaire, il me restait, ce jour-là, 108 jours devant moi. Soit 102 jours à cet instant précis où venait de débouler mon épouse. Une paille au regard des 25 000 jours et des poussières déjà parcourus, souligneraient les optimistes. J’en profitais pour élargir ma recherche, dans le but de trouver un précédent à cette invraisemblable et malencontreuse coïncidence. Je finis par tomber sur un article d’un site d’une radio périphérique qui relevait cette curiosité : un certain Luc Julia, nommé vice-président chargé de l’innovation chez Samsung en 2012, avait lui aussi été frappé par cette bizarrerie. Les destins de son père et de son grand-père présentaient la même singularité : l’un comme l’autre avait vécu exactement le même nombre de jours. Nous étions donc au moins deux familles dans la même situation ! Néanmoins, le reportage éludait l’âge de leur décès et l’espérance de vie à laquelle pouvait prétendre ce Luc Julia, à l’évidence plus que ma centaine de jours. Enfin, c’était le sort que je pouvais lui souhaiter. Luc Julia et moi-même n’avions vraisemblablement pas la même donne.
Dans mon jeu, je disposais des fameux carnets rédigés – si ce n’est quotidiennement – assez régulièrement par ma mère durant plus de cinquante ans. Le premier d’entre eux (enfin parmi ceux que j’avais retrouvés) débutait en 1967, soit plus de deux ans après ma naissance. Et le dernier remontait à ses quatre-vingts ans. Comme ils étaient sagement classés par année, dans un monde idéal, consulter ceux des années 1989 et 1993, les années respectives des décès de mon père et de mon oncle, m’aurait fourni un indice de nature à me rassurer – ou pas – quant à mon avenir. Mais voilà, dans la famille, nous étions à des années-lumière d’un monde idéal, comme mon exploration du passé allait bientôt me le rappeler sans vergogne. Fallait-il y voir un signe avant-coureur : impossible de mettre la main sur le carnet de l’année 1989, tout comme celui de 1971 d’ailleurs. Quant à celui de 1993, les pages consacrées au premier trimestre étaient, pour la plupart, délavées, donc inexploitables comme si on avait cherché à les rendre illisibles. Conclusion hâtive qui démontrait néanmoins l’état d’esprit de nervosité et la fébrilité qui m’animaient depuis plusieurs heures lorsque Gaëlle, mon épouse, s’interposa.
Je l’observai, ses mains sur ses hanches, en contre-jour, sa chevelure fournie encadrant un visage dont on ne devinait que les contours arrondis. Devant notre mur de rayonnages bourrés de livres, dont certains étaient disposés en vrac, elle ressemblait à un elfe planté comme une fée entourée de ses grimoires alors que j’étais l’un de ses lutins.
Elle avait raison : la famille, les sacro-saintes histoires familiales, les cousinades et autres ragots ou généalogie de notre lignée, toutes ces futilités « tribales » m’avaient toujours laissé indifférent. À croire, d’un point de vue psychanalytique, un quelconque refoulement. Je me décidais donc de tout lui expliquer. Les 20 532 jours et tutti quanti…
Gaëlle, front collé à notre baie vitrée qui offrait un panorama exceptionnel sur l’Ouest parisien avec la Défense en arrière-plan, eut pour unique réaction :
Avec mon épouse, on ne partageait pas que les tâches ménagères mais aussi le processus cérébral : pour elle, le cerveau gauche avec son côté rationnel et logique, et pour moi, le droit, siège de l’émotion et de l’intuition au point de me considérer parfois trop romantique, voire romanesque. Là, à l’écouter, j’étais submergé par l’émotion et en proie à une intuition sans réel fondement. Après un moment de silence assorti d’une salve de mimiques caractéristiques d’une profonde réflexion, elle argumenta :
Gaëlle avait le don de reformuler les choses de manière positive mais cette fois cela me laissa un goût amer. Intuitivement, j’avais l’intime conviction que les propos de mon cousin Francis suggéraient un signe du destin visant à me sortir de cette ornière familiale. Certes, j’avais eu la chance de dépasser, de peu, le cap fatidique des cinquante et un ans des Goscinny, mais notre famille semblait avoir opté pour celui des cinquante-cinq ans ! Un petit sursis que j’avais donc décidé de mettre à profit pour tenter de percer le secret de ce fardeau familial, et si possible de l’alléger. Pas vraiment rationnel, plutôt une lubie viscérale dont j’étais conscient de l’incongruité pour quiconque étant sous l’emprise de son encéphale gauche.
Tandis que mon adorable épouse s’échappait vers la salle de bains pour s’habiller en me lançant « n’oublie pas qu’on a prévu de bruncher prochainementau Cazaudehore avec ta fille », je savais déjà que ce déjeuner au milieu de la forêt de St Germain-en-Laye risquait d’être insuffisant pour m’aérer vraiment l’esprit, lever mes inquiétudes et vaincre mes obsessions.
Une image de mon enfance ? Un vague souvenir d’un oiseau multicolore […] oui, un perroquet, venu se percher à la cime de l’arbre de la cour de l’école maternelle. Sous nos yeux ébahis de gosses, les pompiers avaient déployé la grande échelle pour le récupérer.
Cette fois, le compte à rebours était bel et bien lancé. Comme je le pressentais, le brunch en compagnie de ma fille Clara* me conforta dans l’idée que je devrais mener ce combat, ou plutôt cette investigation, seul ; en tout cas sans réel appui familial. Ni de la part de mon aînée Clara ni de celle de ma cadette, Ségolène* qui vivait aux antipodes, en Nouvelle-Zélande. Toutes deux étaient le fruit d’un premier mariage ayant duré à peine plus de trois ans comme l’amour selon Beigbeder. Clara était accompagnée de son nouveau copain, Max, un trader de la Société Générale, aussi volubile qu’impétueux. À l’aune de mon image d’hypocondriaque invétéré, ma « nouvelle marotte », selon l’expression de Gaëlle qu’elle employa avec un zeste de persiflage au moment du dessert, fut d’abord prise avec désinvolture. Surtout par Max plus habitué aux algorithmes de trading qu’aux coïncidences de nature à défier les tables statistiques de mortalité que maniaient les actuaires de la bancassurance qu’il côtoyait avec délectation. Et il avait réussi à emporter l’adhésion du noyau familial malgré ce que je croyais être les évidences de ma démonstration. Soit, compte tenu du peu d’informations factuelles dont je disposais sur ma lignée, en dehors de celles concernant mon père et mon oncle, ma réaction pouvait paraître puérile et excessive pour un esprit cartésien et bas de plafonds, j’en convenais. Ce blanc-bec me considérait avec condescendance comme un photographe animalier contemplatif, que j’assumais, ayant réussi en surfant sur la vague écolo-animaliste. Satisfait de lui, il me porta l’estocade en chopant la vague qui s’offrait à lui : « Savez-vous pourquoi le monde n’appartiendra jamais aux doux rêveurs ? » demanda-t-il à la cantonade le sourire aux lèvres. « Si l’un d’entre eux se jette à l’eau, il essaiera d’abord de comprendre l’eau au lieu de nager. Et il se noiera. » J’hésitai à lui rappeler qu’il s’agissait d’une citation approximative du poète Henri Michaux, laquelle faisait référence aux contemplatifs, une espèce en voie d’extinction qui suscitait ma sympathie, à l’opposé des carnassiers de sa trempe. Mais, je passai mon tour pour ne pas paraître prétentieux ce qui l’aurait conforté dans son opinion. Cependant, il fallait admettre que ce gros lourdaud avait fait mouche tant il était vrai que ma décision de « comprendre l’eau » était prise avant que celle-ci me submerge. Avec néanmoins la volonté chevillée au corps d’atteindre l’autre rive.
La veille, j’avais dû déjà affronter des courants contraires : « Fabien, peux-tu m’expliquer, c’est quoi ce merdier ? Nom de Dieu, tu viens de décaler tout ton planning de la semaine ? » avait braillé sans retenue Mariya, mon assistante, en roulant savoureusement les « r ». De mon bureau, je la voyais pointer énergiquement du doigt son écran d’ordinateur sans en percevoir les détails. On craignait tous son courroux, même moi son boss ; mais là, il fallait calmer le jeu même si elle n’accomplissait, avec zèle, que son job.
Elle se rapprocha et pénétra dans le bocal. C’était ainsi qu’on surnommait mon bureau entièrement vitré qui surplombait l’openspace, aménagement incontournable pour n’importe quelle agence qui se respecte. Et laissant la porte entrouverte, elle vociféra comme pour prendre les collaborateurs à témoin :
C’était irrévérencieux mais comment donner tort à l’impulsive Mariya ? Bien qu’originaire de Sofia en Bulgarie, elle abattait autant de boulot qu’un escadron de moissonneuses-batteuses dans les plaines d’Ukraine. Le moment n’était effectivement pas des plus propices. Contractuellement, vis-à-vis de mon éditeur, je devais commencer la promotion de mon bouquin « La nature aime à se cacher », tout en faisant tourner la boutique. Cette agence, spécialisée dans l’illustration et les reportages animaliers « hors-normes », que nous avions baptisée un peu pompeusement avec mon associé : « Big five-picsArt », en l’honneur des cinq grands mammifères d’Afrique. De l’avis de mes concurrents, nous avions réussi à devenir une référence dans notre domaine, ce qui constituait une fierté même si, Yves-Pascal, mon associé et ami, et moi gardions la tête froide, sachant que rien n’est jamais acquis. Surtout dans nos métiers de saltimbanques. Malgré sa réputation d’être sévère comme un tailleur Channel des seventies, Mariya allait devoir user de ses charmes slaves (désolé pour les adeptes de #meetoo) auprès de nos partenaires pour justifier ce contretemps à l’allure de coup de tête dont j’assumais la responsabilité. Évidemment, reporter la mise en page de mon reportage sur le vautour fauve, la niverolle alpine ou le tichodrome échelette m’insupportait autant qu’elle. Mais je n’avais pas le choix ou plus exactement, c’était le choix que les circonstances avaient imposé contre mon gré et que j’avais accepté.
Son coup de gueule – comme en écho à mon coup de tête, on était donc quitte ! – fit sursauter la demi-douzaine de clients et employés présents sur le plateau, moitié moins qu’habituellement en raison du télétravail. Un loft situé rue Roquépine à Paris qui avait connu son heure de gloire lorsque l’agence photo Sipa Press occupait les locaux. Avant de quitter le bocal, Mariya jeta un coup d’œil à l’espace dénommé pompeusement la « war-room » en émettant un « pfuiiit » railleur. Il s’agissait d’un recoin à l’abri des regards doté d’un établi de boucher récupéré dans une boucherie centenaire du XIXe remplacée par un vulgaire kebab. L’équipe s’y réunissait pour phosphorer tout en buvant jusqu’à pas d’heure des shots d’une vodka locale fournie par notre Bulgare. Sur un panneau qui servait à brainstormer, j’y avais accolé mes premiers Post-its, ainsi que quelques documents sur l’affaire qui occupait désormais l’essentiel de mes pensées. Loin d’être idéal, l’endroit me paraissait moins conflictuel que le domicile pour éviter l’opprobre familial. Néanmoins, l’attitude de Mariya m’incitait à rapatrier, dès que possible, ces éléments dans mon bureau.
Parmi ces documents, j’avais récupéré une photo jaunie insérée dans un des carnets de ma mère, celui de l’année 1984. Cette année-là, elle s’était rendue dans le Nord de la France à l’invitation d’une cousine de mon père avec qui elle avait sympathisée. Ensemble, elles avaient déambulé dans le cimetière de l’Est de Lille où étaient enterrés quelques-uns de mes ancêtres. Le cliché représentait la sépulture de mes grands-parents, avec en premier plan la gravure de leurs dates de naissance et de décès. 1898/1954 pour Charles*, mon grand-père paternel et 1860/1916 pour mon arrière-grand-père paternel, Louis*. À défaut de l’agilité calculatrice de mon cousin, je réalisais avec stupeur, grâce à quelques manipulations sur mon smartphone, que mon grand-père décéda autour des 55 ans et que son propre père avait subi à peu près le même sort. Impossible d’être catégorique et plus précis dans la mesure où il fallait composer avec l’absence d’indication du jour et même du mois. Quoi qu’il en soit, aucune des quatre générations masculines qui m’avaient précédé n’était devenue sexagénaire. Tous s’étaient « éteints » autour des cinquante-cinq ans. La fleur de l’âge ! Comment expliquer cette coïncidence familiale qui semblait épargner la filiation féminine et comment espérer y surseoir ? Voilà qui agitait mon propre « bocal ».
***
Après ce roboratif brunch qui m’avait autant plombé l’estomac que l’esprit, lequel déroulait mentalement en boucle l’engueulade de Mariya de la veille, de retour à notre domicile, mon épouse prit le relais sans crier gare :
Avec la tendresse de la désespérance, elle m’écoutait vociférer. Je continuais cependant, sans même lever la tête, à annoter sur un calepin les quelques indices glanés au fil de la lecture des carnets de ma mère, ceux qui me paraissaient de nature à faire progresser mon enquête.
Gaëlle s’ébroua tel un labrador qui cherche à se débarrasser de parasites, en l’occurrence d’idées parasites.
Gaëlle amorça un sourire. Sourire qui s’évapora aussitôt en découvrant à mon poignet ma montre connectée qui égrenait les minutes me séparant de la date fatidique. Elle comprit à cet instant que j’étais sous l’emprise d’une obsession personnelle qui causerait des dégâts au sein de notre cellule familiale. Quoi qu’elle en pense, quoi qu’elle en dise. La montre était synchronisée à ma tablette que j’avais suspendue dans le bocal de la rue Roquépine. Avec ce dispositif, impossible d’oublier le défi qui m’obnubilait, tel l’animal que rien ne fera lâcher sa proie.
Il y a un moment dans la vie où l’on mesure le chemin parcouru et celui qui reste à parcourir. La seule question qui se pose alors, c’est : « Le moment venu, serais-je à la hauteur ? » Avec le temps et mes expériences animalières, j’ai appris que la notion de mort est intrinsèquement liée à la vie. Lorsque l’échéance devient palpable, presque à portée de main, on a beau dire, ce clap de fin, qu’on a jusqu’ici relégué aux fins fonds du grenier de notre mémoire, ressurgit violemment, telle la sorcière du train fantôme. On réalise que la plupart des actes du quotidien ainsi que ceux qui le transcendent, il se pourrait bien qu’on les pratique pour la dernière fois. Un peu comme si vous escaladiez une montagne, étape par étape, avec des points de vue extraordinaires et, une fois atteint le sommet, dans une purée de pois, vous apprenez qu’il n’y a pas de retour en arrière possible. Tandis que le passé se tenait en embuscade, l’avenir semblait donc se défiler, me laissant, comme un pauvre bougre, face à une tâche démesurée alors que le temps pour l’accomplir apparaissait pour le moins très mesuré ! À cet instant même : 98 jours.
Oui, quand j’étais petit je rêvais de voler à travers temps, pour observer le passé, découvrir le futur et fuir le présent.
Par bonheur, le week-end tirait à sa fin. Je venais de passer plus de 30 heures, presque non-stop, cloîtré dans mon bureau à parcourir la collection des carnets de ma défunte mère. J’avais avalé quelques sandwiches, pas mal de friandises et beaucoup de café et presque autant de couleuvres. Que de souvenirs, quelques surprises parfois dérangeantes et surtout que d’émotions ! Ma maman, Antoinette, était une femme de la campagne aux désirs d’urbanité. Elle s’était cultivée, à la sortie de la guerre, sous l’influence de la JAC (Jeunesse Agricole Catholique, NDLE) avec un curé de campagne comme mentor. Il lui avait appris à jouer du piano, un point commun avec les Simonin, à observer le ciel pour y apprendre davantage sur les étoiles que sur Dieu, à s’intéresser à la philosophie, plutôt orientée catho-compatible, comme Blondel ou Maritain, même s’il s’amusait à citer Nietzsche, franchement athée : « Pour que j’apprenne à croire en leur sauveur, il faudrait que ses disciples aient un air plus sauvé ! » Était-ce dans ce creuset qu’elle forgera ses convictions mi-ange, mi-démon et son esprit imbibé d’ironies rhétoriques ? Au-delà de l’esprit, émanait de ma mère, à la santé plutôt fragile, une beauté mystique, celle qui ne se dévoile pas au premier coup d’œil ni au premier venu mais qui irradie de l’intérieur et qu’on n’oublie pas.
La rédaction de son premier « opus » remontait au printemps 1967. Il débutait ainsi « Fabien a déjà 2 ans et demi… Il est temps, et j’ai enfin le temps, de commencer à notifier les faits qui, je l’espère, l’amuseront lorsqu’il sera en âge de les lire. Pas uniquement les événements le concernant car, depuis que je suis “affiliée” à cette étrange famille par la grâce de Dieu et celle de mon mari, je réalise maintenant à quel point je baigne dans un univers peu orthodoxe… » Plus loin, quelques remarques me concernant m’amusèrent : « Fabien devient raisonnable et me laisse travailler en essayant d’imiter ce que je fais. […] Pour avoir la paix, il faut que je lui donne un crayon, pas n’importe lequel, un stylo-bille 4 couleurs avec du papier pour écrire… Mais son plus grand plaisir est de parcourir les livres avec des trains en illustration, les trins-trins comme il balbutie. »
L’univers familial était en effet peu orthodoxe. À commencer par mon oncle, frère cadet de mon père, qu’on appelait le Parrain, bien qu’il ne fût le parrain de personne à ma connaissance. Il connut un parcours brillant et assez tortueux parsemé de nombreuses zones d’ombres dont certaines allaient éclairer ma lanterne, du moins je l’espérais. Excellent élève, il insista, alors qu’il était à peine adolescent, pour entrer au petit-séminaire à Montigny-lès-Metz tenu par les Jésuites tandis que le pays se remettait lentement de la guerre. Un établissement en déclin auquel s’ajoutait une vocation finalement pas au rendez-vous eurent raison de son enthousiasme : il y restera à peine deux ans. Il y fit cependant une rencontre que ma mère hésitera à qualifier entre « miraculeuse » et « diabolique », en la personne de Joseph Nouari*, lequel rentrera dans les ordres en adoptant l’adage « Charité bien ordonnée commence par soi-même ». Je notais que ma mère faisait souvent référence au Parrain. S’entremêlaient dans ses propos, admiration, méfiance et même une forme de curiosité malsaine lorsqu’elle évoquait son physique. Car, comme elle le mentionnait à plusieurs reprises dans ses inépuisables chroniques familiales, il était plutôt laid, petit, doté d’un grand nez et de membres disproportionnés. Elle le comparait même à Savonarole, un moine dominicain et prédicateur italien du XVe siècle, aussi moche qu’exalté et ayant aussi mal fini. Oui, ma mère malgré une éducation quelconque faisait preuve d’une culture surprenante, et parfois déroutante par ses observations sarcastiques. Malgré ce tableau peu complaisant, elle semblait porter au Parrain une admiration presque irrationnelle. Il faut dire que se dégageait de sa personnalité une aura peu commune. Ensuite, une fois obtenu ses deux bachots précocement, mon oncle fut admis en 1953 à l’école supérieure de Commerce de Nancy d’où il sortit major de sa promotion comme le soulignera ma mère. À partir de là, le Parrain ou plutôt oncle Robert, alias William – on s’y perdait – va accumuler richesses, connaissances, relations, affaires en tout genre. Il collectionnera aussi les belles carrosseries, qu’il s’agisse de voitures ou de la gent féminine ; en excluant sa propre femme, peu avenante selon mes souvenirs. Que les féministes me pardonnent cette comparaison de mécaniciens un peu bas de caisse !
Pourquoi avoir emprunté le prénom William alors qu’il se prénommait Robert ? Si l’on s’en référait à la version officielle : il s’agirait d’un stupide pari avec un ami russe lancé lors d’un voyage de jeunesse en Écosse à Banff, une ville portuaire, qui est aussi la ville du whisky William Lawson. Celui qui n’ingurgiterait pas une bouteille entière d’un litre en moins de 24 heures devrait délaisser son prénom au profit de celui de William, le bienfaiteur des buveurs de whisky. Maintenant, selon les écrits de ma mère lus dans son carnet portant le no 12, son ami avait bel et bien relevé le défi et même au-delà. Il était prêt à faire zapoï comme on dit en Russie et en serait mort. Mon oncle Robert décida alors d’endosser ad vitae aeternam le prénom de William en guise d’hommage, ravagé sans doute par les remords et la culpabilité. Ceci expliquerait sa résignation à accepter de bonne grâce le sobriquet plutôt mafieux de Parrain dont personne ne semblait en mesure d’en définir l’origine. D’autres prétendaient qu’ils étaient tombés raides dingues de la célèbre nageuse et actrice américaine, Esther Williams, surnommée la « sirène d’Hollywood » qu’ils auraient rencontrée furtivement à New York à l’occasion de la sortie de son dernier film « La Fontaine magique ». Évidemment dans la famille, on aurait préféré que ce défi portât sur un concours de poésies et que ce surnom de William fasse de ce fait référence à William Blake ou à William Shakespeare.
Dans mes souvenirs façonnés par des regards d’enfant, le Parrain était l’exemple de la réussite, à la fois intellectuelle, sociale et professionnelle. Il était animé d’un tempérament de vainqueur mondain, peu enclin au compromis et à l’autocritique. Il avait tout du winner, jusqu’à ses conquêtes éphémères, rarement désintéressées, mais à la peine dans le registre sentimental, qu’il s’agisse de son épouse, qu’on surnommait la Marraine*, comme de sa famille, en général. Sauf me concernant où il était toujours prévenant et prompt à me gâter en cadeaux qu’il ramenait parfois de l’étranger. Comme cet avion télécommandé de la Pan-Am, un bijou de technologie pour l’époque, qui avait marqué mon esprit de gosse banlieusard. Il me les remettait très solennellement lors de repas dominicaux. Presque chaque dimanche, ma grand-mère organisait de gargantuesques repas de famille avec une farandole d’amis, pour beaucoup des courtisans. Le Parrain savait s’entourer de personnages aussi brillants qu’opportunistes accompagnés souvent de merveilleuses femmes qui me donnaient le tournis alors qu’Émilienne, son épouse, qui a survécu 4 ans à son mari, brillait davantage par ses sarcasmes que par sa beauté. Pour être honnête, à défaut d’une jolie frimousse, elle avait une tête bien faite, au point de tenir la dragée haute à son amie Henriette Vazeille ; une femme de caractère, championne de France des échecs dans les années cinquante, affublée en permanence d’un châle en soie aux couleurs chatoyantes sur l’épaule gauche. La Marraine se vantait d’avoir bénéficié d’une « vraie » éducation grâce notamment aux sœurs de Notre-Dame de Sion tout en avouant, avec jubilation, avoir fréquenté dans cet établissement la sulfureuse Catherine Robbe-Grillet, l’égérie du sadomasochisme mondain de l’après-guerre. Gamin, j’entendais ces allusions tout comme celle « qu’elle était un bon parti » sans en saisir la signification. Ce que j’avais parfaitement saisi, en revanche, c’était l’image qu’elle véhiculait : celle d’une Parisienne des années folles coiffées à la garçonne et qui enchaînait les Pall Mall en exhibant parfois un fume-cigarette comme Alice Sapritch. Je me souvins avoir entendu ma mère, à la critique également acerbe, lancer un jour à mon père : « j’aurais bien vu Émilienne faire partie du lot de femmes laides recrutées par l’industriel décrit par Zola dans sa nouvelle “Les repoussoirs”, en vue de tester une nouvelle gamme de produits cosmétiques. » Pas très sympa, d’autant qu’avec mon regard d’un puceau en quête de divertissement et surtout de déniaiseries, je la trouvais pas si disgracieuse, cette Émilienne, et fantasmais même sur d’éventuels talents en mesure de compenser la soi-disant malveillance de la Nature. À ma décharge, il faut avouer que je m’ennuyais sec car la plupart du temps j’étais le seul enfant parmi un parterre d’adultes. « Être fils unique n’est jamais bon » m’avait d’ailleurs confié un des invités, plus par maladresse que par méchanceté, m’étais-je consolé. Sans vraiment les comprendre, j’admirais leurs joutes oratoires dominicales et surtout j’étais fasciné par certains sujets abordés, notamment lorsqu’ils évoquaient l’univers, l’espace et des thématiques plus ésotériques comme les potentielles civilisations extraterrestres. Le Parrain ainsi que mon père mais aussi oncle Léon, le mari de ma tante, Élisabeth, s’accordaient sur un point : ils étaient avides de curiosité et toujours prompts à débattre autour de la religion, de la science et de ce qu’on appelait à l’époque les pseudos-sciences. Parfois avec virulence, souvent avec passion mais toujours avec brio. Sur ce plan, ma Grand-mère n’était pas en reste. Elle ne se faisait pas prier pour une séance de voyance qui allait, selon l’humeur, d’une prédiction à travers les cartes, à un intermède de spiritisme qui consistait à faire tourner une tasse sur une table en noyer, sous les regards médusés des participants et celui indulgent de mon père.
En parlant de mon père, campons le personnage à partir de mes propres impressions et expériences et des remarques au fil de l’eau de ma mère que je venais de parcourir à la vitesse d’un cheval au galop, préférant m’y attarder ultérieurement. Un tableau plutôt à charge, me reprochera-t-on probablement. Il était charmant, charmant au point d’avoir tapé dans l’œil d’une Anglaise, Eleanor. Elle était responsable de production au sein d’une boîte de communication parisienne qui venait de fusionner avec une agence de Londres disposant d’un bureau à Atlanta. C’était peu après le déclenchement du premier choc pétrolier. Mon père l’auréolait d’une prestigieuse éducation. Elle avait, semble-t-il, traîné ses fesses sur les bancs du très sélect Atlantic College, près de Cardiff où elle aurait côtoyé les rejetons des souverains du monde entier, ce qui avait le don de rendre vénère ma mère, comme on dirait aujourd’hui. Mythe ou réalité ? Seule certitude, ils avaient travaillé ensemble à l’occasion de la réalisation d’un film corporate pour la CGE, devenue ensuite Alcatel, puis Alcatel-Lucent.
Passionné de cinéma, mon père, contre l’avis de ses parents, avait « fait » l’école Louis Lumière2 dont j’ai oublié le nom de l’époque. De mémoire, c’était vers 1952. Le cinéma était quelque chose qui le transcendait. Plus tard, il m’emmènera parfois au Club 13, la salle privée du réalisateur Claude Lelouch où, peu fier, il avait ses entrées. Sans lui avouer, j’étais plus impressionné par les fauteuils en cuir que par certains films comme un « Homme qui me plaît » lequel, hélas, m’avait barbé (ce dont je m’étais bien gardé de lui dire) malgré la distribution : Bebel et Annie Girardot. Il aspirait à devenir metteur en scène comme Orson Wells ou Marcel Carné. Mais ça, c’était du cinéma ! Dans la vraie vie, il obtint un CAP (le principal diplôme délivré par l’École à l’époque) sous la direction de Jean Vivier qui dirigeait la section cinéma de l’école. Son diplôme en poche, il se consacra d’abord à la photographie de plateaux puis à une nouvelle mode : le documentaire et surtout le documentaire de promotion autrement dit, le film d’entreprise. Évidemment, c’était moins prestigieux que de réaliser un Lawrence d’Arabie mais ça mettait du beurre dans les épinards. Surtout, cela offrait l’indéniable avantage pour un séducteur de papillonner autour du « beau monde ». Donc, quelques mois après le bouclage du film de la CGE et plusieurs tournages à travers la planète, avec la présence comme il se doit de la production, en l’occurrence d’Eleanor et de sa cascade de chevelure rousse, Michel, mon père, quitta ma mère. J’avais à peine 12 ans.
Pour moi, ce fut une véritable déchirure qui mit plusieurs années à se cicatriser. Au moins jusqu’en 1984, au moment de la sortie du film « La déchirure » ; fallait-il y voir un premier signe du destin ? Ce film traitait du génocide des khmers-rouge et du drame de la séparation, récit qui m’avait bouleversé à l’époque, toutes proportions gardées face à notre banal drame familial. Je connaissais la version édulcorée de cette séparation parentale maintes fois rabâchée par ma mère – toujours éludée par mon père – laquelle m’expliquait avoir fait le choix de quitter mon père en raison de ses absences répétées. À l’époque, j’ignorais que sa nouvelle compagne anglaise était à l’origine de cette rupture comme ma mère le reconnaissait en toute franchise dans son carnet de l’année 1976. Année de la mort de Jean Gabin que mon père aurait sans doute tant voulu diriger, m’étais-je autorisé à griffonner dans la marge. Dès lors, que ce fussent sa carrière, ses loisirs ou ses hobbies, c’était Eleanor qui le dirigeait avec la fermeté digne de la Dame de fer. Comme elle l’orientait dans ses décisions notamment professionnelles, telle celle « d’investir » sur Jean-Paul Vallet, un scientifique brillant mais marginalisé par ses pairs dont j’allais bientôt découvrir l’influence, peut-être même fatale, qu’il aura sur mon paternel.
***
Gaëlle entrouvrit avec précaution la porte comme si elle redoutait le spectacle qu’elle allait découvrir. Elle me déposa un plateau de charcuterie de pata negra dont je raffolais, tout en annonçant d’une voix douce mais déterminée :
D’un signe de tête, elle comprit que j’allais obtempérer même si le cœur n’y était pas. En acceptant ce rendez-vous, je venais de prendre l’initiative la plus lourde de conséquences depuis des lustres.
J’ai le souvenir que c’était Beyrouth dans la cuisine lorsque mon père préparait la raie au beurre noir, voyez-vous !
Mon rendez-vous m’attendait dans une chambre cosy de l’hôtel Saint James Albany à Paris, à deux pas du jardin des Tuileries. L’un comme l’autre venaient de rouvrir après le confinement, un sacré signe d’espérance. Un généreux soleil réchauffait les esprits comme les corps des Parisiens qui voulaient se débarrasser définitivement de ce couvre-feu psychologique dévastateur. Inutile de préciser que mon état d’esprit échappait d’autant moins à cette sinistrose qu’avec la disparition de ma mère et cette putain de malédiction familiale, personnellement je me considérais comme copieusement servi. Alors quelle exaltation lorsque j’aperçus Elena Roiffa, la journaliste, vêtue d’un ensemble beige, auréolée d’un halo lumineux presque surnaturel, alors qu’il ne s’agissait que de vulgaires rayons de soleil se faufilant à travers les rideaux entrouverts de sa chambre d’hôtel louée par la Libre Belgique pour l’occasion. Une lueur pour éclaircir mes idées noires, comment ne pas y voir un signal encourageant ?
D’une voix cristalline, elle m’invita à me débarrasser de ma parka et à m’asseoir sur le canapé tandis qu’elle prit place face à moi sur un fauteuil en cuir. Devant nous, les « meilleures feuilles » de mon ouvrage à paraître « La nature aime à se cacher » adressées à la journaliste en avant-première par l’éditeur, alors que la couverture était encore en attente de validation. C’était l’histoire d’un jeune créateur de start-up à l’impatience comparable à son ambition qui, du jour au lendemain, décide de tout plaquer pour revivre l’aventure de l’écrivain et aventurier Sylvain Tesson parti à la rencontre de la panthère des neiges sur les hauts plateaux du Tibet3.
Elle me fixait d’un curieux regard marqué par une discrète coquetterie indéfinissable. Ce genre de détail que le cerveau enregistre sans en déterminer la nature. Ses yeux bleu-vert et sa coiffure couleur jais qu’encadrait un visage oblongue, me ramena l’image mentale d’une panthère, noire certes, comme si cette rencontre n’avait rien de fortuit, mise à part la couleur de la robe de l’animal. Attendant désespérément ma réponse, elle insista en déposant avec minutie son enregistreur numérique sur la table basse :
Devinant à peine mon consentement, elle enchaîna comme pour asseoir son autorité sur cet entretien.
Ainsi débuta l’entretien qui dura près de quatre heures, soit deux fois plus que le créneau imparti. Le début porta évidemment sur mon bouquin et son originalité qui s’appuyait sur une forme modernisée de roman-photo. Un concept de principe narratif s’inspirant de la mise en scène de la série « Un jour, un destin » de Laurent Delahousse, avec comédiens et reconstitution.
À l’instar de mon personnage principal, j’avais moi-même parcouru le Tibet, de la province du Qhingai au plateau du ChangTang en passant par la cordillère du kunlun. J’avais même poussé jusqu’à la mystérieuse province du Mustang. J’en avais eu plein les mirettes et plein les jambes mais contrairement à Sylvain Tesson, je n’avais pas eu la chance ne fusse que d’entrevoir la panthère des neiges. Bien qu’ayant emmagasiné des tonnes de photos au cours de mon périple – c’était mon métier – j’avais même songé à soudoyer Vincent Munier, le photographe et compagnon d’expédition de l’écrivain, pour qu’il me fournisse quelques clichés de cette mythique panthère qu’on pensait disparue.
Elle se servit un verre de San Pellegrino, plissant les yeux comme pour se donner le temps de la réflexion.
Je hochais la tête négativement. Elle me dévisagea en silence durant d’interminables secondes puis se pencha pour stopper son enregistreur.
À cet instant, une pie se faufila à travers l’entrebâillement de la fenêtre avant de chiper un bonbon du coffret de bienvenue de l’hôtel. Événement hautement improbable face à une interview qui suivait le même chemin. L’oiseau avait profité d’une opportunité, pourquoi pas moi ! Cela me décida à relater l’objet de mes préoccupations qui faisait de moi une future victime, peut-être sans fondement. Il me restait 96 jours pour tordre le cou à cette malédiction familiale. Elle m’écouta religieusement et prit même quelques notes.
Elena Roiffa s’empara de nouveau de son carnet pour y griffonner quelques notes sans laisser transparaître un quelconque étonnement ou la moindre émotion.
Elle choisit ce moment pour me sourire, un sourire qui me réconforta tout en me laissant interdit et même mal à l’aise car cette intrigue m’évoquait quelque chose sans être en mesure de déterminer de quoi il s’agissait. Heureusement, elle vint à mon secours :
Elle sourit de nouveau :
— Vous voyez votre histoire familiale, à côté, c’est de la limonade ! s’esclaffa-t-elle, sans vouloir vous blesser.
Bien qu’ayant plutôt une aversion à l’égard des journalistes, cette Elena Roiffa me plaisait bien. Elle avait la curiosité aristocratique au sens étymologique et non pas clanique donc malfaisante comme beaucoup de ses alter-egos et, de surcroît, elle ne se prenait pas au sérieux. Notre discussion à bâtons rompus se poursuivit n’hésitant pas pour ma part à me libérer du poids de ces satanés carnets en lui décrivant les quelques éléments qui avaient déjà retenu mon attention. Notamment, les relations hétéroclites et parfois borderline du Parrain ainsi que les aventures de mon père et ses multiples relations et liaisons. Pris par l’effervescence de ma narration, je me vis même lui proposer un cigare qu’elle refusa en éclatant de rire me désignant du doigt le détecteur de fumée. J’avais totalement oublié que nous étions dans une chambre d’hôtel. C’était bien la première fois que je me trouvais à l’hôtel sans coucher, m’entendais-je lui avouer maladroitement avant de préciser que je voulais dire « dormir » pour éviter tout malentendu. Pour être honnête, j’étais séduit au point que, tel un Tarzan de salon, j’aurais bien basculé cette journaliste et auteure belge au regard étrange sur le lit king-size, moi le spécialiste des big-five ! Enfin, spécialiste était présomptueux, paparazzi des grands fauves s’avérait plus approprié.
Le lendemain de ce curieux entretien, je reçus un SMS de sa part : « Je viens de me souvenir avoir interviewé, il y a quelques années, Jean-Paul Vallet*, le scientifique ami de votre père dont vous m’avez parlé. Je peux vous communiquer son 06. En attente de votre réponse. Cordialement. Elena ».
C’était une excellente nouvelle qui m’évitait de perdre un temps précieux à chercher le moyen de le contacter même s’il était un ancien « ami » de la famille. Car ce Jean-Paul Vallet était une vieille relation de mon père. Lequel avait fait sa connaissance, comme je l’apprendrais plus tard, non pas grâce aux réseaux du Parrain mais par ceux de son beau-frère, l’oncle Léon, le mari de sa sœur, Élisabeth. Celui-ci fricotait avec certains milieux intellectuels que je qualifierais de scientifico-mystiques. Quelle était la nature de leur relation ? Difficile pour moi d’en juger car après la séparation de mes parents, ma mère s’était attribué une mission : m’éloigner de mon père, quoi qu’il en coûte ; moins de sa famille, qu’elle continuait à fréquenter plutôt assidûment à mes yeux, et pour cause, comme la suite me le dévoilera. Famille qu’elle n’hésitait cependant pas à qualifier de « dingues », expression « idoine » selon ses propres mots. Mais c’était une autre histoire. Nos trajectoires dans la vie sont souvent le fruit de rencontres et d’émotions plus que de décisions rationnelles. Ceci n’était en rien une révélation. Néanmoins, j’allais découvrir à quel point le destin des gens et les sillons qu’ils traçaient derrière eux, même les plus proches – surtout les plus proches – pouvaient nous laisser abasourdis, pour ne pas dire « sur le cul » !
Pour revenir à la relation entre Vallet et mon géniteur, il ressortait clairement des écrits de ma mère qu’elle fut d’abord professionnelle. Elle se transforma ensuite en profonde amitié, car ils partageaient de nombreux centres d’intérêt, gravitant autour de la science et même de la pseudo-science sans oublier le cinéma. Ils avaient assisté ensemble, m’avait-elle raconté un soir de déprime, à une projection privée de l’Aveu, avec Yves Montand, himself, en ayant l’outrecuidance de ne pas l’inviter ni même lui en parler. Elle m’avait lancé, avec son sens de la formule dont je me souviens encore : « Il ne fallait pas qu’il la ramène avec sa bobine enfarinée… »
Durant mon enfance, avoir croisé Vallet à plusieurs reprises était fort probable bien que j’en eusse aucun souvenir. Ce qu’il fallait que je retienne, c’était que ma mère le trouvait excentrique, bizarre même, tout en lui reconnaissant une immense culture hétéroclite. J’étais donc impatient de le rencontrer avec l’espoir qu’il pourrait m’éclairer sur la disparition accidentelle de mon père dont certains aspects, déjà suspects à l’époque, méritaient d’être éclaircis à l’aune de la nouvelle donne familiale.
Si ça me revient, dans une maisonnette au fond du jardin, il y avait une grande lessiveuse dans laquelle ma grand-mère faisait bouillir son linge. Il en émanait une drôle d’odeur à la fois âcre et suave.
3 mois, un ridicule petit trimestre, une goutte d’eau dans l’océan de ma vie ! J’étais écartelé entre l’impatience d’en découdre et la crainte du verdict. Ces derniers temps, je n’avais pas chômé. Enfin vis-à-vis de cette affaire qui me taraudait car pour ce qui concernait l’agence, les commandes, les clients, la paperasse, les aides Covid de l’État, j’avais mis la pédale douce. En effet, si l’on excluait l’aspect financier, cette pandémie m’arrangeait plutôt : le job avait été mis en veilleuse même si on constatait un léger regain depuis le déconfinement. Je ne pouvais vraiment pas compter sur mon associé Yves-Pascal qui vivait à Singapour et pour lequel nos seuls contacts s’effectuaient par Zoom interposé, pandémie oblige. Par chance, j’étais épaulé par la dévouée Mariya qui se chargeait des sales besognes, administratives s’entend.
Après la rencontre avec Elena Roiffa, je m’étais senti pousser des ailes. J’avais cependant cherché à mieux cerner ce personnage tombé du ciel. Le moins qu’on puisse dire, c’était qu’elle ne mettait pas sa vie en pâture sur le Net. Aucun compte Facebook, TikTok ou Instagram. Seulement une présence assez discrète dans les médias et même sur Wikipédia en référence à ses articles et à ses ouvrages dont certains déchaînaient les passions, autour de partisans et de détracteurs. Rien qui ne remettait en question son intégrité et son professionnalisme malgré les critiques.
En dehors de cette vérification, ma priorité number one avait été d’élucider les dates exactes de décès de mes aïeux, à commencer par mon grand-père, Charles. N’ayant rien trouvé à ce sujet dans les carnets maternels, rien de surprenant en vérité, je songeai à interroger la famille. Ma vieille tante Élisabeth, que j’aimais beaucoup, fut la première et l’une des seules – la plupart ayant quitté ce monde – à répondre à mon appel. Bien qu’elle restât agile intellectuellement et plutôt branchée, impossible pour elle de se rappeler des dates précises des décès de son père et encore moins de son grand-père paternel, sauf à me préciser que ce dernier mourut sur le champ d’honneur dans les Balkans ou quelque part par là. Elle se souvenait cependant que son pauvre père, Charles, avait été victime d’un sévère problème de santé l’été précédent sa mort qui avait eu lieu lors de l’hiver 54. En consultant sur le net les archives de l’État civil de Lille, ville où mon grand-père Charles avait vécu avant d’y être enterré, j’eus accès à son acte de décès : 25 novembre 1954. Étant né le 6 juin 1898, il avait vécu 20 625 jours, soit un peu plus de cent jours de bonus par rapport au nombre fatidique de 20 532 jours ; ce mur mortuaire invisible et lugubre sur lequel se fracassèrent mon père et mon oncle. Il avait donc échappé, de peu certes, à la funeste tradition familiale.
C’était une voix mélodieuse qui me sortit de ma perplexité. Elle fut suivie par celle tonitruante de Mariya : « Désolée Fabien, mais cette dame s’est précipitée dans ton bureau sans crier gare… »
La « dame », c’était la journaliste franco-belge. Contre toute attente, elle s’était introduite dans mon bureau profitant de l’entrebâillement de la porte vitrée pour venir se planter devant mon mur à indices où figuraient, entre autres, les états civils de mes aïeux. Le regard étrangement malicieux, elle s’esclaffa en tentant de réprimer sa surprise :
Je me surpris à lui sourire alors que son intrusion couplée à l’indiscrétion de mon éditrice aurait dû me mettre hors de moi. Après la piètre qualité de ma prestation lors de l’interview, j’étais persuadé que notre relation se limiterait à des échanges de SMS, et encore ! En vérité, je devais admettre que j’étais ravi de la revoir. Je l’invitai donc à se débarrasser de son élégant blouson en daim et à prendre place sur un fauteuil design qu’un client m’avait offert, aussi esthétique qu’inconfortable, hélas. Comme pour me faire pardonner, je lui proposai dans la foulée un café accompagné de macarons. Elle, assise, ses jambes fines croisées qui s’échappaient d’une jupe en cuir, moi debout, les bras croisés, un peu benêt, qui voulait revenir sur son allusion :
Pour une seconde rencontre, de surcroît inopinée, elle n’y allait pas par le dos de la cuillère. Réflexion qui me traversa l’esprit le temps de décider si je devais la tacler ou laisser filer puisque cela me semblait plutôt bien observé, n’en déplaise à mon ego.
Elle se pencha pour se saisir d’un macaron au parfum de vanille puis se cala le mieux possible sur le fauteuil qu’on appelait entre nous « le siège du supplicié ».