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Depuis toujours, Darius avance avec une blessure invisible, en quête d’un passé qui lui échappe. À trente ans, son voyage en Égypte et sa rencontre avec Dolorès le confrontent à l’inattendu tout en bouleversant ses certitudes. Elle porte en elle un secret capable de tout lui révéler, tandis qu’il détient une vérité qu’elle redoute d’affronter. Sans le savoir, ils sont l’un pour l’autre à la fois promesse et péril. Mais fouiller les silences du passé, c’est réveiller des ombres. Jusqu’où Dolorès ira-t-elle pour dire l’indicible ? Jusqu’où Darius tiendra-t-il avant de sombrer ? Une flèche a été tirée en l’air… Qui saura la rattraper sans se percer la main ?
À PROPOS DE L'AUTEUR
Orphelin, mais pas des mots, pour Boris Winkler, écrire est un hommage à cette famille dont la mère, tendre et nourricière, est la langue française. Ce roman est son cri d’orphelin contre l’injustice de l’accouchement sous secret. Mais il est aussi un hommage aux femmes victorieuses et à cette communauté de destin qui unit les cœurs humains. Enfin, il est un don, offert en silence, à une personne courageuse et remarquable… qui ne le lira jamais.
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Seitenzahl: 598
Veröffentlichungsjahr: 2025
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Boris Winkler
Le tribunal de tes lèvres
Roman
© Lys Bleu Éditions – Boris Winkler
ISBN : 979-10-422-6677-6
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
À toi qui vas refuser de lire ce livre…
aux enfants du hasard,
à mon petit ange,
à mes séraphins,
à ma mère de cœur,
à mes sœurs de sève,
à mes pétales de prose,
à Papillon,
à Petite Fleur,
à mes maîtres d’esprit,
à la dentellière,
à ma blessure invincible.
C’est l’histoire d’une étoile polaire sur le Nil, c’est l’histoire d’une douleur d’orphelin, c’est l’histoire d’un coup de foudre à l’envers.
Si être un véritable écrivain implique d’avoir un style à nul autre pareil, alors Boris Winkler en est un assurément. Si c’est savoir exprimer une sensibilité exacerbée, il en est un également. Son imagination métaphorique sert un regard qui voit au-delà des apparences. Il y a du Lewis Caroll en lui : comme Alice, il transforme en merveilleux le monde réel et comme Alice il est en quête d’identité.
Mû par le besoin de réparer l’injustice qu’il a lui-même éprouvée et qui concerne les enfants du hasard, victimes d’une loi inique, Boris écrit avec sa peine et avec sa tendresse, avec sa résilience aussi.
Simon, Robert, David, Boris : l’identité de l’auteur navigue, ballottée entre ses noms/prénoms successifs jusqu’au dernier qui est celui de son cœur. Il lui a été transmis par un vieil homme centenaire qu’à son tour il fait revivre à travers l’aventure de Darius et des autres. Cette histoire résulte donc aussi de cet improbable coup de foudre qui débouche sur une filiation choisie.
Ceux qui en connaissent les protagonistes et qui les aiment remercient les deux Boris d’avoir permis la parution de ce livre.
Florence Slitine,
Chevalière des Arts et des Lettres
Puisse ce livre combattre l’ignorance.
Habent sua fata libelli.1
Je dois réparer ce nom.
Toujours aussi fascinant d’observer que deux humains ont la faculté de se blesser avec la seule arme qui n’en est pas une : l’affection.
Elle l’est… et à double tranchant.
Chacune, chacun, avec un soupçon d’honnêteté, se souviendra de l’origine poignante de cette histoire à la destinée désolante.
La fatalité a sa volonté propre. Et ses caprices sont des sables mouvants où les destins naïfs s’étouffent toujours en se débattant.
Parfois, des perles de coïncidences font un collier de signes.
« Et s’ils ne l’avaient pas reçue ? Et si elle s’était perdue ? Mon destin répugnant serait ravi de m’infliger ça après m’avoir poussé en riant dans les escaliers de la maternité ! »
Une voix affectueuse étouffa le souvenir de ce drame qui avait défiguré sa vie.
« Coucou, mon Darius ! Il paraît qu’il y a un dromadaire devant l’hôtel. On va le voir, tu viens ?
Assis face à la piscine, dos au soleil d’Égypte, il épluchait ses messages : toujours rien, si ce n’est cet e-mail à la ponctuation délirante trahissant une tentative d’hameçonnage. Il l’élimina.
« Allez, détends-toi, se dit-il, elle a toujours pris son temps. Sauf que chaque jour qui s’écroule, j’en ai de moins en moins. Il faut impérativement que l’administration me réponde. Sois patient, ils envoient peut-être un courrier. Je vérifierai tout de suite en rentrant. »
Ses yeux fixèrent son fond d’écran : un arbre sous l’orage décapité par un éclair orange.
Le fil de sa pensée s’attarda sur les berges de la piscine : deux minuscules neveux de Juliette croquaient la vie à pleines dents en barbotant dans le petit bassin. Il sourit à la fratrie, avec amertume : « Vous ne connaissez pas votre bonheur, les chouchous. » Puis avec résignation : « Ne pas pouvoir étreindre mon propre sang, sentir sa chaleur, renifler son odeur… non, le goût des autres ne remplace jamais celui des siens. » Cette réflexion sinueuse rampait de plus en plus souvent sur le sol de son existence.
Cette requête auprès des services de l’État, il avait renoncé plusieurs fois à la formuler, convaincu que, trente ans après, cette quête serait sans espoir, sans intérêt désormais. Une nuit amputée de sommeil, il s’était pourtant résolu à la rédiger. Quelques mots courts, pour éviter de trop y penser… écrits à l’encre de la fuite. Enfin, il l’avait admis : cette recherche était inévitable.
Pour Darius, découvrir le secret de ses blessures s’avérera même vital.
En fouillant sur le Web, il avait tenté de mesurer les chances de succès de sa démarche. Faméliques ! Il n’y avait pas d’autres mots. Son taux de réussite était inférieur au hasard. Les rares liens sur lesquels il avait cliqué étaient tout sauf prometteurs. À la vérité, le sujet était loin d’inonder la toile. Une statistique redoutable l’expliquait : ce qu’il avait subi, seul 0,1 pour cent de la population l’avait vécu. Cependant, quelques blogs y étaient consacrés. En particulier un, documenté avec soin : l’autrice maîtrisait le sujet avec une solide argumentation éthique et juridique. Elle maniait aussi avec beaucoup de précautions certains mots fragiles afin de ne pas heurter certaines sensibilités aux trajectoires tragiques. Son empathie était profonde et sincère. Probablement appartenait-elle au même groupe de fatalité statistique dont Darius était issu.
Le bruit spongieux d’un pied sur une dalle déclencha son envie de baignade. Il renonça en interrogeant sa montre : 9 h 30. À peine le temps de se changer pour respecter l’heure de départ du bus.
« Encore au soleil ? Tu trouves pas que t’es assez bronzé de nature, Darius ?
— Joris, laisse-le tranquille. Et je te signale que toi, tu en aurais bien besoin ! »
Marlène jaillit telle une ogive de son pas de tir, toujours prompte à éteindre les départs de feux acides provoqués mutuellement par Joris, l’homme de sa vie et Darius, son meilleur ami.
Leur amitié complice relevait d’une aberration chromatique : d’un côté, une crinière châtain clair sur une peau laiteuse ; de l’autre, une coupe tibétaine abritant un crâne sombre… Cendrillon sautillant dans un tableau de Soulages.
« Bon, allez, on se dépêche, j’dois retrouver ma casquette avant la visite. À tout de suite, Darius. »
Il acquiesça, agitant son bras couleur terre battue et les écouta partir : les tongs pistache de Joris raclaient le sol de façon odieuse ; les ballerines de Marlène, elles, patinaient sur les dalles. Il secoua la tête.
Deux heures plus tard, le minibus bariolé délivra les touristes impatients. Des « Oooh ! Incroyable ! » gonflaient les voiles de leur enthousiasme. Dressé sur la rive orientale du Nil, le complexe religieux couvrait l’étendue de plusieurs stades de foot. En moins bruyant. De loin, le temple de Louqsor ne livrait aucun secret. L’architecture était certes monumentale, mais seul un œil affûté savait décrypter la disposition et la fonction précise des lieux. Ils s’approchèrent avec ce sentiment pointu qui nous transperce lorsque nos yeux s’approprient un joyau historique pour la première fois. Certains avaient visité Angkor ou Machu Picchu, mais aucun n’avait été lesté par un tel poids de l’Histoire sur ses épaules. Leur progression lente vers le monument s’étirait telle une procession. Main dans la main, Juliette et Léo pénétrèrent les premiers. Marlène et Joris les suivaient. Derrière, muets, Darius puis David fermaient cette marche qui soulevait des poussières de sable. Au centre d’une cour majestueuse, le groupe de trentenaires attendit le guide qui soumettait une autorisation d’accès à l’un des gardiens. Apparemment, la formalité prenait plus de temps que prévu : un troisième Égyptien les rejoignit avec autorité.
« Tu crois qu’il en a pour longtemps ?
Juliette leva les yeux au ciel.
L’accompagnateur revint enfin. Les touristes se rapprochèrent, Juliette la première.
— Alors, tout est OK ? »
MoSalah acquiesça et les invita à former un cercle autour de lui.
Il avait le timbre rauque et caverneux. Ses mots s’échappèrent de sa bouche tels des mantras d’une grotte mystérieuse ; il fixait Darius.
« Parfois, un doigt nous guide ; le pénitent doit alors écouter la voix céleste de son destin ! Et jamais se détourner de sa quête ! Cet édifice de pierres devant nous est le fruit d’une simple vision : Aménophis III a construit ce temple pour sa rencontre avec le dieu Amon, afin qu’il renaisse en lui en ce lieu sacré… » Happé par sa curiosité, Darius s’écarta un instant du groupe pour admirer une sculpture en diorite arborant un sceptre : aspergé par la lumière, le visage de ce pharaon l’hypnotisait. L’ombre de la statue chatouilla ses pieds : il recula d’un pas. Confortablement immobile, sa silhouette trônait au milieu de l’Allée royale pendant que son regard s’enroulait telle une langue entre les colonnes de grès en enfilade. Plus loin dans la cour, ses yeux s’agenouillèrent face à une posture intimidante du puissant Ramsès II. Tout son être était avalé par la piété et la solennité de l’endroit. Puis, Darius s’engouffra avec les autres dans une sorte de vestibule, la Chambre d’offrande. La voix du guide résonna d’un écho concave heurtant le plafond minéral.
« Ces murs tapissés jadis d’électrum et de hiéroglyphes remontent à plus de trois mille ans.
Une voix s’infiltra derrière l’oreille de Darius pendant que le guide se dirigeait vers la salle suivante.
Juju ouvrit grand les yeux, Marlène ferma grand les siens.
Ils s’infiltrèrent ensuite dans l’étincelante chapelle de la Barque sacrée.
« Je m’arrête un instant pour un petit repère historique. Vous savez tous qu’Alexandre conquit l’Égypte. Ce fut peu après sa victoire éclatante sur le roi de Perse : Darius ! Alexandre le Grand fut adoubé dès son arrivée par le clergé égyptien et reconnu comme fils du dieu Amon par les prêtres. C’est ce que vous voyez, ici à gauche, sur ce bas-relief : il est en train de faire une offrande au dieu. »
« Ben alors, mon p’tit Darius, on s’est fait battre à plate couture par Alexandre, le taquina Marlène.
« Bien, puisque nous parlions de l’Obélisque en France, je vous propose de découvrir son jumeau, là-bas. Je vous y rejoins dans cinq minutes. » Il repartit en direction du gardien du temple.
« Arrête avec ton portable, ma Juju, profite.
Désormais en direction de l’entrée du site, le groupe empruntait respectueusement les dalles pavant la cour d’honneur du puissant Ramsès.
« Et elle fait quoi au tribunal, Dolor… Dolorès ?
Darius s’arrêta net. Son visage foudroyé émut Juju qui l’embrassa sur la tempe pour le réconforter.
Bon, laisse-moi lui en parler avant. Pour l’instant, elle est dans l’avion. Allez viens, le guide nous attend et les pharaons aussi. »
« Abadie, Noémie ? Présente ! Abélard, Thomas ? Présent !
Alcide… non, pardon… Aloide, Dolorès ?
En entendant la voix de Kevin, Dolorès se réveilla en sursaut sur son siège, côté hublot : « Pfff, encore ce cauchemar horrible ! »
Elle était en sixième… son premier cours de grec.
Cette moquerie avait heurté la gamine. Une fois encore ! Comme la semaine précédente : même erreur, même réaction, même douleur. Autant que son nom, son camarade de classe moquait son caractère âcre qui s’associait avec justesse à cet adjectif : acide. Mais le petit Kevin l’ignorait : il n’écorchait pas seulement sa susceptibilité, il creusait à coups de pioche le caveau d’une blessure beaucoup plus profonde.
De retour de l’école, son front contre une fenêtre qui buvait la pluie, la petite avait répandu son désarroi en pleurant : « Maman et Papa, y me voulaient vraiment ? Pourquoi y m’ont donné ce prénom de douleur, alors ? Pourquoi j’ai les yeux vairons et ma sœur, marron ? Et d’abord ce nom, Aloide, c’est vraiment le mien ? D’où ça vient ? On dirait un secret entre vous ! Et pourquoi t’as été si méchante cette nuit-là, Maman ? » La gamine s’enferma dans sa chambre avec ses questions cruelles, trop timide pour oser les poser. Ce détroit d’incertitudes étranglait tous les jours le cou de son enfance.
Dolorès Aloide frotta sa nuque pour la défroisser et inclina son épaule vers le hublot. « Toujours la Méditerranée ! 10 h 12, atterrissage dans trente-huit minutes. Tant mieux, j’en peux plus de ne pas étendre mes jambes. Au fait, où est passée Alice ? Je ne vois que son pull jaune sur le siège. » Elle posa son livre sur la tablette puis retira de son sac un carnet et un papier dissimulés entre son porte-monnaie et son miroir de poche. Une main saisit la feuille, l’autre remit avec précaution le calepin à sa place. La magistrate vérifia autour d’elle que sa lecture resterait discrète. Le feuillet blanchâtre était écorné, ce qui la contraria : tout ce qui n’était pas lisse endommageait son humeur. A fortiori, à cet instant précis. Elle tenait entre ses mains austères un test ADN. Devant ce bilan génétique envahi de colonnes et de chiffres, la fréquence de son clignement d’yeux transpirait de culpabilité. Pourquoi imprimer ces résultats alors qu’il eut été aussi simple de les lire à l’écran ? Elle-même ne savait plus très bien : elle avait détruit le mail contenant le test. Aucune trace, sauf ce papier… probablement pour mieux échapper à sa honte. Sa recherche n’était-elle pas synonyme de trahison à l’égard de ses parents, de sa sœur ? En faisait-elle trop pour allonger son passé sur des lauriers de certitudes ? Elle n’eut pas le loisir de se plonger dans sa lecture. Alice revint par la travée dans sa direction. D’un geste leste, elle déposa son livre par-dessus la feuille.
« T’as fini ton bouquin ?
Dolorès détourna brutalement la tête et la conversation :
Une rafale de sable ! Elle s’échappa de l’allée centrale, pliant en deux le plan pourtant fermement tenu par la main du guide. Il tourna la tête un instant, patienta une poignée de secondes et rouvrit les yeux. Devant lui, une forêt de regards dévisageait cette enceinte colossale. À gauche de l’édifice, posé en majesté comme un phare… un pylône orphelin. Darius le salua presque avec familiarité.
« Ce sont bien deux, et non un obélisque, qui furent offerts par le sultan d’Égypte au roi français. Mais un seul fut transporté en France, après deux ans d’un voyage rocambolesque à bord d’un navire, le Louxor, conçu spécialement à cet effet. Lors de son inauguration sur la place de la Concorde, 200 000 curieux vinrent assister à l’élévation périlleuse du joyau égyptien. Maintenant, une devinette : connaissez-vous le nom amusant du sultan de l’époque ?
Il s’adressa à une famille venue de Belgique :
— Toi, mon garçon, tu as une idée ?
Le petit blondinet balaya la surface d’une pierre avec sa Birkenstock jaune.
Allez, un indice : il porte le même nom que le plus grand boxeur de tous les temps.
Il s’adressa au copain de Marlène :
— Monsieur, vous qui avez l’air sportif, le plus grand boxeur, c’est qui ?
— Mohammed Ali… ânonna, Joris.
— Exact ! Muhammad Ali, c’était son nom ! Et pour la petite anecdote, c’est Champollion lui-même qui choisit entre les deux obélisques. » Un ébahissement périscolaire ponctua les révélations du guide. La visite achevée, Juliette se précipita sur le conteur du Nil pour solliciter sa présence au temple de Karnak le surlendemain. Sa spontanéité déroutante et son art de la négociation désarçonnèrent le ménestrel égyptien. Pendant ce temps, Marlène, tout heureuse d’avoir retenu le nom du sultan, offrit une tournée générale. Une table pliante orange à l’assise incertaine ainsi que deux tabourets friables faisaient office de café éphémère. La commande fut rapide. De petits verres remplis d’un thé sévèrement infusé trinquèrent avec des tasses noires dégageant une féroce odeur de cardamome. Choukran ! dit Marlène, remerciant, la main en l’air, l’autrice de son délicieux aoua.
« Alors, ma Juju, il a accepté pour Karnak ?
L’expression complice de Juju ramena Marlène sept ans plus tôt. À une semaine de l’ouverture de sa galerie photo dans le Marais à Paris, elle avait omis de cocher la case « assurance ». Audacieuse, offensive, elle n’était pas toujours vigilante : Juliette l’avait été pour deux. En ce mois de juillet torride, elle repéra ce nouveau commerce dans sa zone de prospection et contacta la galeriste. L’accueil de Marlène fut glacial, presque hautain. Mais elle ignorait un détail : Juliette avait assez d’assurance pour pouvoir en vendre.
Armé de son tarif promotionnel et de son argument balistique – la peur de perdre – qui est l’ADN de tout assureur, l’agent général Juju fit un trou béant dans le mur de briques d’arrogance de Marlène. De barèmes en alinéa, de nota bene en avenant, la relation sulfureuse s’était policée jusque dans l’arrière-salle feutrée d’une célèbre brasserie parisienne. Marlène avait tenu à inviter Juju pour signer son contrat et parapher celui de leur amitié. Trois semaines plus tard, lors d’une soirée alcooliquement indécente, Marlène rencontra Darius, ami de Juliette : leur nuit étrange végétalisa leur affection pour toujours.
Sur le chemin du retour, la poche de Juliette vibra : « Je suis dans le bus. J’arrive à 14 h. Dol. » Un second message suivi :
« Trop contente de te voir, ma Juju, on est là tous les trois vers 14 h. Bisouuus ! Alice Délice »
« Elles sont en route. On sera rentrés avant, dit-elle, étirant son sourire magenta sur l’épaule de son Léo.
L’hôtel était en pleine convulsion. L’atterrissage à 11 h de deux moyen-courriers sur le tarmac de Louqsor générait des vibrations jusque dans les étages du Kheops Key Resort. La chambre 9 n’était toujours pas prête : libérée trop tard ! Idem pour la 23 : l’électricien, affairé dans la 17, ignorait depuis plus d’une heure les rafales d’appels de la responsable Maintenance concernant « cette satanée clim de la 23 qu’il avait fait semblant de réparer ». De son côté, le chef jardinier maudissait cette nouvelle essence d’arbres imposée par le directeur dont les feuilles poursuivaient leur croissance dans la piscine. Dieu merci, l’établissement disposait d’un corps d’élite : le service accueil ! Deux jeunes redoutables diplômées y veillaient de près. Amabilité, café, cornes de gazelle, compliments parfois outranciers étaient les munitions qu’elles glissaient dans le barillet de leur talent pour chasser l’impatience des clients les plus revêches. En particulier, certains vacanciers occidentaux, peu familiers avec l’art oriental de négocier avec une horloge. Pourtant, comme le disait leur chef : « La patience est la clé de la joie. »
En revenant du temple, la petite troupe se dispersa. Les hélices des projets matinaux ventilèrent les envies et les obligations. Léo rejoignit ses parents pour les préparatifs de la cérémonie ; Marlène et Joris regagnèrent leur chambre pour prendre une douche. David et Darius, qualifiés en double pour le deuxième tour du tournoi de l’hôtel, affûtaient leur coup droit sur la table de ping-pong. Juliette, elle, faisait le guet sur le perron. L’attente fut courte, les embrassades plus longues, même si une certaine retenue s’imposait toujours lors d’une accolade avec son amie d’enfance, adepte de la sobriété sociale. Elle se rattrapa sur Alice, liquéfiée de bonheur d’assister aux agapes dans ce pays inconnu.
« Venez, venez, on va récupérer vos chambres. Et toi le beau gosse, prends leurs valises.
La fortune sourit au jeune couple. Surclassés, Alice et Tom logeraient dans la « 13 », celle avec vue imprenable sur l’oliveraie.
« Bonjour Madame, soyez la bienvenue… madame Alcide, c’est bien ça ?
Une baie vitrée s’ouvrit au même instant derrière la file d’attente de l’accueil. Deux pongistes surgirent vigoureusement.
Pour être clairement comprise, Rania éleva la voix : c’est Aloide, pas Alcide ! C’est un “o”, pas un “c” ! Darius ralentit subitement son allure. Sa balle de ping-pong lui échappa des mains. »
… Aloide !
Ce nom, jamais sa mémoire n’aurait pu s’en souvenir. Pourtant, dissimulé sous un fagot de craintes, « Aloide » résonnait bien quelque part dans son cerveau. Inquiet, il vérifia autour de lui. Personne. Mais, en silence, un malaise commença à ronger l’os de son angoisse.
Dolorès entendit rouler la balle derrière elle et se retourna. Darius la ramassa et l’aperçut. Un choc ! Leurs regards se froissèrent comme de la tôle.
Juliette vit leurs expressions médusées ; elle renonça à les présenter dans l’immédiat :
« Viens par-là, ma chérie. La demoiselle de l’hôtel te parle.
Le check-in terminé, Juju prit la valise de son amie. Dolorès s’éloigna du desk et lutta pour ne pas se retourner une seconde fois.
Dolorès Aloide ne faisait jamais d’humour, mais Juju, découvrant son amie radicalement ébranlée, fut clémente avec sa tentative. Elles avancèrent dans le hall. Les yeux de Dolorès rebondissaient partout, cherchant le ramasseur de balles.
À la seconde où il était apparu, elle avait ressenti un coup de foudre… mais à l’envers.
Le lendemain matin…
Un large tissu argenté d’étoiles écarlates servait de sentinelle pendante à cette échoppe. Dissimulée dans un angle, sa présence semblait s’excuser dans cette rue orpheline de passants. Le propriétaire ne devait sa recette quotidienne qu’à une idée de génie : une armée bruyante, juvénile et agile détournait le flux des badauds d’une artère adjacente. Le jaune sale et délavé des murs émiettés n’invitait pas forcément à franchir le pas. Mais la chaleur suffocante, si ! Ne serait-ce qu’un instant…
À l’intérieur, des farandoles de couleurs jaillissaient de jarres débordant de voiles souples. Posées sur des tables de nuit ajourées, de minuscules têtes de bois au visage expressif : leurs têtes serties de pierres au reflet lapis-lazuli paraissaient les animer. De sa paume de main claire, Dolorès caressa la surface arrondie d’une petite figurine en acacia. Rougeâtre et striée de blanc.
« Bon choix, M’dame ! Belles, faciles à transporter. Ces statuettes, Cléopâtre les plongeait dans son bain de lait d’ânesse pour lui porter bonheur. Là, regarde celle-là, y en a même une qui a la couleur de tes yeux ! »
Le commerçant appliquait sa tactique séculaire. Observer d’abord. Sans inonder de mots les oreilles de sa naufragée, pour ainsi mieux la faire chavirer. Mais à la première posture immobile de sa cible, sa silhouette de squale fondait sur elle telle une vague. Il n’avait pas la carrure d’un sauveteur de Malibu, mais la malice d’un vendeur de Louqsor. Et dans ce bazar oriental, il valait mieux avoir le pied malin que marin. Planté devant elle, il attendait sa réponse. Elle restait mutique. Sa cicatrice étira le coin de son œil : un rictus familier chaque fois qu’une gêne poinçonnait sa zone de confort. D’un regard circulaire, elle tenta de localiser sa partenaire de soldes. Lui comprit qu’il devait faire de cette amie son alliée.
Tu devrais conseiller ta sœur, elle sait plus quoi choisir !
Alice pouffa à l’évocation de ce lien de sang. Elle rectifia :
« Non, non, nous ne sommes pas sœurs !
Le vendeur venait de glisser un double sourire dans sa musette. Restait à le faire fructifier.
Soudain, les deux butineuses investirent une autre alvéole tentatrice. Son bagou en bandoulière, il prit par la main leur curiosité et dévoila une caverne de trésors étalés en bouquets sur de larges plateaux d’étain. Les tables rutilantes de bijoux et de verreries semblaient un festin dressé pour des noces d’or. Placés en éventail, de longs tissus soyeux et nacrés rivalisaient d’élégances suaves et orientales.
« Vas-y, essaie la grande verte, là ; oui, celle-là, ça se porte comme ça, regarde, c’est ça… aide ton amie.” Dans un petit coin mal éclairé, à gauche, les fermoirs argentés, échoués sur ce voile pourpre, paraissaient des coquillages sages attendant une main facétieuse et insoumise. Conquises, elles avançaient pas à pas, sentant glisser sur elles un parfum de menthe fraîche qui s’évanouissait dans cette alcôve envoûtante.
Elles partageaient « leur » Juliette sans pour autant être proches amies. Dolorès en avait peu. Mais la ravissante fraîcheur de cet instant créa un début de collusion qui allait modifier leur relation avec leur amie commune.
Un soudain coup de vent s’engouffra avec vigueur dans l’échoppe, décrochant un voile rouge suspendu en corolle au plafond. Il s’affaissa avec majesté sur le sol. Elles prirent la chute de ce foulard comme un top départ providentiel et, happées par une complicité inconcevable pour Dolorès, elles jetèrent leur dévolu sur les objets de leur convoitise.
« T’es sûre ? questionna Dolorès.
L’Envie faisait la courte échelle au Désir. La Séduction, la main sur une étoffe, s’agrippait à un escabeau secoué par les deux bras de l’Excitation. Deux boucles d’oreille terrifiées faisaient l’objet d’une lutte féroce entre la Sobriété et l’Ivresse. La Frénésie, elle, venait de pincer la cuisse de la Patience devant un irrésistible sac en bandoulière safran. L’Euphorie jubilait. L’Indécision se rongeait les ongles.
Finalement, la main de Dolorès se posa avec plénitude sur ce sémillant sac aux pigments jaunes. Le cou d’Alice s’orna, lui, d’un foulard orange, léger telle une caresse. Une heure plus tard, il les raccompagna jusqu’à la porte, les bras encombrés de trois sacs débordant de leur pêche miraculeuse. Il fit un signe à son cousin taxi, convoqué à point nommé quelques minutes plus tôt.
Les deux complices venaient de dévaliser la diligence de leurs envies. Moment inédit pour la magistrate. Après tout, les deux trentenaires parisiennes étaient là pour partager un événement jovial dans la vie de Juliette. Hier encore, elles étaient séquestrées dans la Ville Lumière qui n’en avait plus vu depuis longtemps : le ciel de mai était triste et sombre ; ici, il hurlait de lueurs.
Encombrées par leurs affaires, elles repassèrent en coup de vent déposer leur butin au desk de l’hôtel. Elles croisèrent dans le hall l’énergique sœur de Juliette, Sophie. Elle discutait avec Cécile, sa cousine. Après un salut amical, elles s’engouffrèrent dans un taxi qui les ramena au cœur de la cité égyptienne.
« Coucou Louqsor, nous revoilou ! Dis-moi, pour quelle heure doit-on revenir à l’hôtel ?
Cette matinée leur offrait encore deux heures d’un parcours ébouriffant dans la jungle du marché aux couleurs de la Sharia El-Souk. Abrité du soleil, il était le temple où s’empilaient les touristes déposés par les ferries fendant le fleuve.
Les habitants de cette ruche gourmande orientale galopaient dans tous les sens telles des cornes de gazelle. Chaque ruelle bourdonnait d’un ballet plaisant et saisissant. Un vendeur debout, le visage semellé au cuir de Cordoue, plaçait dans une paume de main italienne une perle cylindrique turquoise. La négociation s’éternisa quelques secondes. À droite, sous ce haut vent jaune anis, les nappes d’une chicha flottaient en arabesque au-dessus d’une transaction interminable. L’objet : deux boucles d’oreille figurant des serpents en argent. La conversation s’envenimait. Sans crier gare en dévalant l’allée, une mobylette pétaradante sectionna la discussion. Une odeur d’essence immola la ruelle. Asphyxié, le bon sens reprit ses esprits et deux sourires de continents éloignés se rapprochèrent d’un accord équitable. Elles avançaient d’un pas distrait. Soudain, un nuage d’enfants déboulant tels des crickets leur coupa exprès la route. Ils jaillissaient d’une école toute proche. Dolorès se sentit d’un coup oppressée, assaillie par cette nuée grouillante et vociférante. D’un geste épidermique, elle se gratta avec frénésie l’avant-bras droit pour soulager une morsure imaginaire.
« C’est pas trop ton truc les gosses, non ?
Sa bouche se sutura. Son pied s’écrasa sèchement sur le sol. Alice s’en aperçut et gomma sa maladresse : je ne te l’ai jamais dit… quand j’étais petite, je voulais être magistrate, comme toi.
Le visage de Dolorès se déverrouilla.
Juju m’a raconté quand elle te faisait réviser … toutes ces heures, y compris la nuit où tu as bossé de folie, franchement : respect. Tu m’impressionnes beaucoup. Je suis limite jalouse, tu sais ! »
Sa sincérité toucha Dolorès. Son « c’est gentil » ne parvint pas à franchir ses lèvres, cependant une reconnaissance émue assouplit ses traits. Elles continuèrent de longues secondes sans prononcer un mot. L’une soulagée. L’autre pensive.
La vie de Dolorès Aloide ressemblait au bureau d’une petite écolière d’antan. Des principes alignés telle une petite règle en fer plaquée au bord de la table. Une probité impeccablement taillée comme un crayon à mine et un regard de feuille à carreaux, résolument dirigé vers le tableau… avec toujours un buvard à proximité, pour ne jamais faire déborder l’encre de ses émotions. En primaire, tous les élèves craignaient avec fébrilité son passage sur l’estrade. Certes, son écriture à bâtons était visible du fond de la classe, mais elle s’accompagnait d’un crissement strident de craie qui éraillait l’émail des dents. Sa charge d’élève modèle rétrécissait son champ social. Elle avait aussi cette habitude coupable de solliciter la maîtresse lors des querelles avec ses voisines : un goût déjà prononcé pour les falaises de la hiérarchie. Mais moins prometteur pour la prairie de ses relations sociales.
Petite, elle aimait moins les rapports humains que les rapports de domination. Au final, tout se trouvait à sa place. Sauf elle peut-être.
Sa longue silhouette isolée dans la cour de récréation était orpheline de ces gestes complices qui font le lit de la camaraderie entre enfants. La cloche sonnait pour elle comme une libération. Dolorès préférait se réfugier dans sa zone de confort : le premier rang. Elle était scolaire.
Elles se dégagèrent de cette farandole d’écoliers et se diluèrent dans une foule répandue sur une large place ensoleillée. Leurs silhouettes s’enfoncèrent dans une allée au hasard. Ou plutôt étaient-elles guidées par les parfums subtils caressant leurs narines : cumin, coriandre infiltraient leur odorat avec une obstination anisée. En tournant à gauche, après cet énorme panier en osier servant de poste-frontière, elles furent projetées dans un bazar couvert où les voix des commerçants s’enchevêtraient.
« Hello ! Hola ! Gooden tag ! Welcome, bonjour… Oui c’est ça, Françaises ! Bonjour ! Viens voir, j’ai quelque chose pour toi, tu vas adorer. » Alice céda à l’appel de la curiosité et aux yeux insolemment verts du vendeur. Méfiante, Dolorès restait en retrait… toujours en vigilance orange.
La marée des envies fit monter Alice à l’étage, mais la cohue indescriptible la fit renoncer sur-le-champ. Le dos contre un mur blanc crépi par le soleil, Dolorès consultait ses notifications Twitter : la prise de Palmyre par Daech surpassait les autres drames. Alice revenue, elles se réfugièrent un instant dans une étroite ruelle à l’abri des punitions solaires.
Akil dissimulait sa basse condition dans des yeux larges comme la baie des Anges. Un ange déchu.
Son estomac criait ; ses mains triaient. De cette décharge à l’odeur infernale, au nord de la ville, il retirait parfois un bout de paradis négocié âprement avec les acheteurs de matières premières de ce marché financé par la misère. Son cerveau vif était le meilleur allié de son ventre. Avec son pic à glace, il recherchait aussi d’anciens journaux : pour lui. Souvent, il se battait pour les sauver du feu, car, ici, seuls le plastique et le métal avaient de la valeur. Cette colline d’ordures analphabètes était sa bibliothèque à ciel ouvert ; le trottoir, son boudoir. Il lisait quelques pages, puis les confier à ses frère et sœur qui feuilletaient les images.
Orphelin, Akil était le pilier de cette famille. À onze ans, c’était de loin le plus agile pour soutirer des piastres, des livres ou des dollars. Il n’avait jamais eu la chance de prononcer le mot « maman ». Une lésion pulmonaire l’avait foudroyée depuis longtemps… probablement due aux émanations toxiques de la décharge. C’est une tante qui recueillit la fratrie. Cette famille recomposée, hébergée dans un abri d’infortune, tentait d’échapper chaque jour aux morsures du destin. À l’heure où les tartines dégoulinantes s’empilaient sur le pont des salles à manger des ferries, Akil et Ayman, son petit frère, longeaient le Nil depuis l’aube, tirant leur carriole de vieux tissus usagés. Akil aimait par-dessus tout le son de ces sirènes qui glissait dans le vent. Il prétendait que les bateaux lui parlaient.
L’appel du large, même sur un fleuve, n’est pas un mirage. C’est un bout d’horizon qui ne s’obstrue jamais. Un croissant d’espoir dans un ciel sans étoiles.
Dolorès et Alice slalomaient maintenant entre les charrettes couleur sable et les pyramides de touristes, vérifiant leur montre de temps en temps. Il devait être midi. Le poids de la forge solaire écrasait les épaules de l’enfant. Mais pas sa fureur de vivre. Accroupi dans une ruelle maigre, il avait étalé son butin matinal : une poignée de piastres orphelines qui tenaient aisément dans sa poche. Il fallait leur trouver une famille plus nombreuse. À l’instant où Akil releva le front, il identifia de loin, deux paires de Nike flambant neuves. Décidément, ces touristes étaient insouciants jusqu’au bout des pieds. La poussière, le sable, les ânes auraient tôt fait de maculer ces chaussures. Au vu de leurs couleurs encore virginales, Akil, qui s’était rapproché, estimait leur présence dans le marché à moins d’une heure. Le ventre vide, le fin limier se mit en chasse.
Posté derrière ses cibles, il jaugea les deux touristes : « Pas de lunettes Dolce & Gabbana, des épaules trop frêles, et celle de gauche-là, elle est trop courte. » Il élimina l’une après l’autre les hypothèses italienne, hollandaise et scandinave. « Et la grande alors ? Allemande peut-être… pas si sûr ! » Suspendant son tour d’Europe, il décida qu’elles seraient françaises. Par intuition. Et aussi parce que ça lui faisait plaisir. Puis, il remarqua ce foulard presque détaché autour d’une de leur taille : Hermès ! Un air vainqueur tatoua son visage. Il avança sa main droite quand, soudain, il vit fondre sur elles une torpille. Sorti de nulle part, ce missile avec deux bras tira sur le foulard, fit tourner Dolorès comme une toupie et disparut dans un nuage de sable. Alice cria ; les vendeurs avec elle. Dolorès poursuivit le spectre fugitif, mais sa jambe droite heurta le pied d’un étalage de melons. En s’affalant, elle percuta une pile de cagettes. Deux vendeurs coururent après la chimère. Sans succès.
« C’est pas vrai ! s’exclama Dolorès. Elle fulminait.
— C’est rien !
Malgré son prénom, elle était dure au mal. Un halo de touristes compatissants les entoura. Les vendeurs s’emportaient, s’excusant de cet incident rarissime. Deux d’entre eux partirent chercher la police.
Le seul cadeau de ma sœur, mince ! Allez, viens, on s’en va !
Alice resta interdite devant la maîtrise de la magistrate : une minute après le drame, le visage de Dolorès n’exprimait aucun sentiment.
Dolorès sortit un mouchoir en papier et s’essuya lentement la bouche. Il avait la couleur du buvard d’une écolière d’antan.
Témoin immobile de la scène, Akil fut assailli par un doute… léger. Et pas longtemps. L’avion furtif qui avait volé en rase-mottes lui rappelait une taille familière, qu’il connaissait bien. De même que son poids approximatif. Il savait en outre comment ce petit bolide était habillé ce matin. Très vite, il réfléchit. Une idée germa, la stratégie suivit. Cependant, l’urgence commanda un repli tactique immédiat : deux policiers accouraient sur les lieux. Un des marchands désigna du bras les deux Françaises, mais elles avaient déjà disparu. Les agents s’enfoncèrent avec précipitation dans le marché à leur recherche, bousculant un chien errant qui souleva la poussière en jappant.
Les deux amies abandonnèrent en silence l’épisode derrière elles. À l’aller, la vigilance de Dolorès avait repéré une concentration de taxis devant un voyagiste, tout à côté. Elles y arrivaient. Au moment de traverser la rue, une petite main agrippa le sarouel d’Alice : sa chevelure rousse sursauta. La modeste silhouette se recula d’un pas. Elles se retournèrent vers l’enfant.
« Miss, moi Akil. I saw, je sais, s’adressa le gosse à Dolorès.
Sans un mot, elle étendit son bras devant Alice pour l’empêcher de parler. La magistrate évalua la gestuelle du gamin. Les bras bien rangés le long du corps, ses yeux plantés dans les siens, Akil attendait.
Peu impressionné, il identifia le doute de son interlocutrice. Dépassant la barrière de la langue, il se lança alors dans une série de gestes : se désignant de l’index, qu’il le pointa ensuite vers le foulard d’Alice pour le ramener vers Dolorès. Il recommença de façon plus ample, hochant la tête à plusieurs reprises. Il affichait aussi un petit sourire niais abondamment répété.
Elles comprirent la démonstration, mais restaient incrédules.
Empathique, Alice tenta de dessiner dans l’air un point d’interrogation. Akil n’y prêta pas attention et ne se laissa pas distraire. Un double hochement de tête et un pouce pointé vers son torse répondirent à la gesticulation d’Alice.
Soudain, la menace pointa : Akil aperçut les deux policiers progressant sur le trottoir opposé. Avec son autre pouce, il se désigna à nouveau puis, d’un geste souple, il se retourna et s’évanouit dans une venelle fugitive.
— Hé ! Hé ! reviens ! hurla Alice en agitant la main. Il était déjà loin.
T’as compris la même chose ? Il connaît celui qui t’a tiré ton Hermès et il veut te le ramener ?
Dolorès pouvait être tranchante comme un sabre japonais, décapitant obliquement les demandes ou réflexions trop réitérées. Alice le savait et elle n’aimait pas ça. Ce trait de caractère avait d’ailleurs ralenti la progression de leur amitié lors de soirées fille avec Juliette. Mais après tout, ce n’était pas son foulard. Et Dolorès absorbait tellement ces émotions avec la distance d’un maître d’armes. Ce côté Kill Bill intriguait parfois Alice ; ou mieux encore, ce côté Léon, en mode badass. D’évidence, sa copine avait du chien et elle la respectait pour cela. Avant de traverser, elle prit son amie par le bras. Dolorès sourit, évitant une effusion trop longue, mais elle sourit un peu quand même.
Elles s’assirent dans un taxi couleur abeille pour retourner à l’hôtel. Elles ne virent pas la scène sur le trottoir d’en face. Remontant en sens inverse, sous un soleil de plomb, deux policiers armés encadraient sévèrement un gamin au visage apeuré…
L’arbre se plaint de douleurs à la hache, laquelle lui répond que le manche vient de lui.
Proverbe berbère
Ses yeux étaient rivés sur @flamme_de_lettres, son compte Insta, servant d’asile poétique à ses pensées errantes :
« Il y a des cœurs qu’on entend battre plus fort que d’autres. Ça n’a pas forcément de sens au début. Mais au fond de soi, une émotion s’infiltre, un doigt nous guide, une oreille se tend vers ce battement. Puis un lien se crée, un pas s’avance. En empruntant ce sentier d’une humeur buissonnière, notre cœur perçoit à l’horizon un jet de lumière. Parfois, elle n’existe pas. Et le chemin de retour est un chemin de croix… » Son téléphone retentit.
« Alors, ce mail, tu l’as reçu ?
Arrivées à l’hôtel, les deux Françaises se donnèrent rendez-vous au Jacuzzi. Alice avait reçu un WhatsApp de Tom ; il l’attendait là-bas. Dolorès lui rappela que le butin de leur razzia matinale était toujours au desk. Elle prit ses sacs et raccourcit son trajet via un petit chemin ; Alice, elle, emprunta celui de la félicité.
« Viens faire honneur à ton pharaon, ma reine ! J’ai laminé David au tennis. Il est parti construire ma statue dans la Vallée des Rois. Il revient demain, triompha Tom.
— Voilà ce que c’est de sortir sans garde du corps. Bon, c’est 14 h ou 15 h le pot sur la terrasse ? Et Léo et Juliette, ils sont déjà arrivés, tu crois ?
Menton haut, jambes souples amputées de volupté, pupille métallique, Dolorès avançait telle une orange mécanique. Elle bondit avec méthode dans le Jacuzzi. Installée, elle laissa une distance de sécurité respectant l’intimité des deux tourtereaux… et la sienne. Elle ferma ses yeux comme on claque des volets. Les chuchotements complices du couple passaient par-dessus le gloussement du bassin. Alice dévisageait son bonheur en regardant Tom. Leur idylle irradiait de perfection : elle aurait pu servir de torche un soir sans étoiles ou de modèle.
Dolorès, elle, ne cherchait pas la perfection, mais des fondations : celles de sa légitimité, pour enfin s’asseoir à sa place dans cette salle qu’était l’univers social et où aucune chaise ne lui correspondait. Son mur de certitudes s’était écroulé un soir de décembre, alors qu’elle n’était qu’une enfant. Depuis, elle avait construit son propre système de défense. Maladroitement. Des murailles hautes protégeaient son univers professionnel. Pour le reste, elle n’avait jamais trouvé de briques adéquates. Les deux ans de sa précédente relation, empalée sur une séparation douloureuse, en témoignaient.
Pourtant, ils n’avaient pas élimé son visage auguste.
Elle était dure, aussi dure que le glaive de Justice qu’elle servait. Néanmoins, derrière son regard acide se cachait autre chose.
Souvent, une lame d’acier résiste de façon herculéenne au feu nourri de l’adversité. Et puis un jour, sans raison, elle fond, à la simple proximité d’une flamme qu’elle n’a jamais rencontrée. Elle l’ignorait encore : ce voyage serait à l’origine d’un brasier hors de contrôle.
Le soleil rasait de près. La piscine était en éruption : des geysers d’enfants incandescents pullulaient partout. Les dalles brûlaient telle de la lave, rafraîchies de temps à autre par des nappes d’eau expulsées du bassin par les sauts d’ange de petits garnements.
Debout au bord de cette piscine à débordement, un immense Suédois hirsute dévorait ce spectacle à coups de Highway to Hell percutant ses oreilles. Horst, son petit Viking trapu, défenestrait sans discernement les enfants trop chétifs sur son passage. Le père du minuscule Enzo attendait la fin du morceau d’AC/DC pour déposer sa plainte… ou pas.
Darius et Marlène se croisèrent au desk, en direction du cortège amical initié par Juju et, Léo, son mari.
« T’es seule ? T’as réussi à noyer ton boulet de Joris dans le Jacuzzi ?
Le hall bruissait déjà de l’excitation des premiers invités et résonnait aussi d’un “Femme, je vous aime” échappé de la french play-list de l’hôtel. En entendant Julien Clerc, Marlène se rappela son oubli.
Elle s’écarta un peu.
Tu vas où ?
Elle poinçonna sa lèvre avec sa dent et s’éloigna d’un pas coupable.
« Allo, Maman ? Oui, j’y ai pensé, bonne fête ma maman d’amour, je t’aime, bisous, je te rappelle ! »
Elle regardait son ami, elle savait qu’il lui avait menti. Cette blessure griffait son visage avec une violence animale. Elle n’en dit rien. « Bon allez, on y va mon Darius ? Ça fait deux heures que je t’attends ! » À 14 h, sur la terrasse de l’hôtel, on refaisait la campagne d’Égypte ! Le contingent de touristes français, qui s’était largement étoffé depuis la veille, stationnait sur la place d’armes : le bar ! Les serveurs, affairés, tournaient à petits pas autour des guéridons, mimant la marche de l’empereur. Une partie des convives était bruyante, l’autre brûlante : tous étaient ravis de célébrer autour de Juju et Léo, l’événement.
Côté piscine, les parents de Juliette tentaient un selfie improbable au résultat incertain. À l’opposé, les bras de leur fille s’enchevêtraient avec ceux d’Alice. Leurs regards pétillants de complicité auraient changé de l’eau plate en eau gazeuse. Elles s’étaient rencontrées dans un spa à la faveur d’un échange gel douche- serviette.
Cette transaction inopinée, symbole de solidarité féminine, savonnait l’épiderme de leur amitié depuis trois ans.
Écrasant une main virilement sur sa nuque, Tom salua Joris en se moquant de son polo citron. Contemplant le maillot jaune de son chéri, Marlène accueillit au même instant dans ses bras, Sophie, la sœur de Juliette. Puis sa mère, abritée sous un chapeau de paille jaune Linky.
Oncles, tantines, cousins, cousines assiégeaient la terrasse pour embrasser sans discernement le couple vedette. Même deux ados italiens s’étaient invités avec malice à la fête, espérant voir surgir dans leur main un Spritz providentiel. Les enfants tricolores, eux, étaient accroupis sous la table, observant les bonds d’un criquet pèlerin orange aux pattes velues. La petite Amandine et sa loupe étaient formelles : « C’est une femelle. Elles sont deux fois plus grosses que les mâles. Et plus intellizentes aussi ! » Blessés dans leur orgueil, tous les garçons se désintéressèrent du cours de sciences nat. et partirent récupérer leur ballon.
David arriva encore un peu rougi par son footing autour de l’hôtel. Darius l’accueillit triomphalement. Le duo s’était en effet qualifié pour la finale du tournoi de ping-pong. Ils se saluèrent, hilares, en mimant un grand geste de coup de droit : le même que Darius avait réalisé sur la balle de match pour atomiser leurs adversaires croates. Ils en avaient profité, entre les différents tours, pour nourrir leur début d’amitié en découvrant leur passion dévorante pour l’écriture et la peinture. David, malgré son prénom de roi antique, adorait l’art contemporain. Darius, lui, ne vibrait que pour la Renaissance. Après leurs échanges trop enflammés sur le sujet, ils avaient convenu de ne plus en débattre avant la finale, afin d’économiser leur énergie pour la conquête du titre. Un fan-club s’était d’ailleurs déjà formé : il ressemblait à dix-neuf printemps avec de longs cheveux timides. Cécile félicita chaleureusement David : brune effervescente, la cousine de Léo éclairait le monde avec deux yeux émeraude brodés sur son visage.
À droite du bar, une forêt de mains plongeait dans le saladier de cacahuètes. « Et les serviettes, elles arrivent à pied ? » brailla une voix grasse. Le serveur repartit, contrarié. Mais moins que Marlène qui haïssait ce genre de comportement chez Joris, son compagnon. Derrière lui, Juju réajusta ses lunettes de soleil et tendit son verre opportunément rempli par Dolorès. Darius, pourtant à côté, n’eut pas la même chance. La magistrate passa devant lui pour ramener la bouteille au bar sans lui en proposer.
Ding, ding, ding ! Brandissant un verre de Coca transformé en timbale pour la cuillère qu’il avait en main, Léo, choriste au sein de l’orchestre d’Île-de-France, exerça ses cordes vocales.
« Bonjour, bonjour, merci d’être là. Ça nous fait chaud au cœur, et pas que… » Juliette se rapprocha de son mari. Le couple à peine trentenaire ionisait de félicité. « Bienvenue à Louqsor, on espère que vous avez tous récupéré votre chambre malgré le petit cafouillage de ce matin… » Pendant le discours, des grappes de sympathie s’échangèrent ; certaines timides, d’autres plus complices. Dolorès, elle, pivotait comme un drone à la recherche d’un sourire amical.
« … bien sûr, on n’a pas ramené les enfants… » ironisa Juju.
Un an plus tôt, ils avaient décidé de célébrer leurs cinq années de mariage en Égypte, avec des amis et des membres de la famille. « Et pourquoi pas sur un voilier ? » proposa Léo un soir. « Génial ! » s’était enthousiasmée Juliette, revigorée après une épuisante journée dans son cabinet d’assurances. Ces deux-là étaient honteusement épargnés par le destin. Leur première année de mariage fut « coton », mais ouatée, avec l’arrivée d’un premier enfant, Théo. La suivante, le cuir tanné par l’expérience, ils assistèrent sans angoisse au débarquement pacifique de deux irrésistibles jumelles : Ambre et Jade. Tous les cinq étaient éligibles au titre glorieux de « Famille en or. » Leur bonne étoile aurifère scintillait même au-dessus des relations entre leurs beaux-parents : fusionnelles, elles défiguraient toutes les statistiques du genre.
Comme le dit avec une imprudence crépusculaire Darius à l’oreille de Marlène : « Il faut croire que dans ce monde, certains êtres doivent absolument se rencontrer pour le tirer vers le haut : Lennon et McCartney, Marie et Pierre Curie… Smith & Wesson. »
En revanche, certaines trajectoires ne doivent en aucun cas se percuter. Et si par malheur cela survient, mieux vaut ne pas défier la Fatalité : le dard de sa rancune est saturé de poison !
Juliette poursuivit, expliquant combien la réalisation de ce voyage devait à sa sœur, Sophie. Ils avaient élu Louqsor pour destination. Un clin d’œil à ce mythique cinéma parisien fréquenté par le couple. L’ancienne Thèbes regorgeait de trésors inestimables et d’hôtels abordables. Quant à la météo, le printemps arabe s’annonçait clément. Bien sûr, les récents attentats représentaient un frein potentiel. Celui survenu en mars au musée du Bardo à Tunis résonnait encore dans les têtes, mais le seuil de résilience s’était aussi relevé en France face aux événements tragiques des dernières semaines. Sollicités, tous avaient affirmé que jamais ils ne céderaient à la peur, ici ou là-bas. C’était leur façon de rendre hommage aux victimes. D’ailleurs, David portait sur lui aujourd’hui son t-shirt de la manif Charlie :
« L’ENCRE EST PLUS FORTE QUE LES CARTOUCHES. »
Le dernier week-end de mai remporta le suffrage populaire. Les prix des billets, bloqués en amont, se révélèrent plus confortables que les avions. Redoutable agente de voyages, Sophie comprima les tarifs d’hôtels. Elle dénicha aussi le Murna, une féerique dahabieh à double voile latine qui servirait de lieu pour la fête, et de palace flottant pour le couple et quelques heureux élus.
Enfin, mécontente d’une parole non respectée par un voyagiste local, elle résilia leur contrat. Le contact que lui donna Juliette la veille fut en revanche providentiel : « Ton guide à Louqsor, ce MoSalah, c’est la huitième merveille du monde ! »
Le discours achevé, Juliette prit par le bras sa chère Dolorès et la présenta d’abord à David… surpris, alors même qu’il décollait à peine ses yeux de Cécile. Ils échangèrent une paire de bises convenues et un « Enchanté » d’une platitude wallonne.
Puis elle s’approcha de Marlène et Darius pour les présenter à Dolorès. Ils partageaient une conversation colorée sur le tableau du Sacre de Napoléon. Darius soutenait mordicus que David, pas celui avec le verre à la main, mais le peintre, avait inséré le visage de Jules César dans son œuvre. Marlène en doutait. Et pourtant ! Juju ne trancha pas le débat, mais la discussion. Les deux jeunes filles se reconnurent, se rappelant une soirée émouvante lors d’un anniversaire, justement chez Juliette. Leurs lèvres s’embrassèrent avec enthousiasme. Le visage de Dolorès pivota alors vers Darius.
L’instant d’après, l’enthousiasme fut supplicié. Comme si on arrachait ses ailes à un ange.
Ils étaient paralysés : Dolorès, les bras protégeant son ventre ; Darius, le cœur retranché sous sa poitrine. La stupeur congela chaque muscle de leur visage.
Sans mobile apparent.
Et pourtant, sans le savoir, ils défendaient chacun leurs émotions dissimulées dans la vase de l’oubli. Jusqu’à ce jour, l’audace de la Providence n’avait pas osé les pousser, à nouveau, plus près l’un vers l’autre. Mais la Fatalité la déjugea. Elle les projeta à l’intérieur de la même arène. Dolorès et Darius n’y pouvaient rien, otages d’un drame qui allait dépasser ses propres acteurs. Ils firent de leur mieux pour ne pas laisser la moindre trace cordiale à cet instant. Pourtant, le mal était fait : dès ce face-à-face, une blessure lointaine intima à chacun d’être la menace et la promesse de l’autre. Ce sentiment délirant éventra leur relation qui devint sur-le-champ toxique et vénéneuse. Leurs visages étaient déjà effarés des châtiments qu’ils allaient docilement s’infliger.
Juju resta pétrifiée devant leurs regards écorchés. Après quelques secondes, elle éloigna Dolorès de Darius.
Il est des douleurs dont nous serons toujours les esclaves. Mieux vaut les enchaîner avant qu’elles nous étouffent. Nous avons tous nos cicatrices. Portées discrètement en bandoulière sur notre abdomen ou dissimulées derrière notre masque social, elles sont un volcan endormi et chacun négocie âprement avec lui, de jour comme de nuit, selon son instinct de conservation.
La violence de ces souffrances les avait réunis : elles s’étaient reconnues. À leur insu.
La peur de perdre : l’un avait déjà tout perdu, l’autre y avait échappé de justesse.