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Alors que le soutien inconditionnel de l’Europe à l’Ukraine est vendu à l’opinion comme un impératif moral de civilisation contre la menace de l’expansionnisme postulé de la Russie de Poutine, un ancien trader devenu évêque et une jeune étudiante catholique se lancent dans une véritable croisade pour la paix. Contre toute attente, leur message trouve un écho inattendu auprès du public. Et cela grâce au succès inespéré d’une série Netflix dans laquelle Marie de Bonnefoy interprète le rôle de Marie, la mère du Christ. Dans cette fiction, la jeune étudiante n’incarne pas la haute figure biblique, mais bien plus une Greta Thunberg de la fraternité. Dès lors, elle deviendra une influenceuse d’opinion largement suivie pour son engagement en faveur de la paix et de la réconciliation entre les communautés. Mais dans un contexte où le discours dominant revendique ouvertement des accents bellicistes, une telle proposition incommode les pouvoirs en place. Ainsi, de Paris à Bruxelles, jusqu’au Vatican, l’on s’activera bientôt dans l’ombre pour faire de la dernière icône de la paix une cible à abattre.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Christian Riehl est un auteur engagé dont l’œuvre interroge les dérives de la modernité. Dans Le vertige de l’inhumain, il adopte le regard d’un lecteur confronté au dilemme du moderne : opter pour le bien ou le mal alors que la technologie promet de l’affranchir de ses limites. Nourri de son propre parcours, il prend position et signe ici une fiction qui nous interpelle sur les choix qui façonnent notre humanité.
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Seitenzahl: 661
Veröffentlichungsjahr: 2025
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Christian Riehl
Le vertige de l’inhumain
Roman
© Lys Bleu Éditions – Christian Riehl
ISBN : 979-10-422-7145-9
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Ceux qui vivent ce sont ceux qui luttent.
Victor Hugo
Entre la fiction et le réel, il n’y a bien souvent qu’une simple passerelle. Qu’il suffit au récit d’emprunter.
Les catéchismes cataloguent les vertus quand les vers tuent leurs promesses.
Le moderne ? Un bourrin qu’on fait danser au tambourin.
Dans le grand salon de l’évêché, le ton allait brusquement monter d’un cran. Quand chacun jusque-là n’avait fait qu’exposer une opinion moulinée sans grumeaux, beurrée comme une biscotte que l’on sait prête à vous claquer entre les doigts, de l’insipide saillie polie à l’évangile sur les angles, bouillie au bain-marie, presque murmurée. Comme pour ne pas prendre le risque d’éteindre les derniers cierges qui brûlaient encore dans les paroisses.
Les conclusions de l’audit conduit par un cabinet externe étaient pourtant accablantes. Il y avait du dépôt de bilan dans l’air. De la liquidation de l’héritage judéo-chrétien. Un effondrement annoncé dont Houellebecq était devenu dans ses fictions crépusculaires le chroniqueur le plus clinique, sinon le plus cynique sous ses airs de débonnaire visionnaire. Quand aujourd’hui, à l’ombre paresseuse des clochers, quelques vieilles corneilles sommeillent parfois encore. Tout juste sorties des travées désertées. Étourdies de touffeurs estivales. Les vers ont attaqué la croix. Qui n’est plus qu’un ramasse-poussière.
Trop longtemps, Satan avait soufflé sous les soutanes. Sans que l’on ait jamais pour autant jugé bon au Vatican de sonner le glas pour les grognards soudards du gland. Grandeur de la miséricorde. Qui dit que le pécheur est plus haut que le péché ? Fût-il celui d’un pasteur. Les ouailles qu’on débraille au goupillon passeront donc par pertes et profits. Le confessionnal était alors un isoloir. Le secret y était la règle. Comme l’omerta dans quelque organisation mafieuse jalouse de son code d’honneur. Cette règle scellait un pacte entre les hommes. Pas question dès lors d’offrir à la curée des médias bouffe-curés quelques prélats mochement démangés du gourdin. Jusqu’au rapport de la commission Sauvé rendu public le 5 octobre 2021. Il n’y avait désormais plus de tapis assez grand pour y cacher les milliers d’actes pédophiles répertoriés par une enquête indépendante. Sale temps pour la Curie romaine. Mauvaise pioche pour son incurie à nettoyer ses écuries.
S’agissant donc du compte-rendu d’audit qui avait motivé cette réunion de crise à l’évêché, celui-ci ne manquait pas de rappeler l’interdiction du film de Jacques Rivette, « Suzanne Simonin, la religieuse de Diderot » d’après le texte de Diderot. Là encore, pas question de révéler au grand public ce qui s’était passé dans quelques obscures alcôves de cloîtres. Pas davantage nécessaire de montrer comment on enfermait alors dans des couvents les enfants illégitimes d’une très pieuse aristocratie. Le livre sera publié à titre posthume en 1796.
En 1966, le film fut interdit de diffusion par le ministre de l’Information de l’époque, Yvon Bourges. Procès des Lumières, autodafé de l’encyclopédisme d’un mousquetaire du gai savoir. À en désespérer « Jacques le fataliste ». Alors même qu’André Malraux était ministre de la Culture. Mais il ne fallait pas contrarier le lobby des familles catholiques. Encore très influent, d’autant que la première dame de France, une certaine tante Yvonne à tendance bigote, avait l’oreille de son général de mari, président de la République en exercice. On autorisera finalement le film aux plus de 18 ans. Qui fera du roman de Diderot un improbable succès de librairie cette année-là.
Nous n’étions pourtant plus si loin de mai 68. Mais dans une France laïque qui avait voté la séparation de l’Église et de l’État 60 ans plus tôt, l’épiscopat pouvait encore décréter ce qui était le bien et le mal. Au nom même des lois de la République. Et se faire entendre à l’Élysée. Il n’y a pas d’ordre sans autorité supérieure des vérités révélées. Ce que tout pouvoir sait. Rien n’est plus facile à manipuler qu’un esprit chloroformé au sermon, hermétique à toute pensée critique. Pas question donc de chatouiller un dogme qui restait un socle d’identité et le clocher un phare sous les tempêtes, au milieu du village.
Bref, l’évangile pouvait encore servir. Il n’était donc pas question de laisser les turpitudes de quelques moniales désœuvrées en leur cloître en cailler le lait. Le film de Rivette ne pouvait être qu’une provocation, sinon une menace. À en ulcérer les consciences mises sous tutelle du missel. À traiter au sacrilège de civilisation dans les rédactions des grands quotidiens conservateurs de l’époque, le Figaro en tête. Qui se flattaient encore de défendre les derniers psaumes. Rien moins que le ciment liturgique d’une nation toujours prête à s’enflammer pour quelque chiffon rouge. Agité par des apprentis sorciers comme ne manquent jamais d’en couver les révolutions en incubation.
Parenthèse refermée. À l’évidence donc, le mal était ancien et aucun membre de la cellule de crise qui se tenait sous les lambris de l’hôtel particulier de l’évêché ne pouvait l’ignorer. Le représentant du cabinet d’audit avait achevé la présentation de son rapport. Chacun en avait une copie sous les yeux. Rougis d’effroi devant les perspectives qui suintaient des tableaux et des graphiques. Bien sûr, ils connaissaient la réalité du terrain qu’ils vivaient au quotidien. Mais ils se raccrochaient à l’espoir que le besoin de sacré dans une Humanité menacée de disparition par ses propres errements finirait bien par ramener le troupeau dans la maison du Christ rédempteur.
Las, le rapport avait douché leur espoir. L’arche de Noé n’était plus qu’un vieux rafiot. On en avait trop rafistolé la coque. Elle prenait l’eau. Qui n’était plus bénite que sur le pont, mais salement saumâtre en cale. La coupe était pleine pour les oubliés du Bon Dieu. Ils avaient attendu leur tour, dans la patience de ceux à qui on avait promis l’éternité. Et puis on avait marché sur la Lune. Il n’y avait rien à voir.
L’évêque d’Autun avait écouté jusque-là en se contentant de se masser le menton. Fleuri d’une barbe taillée avec le soin d’un homme raisonnablement préoccupé de son image de personnage public. L’art de convaincre est d’abord l’art de plaire. Qui était chez lui tout autant une question de flair. Renifler l’humain sous la grimace du démon. Il avait attendu un éclair de l’un de ses vicaires. L’heure n’était plus aux prudences de presbytère. L’Église devait aller pêcher sur ses écrans le pécheur connecté. Sans ignorer toutefois que la fringale de digital chez le moderne offrait au marché des données personnelles une sorte de droit au toucher rectal de son spectre social. L’idée le fit sourire.
Notre prélat était un ancien de Sciences Po et de l’ESSEC. Bizuté à l’ancienne. Au cirage. Il assumait sans culpabilité la fécondité de son imaginaire. Sans doute même la revendiquait-il en aparté. Il se pinça les lèvres. Ce que ne manquèrent pas de remarquer quelques-uns des participants au débriefing de la tragédie annoncée.
Monseigneur Legrand faisait partie de la nouvelle génération de prêtres poussés très tôt sur le devant de la scène. Repéré dès le séminaire, brillant orateur, solide bretteur autant que polémiste tempéré, il était souvent invité sur les plateaux télé de l’info en continu. Pour y débattre de laïcité chaque fois que quelque salafiste tentait de défendre le primat de la charia sur la constitution de la Vème République. Macron lui-même l’avait remarqué et avait songé à le rencontrer. Mais il avait fini par y renoncer. Profil trop indocile. Irrécupérable.
L’Église était en crise. Il fallait considérer la situation en termes de stratégie et de parts de marché. Observer les tendances et ne pas se pincer le nez devant les technologies disponibles pour arrêter l’hémorragie. L’Église broyait du noir dans le bénitier. Faudrait-il pour autant aller jusqu’à l’ubériser ? Jusqu’à opter pour un catéchisme en ligne et des prêtres influenceurs sur les réseaux sociaux ? Et même jusqu’à buzzer en prime time si cela pouvait regarnir les bancs d’églises promises à être désaffectées. Avant d’être reconverties en lofts high-tech pour startupers New Age.
Et comme il savait si bien le faire, il avait écouté sans réagir, enregistrant et archivant chaque intervention. Mais il n’avait entendu jusque-là que platitudes prudentes et commentaires boursouflés étouffe-chrétiens. Il posa sa copie du rapport devant lui sur la grande table ovale. Il but un verre d’eau, à petites gorgées, comme pour s’éclaircir la voix. Sa gestuelle était parfaitement maîtrisée. Il savait comment gagner l’attention d’un auditoire avant même d’avoir pris la parole.
Le charisme n’est pas seulement une disposition naturelle. C’est aussi une exigence de l’excellence. Une discipline qui fait la différence entre les hommes. Qui y organise une hiérarchie, postulée légitime. De laquelle procède une certaine forme de darwinisme social. L’ADN même d’un macronisme affirmé en tant qu’architecture à géométrie invariable du libéralisme. Tendance néo. Jupiter l’avait promis. Dieu reconnaîtrait les premiers de cordée. Il serait le premier d’entre eux.
Il balaya alors le tour de table d’un regard qui se voulait un encouragement à la mutinerie. Un sursaut des consciences quand on visite désormais les cathédrales comme on va chez Mickey. Le clergé avait certes manqué le passage à l’Église cathodique, mais il pouvait encore sauver son fonds de commerce en optant pour une institution branchée sur son époque. Pour regagner en audience, il faudrait oser renverser l’autel et secouer le tabernacle. Détartrer le calice et pourquoi pas proposer même de l’hostie sans gluten. Car l’Église disposait encore d’un solide argument marketing. Celui de la proximité et du circuit court. Celui du plus court chemin entre le fidèle et le Bon Dieu.
Il avait retroussé ses manches comme pour marquer sa détermination à ne pas baisser les bras. L’œil bleu cristallin d’un azur matinal disait à lui seul la conviction de l’homme élu pour lever une armée de pèlerins prêts à le suivre sur la route du grand retour en grâce. Regard de l’homme seul au sommet de sa pyramide. Qui s’y tient sans orgueil. Il connaît sa nécessité. Il en mesure l’urgence. Il a besoin de voir plus loin que ce que dicte sa foi.
Le temps ne s’écoule dans un sablier que pour ceux nés pour le perdre. Sans jamais le retourner. Génie de l’anticipation de celui-ci qui sait que l’Histoire ne retient que la légende. Primat du récit sur le réel. Dont les ratures se confondront aux faits d’armes. L’hagiographe est un taxidermiste. Il caresse l’éternité dans le sens du poil. Pour Monseigneur Legrand, l’heure n’était plus aux lamentations stériles et aux mobilisations d’arrière-garde.
« Et vous croyez vraiment que nous allons sauver l’Église avec des “Manifs pour tous” ? Que tous ceux qui ont déserté nos églises pour s’affranchir de nos vieux codes moraux désuets, pour ne pas dire obsolètes, vont y retourner simplement parce que des cathos à barrettes dans les cheveux dénoncent les dérives de la PMA et de la GPA ? Et pourquoi pas revenir sur la loi Weil ?
Vous voulez vraiment qu’on nous compare aux vieux caciques de la Cour Suprême états-unienne quand elle vient d’annuler l’arrêt “Roe vs Wade” de 1973 sur le droit à l’avortement ? Au prétexte que celui-ci n’est pas inscrit dans une constitution rédigée en 1787 ?
Si vous voulez donner raison à tous ceux qui prophétisent notre lent effacement, lent, mais inéluctable à les entendre, il n’y a qu’à surjouer la résistance comme des dinosaures républicains qui se gargarisent de créationnisme dans leurs grandes messes évangélistes pour des sièges au congrès.
Merde, oui, pardonnez-moi cette grossièreté, mais nous avons le devoir de nous réinventer si nous ne voulons pas disparaître. Nous sommes en train de nous éteindre. Oui, il n’est que de nous compter sur les bancs de nos diocèses. La fameuse sixième extinction de masse, elle nous concerne aussi. Le vivant fout le camp et nous avec. Alors, je vous en conjure, si nous voulons contenir l’incendie de la sacristie, nous allons devoir nous mouiller la chasuble. »
Il s’interrompit alors. Et ferma les yeux un bref instant. En véritable horloger des silences. De ceux qui flottent longuement dans l’air. Comme d’invisibles points de suspension que rien ne saurait disperser. Ce silence n’était pas vide, il portait un souffle, une détermination. Celle du prélat qui avait gardé à près de 50 ans la silhouette du triathlète qui avait fait quelques podiums pendant son passage à l’ESSEC. Mais sa première arme de séduction, c’était incontestablement sa manière très théâtrale de conduire le verbe, sans affectation. Il ne semblait pas donner une opinion ou présenter un point de vue, il ouvrait un chemin. Dans cet équilibre parfait d’un surfeur australien sur sa planche, quand la vague apprivoisée sait qu’elle n’a plus qu’à obéir. Son verbe marchait sur l’eau.
Il ne regardait personne en particulier, les embrassant tous dans une vision qui allait au-delà de leur prévention contre toute forme de révolution de palais. Plus haut que la mêlée, il indiquait un cap, à la manière d’un pionnier en quête de terre promise. Quand il savait qu’il n’y avait plus que des friches et des terrains vagues à reconquérir. Le plasma des écrans avait remplacé le sang du Christ versé sur la croix. Le jeu avait tué le nous et le futile mis à l’index l’utile. Le divertissement était le nouvel essentiel, à en vider le ciel de sens. L’immédiat et l’éphémère donnaient désormais la mesure du temps. Le futur en avait été congédié. Sinon dans les imprécations des catastrophistes de tous bords qui avaient entrepris de terroriser l’Humanité. Ça commençait à sentir le roussi.
Réchauffement climatique, pandémies, tellurisme de la géopolitique des blocs à vocation hégémonique, militarisation hystérique de la planète, l’avenir avait une sacrée gueule de bois après les années d’abondance. Satan en personne était descendu sur terre. Mandaté par les plus hautes consciences occidentales pour annoncer le temps des pénitences. Restrictions, pénuries, privations et inflation au menu des petits branleurs écervelés saoulés de croissance. Fin de partie pour le pécheur consommateur insatiable. Putain de cure d’austérité. Et comment on allait le dégraisser, le gazier qui avait confondu le vivant avec son garde-manger ?
Satan tiendrait la trique. Il porterait la cravate de chefs d’État va-t-en-guerre et se gargariserait de l’algorithme vengeur. Tantôt expert indigné de bonne foi, tantôt escroc de laboratoire pour un quart d’heure de gloire. Il allait siffler la fin de la récré. On ne tarderait plus à baisser le rideau de fer sur les doigts de l’Humanité. Game over. L’enfer n’était plus promis aux mécréants par des religieux ultra-orthodoxes, mais par des hommes de sciences qui avaient pignon sur l’opinion dans les médias. Ça ne moufterait plus longtemps encore dans les chaumières.
Mais Pierre Legrand n’était pas du genre à joindre sa voix au chœur des pleureuses. Foutus pour foutus, toute retenue serait désormais une forme d’abdication. Il n’y avait plus de place dans l’arche pour les timorés. Il fallait réinventer l’espérance. La sortir des vœux pieux et des prières confites.
Chacun attendait. Avait-il achevé sa tirade ou bien laissait-il à chacun le temps d’apprécier sa dernière formule ? « Mouiller la chasuble ». Mais encore ? Au-delà du slogan marketing, comment regarnir les rangs quand chacun pouvait créer sa propre chapelle en ligne ? Et y aguicher le chaland désœuvré en quête de spiritualité en kit. À monter soi-même en se caressant le nombril. Comme chez IKEA, on pouvait choisir sur YouTube la gamme personnalisée d’aménagement intérieur de sa petite bulle égotique. Avec toutes les déclinaisons possibles de son développement personnel. De la couleur à la pointure. Le nouveau mantra, « Osez être vous-même », était tout de même plus vendeur que leurs austères dix commandements. À côté, le Bon Dieu n’était plus qu’un putain de ringard. Un baltringue de bazar. Démonétisé.
Monseigneur Legrand ne l’ignorait pas. Le silence ne pouvait se prolonger plus longtemps. Il fallait rebondir sur l’attente qu’il créait par une proposition qui répondrait concrètement à la question qui brûlait dans le regard de chacun. Comment arrêter l’hémorragie ? Comment éviter à terme l’état de mort cérébrale de la grande institution catholique ? Il y avait urgence. Le pape François ne venait-il pas d’aller demander pardon aux Amérindiens canadiens ? Pour crime de génocide culturel des enfants autochtones ayant subi un véritable lavage de cerveau dans les pensionnats de l’Église. Rien que cela. Les taches sur la chasuble commençaient à se voir. Il ne suffirait pas de la mouiller. Il faudrait la laver à grande eau des intégrismes de tous ordres. Et frotter sans ménagement pour se débarrasser des souillures les plus indélébiles. Tu parles d’un droit d’inventaire. La contrition du pape ne servirait au mieux que de cache-misère. Pierre Legrand venait d’avoir une idée.
« Puisque le Bon Dieu ne se vend plus, et que le Christ l’a trop été, il nous reste Marie. Imaginez mes amis une série sur Netflix. Une série dont l’héroïne serait Marie. Une sorte de Marianne républicaine, entre Jeanne d’Arc et Simone Weil. À la fois mystique et résistante, entre le Christ et Louise Michel. Une incarnation de l’engagement à défendre le principe du vivant contre les pulsions de mort. Éros plutôt que Thanatos. Une haute figure moderne, indignée exaltée comme Greta Thunberg, mais habitée d’une passion christique pour appeler les hommes à un sursaut de l’humain.
Qui s’adressera d’abord aux exilés dans la marge d’un monde sans pitié pour les plus faibles comme à tous ceux dont le marché piétine la dignité aussitôt qu’ils ne sont plus rentables. Tous les soutiers qui n’avaient que leur nombre pour la défendre, durs à la tâche que le néolibéralisme sauvage a fini par éparpiller pour mieux les cocufier. Et j’assume volontiers le mot. Ils ont troqué la morale d’une classe pour un mirage de prospérité qu’on leur a fait miroiter. Et puis ils se sont résignés à n’être rien comme leur a dit Macron et à ne plus subsister que dans des angles morts. Sans espérance, témoins muets, saoulés de barbaries en continu à l’écran. Avec Marie et son appel à la mutinerie des consciences, ils vont réapprendre à vivre ensemble. Elle portera le flambeau de la fraternité guidant les hommes vers le salut de l’Humanité. Elle ressuscitera le Christ. »
Pierre Legrand s’était arrêté, comme pour prendre le pouls de son auditoire. Avait-il poussé le bouchon trop loin dans sa proposition pour le moins ébouriffante ? Venait-il de se tirer une balle dans le pied ? Il y avait chez lui, comme chez tous les êtres de conviction habités par leur propre vision d’un monde meilleur, la sourde tentation du martyre. Que ceux qui ne veulent pas me suivre me pendent. Il avait bien conscience qu’il venait de tout miser sur un coup de poker. Il n’aurait pas sitôt tourné le dos qu’on saurait déjà dans sa hiérarchie ce qui venait d’être dit dans le grand salon de l’évêché. Mais il n’était pas d’une trempe à se raccrocher à une branche pour regagner la berge encombrée des suiveurs bêlants des certitudes consacrées. Il poursuivit donc sur sa lancée.
« Mais dans quel monde vivons-nous, gouverné par la cupidité du marché et ses manigances ! Comment convaincre le citoyen lambda de se serrer la ceinture pour sauver la planète quand il voit une coupe du monde de football donnée au Qatar ? Dans des stades climatisés à ciel ouvert. Quand ces mêmes stades ont été construits par des ouvriers en dehors de tous les principes fondateurs de notre droit du travail. Quand ce n’est pas en dehors même du respect des droits humains tels que les définit la charte des Nations unies. Le monde est régi par des règles édictées par ceux-là même qui sont les premiers à s’en affranchir. Selon le bon vieil adage populaire. Faites ce que je dis, mais ne regardez pas ce que je fais.
Et jusque-là, il suffisait de noyer l’escroquerie morale dans la propagande. Mais Dieu merci, si j’ose dire, les réseaux sociaux et des médias alternatifs ont changé la donne. La fabrique de l’opinion n’a plus le monopole de l’information. Même si nous voyons bien aujourd’hui que le pouvoir s’emploie à limiter l’audience de ceux qu’il juge les plus impertinents. Mais réduire le champ de leur parole n’est pas une réponse au désarroi des hommes abandonnés à leur solitude. Qui restent d’abord confrontés à un vide de sens, un gouffre existentiel en vérité. Qui peut les inciter à se tourner vers l’offre des opportunistes les plus fous pour le combler. »
Il s’interrompit à nouveau. Il sentait bien qu’il risquait de perdre l’attention de son auditoire s’il continuait ainsi sur le terrain d’un constat sociétal éculé. Tellement labouré qu’il n’y poussait plus rien. Mais en communicant rompu aux polémiques de plateau télé, il comprit que sa dernière phrase ouvrait une porte. C’est par là que Marie allait faire son retour en scène.
« Nous avons besoin d’une Marie incarnée pour redonner l’espérance à cette génération que nous avons perdue. Celle qui ne vote plus et se méfie de toute forme d’idéologie. C’est avec une Marie choisie parmi eux que nous allons montrer au monde que le Christ ne s’est pas sacrifié pour rien. Marie sera le porte-étendard d’une nouvelle utopie. Celle des hommes guidés vers un idéal de fraternité et de respect du vivant. Elle sera jeune et belle pour attirer l’attention. Elle sera aussi convaincante pour la retenir. Appelée à devenir une icône à l’écran autant qu’un messager dans la cité. »
La réaction ne se fit pas attendre. On l’applaudit. Une improbable standing ovation sur le parquet de chêne en point de Hongrie qu’avaient griffé les fers des souliers de nombre d’éminences. On se congratula, dans une sorte de pacte des conjurés. Adouber ainsi leur Bonaparte, c’était retrouver une part de cet épique chevaleresque qui les avait tenus éveillés autour d’un feu de camp aux grandes heures du scoutisme émancipateur.
L’évêque avait trouvé les mots capables d’exhumer des images enfouies qu’ils portaient à leur insu. Son verbe libertaire avait réussi ce prodige de tutoyer leur imaginaire, de l’apostropher en plein soleil. Des mots au chalumeau, rougis à la foi sans œillères, pour interpeller les consciences. Une langue pour redécouvrir le feu, celui auprès duquel les hommes s’étaient assoupis, abrutis de bombances, et dont la lumière promettait soudain d’éclairer le monde d’un jour presque neuf.
Chacun avait pu imaginer cette jeune fille hardie de l’utopie jaillir de ce feu, comme une Jeanne d’Arc incombustible bondissant d’un bûcher dans une bande dessinée. À en laisser les Anglais stupéfaits. Come-back de la pucelle incandescente de feu sacré pour raviver la flamme des dernières illusions de l’Humanité quand la planète aurait bientôt de l’eau jusqu’au garrot. En réhabilitant l’espérance, cette série était promise à un carton d’audience. Même les ados les plus réfractaires aux fréquentations de presbytère en redemanderaient. Marie qui n’était hier encore qu’une madone fissurée de craquelures de vernis sur des retables allait s’afficher sur des portables. Oui, ça pouvait avoir de la gueule.
Le casting serait évidemment essentiel. Il faudrait trouver la perle rare. Marie devrait être identifiable à l’écran parce qu’elle partagerait les mêmes angoisses et les mêmes aspirations que celles de sa génération. Son côté Greta, mais avec un zeste de Garbo. Mystique d’une part de mystère pour affirmer le surhumain de sa mission, rien moins qu’accomplir le triomphe des justes. Elle ne serait pas la mère porteuse d’un nouveau messie rédempteur, le Christ avait déjà donné, mais la matrice de toutes les bonnes volontés prêtes à assumer sans rechigner leur part d’universel. Ce fonds commun de droits censément inaliénables qui relie les hommes en tant qu’Humanité. Elle serait l’insolence de l’innocence à la table des argentiers et des puissants, tous affairés à ne tenir comptabilité des hommes qu’en régiments ou en rendements, de la chiourme réduite à de simples données brutes. Elle serait un caillou dans leur chaussure, jusqu’à l’avènement d’une véritable fraternité qui ringardiserait celle dont se gargarisent les frontons de nos monuments. Elle en appellerait au génie de l’esprit libre enfin capable de baptiser les étoiles sans cette folie de vouloir les épingler à un drapeau.
Oui, du casting de Marie dépendrait le succès de cette série. Cette ingénue déterminée devrait porter dans le regard une tension indéfinissable. Cette forme de supplément d’âme immédiatement reconnaissable au milieu d’une foule de semblables. Cette élévation du sentiment altruiste qui fait d’un être anonyme un être élu, spontanément reconnu, comme une évidence s’impose. Magie de ces insondables agrégations de charmes qui nous font dire que des fées se sont penchées sur un berceau. Si cette Marie existait, il faudrait la trouver.
La beauté de Marie ne devrait donc être qu’un symptôme de sa grâce. Elle ne suffirait pas à expliquer la puissance de son impact à l’écran. L’évêque savait qu’il est bien plus facile de séduire que de convaincre. Qu’on peut faire illusion un instant et puis ne rien laisser flotter dans l’air de son passage. Tandis que demeure toujours le mystère d’une densité de présence à courber le temps. À le tendre comme une voile d’artimon sur un vieux gréement à enfourcher les océans l’écume au sextant. Avec Marie, l’Histoire cousue de barbaries ne tiendrait plus dans son encrier. Son souffle d’alizé le renverserait.
Son mystère installerait sa légitimité à devenir la figure de proue d’une nouvelle congrégation laïque de fraternité, ouverte à tous les hommes, sans catégorie ni hiérarchie. Elle incarnerait une nouvelle espérance pour les damnés du futur qui refusaient encore de regarder ailleurs quand leur mémoire brûlait. Quand ils n’avaient plus que ça. Au bout de leur dépit d’avoir été trahis par ceux qu’ils avaient mandatés pour porter leurs voix dans les parlements. Elle les inviterait à être plus haut que leur ressentiment. Sans haine des misérables venus d’ailleurs, déjà prêts à les remplacer. Autant de boucs émissaires que leur désignaient d’habiles faussaires de promesses pour mieux surfer sur leur colère.
Elle serait là, la grandeur du petit peuple. Tous ceux que le marché avait dépecés de leur identité et désossés de leurs appartenances. Avant d’en disperser les miettes. Tous les maudits martelés jusqu’à la nausée de propagande pour les tenir au garde-à-vous des va-t-en-guerre à l’écran. Premiers comptables pourtant des barbaries commises par délégation quand ce n’est pas par procuration. Le chaos n’est bien souvent qu’un projet d’entreprise. Un marché de gros pour profiteurs de crise.
Marie rassemblerait les mutilés de l’espérance comme les mutinés de l’asphalte. Tous ceux qui avaient rêvé d’aller siffler la fin de la partie de Monopoly dans la salle des marchés où se joue le destin des invisibles. Elle galvaniserait par sa foi sans calcul toutes les consciences aiguës autant que résolues, regard exorbité sur l’abîme. Toutes coagulées par l’urgence de monter au créneau et d’imposer un droit de veto pour en finir avec des idéaux de casino, sinon de caniveau. L’abondance jusqu’à l’orgie et la gabegie. Jusqu’à l’absurde même et jusqu’à l’effondrement du système. Quand ses impatients promoteurs avaient été si incapables d’anticiper les conséquences de la fuite en avant de leurs modèles. Pourtant tous certifiés en béton armé par des experts de McKinsey.
Bref, dans ce nouveau club très fermé de guévaristes de la chasuble, quelques-uns se virent soudain en dignes héritiers de Dom Helder Camara, « l’évêque rouge » brésilien. L’enthousiasme visionnaire de Monseigneur Legrand les avait conquis. Ils n’en doutaient plus. Cette Marie aurait vocation à conduire la coalition des congédiés du grand soir et des disqualifiés d’un futur incertain, pour ne pas dire qu’il était en rade depuis qu’un virus et un Russe étaient passés par là. Elle apparaîtrait comme mandatée pour s’adresser à tous les hommes prêts à entrer la fleur aux dents dans le nouvel ordre de la fraternité comme unique commandement. Et qui d’autre que cette Marie portant au culot un vieux brûlot catho pour interpeller une Humanité désemparée sans lui faire la leçon et sans désigner les bons et les méchants ? Oui, qui d’autre qu’elle pour incarner une nouvelle espérance ? Monseigneur Legrand se caressa à nouveau le menton. La première partie de son pari semblait gagnée. Cette Marie pourrait bien réussir à éteindre l’incendie.
Il ne doutait pas par ailleurs qu’il saurait convaincre l’archevêque. Le pape François lui-même ne pourrait qu’approuver une telle initiative. Tout valait mieux que rester les bras croisés à regarder les murs des églises se lézarder en baissant les yeux. Vouloir changer l’état du monde, même quand celui-ci semblait désespéré, c’était son côté Fitzgerald. Oui, avec Marie, il appellerait à un sursaut des consciences plus haut que l’ego de chacun. Il en allait du destin commun.
L’Histoire de l’humain révélé restait à écrire. Il ne s’arrêterait pas au décret de son époque quand l’Église était menacée d’être placée en redressement judiciaire et le Bon Dieu déclaré bon pour le container. Obsolète le barbu austère. À côté de la plaque. Il finirait par tomber dans l’égout, en couverture de Charlie Hebdo, pour amuser le Charlie de galerie. On ne coupait pas de tête pour ça. Bon pour le cimetière des éléphants, l’ubiquitaire, resté trop longtemps dans sa tour d’ivoire. Cynisme du dérisoire, à tenir son mystère dans l’encensoir. À la ramasse le Jéhovah, sonné par des versets déversés comme on sème le vent. Tout foutait le camp. Ne tenaient plus la boutique que des prêtres venus d’Afrique noire. Fin de l’Histoire ? Sûrement pas quand il avait claqué la porte d’une carrière prometteuse chez Goldman Sachs pour auditer la sacristie.
Il ne s’agissait pas pour lui d’un suicide social comme on lui avait reproché dans sa propre famille, mais d’une véritable quête de sens. Introuvable dans la finance. Moins de 2 ans après s’être installé dans la City des ogres du trading haute fréquence, le mystère de la foi lui était apparu comme bien plus puissant que celui des algorithmes. Absolutisme de constructions mathématiques réduisant toute spéculation humaine à des structures et à des modèles. Le pécheur ne serait bientôt plus qu’un papillon de nuit pris dans une toile. Condamné à ne plus s’agiter qu’aux bruissements de ses mailles et à ne plus y exister que dans leurs interstices.
Exit le golden boy, il entra alors au séminaire. Il porterait la chasuble pour monter en chaire comme d’autres bien plus tard porteraient le gilet jaune pour tenir banquets aux ronds-points. À chacun sa croisade. Il se promettait alors d’encourager la désobéissance civile chaque fois qu’elle serait le seul moyen de résister aux abus de pouvoir des élites. Devoir de conscience auquel depuis toujours presque tous renoncent au prétexte qu’on n’a jamais vu de colibris revenir de l’incendie. L’inhumain tient l’Histoire à la gorge.
Cette résignation assumée agit pourtant comme un consentement tacite à la dictature des prédateurs. C’est elle qui fige le monde dans le statu quo barbare. Comme le renoncement à oser peser sur le cours de son destin condamne l’homme à n’être jamais que ce à quoi il se croit assigné. Tandis que pour l’évêque d’Autun, la foi reçue comme un mandat était un levier capable de soulever le réel en plein ciel. De libérer le pénitent du fardeau de sa pierre, portée comme une croix, croulant sous son poids, écrasé par sa propre échéance. Étourdi d’un ennui qu’il tente depuis toujours de noyer dans le mirage de ses addictions. Accablé de vertige aussitôt qu’il ouvre dans un éclair de lucidité les yeux sur l’abîme de sa propre vacuité. Un puits sans fond qu’il habite des voix qu’il entend.
On ne peut donc comprendre un changement de trajectoire sociale aussi radical que dans le refus de Pierre Legrand, alors jeune trader prometteur, de se résigner à ce qu’il désignera plus tard comme « l’état immonde du monde » pour répondre à une journaliste sur un plateau télé. Expliquant qu’il avait quitté les tours aux murs de verre des banques d’affaires de Londres pour descendre dans la cale. Pour s’y cogner au réel des débarqués du pont, abandonnés par la providence. Qui n’était déjà plus que celle d’un État surendetté ne se survivant qu’à crédit, jusqu’à hypothéquer l’avenir des générations futures. Il avait trouvé là, accumulées dans les sous-sols, à y macérer, toutes les amertumes des maudits du moderne. Toutes les suffocations des déclassés, en deuil d’une conscience de classe confisquée par les élites néolibérales.
Le capital brutal piloté par des capitaines sans boussole de morale avait mis l’espoir aux fers. Aux yeux de celui qui allait jusqu’à se revendiquer banquier défroqué, le dividende n’était plus qu’un bûcher de vanités où s’embrasait le cœur des hommes. Ils s’y précipitaient avidement pour mieux s’y consumer. Et maintenant, il le savait, il n’était plus temps de se contenter de sermons rancis de naphtaline et de prières marmonnées par quelques paroissiens cacochymes dispersés sur les bancs, comme s’ils n’attendaient plus que d’y être empaillés.
La messe était dite. Notre-Dame avait brûlé. Tout un symbole. La cathédrale qui avait traversé 1000 ans de turbulences s’était enflammée comme une allumette. Comme si le Bon Dieu l’avait désertée. Rome avait perdu la bataille du sacré, engoncée dans ses lustres. Le Vatican n’était plus qu’un État vacillant, éclaboussé de scandales. Une multinationale plombée de trafics d’influences et de messes basses à décoiffer l’archange. Nu sous la pourpre des cardinaux intrigants qui l’avaient trahi en grande pompe. Tous judas pour un titre et une place au soleil de Saint-Pierre. Quand il est dans le fruit, le vers tue ses vertus. La puissance opaque du Saint-Siège les avait corrompues.
Lui qui citait encore Péguy pour mieux défendre sa foi. « Il faut toujours dire ce que l’on voit. Il faut toujours, ce qui est plus difficile, voir ce que l’on voit. ». Pour être juste, il fallait être capable de se coltiner au réel. Avoir le courage d’y plonger les mains, à en avoir sous les ongles. Oser le voir sans œillères et sans indulgence plutôt que de le promettre dans ce qu’il pourrait en advenir. Le politique comme le prêtre ne se survivaient pourtant encore qu’au moyen de promesses. Autant en emportait le vent. Quand lui aspirait à secouer le réel à lui faire cracher du sang. À lui faire rendre celui des innocents.
Avec Marie en porte-voix du Christ, à colporter sa parole de l’écran à la cité, il s’en irait, le chapelet à la main et la bible sous le bras, ferrailler contre tous les imposteurs de posture vertueuse. Tous les bonimenteurs de foire du trône, tous les faussaires des droits de l’homme et tous les petits branleurs avisés qui leur déroulaient le tapis. Et enfin contre la mafia en col blanc des affairistes de l’expertise bonne à reconfigurer le droit aux sévères lois du climat. Génie de l’entourloupe et de la manipulation pour refiler la patate chaude de ses débordements aux hommes du rang coupables d’inconséquence. Des salauds d’indigents pour tous les bien-pensants. Oui, il s’en irait, humble parmi les humbles, tonner la révolte des consciences.
Quand il se retrouva seul dans le grand salon où s’était tenue la réunion, l’évêque d’Autun resta un long moment à regarder par la fenêtre à deux battants donnant sur la place du Cardinal Perraud. Septembre avait déjà réduit le jour. Rue Chanoine Trinquet, des phares de voitures glissaient sur l’asphalte leur géométrie éphémère de coulées de lumière. Aussitôt emportées au hasard de leur destination. Des femmes, des hommes qui allaient quelque part, qu’il connaissait peut-être. Sans toutefois rien savoir de ce qui les habitait vraiment. Condamné à ne tutoyer que des ombres quand la vérité de l’intime se dérobait. Quand l’essentiel manquait à l’appel. Consciences lentement murées par les injonctions des nouveaux satrapes qui réduisaient toute forme de questionnement des interdits de la pensée unique à une vulgaire déviance complotiste, sinon identitaire. Harcelé à la terreur climatique quand elle n’était pas sanitaire, le pénitent s’en allait hagard, titubant sous le poids de son empreinte carbone.
L’inconséquent écervelé avait fini par vider le ciel de son sacré pour l’encombrer de son CO2. En comparaison, le péché originel de la pomme croquée par le premier garnement de la planète n’avait été qu’une aimable entorse au brouillon de code pénal que le Bon Dieu avait punaisé sur l’arbre. Une coupable incivilité de notre espiègle Adam, certes, mais pas de quoi botter un chat. Tout au plus pouvait-on déjà observer chez notre premier de cordée de l’Humanité quelque trait d’une nature réfractaire à l’autorité. Rien à voir toutefois avec ses descendants. Des gaziers qui menaçaient désormais toute la lignée même par leurs émissions de gaz à effet de serre. Autrement dommageables pour l’avenir de l’erectus connecté qu’un simple chapardage dans le verger défendu.
Il sourit à cette pensée. Il faisait maintenant presque nuit. Dans le centre-ville, les lampadaires étaient allumés. On avait baissé les rideaux de fer des boutiques qui avaient survécu aux confinements. Les employés de bar rentraient les tables désertées par les clients. La saison était terminée, le trottoir allait être rendu aux piétons. Les terrasses qu’on y installait l’été ne faisaient pourtant pas l’unanimité. Des riverains s’en étaient même plaints à cause des nuisances sonores. Mais la mairie n’avait pas donné suite. Cette annexion d’une frange de domaine public n’était rien moins que la proposition d’une nouvelle convivialité urbaine. Les mauvais coucheurs n’avaient qu’à prendre sur eux. Le vivre-ensemble était encore en chantier. Insomniaques ou noctambules en escale pouvaient refaire le monde au verbe haut. En noyant leurs frustrations dans la bière plutôt que dans la prière. L’évêque ne le savait que trop. Le vin de messe avait la gueule de bois.
Quelques passants moins pressés auraient peut-être pu deviner une ombre en levant la tête. Mais ils marchaient le regard vissé au sol. L’air était déjà plus frais qui marquait la fin de l’été. Ils seraient tous bientôt rentrés chez eux pour regarder la télé. Avec les confinements, les audiences des séries sur Netflix avaient battu des records. Le coût de l’abonnement n’avait plus rien de dissuasif quand la TNT restait embourbée dans une offre affligeante de médiocrité. Pour ne pas dire de racolage. On y aguichait l’erectus à la testostérone de grande surface. On l’appâtait à l’impertinence rappée sous la capuche de marque. Choyée par un progressisme néolibéral qui caricaturait tous ceux qui ne lisaient pas Libération. Le moderne ne pouvait être que woke, laïc et mondialiste. Le conservateur n’était plus qu’un réactionnaire à moche tendance souverainiste franchouillarde. Un patriote revendiqué qui ne se cachait plus. Faut dire qu’il n’était plus seul en Europe, à en chatouiller les échiquiers. Les grands médias subventionnés pour le disqualifier du débat n’avaient plus besoin de le chercher. Il leur faisait un bras d’honneur dans l’isoloir.
Il est vrai qu’il était alors de bon ton de hausser le front républicain pour vilipender tous les obscurantistes ennemis du vrai progrès moral. Cathos des genres affirmés et populistes inquiets de voir Bruxelles grignoter leurs dernières prérogatives potagères. Leur jardin était déjà dans le viseur de ses commissaires. Pour qui la vie privée n’était plus guère qu’un simple alinéa du subsidiaire. Technocratie de la serpillière pour nettoyer le vieux monde de ses lubies libertaires. Et tant pis si pour sauver la démocratie il avait bien fallu passer des artères parisiennes au karcher. Pour en évacuer quelques vindicatifs Gaulois réfractaires, des patibulaires qui prétendaient alors s’inviter au banquet des bien-pensants de belle lignée. Tout à s’exaspérer des outrances de gueux mal embouchés, des traîne-savates tout juste bons à battre le pavé sur l’asphalte. Des conscrits de la rouspète qui avaient pris la grosse tête sur les Champs Élysées, à coups de LBD, en pleine tronche.
Riposte à la hussarde des gardes mobiles dépêchés sur place. C’est que nos élites autoproclamées héritières des Lumières les voyaient menacées d’extinction par la canaille des lotissements du fin fond. Bref, il ne manquait pas alors de petits procureurs pour chasser les sorcières du récit empaillé. Et tous nos porteurs d’eau de la pensée bien repassée de veiller au bon grain. Tous bourgeois des villes à railler l’ivraie des bouseux des champs. Il y avait bien un nouveau catéchisme dans la cité. Et une inquisition médiatique pour clouer au pilori tous ceux qui boudaient la doxa des maîtres-penseurs de salon. Censeurs tenant tribune aux balcons de la fabrique de l’opinion.
Tandis que le paroissien branché s’était reconverti à Netflix. Il en avait soupé des téléfilms qui condensaient le pseudo réel au kitch d’une galerie de clichés. Avec en tête de gondole son flic en civil. Jamais le dernier à taquiner la bouteille. Rupture mal digérée, l’œil grave et la barbe de 3 jours, type viril débonnaire. Une équipière toujours à ramer dans une galère sentimentale, regard à surfer le vague à l’âme. À chavirer la chaloupe du loup de mer en cale sèche, mâle dominant revenu de tout, avec quand même un vieux fond de sentiments pour l’hiver. À réchauffer au feu de cheminée, tamisé du déshabillé. Il y a du doux en réserve chez ce faux dur. Sourire de l’ange sous les crocs du macho mal dans sa peau. Du #MeToo profil bas, pas le genre à bouffer du beffroi, du bon gars.
Le scénariste de ce genre de produit en maîtrisait le format. Il savait faire vivre à l’écran notre desperado de la veuve et de l’orphelin. Un kleenex dans la poche, toujours propre. Au cas où, des fois que sa collègue aurait eu besoin de faire fuiter une larme, à petites doses de confidences. Genre qui ne se disent que du bout des mots, à fleur de peau. Discrets effleurements à faire monter la tension, à en fendre l’armure jusqu’au troisième bouton de son chemisier. Dans les scénarios torchés au rouleau pour distraire la ménagère entre deux âges, la machine à café faisait office de divan. C’était autant de gagné sur le budget de production quand il fallait serrer les coûts d’une télé abattage qui devait occuper l’antenne sans débander. Autant dire que la TNT était déjà moribonde quand le monde à la sauce Netflix a débarqué dans les lotissements après avoir squatté les cités.
L’évêque d’Autun qui n’avait pas de télé dans son appartement de fonction en était convaincu. La révolution morale ne pourrait plus se passer de l’écran. Il le pensait par intuition autant que par ce qu’il retenait de ses lectures et de ses échanges. Attentif à toutes les questions qui touchaient au plus près le quotidien de son diocèse comme à tout ce qui alimentait les conversations aux derniers comptoirs. Quand le zinc y était encore une forme de confessionnal. On s’y libérait de son poids de mauvaise foi. On s’y consolait à la tournée générale de ses abdications. Mais, promis, juré craché, ça allait chier. Le réel ne perdait rien pour attendre. À la prochaine tournée, on lui rentrerait dedans. Pour sûr.
Il en souriait. Il les connaissait bien. Autant d’invisibles qui ne se reconnaissaient déjà plus qu’à des lambeaux de mémoire ouvrière. Et n’entraient plus dans une église que pour un enterrement. Mais ils se retrouvaient dans le tumulte des récits, ébahis par les péripéties de héros dont les vies n’avaient rien de longs fleuves tranquilles. Leurs turbulences leur offraient alors d’échapper aux enfermements de leur propre existence. En la dopant à l’épique des séries, ils pouvaient s’affranchir de la servitude de ses routines.
Quand les fictions low cost de la TNT, sans ressort que des rebondissements poussifs de poncifs, étaient déjà condamnées aux miettes de l’audience. Vouées à perdre même celle des désœuvrés du canapé, pourtant leur fonds de commerce, qu’elles avaient trop négligé. Une télé au rabais pour un ramassis de zombies nomades de la télécommande qui déambulaient sans cap dans une nébuleuse de chaînes. Zappant d’un canal à l’autre, jusqu’à l’overdose de pubs pour de l’Apéricube en tube. Sans jamais renifler la vaseline. Pour finir par ronfler d’ennui, le cou tordu et la bouche grande ouverte, comme on meurt.
Le marché l’avait compris. Qui avait proposé une nouvelle approche marketing de son offre appelée à devenir un fait social majeur. Le client était prêt à payer pour un spectacle à la mesure de ses attentes et de ses fantasmes tenus à vif sous les injonctions de la modération. On allait lui en donner à le tenir éveillé tard dans la nuit, en haleine, le souffle dans un étau, sans temps mort. Les nouvelles figures héroïques de son quotidien allaient le booster à l’adrénaline, le décoiffer grave comme on disait alors aux sursauts de ces héros jamais aussi braves que quand ils en bavent. Fallait bien ça quand ses dernières illusions se cognaient déjà aux murs d’un futur en carafe. Le réel ne tenait plus la cadence. Avec les séries, il reprenait la main sur son train-train, l’imaginaire à guichets fermés.
Mais le plus dur restait à faire. À quoi ressemblerait cette série sur Marie ? Quel pitch présenté à sa hiérarchie ? Comment éviter les pièges du dévoiement de l’idée originelle ? Autant de questions auxquelles Pierre Legrand allait devoir rapidement trouver des réponses. Avant même de contacter Netflix, il lui faudrait un projet complet à défendre auprès du cardinal. Marie en serait la pierre angulaire, mais il n’était pas question d’en faire un simple produit marketing. Marie ne serait jamais la nouvelle tête de gondole d’une Église 2.0 en drive-in. Elle affirmerait au contraire le retour aux sources du message du Christ. Elle porterait une espérance dans les territoires désertés par les grands mythes de la modernité, des banlieues déshéritées colonisées par des punaises de lit. Faut dire qu’on se grattait sévère chez les maudits du logis infesté. Tandis qu’une technocratie de blancs-becs ne voyait plus d’avenir pour l’Humanité que dans l’urbain et le high-tech.
Ni de droite, ni de gauche, ni bien sûr en même temps. Pas question de laisser Macron tenter de la récupérer. Marie devrait être inclassable tant elle serait improbable. Elle serait la représentation moderne et vivante de l’eucharistie. Une lumière divinement humaine pour éclairer les hommes sur un chemin de fraternité. Elle déborderait de l’écran pour inonder la cité de son appel à leur grande réconciliation. Rien que ça. Pas de doute, il avait fumé la moquette le curé. Il était même sacrément allumé, comme on le soupirera quelque temps plus tard à l’Élysée. Quand il s’affichera à la télé avec un calumet de la paix.
Le pari était pourtant là tout entier. Faire d’une héroïne de série une icône de fiction autant qu’une égérie dans le monde réel. L’incarnation d’un idéal à défendre pour toute une jeunesse en quête d’une figure de proue pour la guider vers l’humain révélé. Il faudrait retenir cette formule, assez lâche pour que chacun pût y mettre sa propre représentation. Comme un slogan de campagne présidentielle. Avec la fraternité cool, ça roule, ma poule.
Marie l’affirmerait. L’humain révélé dans son universalité permettrait la cohabitation apaisée des multiples communautés. Le moderne qui avait confisqué le sacré allait le réhabiliter sur Netflix. Le Christ méritait bien son créneau sur les canaux du récit affolé du tempo. N’avait-il pas inventé les premiers influenceurs, qu’on appelait alors apôtres ?
Avec lui, Marie serait la voix de tous les abîmés et des laissés pour compte. Des hommes abandonnés, suivant depuis toujours le destin des sans gloire à survivre sans gémir dans l’ombre d’un purgatoire. Et de tous ceux encore qui n’attendaient plus rien, gisant à ciel ouvert à côté de leur chien. Et de tous ceux enfin qui ne seraient jamais qu’éternels portefaix d’un marché d’abondance d’idéaux contrefaits. Invisibles aux aurores s’en allant se confondre au ventre grouillant des villes prêtes à les digérer. Soutiers des aubes grises au soir défigurés par l’inlassable effort. Tant d’humbles s’évertuant à se taire aux longs jours sous le joug implacable de leurs nouveaux seigneurs.
Elle s’adresserait à tous les misérables, aux sans grade, aux exclus d’un monde impitoyable. Aux hommes sans qualités bonnes aux lois du marché. Aux déchus, aux sans grâce, à tous les écorchés promis à ne connaître jamais que la souillure des cales ou à brûler leur ombre à faire pousser des villes au soleil vertical. Et à tous ceux encore qui marquaient leur exil dans l’envers du décor, grillage des graffitis au béton de leurs tours. Cauchemar des maudits entassés aux taudis des marchands sans scrupules de sommeil à crédit. Marie serait là, elle leur tendrait la main. Tous dignes qui ne voulaient qu’un toit où coucher leur corps las. Et tous déjà si vieux d’avoir depuis toujours battu le cœur du monde debout au petit jour.
Elle colporterait l’espérance d’une nouvelle Humanité. Saltimbanque de la paix, son message ne laisserait personne sur le bord du chemin. Chacun devrait pouvoir l’entendre. Portée par la clameur inarrêtable des écrans, cette improbable Marie de bande dessinée irait frapper à la porte de tous les résignés à n’attendre plus rien. Destin marqué du sceau de l’implacable augure désignant les perdants, floués jusqu’à l’os par les promesses de la grande illusion du progrès émancipateur. Des recalés au grand bond en avant effacés par l’Histoire qui n’a pas le temps de s’y arrêter. Des hommes toujours vaincus et tellement semblables, à pouvoir les confondre. Marie l’insurgée leur redonnerait un visage et un nom, elle les réhabiliterait dans la dignité de leur singulier. Tous seraient conviés au grand banquet du nouvel ordre de la fraternité. Et tant pis si ce n’était qu’une chimère.
L’évêque pourtant n’en doutait pas. Cette Marie incarnée éclairerait le monde d’un soleil de minuit à chanter sous la pluie. Elle allait mettre le feu à un ciel bien trop encombré et bousculer les consciences mises au silence sous le bâillon des bienséances de circonstances. Un bidon de quintessence humaine tenant le briquet pour allumer le feu à la grande fête de l’Humanité. Pour faire chanter en chœur les hommes repentis de trop de vanité, le coude levé pour trinquer à leur dignité retrouvée. Ils pourraient à nouveau rêver haut.
Oui, pour l’évêque d’Autun, le temps ne serait jamais à la résignation, à gober sans broncher l’imposture d’idéaux de bassecour cent fois réchauffés. Le politique avait échoué par défaut de projet de long cours, par manque de courage moral, aussi pour aborder la question de la redistribution de la richesse produite. Il n’était de fait que la courroie de transmission du marché, un simple laquais. On confiait à des élus un pouvoir exorbitant sans avoir jaugé au préalable leur capacité à l’exercer. Imprévoyance de la démocratie.
Il sursauta. On avait frappé à la porte. On s’inquiétait de ce qu’il n’avait pas dîné. Aucune lumière ne filtrait sous la porte. Ce silence dans l’obscurité du grand salon avait fini par inquiéter son secrétaire. Il avait quitté la réunion en dernier et ne l’avait pas vu ressortir. Pierre Legrand alla ouvrir la porte. « Oh, je suis désolé. Après cette réunion, j’ai ressenti le besoin de réfléchir. De savoir si je ne m’étais pas laissé emporter par une simple image. On ne fait pas une série avec une image. » Il s’interrompit pour interroger le regard de son interlocuteur. Tout autant un confident qu’un ami. Il avait toute confiance en lui. Il était évident que celui-ci n’attendait que de pouvoir dire ce qu’il avait pensé quand Marie avait été convoquée dans ce brainstorming de crise.
« Bien sûr, ce n’est encore qu’une idée, mais nous n’en avons pas d’autres. Rien pour enrayer l’exode de nos paroissiens vers de nouvelles chapelles virtuelles. Les grands mythes du christianisme ont vieilli. Nous n’avons pas su les adapter à la modernité, aux technologies et au réalisme brutal du marché. Nous avons eu peur de monter dans le train des grands basculements de civilisation. Par crainte de nous déjuger ou de nous dévoyer. Mais ce fut sans doute notre erreur historique. Nous adapter ou disparaître, et vous l’avez vous-même rappelé tout à l’heure. Je ne fais en fait que vous citer. Il faut garder votre idée de série, la travailler et la développer jusqu’à faire vraiment exister cette Marie. »
Les semaines qui suivirent, Pierre Legrand quitta très peu l’évêché. Il fit annuler la plupart de ses rendez-vous non essentiels ainsi que plusieurs visites inscrites à son agenda. Il fit installer une télé dans son bureau et passa une bonne partie de ses journées et même de ses nuits à regarder des séries. Il commença par les grands classiques du genre, « Game of Trones » et « House of Cards ».
Il se souvint que Netflix avait décidé d’arrêter sa série avec Kevin Spacey après que plusieurs accusations d’agressions sexuelles eurent visé ce dernier. L’affaire Jeffrey Epstein qui finira par se suicider en prison avant son procès n’avait évidemment pas contribué à redorer son image. Le pilote privé de longue date de Jeffrey Epstein, Lawrence Paul Visoski Jr, affirmera en effet au cours du procès de Ghislaine Maxwell qu’il avait lui-même conduit la star américaine dans un jet privé nommé « Lolita express ». Il n’avait pas été possible d’éteindre l’incendie médiatique que ce déballage d’informations gratinées allait provoquer dans une Amérique redevenue puritaine. À la bible et au fusil d’assaut à portée de main dans le pick-up. Déjà prête pour le retour de Trump aux affaires.
L’icône de « House of Cards » tombée en disgrâce après autant de révélations sur ses comportements de prédateur sexuel avait pourtant été reçue en compagnie de Ghislaine Maxwell à Buckingham Palace en 2002, et ce à l’initiative du Prince Andrew, un proche de Jeffrey Epstein. Le second fils de la reine Elisabeth II n’évitera un procès qu’au prix d’un arrangement financier avec une certaine Virginia Giuffre qui l’accusait d’agressions sexuelles alors qu’elle était encore mineure. Crimes au regard du droit qui avaient été commis au cours de ces parties fines qu’organisait Ghislaine Maxwell pour son mentor Jeffrey Epstein. Bref, avec Andrew, il y avait des épines sur la couronne d’Angleterre. Netflix finira tout de même par gagner son procès contre son acteur doublement oscarisé pour « Usual suspects » et « American beauty ». Game over pour la star.
On ne tomberait pas dans ces ornières version hard de « Sex and the city » avec le personnage de Marie. Il ne laisserait place à aucune ambiguïté. Elle serait dans sa nature profonde identique à ce qu’elle donnerait à voir à l’écran. Sans double jeu. Une immaculée de l’âme, un être solaire éclairé de lumière intérieure. Un jaillissement de sincérité à saisir tous ceux qui croiseraient son regard et pourraient y lire l’évidence de sa vocation à se tourner vers les déshérités de l’espérance. Une sainte doublée d’une folle, de celles que les chimères portent au bûcher, comme on s’en inquiétera plus tard dans Libération.
Et puis il continua son voyage dans des séries cultes. Ainsi découvrit-il « House of the Dragon », « The Witcher », « Stranger Things », « The Crown », ou encore « Chronique de Bridgerton » pour finir par la série la plus décoiffante de toutes : « Squid Game ». Une hyperbole glaçante de réalisme visionnaire de la brutalité ultime du marché. L’acmé du genre à la sauce coréenne. Il ne s’épargnait rien, cherchant à comprendre comment les scénaristes s’y prenaient pour piéger l’abonné avec une telle efficacité. Il avait besoin de découvrir les « trucs » qui leur permettaient de scotcher à coup sûr les publics du genre. Même si le succès de ces séries s’expliquait d’abord par un solide argument commercial. Avec Netflix, l’abonné en avait plus que pour son argent en matière d’offre.
Génie du marketing de l’addiction. Qui était d’abord celui du script. Le principe premier de la structure narrative de ce type de récit était de maintenir une tension pour retenir une attention. Rien de neuf jusque-là. Mais les personnages récurrents semblaient tellement crédibles par la psychologie même de leur caractère qu’ils pouvaient évoluer sans se diluer dans le temps, à en devenir presque familiers du spectateur. Qui éprouvait alors le sentiment de les connaître au point de pouvoir spéculer sur leur destin dans la fiction. Et notre balèze de l’hypothèse de pouvoir dès lors s’y identifier sans modération.
De telles incarnations biberonnées aux possibles du plausible traversaient ainsi des saisons entières sans risquer de lasser le client, embarqué au long cours dans des histoires taillées sur le fil du rasoir par la mécanique clinique même de leurs rebondissements. Des fictions dont le tempo suivait ainsi une succession de détournements des excès du réel, un vivier d’avatars par anticipation de ses extravagances ou par simple extrapolation de ses outrances. Il n’y avait qu’à piocher dedans. Avec les séries, l’abonné de Netflix avait son jeton d’entrée dans un réel augmenté, transfiguré, mais toujours vraisemblable.
Performance de l’écriture par la magie d’un dédoublement du singulier. Le sujet qui observait l’objet série pouvait s’y projeter jusqu’à s’y retrouver presque impliqué. La puissance du récit tenait tout autant de ce qu’il donnait à fantasmer que de ce qu’il donnait à voir. Son addiction faisait de l’abonné une sorte de protagoniste suppléant, sur le qui-vive, un complice par immersion en coulisses. Facétie d’un inconscient habile à brouiller toutes les pistes qui le conduisait à se sentir comme investi du pouvoir de peser sur le cours même de la série. Toute la puissance du scénario était là. L’abonné devenait par sa fidélité même à la fiction une sorte de figurant de l’ombre, un remplaçant par délégation.
Par la sophistication même de sa construction, la série désincarcérait l’abonné de sa propre réalité. Elle faisait du résigné un conquérant et du gentil un insoumis en adoubant ses héros. La fiction était devenue son nouveau sacré. Elle l’ouvrait à un monde parallèle capable de suspendre ses aliénations, piégé entre le tragique de sa condition de mortel et la conscience de son absurde. Écartelé entre un désir de surhumain et les besoins de la bête qui l’assignaient à n’être qu’un simple bovin régurgitant son foin en regardant passer les trains, il n’avait même plus besoin de choisir. Avec Netflix, il les prenait en marche, à la volée. Ivre de ne pas rester les deux pieds dans le même sabot à remâcher ses velléités.
Pierre Legrand comprenait ainsi le succès des séries. Par leur pouvoir de suggestion, elles donnaient à l’abonné le sentiment d’échapper, même provisoirement, aux exigences de ses configurations sociales, accablé de sa propre indétermination par nature. En le tenant dans une sorte d’hébétude hypnotique, la fiction l’étourdissait au brouhaha des multitudes de son inconscient. Elle le précipitait au milieu de tous ses autres fantasmés, ses avatars idéalisés capables d’exalter ses pulsions de vie en dehors de toute morale. Avec eux, il n’y avait plus ni bien ni mal. La série le plongeait dans un abîme de doubles improbables où il pouvait exister très au-delà du périmètre de ses attributions.
Vertige du singulier emporté par son pluriel. Avec Netflix, l’abonné n’était pas seulement un spectateur, c’était aussi un témoin, nourri de ce qu’il savait déjà et conscient de ses limites. Il n’était pas le « deus ex machina » de l’intrigue. Il ne créait rien et s’accomplissait pourtant. Retranché dans son exil, l’œil rivé au judas d’une porte. Celle qui sépare toujours la fiction du réel. Une simple porte dont le génie de la série pouvait à tout moment faire sauter les gonds. Sublime arnaque qui faisait ainsi de l’abonné un voyeur voyageur débarqué dans un réel de substitution. Quand le vieux monde basculait sur son socle, la série en bousculait les règles. Elle poussait ses codes dans les cordes. Avec Netflix, l’abonné était un rebelle de l’échappée belle, une sentinelle aux frontières du réel.