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Comme une réponse aux ravages du capitalisme, Frédéric Camoin nous propose cette œuvre, révélant les injustices sociales et la lutte des invisibles. À travers l’histoire d’un vagabond devenu écrivain, il éclaire les dilemmes moraux et affectifs liés à l’engagement politique.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Frédéric Camoin vit à Paris. Militant associatif et syndical, il profite de ses temps libres pour s'adonner à l'écriture. "Colères et vers dans la rime" est son quatrième recueil de poèmes publié, il a également écrit un roman.
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Seitenzahl: 200
Veröffentlichungsjahr: 2024
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Frédéric Camoin
Le vagabond
et la besace de Matignon
Roman
© Lys Bleu Éditions – Frédéric Camoin
ISBN : 979-10-422-5213-7
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Un soir d’été, il faisait si jour qu’on aurait dit que les astres voulaient jouer les prolongations. La journée avait été si calme, avec une chaleur étouffante qui perdurait depuis quelques jours, rendant la ville et ses habitants inertes. Tout le monde attendait ce moment propice, l’heure où l’atmosphère semble capter un brin de fraîcheur, libérant toutes les âmes plongées dans leur torpeur. Mais moi, je restais seul au bord de la falaise, le regard triste tourné vers le vide.
Il commença immédiatement à faire plus froid, le récif se couvrit lentement de brume, comme si des spectres attendaient le déclin pour m’aider à sauter. Soudain, quelque chose attira mon attention. Un long frisson parcourut mon corps, une sorte d’ombre blanche qui venait de m’empêcher de commettre l’irréparable. Était-ce mon imagination féconde ou la lâcheté qui m’avait saisi ? J’aimerais vous dire ce que je ressentis, mais lorsque mes yeux s’ouvrirent à notre univers, un voile mélancolique m’envahit, une grande tristesse s’empara de mon âme.
Je savais que le destin ne laissait rien au hasard, mais j’étais persuadé que le scribe qui m’avait vu naître avait écrit mon histoire à l’encre noire. Les pleines lunes me jetaient des sorts ; j’avais grandi avec la douleur et j’étais certain que je mourrai dans le malheur. Ma route, si bien tracée, n’affichait qu’une seule direction, aucune bifurcation vers le bonheur. Plus rien ne me dérangeait, mes plaintes étaient devenues mes soupirs, une évasion dans l’autre monde m’avait profondément écorché.
Le courage m’avait fait défaut, et je vivais dans la rue depuis plus de vingt ans. Tous les murs des stations de métro m’avaient vu languir, dans un silence insoutenable où les heures s’écoulaient sans que je sache combien de temps. Je vivais dans ce monde parallèle sans que les autres me voient ; cette indifférence m’était devenue familière. Je n’avais jamais créé de lien durable, juste des compagnons d’infortune avec qui j’avais partagé du vin aigre, aussi acide que leurs vies.
Des violences et des heurts survenaient à la nuit tombée, quand le jeu du chat et de la souris se transformait en une recherche stratégique d’un morceau de pain rassis caché au milieu des ordures, convoité par des chiens affamés. J’ai subi de multiples attaques, des morsures, et pour survivre, j’avais arraché des morceaux de peau sur de frêles corps. J’ai recraché des gouttes de sang pour ne pas avaler leur misère.
Ce jour-là, le visage pâle et livide, je ressemblais à un mort-vivant, un fantôme errant. L’ombre effaçait si bien mon corps que, dans les rues et les boulevards, je me faufilais comme un homme invisible. Ma charpente était si fine que mes mains en fil de fer accrochaient les portefeuilles ou autres objets sans qu’une seule brise vienne dénoncer mon larcin.
Il vivait sous les ponts,
Dans les bas-fonds
Sa seule bouteille comme compagnon
On le montre du doigt avec effroi
C’est un vagabond sans foi ni loi
Un chien errant lui lèche la main
Ils se partagent un bout de pain
Quand la ville se réveille
Il y a quelques pièces que lui donne la vieille
Puis lentement la vie va s’écouler
Que du mépris dans les regards
Ses yeux se sont fermés
Certains ont le visage hagard
Une benne viendra le ramasser
Sans-papiers, sans identité, Personne pour le pleurer.
Combien avais-je vu de compagnons d’infortune, leurs cadavres jonchant le sol où seules les mouches venaient s’y coller ?
J’étais devenu un pauvre diable qui croisait des regards de pitié et de mépris. Ma faute avouée, je devenais un sous-homme affaissé. Ma potence, un moment de grâce ; deux nuits dans un cachot et je retrouvais une assiette pleine. Mon imagination trépignait. Les yeux fermés, je partais dans un voyage au cœur de la Loire, chez les Trois Gros, où mon palais s’enivrait. Là, je devenais un roi derrière les barreaux.
La prison m’apportait de vastes horizons. J’étais presque mort, mais mon âme retrouvait de sa vigueur ; elle partait dans de folles balades à travers l’espace. Je haïssais la rue et ma boîte en carton où les chiens venaient se frotter, laissant pour gage leur liquide jaunâtre. Dès que des poulets champêtres sifflaient, je fonçais sur la basse-cour en insultant l’un de ces gallinacés. Je connaissais ma récompense.
Je m’attendais à tomber en poussière, mais rien ne se passait. J’étais plus robuste qu’un roc, et le médecin, qui m’auscultait à l’Armée du salut, me l’affirmait à chaque rencontre.
Pourtant, j’étais abîmé, ravagé par des douleurs éternelles, souffrant de solitude. Mes envies se raréfiaient, le feu de la vie s’était éteint en moi, et ma virilité, en déclin, faisait de moi un eunuque aux artifices transparents. Mon existence se déroulait sous la grisaille ; le soleil m’avait définitivement tourné le dos. Même les étoiles éteignaient leur lumière en me croisant ; mon ciel à moi n’était fait que de nuages.
Quand on sortait du système, on oubliait le temps et les références de l’ancien monde, mais je m’y raccrochais, peut-être pour ne pas sombrer dans la folie. Je ramassais les journaux dans les poubelles et continuais à observer mes concitoyens et leurs soucis. Je voyais bien le déclin économique ; je le devinais au poids des pièces qu’ils voulaient bien me céder.
J’avais ouvert les yeux au monde très tôt, commençant à me forger des opinions. La politique était souvent un sujet abordé dans les conversations d’adultes, où mon oreille savait se glisser. En 1981, l’arrivée de François Mitterrand au pouvoir suscita de drôles de discussions, que j’aurais aujourd’hui qualifiées de burlesques. Des notables, foncièrement de droite, exprimaient la crainte de voir les chars russes débarquer à Paris, la propagande communiste s’installer dans nos villes et nos campagnes. L’arrivée des socialistes au pouvoir laissa planer un magnifique espoir pour certains : les sans-grade et petits fonctionnaires faisaient partie de ces électeurs-là. Les premiers mois furent à l’origine d’avancées sociales non négligeables et d’une politique fiscale un peu plus juste.
Hélas, après l’euphorie, des coups de bambou s’abattirent sur tous les contribuables. Notre pays était rattrapé par la mondialisation et son système libéral qui se trouvait être l’antagonisme du programme mis en exergue par le candidat de la gauche.
Nous avait-il floués ? S’était-il vu plus fort qu’il ne l’était, ou tout simplement s’était-il trompé ? Il nous est difficile, aujourd’hui, d’y répondre. Peut-être un peu des trois ?
Notre président, fin stratège, fit apparaître une nouvelle figure politique que j’appellerais personnellement le mauvais œil, censé mettre dans l’embarras l’opposition de droite républicaine. Il s’avéra être un excellent tribun à la tête du Front national, parti d’extrême droite.
« Les mots pouvaient changer, mais les maux qu’ils dégageaient avaient toujours ce même relent, cette saveur amère de petits blancs racistes », telle était la pensée du Gud. Il avait vieilli, mais sa pensée n’était pas morte. Beaucoup de gens crièrent au fascisme quelques années plus tard, lorsque son leader se retrouva au second tour de l’élection présidentielle. Aujourd’hui, principal parti d’opposition, il n’émeut plus grand monde, un discours de façade apaisé, de la fausse dentelle remplaçant une vieille chemise brune, et le tour est joué.
Cette idéologie que je condamnais s’installait dans les quatre coins de la vieille Europe malade. Avant ma descente aux enfers, j’étais dans un parti politique d’extrême gauche, et j’avais également été syndicaliste dans une usine Peugeot, fleuron de la ville de Sochaux.
Je fus victime d’un plan social. Célibataire et sans enfant, j’étais choisi en sacrifice. Ma chance de rebondir était plus naturelle que celle de mes vieux camarades, ces salariés qui n’avaient connu que leurs chaînes et qui trouvaient en moi leur bouc émissaire.
Un dernier coup dur, mais une vie à la rue avait fini par me déshumaniser.
J’aspirais à la quiétude. Avec l’un de mes camarades de galère, je parlais de rejoindre une communauté, un lieu paisible. Je pensais aux quais de la Loire, peut-être, ou à des abris en pleine forêt. Il avait pris la route des caves. Moi, je cherchais des solutions. Je voulais créer un vrai monde, un cocon où je pourrais me reconstruire.
La nuit s’était installée sur la ville. Je ne craignais pas d’affronter l’obscurité ni d’y croiser des âmes perdues comme moi. La lumière des lampadaires baignait les rues d’un halo doux. Le tumulte de la ville ne m’atteignait plus, les cris des enfants enjoués me paraissaient lointains. J’étais plongé dans mes pensées, un peu comme un spectre, ne ressentant que l’écho de ma voix. Mon cœur était devenu une pierre, tandis que mon esprit vagabondait parmi les souvenirs enfouis.
Je m’étais trouvé une nouvelle demeure dans un vieux parking vétuste, près d’une gare désaffectée en banlieue parisienne. Chaque jour, de nouveaux visiteurs, peu de discussions, juste des regards désabusés, souvent compatissants. Je voyais des gamins livrés à eux-mêmes : petits vols, gros casses, règlements de compte, combats de rue, trafics de drogue. L’un des caïds du quartier, Diego, avait voulu me déloger de sa cité. Mais, face à mon aspect répugnant, un brin de pitié, il me donnait un peu d’argent et je lui servais de frigo, gardant sa came. J’y suis resté plusieurs années dans cette banlieue avant qu’elle ne soit détruite.
Le terme « banlieue » est péjoratif, désignant le territoire de l’exclusion, de la relégation, de la marginalisation… Il forge la haine et la colère des enfants de la République. Au périphérique des grandes villes, précarité, austérité, ségrégation sont le lot commun de plusieurs générations ; les discriminations à l’emploi et à la formation sont devenues une normalité affligeante.
Les partis de gauche s’étaient cassé les dents ; ils n’avaient pas su relever le défi des cités. Au contraire, ils avaient déroulé le tapis rouge à la droite fasciste, qui se réjouissait de l’augmentation du repli communautaire. Ce thème était devenu l’un de ses chevaux de bataille aux différentes échéances électorales, et malgré la grossièreté des amalgames, plus de 30 % de « franchouillards » les congratulaient.
Quand je travaillais à Sochaux, beaucoup d’ouvriers étaient issus de l’immigration. J’étais l’un des leurs. Très vite, je fis partie d’un groupe antifasciste qui luttait avec ferveur contre le fascisme et l’idéologie d’extrême droite. Aujourd’hui, le choix des urnes est devenu binaire (facho ou libéraux). Je regrette cette pensée unique ; le journalisme dans son ensemble est à la botte du pouvoir et du patronat. Ce sont les conteurs de la bourgeoisie et les troubadours du roi. Ces nouvelles réduisent le lecteur et anesthésient son esprit critique. Ces pratiques nous mènent à la dictature de l’information et orientent le choix des urnes. Je trouve ce monde passable ; il est bien loin le siècle des Lumières. Nous sommes dans une époque où les réflexions politiques sont pitoyables, et l’obscurantisme religieux me paraît si proche. Les philosophes sont remplacés par des charlatans qui s’octroient le titre de penseurs.
Je vois aussi en notre temps l’humanisme disparaître, laissant place à un individualisme qui sabote toute initiative collective, privant l’homme d’une vie harmonieuse avec la nature où la propriété privée a tout son sens.
J’étais de plus en plus amer envers notre monde, comme beaucoup de gens de ma génération. Les politiques ne me faisaient pas rêver. J’assistais aussi à l’effondrement du syndicalisme de lutte, constatant que les têtes pensantes de mon syndicat se comportaient comme beaucoup d’hommes et de femmes politiques que nous désapprouvions. Ils voulaient garder leurs places et manipuler bon nombre d’adhérents, avec une opacité dans la gestion des cotisations et surtout dans l’utilisation des fonds. Je désapprouvais ces méthodes alors que les besoins de vivre autrement et de transformer la société n’avaient jamais été aussi pressants.
Il y a 20 ans, mon rêve était le désordre. J’avais lu et relu la biographie de Malatesta, qui avait écrit des milliers d’articles et des dizaines de brochures. L’idéal libertaire était la construction d’un rêve : n’avoir ni Dieu ni maître, telle était l’existence que j’avais voulue à 30 ans. Mais l’anarchie, dans ces conditions, était une idéologie chère payée. Qu’aurais-je voulu d’autre dans ma vie ?
Quand j’ai abandonné le monde des survivants, lorsque je me suis appelé Mr SDF, j’avais trente printemps.
Chaque journée de chaque semaine, de chaque mois, de chacune des vingt dernières années, j’avais songé à m’exiler de ce monde, sous le mauvais augure des étoiles. J’avais regretté le jour où j’avais sciemment jeté mon identité à la Seine. C’était le 15 juin 1999, jour de mon anniversaire. Seul et aveugle, j’avais pris un autre chemin où j’implorais une renaissance.
Avec le recul, j’aurais dû laisser mes papiers sur le bord du quai et plonger avec mon âme pour disparaître d’une société avec laquelle je n’avais pas envie de convoler. Je n’avais point d’excuse ; si la première fois, ma mère avait décidé pour moi, là j’étais libre de mon choix.
Ma vie s’était fanée dans ce beau jardin de France. L’amour m’avait planté au milieu de la mauvaise herbe. Ils avaient pioché dans mon âme d’enfant, détruit mes rêves de printemps. Pourquoi avait-il fallu que meure la jardinière ? Je n’avais pas eu le temps de fleurir ni de bâtir mon avenir. Je m’étais retrouvé seul dans ce vaste champ de l’existence, où des plantes carnivores et des ronces m’avaient blessé au vif, condamnant l’équilibre de ma croissance. J’avais poussé dans l’inconstance, le tronc bancal, les branches tordues, le cœur rongé, l’esprit perdu. Mon destin était déjà faussé. Les drames de l’enfance forgent-ils l’avenir de notre humanité ?
Quand l’âme est perdue et déboussolée, dois-je opter pour la mort ou la fuite ? J’ai choisi l’errance, que je ne quitterai que le jour où Belzébuth viendra me faucher.
Ma mère est née en 1949, au creux d’une époque où l’industrie lainière de Tourcoing, naguère florissante, sombrait lentement dans l’oubli, victime des blessures infligées par les deux guerres. Ce bassin textile, vibrant d’activités, était devenu le théâtre d’une lente déliquescence. Les ruelles de la ville, autrefois animées par les chants des ouvriers, s’étaient progressivement muées en allées désertes, hantées par les souvenirs d’un passé révolu. Mon grand-père, un Belge courageux, était l’un de ces frontaliers, croisant chaque jour la frontière pour gagner sa vie entre les peignages et les filatures. Leur amour, tissé dans la trame de la misère, avait fleuri, naïf et magnifique, dans cet univers de labeur.
Marie, leur unique fille, grandit dans un appartement modeste, bercée par l’amour de ses parents. Ses journées étaient rythmées par des rires d’enfants et des promesses de lendemains ensoleillés. Mais l’horizon de son bonheur se teintait lentement de gris lorsque le chômage et l’alcool se mirent à ronger son père. Les dettes s’accumulaient comme des ombres insidieuses, menaçant de tout engloutir sur leur passage. Le jour où la cirrhose emporta son père, ce fut comme si un brouillard opaque enveloppait leur maison, laissant sa mère dans un tourbillon de désespoir.
À peine âgée de seize ans, Marie se trouva dans un foyer à Roubaix, son enfance dérobée, emportée par un destin cruel. Sa mère, abandonnée à sa souffrance, se laissait mourir dans un hôpital, emportée par une tumeur qui lui avait volé sa vitalité et son esprit. Dans ce lieu où le chagrin régnait, Marie, orpheline à dix-sept ans, devait se battre contre la tempête qui menaçait de l’engloutir. La rue lui tendait les bras, mais elle ne céda pas. Elle trouva des petits boulots, gardant des enfants, peinant à rassembler les miettes d’une existence qui lui échappait.
Pourtant, derrière cette façade de résistance, ses rêves d’amour, d’une vie éclatante, brûlaient en elle comme des étoiles filantes, fugaces et insaisissables. L’été, elle décrocha un emploi saisonnier dans une station balnéaire. La mer, avec ses vagues dansantes, promettait une évasion, une échappatoire aux douleurs qui l’assaillaient. Mais le hasard lui réserva une rencontre tragique. Ce jeune homme, dont elle avait tant rêvé, se révéla être un illusionniste, transformant sa première nuit d’amour en un véritable cauchemar. La tendresse qu’elle espérait fut trahie, et la mélancolie devint son unique compagne, la plongeant dans les abîmes d’une tristesse abyssale.
Malgré tout, elle s’accrochait à la vie, travaillant d’arrache-pied dans un restaurant prestigieux. Les premiers mois furent une lueur d’espoir, un sourire que la vie semblait enfin lui offrir. Mais la cruauté du destin ne tarda pas à frapper à nouveau. Lors d’une soirée, M. Leroux, son patron au visage froid et aux manières distantes, se présenta à sa table, la jaugeant avec des yeux avides. Ce fut un piège délicat, un jeu de pouvoir masqué par des promesses d’illusions. Il lui offrit un choix déchirant : devenir sa maîtresse ou risquer de voir sa dignité foulée aux pieds. Les mots de l’homme résonnèrent comme un coup de tonnerre, ébranlant les fondations de son âme.
Dans cet univers de trahisons, Marie se trouva à la croisée des chemins. Enceinte d’un inconnu, elle dut fuir, emportant avec elle les vestiges d’un amour avorté, d’une vie qui aurait pu être. La maternité, ce moment si attendu, se transforma en une lutte solitaire. Elle m’accoucha dans une maternité déserte, là où l’écho des pleurs se mêlait aux murmures des souvenirs.
Je venais au monde, fruit d’un amour désenchanté, et dans cette précarité, ma mère se battait pour moi, son accident de la vie. Mais dans la solitude de son cœur meurtri, elle n’avait guère le temps de savourer la joie de ma naissance. Mes premières années se déroulèrent dans l’ombre de son chagrin, un chagrin qu’elle masquait sous un sourire fatigué. Être fille-mère à cette époque était un stigmate, un poids qu’elle devait porter avec dignité, même si la société, froide et indifférente, ne voyait en elle qu’une malheureuse.
Quand elle s’éteignit, un matin d’hiver, j’avais à peine neuf ans. Le téléphone, alors que je jouais avec Michel, mon ami d’enfance, sonna comme une cloche funèbre. J’entendis la voix de sa mère, tremblante et haletante, puis un silence lourd, écrasant. La réalité, cruelle et implacable, me frappa de plein fouet. Ma colère et ma détresse furent des vagues déferlantes qui balayaient tout sur leur passage. Pourquoi m’avait-elle caché sa souffrance ? Pourquoi le monde entier semblait-il connaître son histoire, sauf moi ?
Le jour de l’enterrement, dans un grand silence, ma mère fut ensevelie. Les visages des proches se mêlaient à ceux des inconnus. Ils venaient m’embrasser, mais je ne bougeais pas, figé devant le cercueil de celle que j’avais aimée sans jamais vraiment la connaître. À cette heure-là, j’étais un enfant perdu dans un océan d’angoisse, et la violence des derniers événements laissait des marques indélébiles sur mon cœur.
Sans grands-parents pour me guider, je ne pouvais qu’espérer. La vie m’offrit un éclat de lumière lorsque ma tante Lucie se présenta à moi, son sourire radieux réchauffant l’atmosphère glaciale de ma douleur. Sa voix douce et mélodieuse me chantait une mélodie d’espoir, me promettant un refuge dans le tumulte de ma solitude. Avec elle, je découvris un monde différent, vibrant de couleurs et de rires, mais je savais que la nostalgie de ma mère, de ses luttes, me poursuivrait toujours.
Je naviguais alors entre les échos du passé et les promesses de l’avenir. Les souvenirs de ma mère, de ses douleurs et de ses sacrifices, forgeaient mon identité, traçant des lignes invisibles entre la mélancolie et l’espoir. Dans son ombre, je trouvais la force de résister, de grandir, tout en portant avec moi le poids de ses rêves inachevés, de son amour évanoui. À travers chaque épreuve, je me jurais de ne jamais oublier son histoire, de préserver sa mémoire dans chaque battement de mon cœur.
Ma tante Lucie, toujours encrée dans le quartier de Montmartre, était un personnage de légende, une femme façonnée par le temps et les histoires qu’elle portait comme un trésor. Née en 1910, elle avait vu le monde se transformer autour d’elle, ses yeux pétillants de malice et de sagesse témoignant des mystères de la butte qu’elle connaissait par cœur. Un jour, elle m’invita à déguster une glace place des Tertres, ce lieu emblématique où les artistes croyaient, au rythme des crayons et des caricatures.
Les terrasses des cafés vibraient des éclats de rire et des échanges des peintres. Un caricaturiste s’approcha, attiré par la légèreté de l’instant. Lucie, avec un sourire complice, glissa un billet de 50 francs dans sa main. Je pris la pose, songeant à l’étrangeté de l’exercice : sourire à un inconnu, figer un moment de ma vie. Était-ce le sourire de Lucie, contagieux et chaleureux, qui illuminait mon visage ? La glace fondait lentement entre mes doigts, tout comme les souvenirs de ma mère.
Lorsque le portrait fut achevé, je me le rappelais comme une œuvre de lumière, mais à la découverte de l’image, un frisson m’envahit. Mon sourire, bien qu’éclatant, semblait masqué par une ombre, un chagrin qui s’accrochait à moi comme une ombre tenace. Je voulais rire, mais un poids dans ma poitrine m’en empêchait. Le souvenir des larmes de ma mère me revenait, me rappelant que le bonheur pouvait être fugace, une lueur chassée par les nuages.
Lucie, perceptive à mon malaise, me prit la main et m’entraîna dans un récit où le passé prenait vie. Elle parlait du quartier avec passion, peignant les années vingt, un tableau vivant de jeunes arpentant les pavés de Montmartre. Je m’imaginais, flânant aux côtés de garçons à casquettes, déambulant dans la lumière dorée du crépuscule, sans le poids du monde sur les épaules. Lucie évoquait Francisque Poulbot, cet artiste qui avait capturé l’âme des enfants de Paris, donnant vie aux rêves d’une jeunesse insouciante.
Ses mots étaient des portes ouvertes sur un passé vibrant. La place Blanche, avec le Moulin-Rouge, illuminait son récit. Je l’entendais parler des cabarets de la place Pigalle, lieux de vie nocturne où la joie se mêlait à la débauche, un écho du désespoir post-guerre. Elle peignait les années folles, une époque de folie, de fête, où la jeunesse, enivrée d’espoir, cherchait à oublier les horreurs de la Grande Guerre. Ses yeux brillaient d’une nostalgie douce, comme si elle revivait chaque instant.
Quand elle aborda la musique, ses mots dansaient autour de moi. Elle évoqua Joséphine Baker, icône flamboyante, et Mistinguett, le symbole de la libération des femmes. La passion de Lucie pour le jazz et le swing me fascinait. Elle promettait que je découvrirais les chefs-d’œuvre de cette époque, m’emportant dans un tourbillon d’émotions, et je m’imaginais dans un monde vibrant de mélodies et de rythmes.
En montant vers sa maison, rue des Saules, chaque marche semblait une promesse d’émerveillement. La bâtisse, un vieux bâtiment de pierre, était comme un livre ancien, rempli de pages jaunies par le temps. Le jardin, refuge secret, offrait des pieds de vigne dont les feuilles brillaient sous les rayons du soleil couchant. Chaque élément me racontait une histoire, une mélodie silencieuse. J’y sentais la douceur des moments partagés, le parfum des roses mélangé aux souvenirs.