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Nous sommes en 1920. Simon, jeune paysan, est piégé par sa foi. Devenu prêtre, la confession lui ouvre les yeux sur lui-même et la faune de ce petit village québécois. Cependant, il est séduit par Marielle, l’épouse ingénue d’un notaire débauché qui modifie les testaments de ses clients. Ce dernier, déchu et trompé, s’enfuit en Angleterre et n’a qu’une obsession : se venger du vicaire Simon. Avec l’aide de Rocco et deux amis, l’un neuroscientifique, l’autre psychiatre et hypnotiseur, Simon mène une lutte acharnée au nom de la vérité. Parviendra-t-il à déjouer les desseins funestes du notaire ?
À PROPOS DE L'AUTEUR
Denis Messier pense que la mission de l’écrivain se résume à exposer ce que l’on n’ose dire, car les livres ouvrent l’esprit.
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Seitenzahl: 588
Veröffentlichungsjahr: 2022
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Denis Messier
Le vicaire
Roman
© Lys Bleu Éditions – Denis Messier
ISBN : 979-10-377-5055-6
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Prologue
Toutes idées inculquées dès l’éveil de l’esprit deviennent instinctives. L’essence de l’instinct est qu’il est obéi aveuglément. Voilà pourquoi Simon devint vicaire, quasi-sorcier et dépositaire de pouvoirs insolites.
Prêtre, Simon a le pouvoir de lier et de délier (Mathieu 16,19). Entendre et absoudre les fautes de ses ouailles l’amusent et l’éduquent. Cependant, quelques crimes confessés interrogent sa conscience.
Si la confession confirme la magnanimité du Seigneur et dévoile les dessous scabreux de la société, c’est aussi par ce sacrement que se révèle Marielle, épouse par contrainte d’un notaire crapuleux.
Ce conte tourne autour d’un mandat donné à Simon par un mourant, victime d’un notaire crapuleux et de sa bru, belle-fille assassine. Simon dénonce l’arnaque du notaire et lui pique sa femme, s’en faisant un ennemi acharné.
En fuite, le notaire ne chôme pas : vivant à Londres, il a affiné son art et anime un formidable Ponzi. Sans jamais cesser de mijoter sa haine et peaufiner sa vengeance, il solidifie sa base anglaise en épousant Eugénie, la fille cadette de Sir Schumpeter, l’un de ses premiers clients anglais.
Esquiver la vengeance de ce sinistre notaire demande détermination et imagination ; alors que Rocco l’aurait fait disparaître, comme il l’a réussi avec la bru assassine. Les moyens employés par Simon sont inspirés d’une étude visant à réhabiliter des Pitbulls de combat en toutous affectueux.
1
Trouvez-moi un curé pressé d’aller au paradis.
Pierre Perret
Depuis trente-quatre ans, le curé Joseph Adolphe Ribaud occupe le terrain. Berger attentif, il veille au salut de ces âmes éternelles, néanmoins frustes, que son évêque lui a confiées. Il n’avait que 25 ans quand il a célébré une première messe dans cette paroisse. C’était en 1901 : sans qu’on s’en inquiète, au contraire, la population mondiale venait de passer le cap du milliard ; Saint-Damien n’était qu’une bourgade étalée le long d’une rue étroite et tortueuse, collée à la rivière aux Brochets. Tout le long de cette rue unique, flanquée de trottoirs en bois de cèdre, de nombreux commerces avaient fleuri, pour se faner au cours des années. Jusqu’en 1935, les chevaux se désaltéraient dans un abreuvoir, creusé dans un bloc de marbre blanc, mis au milieu de cette rue unique. Progrès ou déclin, Omer Ferland avait, déjà, en 1925, violé la quiétude de la paroisse, avec la première pompe à essence à cadran, Shell.
Aujourd’hui, en 1935, les trottoirs sont en béton et le clocher de l’église s’élève bien au-dessus des plus grands arbres. Maintenant que la carriole a cédé le pas à la voiture Ford, on plante quelques fleurs dans l’abreuvoir désaffecté. Homme de son temps, le curé Adolphe est propriétaire d’une Ford V8, modèle 40-760, 1933, que 85 chevaux propulsent en pétaradant leur mécontentement. Comme au temps des indulgences, l’un de ses paroissiens la lui a offerte, croyant s’acheter une place au paradis.
Afin de conserver une certaine bonne humeur dans l’exercice de cette profession qui ne lui convient plus, Adolphe s’autorise quelques discrètes entorses aux vœux sacerdotaux de pauvreté, d’obéissance et de chasteté. Au cours des ans, il a dû apprendre à se retrancher derrière un cynisme pragmatique, dont l’humour, son fils bâtard, est aussi biscornu que la conscience collective de la paroisse ; qu’Adolphe compare à celle d’une bande de babouins en rut. Un cynisme, exacerbé par trente-quatre ans de messe quotidienne, soit plus de 12, 444 cérémonies, tenant compte de deux offices les jours de Noël. Abruti par cet excès de liturgie, la sérénité d’Adolphe est à peine troublée par les milliers d’heures, passées à écouter les confessions de son troupeau de babouins, qui ne trouve rien de mieux, pour tromper le temps qui coule aussi lentement que la rivière aux Brochets, que de se livrer à une multitude de petits plaisirs ; que l’Église se doit d’interdire, au nom du libre arbitre.
Cartésien, Adolphe compile des statistiques qui révèlent une recrudescence de la masturbation, fornication, inceste, violence, pédophilie et de l’alcoolisme. Ses ouailles ne s’accusent de ces peccadilles que lorsque contraintes par l’appréhension d’un châtiment d’une violence extrême, administré par un dieu, qu’ils nomment tout de même : « Bon Dieu ».
Maintenant que l’extase provoquée par la réalisation de sa vocation s’est dissipée, une tout autre réalité fait jour. Contre une vague promesse de vie éternelle, Adolphe a accepté de consacrer sa vie entière au service d’un dieu, que seuls quelques aliénés mentaux prétendent avoir aperçu. Il se prend à questionner, à remettre en cause. Est-ce que la nature et ses lois ne pourraient pas mieux définir la vie, la mort et surtout l’après-mort de l’homme ? Il cherche des réponses : certains auteurs, qui ont miraculeusement survécu au fanatisme religieux des siècles précédents, expliquent la présence de l’homme dans l’univers sans avoir recours au mysticisme. Certaines de ces théories lui semblent préférables à celles imposées par les religions qui enfouissent leurs interprétations sous d’audacieux fouillis de dogmes plus que complaisants. Des dogmes fragiles, que la menace constante de l’anathème doit protéger contre le moindre assaut.
Adolphe s’inquiète aussi de cette autre énigme qu’est le libre arbitre, clé de voûte de toutes les religions : ce présumé pouvoir qu’a l’homme de contrôler sa volition, de déterminer sa destinée et de différencier le bien du mal. Quoi qu’ait pu en penser Saint-Augustin, l’inventeur de cette imposture qu’est le « libre arbitre », les interminables heures passées au confessionnal ont amplement prouvé à Adolphe Ribaud que l’homme ne décide que de très peu. Lui-même en sait quelque chose. Est-ce que l’homme peut vouloir ce qu’il veut, ou lui serait-il impossible de décider ce qu’il désire vouloir ? Si le cerveau est censé être le centre vital de la pensée, quel en est le mécanisme ? Enfin, Adolphe est bien perdu dans ses pensées.
Adolphe est encore plutôt bel homme. Il affiche une carrure imposante, de magnifiques rouflaquettes roussâtres, des cheveux épars, un œil égrillard sous des bésicles dorées. Il fait valoir ce gras-double bedonnant et bien en chair que produisent des années de bonnes bouffes. Sa recherche des plaisirs de la table lui a permis d’atténuer son deuil d’une autre vie plus naturelle, confie-t-il à Clovis, son seul ami et confesseur. Comme plusieurs de ses confrères séminaristes, à la suite d’une brillante performance en Philo II, il a aveuglément suivi « la voie que lui indiquait le seigneur » ; incessante ritournelle, cher à son directeur de conscience. Il sait maintenant que son centre décisionnel ou son libre arbitre a été éhontément manipulé : autant par ce sergent recruteur de prêtre que par sa propre mère, et cet ascendant culturel qu’a la religion sur le pauvre peuple.
— La raison doit être exclue de ces décisions, seul l’appel de Dieu doit être entendu, lui avait répété ad vomitum cet auguste abbé qui dirigeait sa conscience d’une poigne de fer.
Mais pourquoi autant d’étude pour avoir l’impression d’être inutile et atteindre cet état de nihilisme existentiel ? L’éducation supérieure élargit l’horizon de la pensée, invite à la curiosité, et ne peut que nuire à la sujétion de l’esprit à ces dogmes, qui défient les lois de la nature et de la raison. Dans le contexte social, puritain et borné du début du vingtième siècle, défroquer demandait un courage qu’Adolphe n’a jamais eu. Au début de son sacerdoce, l’idée lui en était venue. Plusieurs fois avait-il envié ses compagnons laïques : leurs carrières, leurs familles, leurs sexualités exprimées ouvertement. L’ostracisme, qu’un tel geste aurait provoqué, lui avait paru être un coût prohibitif. Le temps aidant, il en a fait son deuil et a réhabilité son égarement, par ce qu’il a allégué être : une argumentation syncrétique de l’irréel. Kant, puis Heidegger lui en avaient inspiré la facture. Il en avait débattu la vraisemblance avec son confesseur et ami, Clovis, curé de la paroisse voisine. Pantouflard par vocation, Clovis lui avait recommandé la discrétion et surtout la prudence.
— N’essaie plus d’expliquer à qui que ce soit, ce que tu crois être une percée dans l’entendement de l’âme ! Pourquoi changer ? Peut-être pour pire. Allez, Adolphe, trinquons à ton désarroi.
Pragmatique, il se convainquit que l’irréfragable était très bien. À bien voir, n’avait-il pas, sans le stress, tout le confort et le statut social qu’apportent les emplois séculiers les plus prestigieux ? La liste était longue : en plus d’être le dictateur absolu de cette paroisse, il n’avait aucun problème financier et jouissait des services d’une jeune ménagère, attentive à ses besoins.
Aujourd’hui, voilà que l’évêque lui affecte un vicaire ; un autre. À la bonne heure, cette jeune personne lui permettra de se vautrer un peu plus dans le bien-être moelleux d’une préretraite. Est-ce que le but le plus élémentaire de la vie n’est pas de se trouver une planque agréable, et de savourer la douceur de vivre, avant que ne se ferme le grand livre ? Pour Adolphe, si le présent laissait à désirer, le futur était assuré : une retraite agréable et le paradis dans la poche. Paysan pragmatique, il est lucide, ce qui ne l’empêche pas d’accommoder cette situation à son avantage. L’exemple vient de haut. Est-ce que Pascal lui-même n’a pas préféré se conformer aux préceptes de cette religion qu’il remettait pourtant en question ? Au cas où : « C’est le cœur qui sent Dieu, et non la raison. Voilà ce que c’est que la foi : Dieu sensible au cœur et non à la raison ».
Engoncé dans son fauteuil favori, Adolphe s’étire longuement. Aujourd’hui, tout va pour le mieux à Saint-Damien. Ce jeune vicaire, que monseigneur lui impose, va lui permettre de s’abandonner plus souvent à cette oisiveté qu’il affectionne. Il s’empressera d’écrire une longue lettre de remerciement ; que l’évêque lira avec un sourire méprisant ; il sait depuis belle lurette qu’Adolphe a l’étoffe d’un rebelle. La preuve en est qu’il substitue le « Caribou » au vin, pour le miracle quotidien de la transsubstantiation. Sœur Monique, nièce de l’évêque, affectée à l’entretien de la sacristie, le lui a raconté en détail : « Il en emplit le calice au trois quarts ». La compassion du prélat n’a d’égal que la sécheresse de son cœur ; toutefois, en bon gestionnaire, il avait choisi de ne pas donner suite. Transsubstantiation à partir de vin ou de « Caribou », qu’importe, à condition que les paroissiens n’en sachent rien. Lui-même n’y croit pas trop ; même si cet exploit de changer du vin ou Caribou en sang divin avait été attesté par Saint-Thomas-d’Aquin, qui s’était basé sur la physique et la métaphysique d’Aristote. Appeler Aristote au secours d’un dogme, voilà comment on s’extrait de l’absurde.
— Vous vous êtes sans aucun doute trompée sœur Sainte Monique. N’en parlez surtout jamais à personne. Puis, est-ce que le Caribou n’est pas un mélange du sang de ce noble animal et d’alcool ? Mais continuez à me renseigner, mon enfant, et, si vous le pouvez, ajoutez-y un peu d’eau.
2
Quand il pleut sur le curé, il dégoutte sur le vicaire.
C’est une première affectation pour ce jeune vicaire. Ni beau, ni laid, ni trop grand, ni trop court, bien charpenté et musclé, comme le sont les fils de fermier ; somme toute, une bonne gueule de vicaire, dira-t-on dans le village. Certains le verront un peu trop viril pour un vicaire, surtout si on le compare au précédent, déplacé en urgence, pour des raisons que toute la paroisse soupçonne et que l’évêque connaît.
— Le deuxième en quatre ans, les enfants de ta paroisse sont plus dévergondés qu’ailleurs.
Le prélat met en cause les victimes ; ainsi qu’Adolphe pour ne pas s’être occupé de la bonne marche des affaires de sa paroisse et de la libido précoce des enfants.
— On sait que ces usages se retrouvent chez certains jeunes et moins jeunes d’entre nous. Veillons à ce que la réputation de l’Église n’en souffre pas. Oui, mon ami, avait-il insisté, on va les muter avant que le scandale n’éclate.
Adolphe lui avait précisé que ce pédophile avait déjà été muté plusieurs fois avant de lui être imposé.
— Dommage collatéral, avoua le prélat.
Simon, ce nouveau vicaire, est fils, petit-fils et arrière-petit-fils de fermier. Bon athlète, doté d’une solide constitution, il représente le terrain fertile dans lequel se bousculent toutes ces pulsions naturelles qui font que l’espèce humaine se perpétue. Pulsions naturelles, mais néanmoins interdites pour les hommes de Dieu. Comme Saint-Augustin, Simon a toujours eu le plus grand mal à dompter sa libido ; le vieillissement aidant, il y arrivera peut-être, plus tard, se console-t-il. En attendant, la bataille contre sa nature fait rage. Le sport a souvent été un geste de substitution, comme la course à pied, qu’il peut pratiquer facilement. Au séminaire, personne ne l’a battu, le record du mile restera le sien durant plusieurs années, tellement il a fait sauter le précédent. Il faut cependant admettre, qu’en cet ancien temps, courir, autrement que lorsqu’utile pour sauver sa vie, était plutôt suspect.
Plus tard, quand il apprit que Jesse Owen avait pulvérisé les 100, 200, et 400 mètres relais aux jeux Olympiques de 1936 à Berlin, Simon se dit qu’avec plus d’entraînement il aurait pu faire le voyage et ne pas dépareiller. Mais, à cette époque, il était risqué de laisser croire au petit peuple que la renommée était à sa portée.
Dans un grincement métallique, la Ford stoppe brusquement, crevant la bulle dans laquelle Simon s’est réfugié. De la fenêtre, il aperçoit ce presbytère et cette église qui seront le centre de son univers, durant, peut-être, plusieurs années. Le presbytère est une structure plutôt insignifiante, si comparée à l’église, un bâtiment disproportionné, couronné d’un clocher imposant : une structure monumentale en pierres taillées, avec ses imposants vitraux kaléidoscopiques au-dessus du parvis. Fameux sont ces parvis d’église, à partir desquels se propagent les cancans et se conduit un référendum dominical sur les affaires du village et du pays. Quand la masse de ce monument est retirée du cadre, le presbytère reprend ses droits, avec une construction solide, un quadrilatère de deux étages, aussi, en pierres taillées, les mêmes que l’église. Une galerie abritée ceinture le rez-de-chaussée sur trois côtés ; Simon y passera du temps, à lire son bréviaire, réfléchir et rêver.
Lui souhaite le chauffeur, un petit homme au geste nerveux, qu’il connaîtra plus tard au confessionnal sous le nom d’Ulric. Sa voix éraillée annonce qu’il fume trop et boit du mauvais alcool, tandis que son air narquois indique qu’il est au courant de la cause du départ précipité du dernier vicaire. Pas de secret dans les villages, surtout de ceux qui impliquent un scandale, d’autant plus s’il s’agit d’un scandale sexuel, compromettant le clergé.
— Avez-vous connu mon prédécesseur ? lui demande Simon, soudainement alerté.
— Pas vraiment, il n’est pas resté longtemps, dit-il avec une pointe de sarcasme à peine dissimulée.
Mal à l’aise, Simon vient de comprendre la vraie cause du départ précipité de son prédécesseur.
— Y a que moi qui n’étais pas au courant.
Il sent la peau de ses joues chauffer et rougir. Il est vexé, on l’a pris pour un imbécile.
La porte en bois de chêne s’ouvre à la deuxième semonce du heurtoir en bronze. Dans l’embrasure, inconfortable, se dandine une petite femme d’un âge indéfinissable. Sous une mèche de cheveux noirs, un visage affilé comme un coin, dans lequel s’agitent deux yeux, aussi noirs que l’onyx, embusqués derrière d’épais sourcils et de longs cils aussi noirs que les yeux. Des yeux qui le fouillent jusqu’au cervelet. Elle doit peser quarante kilogrammes à tout casser. Simon devine quelques reliquats de féminité, camouflés derrière une robe sombre que recouvre un tablier blanc immaculé. Petite et agitée, emmitouflée sous cet accoutrement, elle peint pour Simon l’archétype de la ménagère du curé de campagne.
Léa continue son inspection avec la minutie d’un Javert ; c’est une fouille intégrale des pieds à la tête ; elle s’arrête sur une tache que Simon n’avait pu retirer. Puis, elle recule, ouvre grande la porte, et, toujours sans un mot, fait demi-tour et trottine vers un escalier dont les marches craquent sous le poids de Simon quand il la suit. À mi-chemin, elle se retourne pour s’en assurer.
Elle trottine devant lui jusqu’au bout d’un long couloir, ouvre la porte, puis se retire pour qu’il entre. Après un dernier regard condescendant sur cette tache auréolée sur la soutane élimée de Simon, elle recule jusqu’à l’escalier et s’enfuit dans la cuisine, son domaine.
Depuis plus de vingt ans qu’elle en voit défiler ; au moins, son curé ne l’est pas. Léa n’aurait pu tolérer un curé pédophile, comme l’est celui d’un des villages voisins.
Les appartements du vicaire sont spacieux et aérés, sentant bon la cire d’abeille qu’imprègne le bois d’érable dont est fait le plancher. Comme une plante, Simon cherche le soleil et s’arrête sur une porte-fenêtre, qui donne sur un petit balcon surplombant un magnifique verger. Il s’avance au-dessus de la balustrade et compte au moins deux hectares, entourés par un muret de pierre. Ce qui met en valeur un verger de pommiers, pruniers, poiriers et cerisiers, la plupart en fleurs ; on est fin avril. Le bedeau a déjà commencé à retourner les plates-bandes d’un petit potager, où se dresse le squelette dépouillé d’un chou de Bruxelles géant. Au fond du jardin, Simon discerne une poterne rouillée camouflée par une vigne sauvage, s’ouvrant sur un champ en guéret, au bout duquel de grands peupliers suivent les détours de la rivière aux Brochets.
Simon dépose sa valise cartonnée sur le lit étroit. Accroché au mur, au-dessus d’une petite table de travail, un vieux crucifix le surveille. Il commence à étaler ses quelques vêtements sur le lit quand l’angoisse l’étreint. Il a besoin de se détendre, ouvre la porte-fenêtre et sort sur le balcon. Il enjambe la rambarde. Le sol est à quelques mètres sous lui. Il saute sans peine et marche lentement jusqu’au bout du verger, s’arrêtant ici et là pour admirer un arbre ou une plante. La vie reprend après l’hiver. Il sursaute, quand une marmotte le siffle avant de disparaître dans son terrier, puis, curieuse, elle remonte et pointe la tête pour voir. Quelle est la durée de vie d’une marmotte se demande-t-il. Dans ce verger, elle est à l’abri des prédateurs ; comme moi, pense-t-il, cette marmotte aura le luxe, rare chez les animaux, de mourir de vieillesse. Il grelotte. Après quelques essais, il doit admettre que sa soutane l’empêche de remonter par là où il est passé. Il contourne le presbytère. Léa est étonnée quand elle lui ouvre. Piteux, il murmure qu’il était passé par le balcon. Ce qui la surprend encore plus. Ils sont décidément bizarres, ces vicaires ; elle court se réfugier dans sa cuisine.
Il retrouve seul le chemin de sa chambre. Fatigué du voyage, il s’étend sur le lit, après avoir suspendu ses vêtements dans une petite armoire qui empeste la boule à mites. Combien de temps va-t-il séjourner dans ce petit village ? Est-ce que dans deux ans, dix ans, il sera encore dans cette chambre de vicaire ? Le curé approche l’âge de la retraite, ce qui devrait l’enchanter ; mais Simon ne ressent que crainte et désarroi, et surtout, beaucoup de colère.
— Un piège, je suis tombé dans un traquenard. Comme mon cousin Jules, qui a dû épouser en catastrophe la pauvre Élise, enceinte de Justin, qui l’avait troussée, avant de disparaître vers le soleil couchant.
Simon croit qu’il n’a pas mérité d’être bafoué comme il ressent l’avoir été. Tous ses amis vicaires appréhendent de remplacer un pédophile ; le stigmate du coupable déteint sur le remplaçant, autant que sur tous les membres du clergé. Il ferme les yeux et s’endort. Le voilà prisonnier dans un goulag quelconque ; au loin le bruit du canon, répétitif, sourd et accablant.
Le bruit du canon s’avère être le curé qui frappe à la porte. Simon se réveille tout à fait et court vers la porte. Le curé est là, occupant tout l’espace, ridicule, tenant un petit plateau en argent, sur lequel sont posés deux godets en cristal, remplis d’un liquide ambré.
C’est une première rencontre. Adolphe le toise avant de lui présenter le plateau. Simon avance la main, sans pouvoir détacher son regard des rouflaquettes roux cendré, qui encadrent le visage tranquille du curé.
Le Caribou, boisson faite de sang de caribou additionné d’alcool, est l’un des palliatifs dont le curé profite quotidiennement, notamment, le changeant en sang du Christ, comme sœur Sainte Monique l’a fidèlement rapporté à son oncle évêque. Les fidèles n’y voient que le feu de dieu, ce qui rehausse la verve du curé et donne de la substance aux prêches. Caribou aidant, le curé Adolphe est un orateur redoutable, ânonnant certains jours de fête à deux messes. Ces jours de grandes pompes, à doubles rations, lui donnent des envies d’être à la tête d’une théocratie mondiale. Pourquoi pas ? Est-ce que, pour diriger le peuple, la religion doit s’encombrer de politiciens véreux ou d’un roi quelconque, bâtard au sang bleu, souvent issu d’accommodements incestueux ? Le représentant de Dieu sur terre ne ferait-il pas mieux l’affaire ?
Ces premières rencontres ne peuvent qu’être guindées. Les médecins parlent de leurs patients, les banquiers de ceux qu’ils plument. Deux prêtres, comme des fermiers devant leur cheptel, discuteront du capital que renferme la paroisse : ces mille deux cent vingt-huit âmes qui ne demandent qu’à être guidées vers une éternité paradisiaque, absoutes du péché originel par le baptême et protégées de la colère d’un Dieu vengeur par le bouclier de la confession. Le curé jette un coup d’œil vers le balcon. Léa lui a raconté que le vicaire était descendu dans le jardin en sautant la rambarde.
À court de banalité, Simon siffle le contenu de son gobelet et s’étouffe, ce qui amuse Adolphe et brise la glace.
L’appétit ne doit pas être ce dont Adolphe est le plus privé, à en juger par les rondeurs, visibles partout sur sa personne, avec une accumulation remarquable autour de l’abdomen. Le repas est longuet et guindé, mais Simon démontre un enthousiasme non feint pour la cuisine de Léa. Il murmure, en se levant, qu’il n’avait encore jamais mangé avec autant de plaisir. Léa rougit d’aise, peu habituée aux compliments. En ce temps, on croyait que les éloges ne pouvaient qu’émousser la passion du devoir bien accompli et faciliter une demande de rallonge salariale.
Certaines choses ne changent jamais.
Comme dans un jeune ménage, la vie s’organise et devient routinière. Le vicaire récite son bréviaire, dit la messe, accompagne les derniers instants des moribonds, conforte les malades, baptise, ensevelit, et aussi, donne aux futurs nouveaux mariés des conseils judicieux sur un sujet qui lui est totalement inconnu. Selon un protocole bien rodé, Simon s’adresse surtout aux futures épouses, qu’il exhorte à être attentive aux désirs de leurs maris, comme le conseille Saint-Paul aux Corinthiennes. Quant aux paroissiens mâles, il n’a que peu ou pas de conseil à prodiguer. Ce phallocentrisme le révolte et suscite une réflexion : Simon constate une inégalité historique qui avantage l’homme et subordonne la femme aux désirs de son mari.
Cette attitude de l’Église est une invitation à la violence contre les femmes, de facto, reconnues esclaves de leurs maris. Il n’est pas étonnant que, dans plusieurs foyers de Saint-Damien, battre un peu son épouse est considéré comme naturel. Il se souvient avoir été horrifié, en lisant Exodus 22-16-17 : L’homme peut violer son esclave et être pardonné, mais l’esclave doit être punie.D’autres religions sont aussi injustes : les femmes vous appartiennent et vous pouvez les utiliser selon vos désirs. Dans Coran IV-34 : On incite l’homme : à labourer le ventre de sa femme aussi souvent qu’il le désire. D’après ce qu’il connaît des autres religions, la femme est, là aussi, une sous-espèce de l’Homo sapiens mâle. Comment est-ce possible que la moitié de l’humanité accepte de vivre cette inégalité ? Ce qui l’amène à se demander comment, lui, Simon, humanoïde éduqué, parlant latin et capable de penser, accepte de vivre une vie de castrat, sans, contre ce choix de carrière, espérer ressentir le ravissement de chanter comme Carlo Broschi dit Farinelli, le célèbre castrat ? Désolé, il constate que la culture peut être aussi contraignante et aberrante pour les femmes que pour les prêtres.
Dans le cadre de son ministère, il a été convenu que le vicaire entendit toutes les confessions, le curé étant reconnu dur de la feuille et évité par les pécheurs, grands et petits, depuis qu’il a été entendu, houspillant une grenouille de bénitier à cause de ses touchés osés. Le curé avait été entendu clairement, par plusieurs pénitents en attente de leur tour :
Depuis ce jour, on ne se confessa plus au curé. Certains allaient se confesser dans la paroisse voisine, tandis que les autres s’abstenaient, préférant risquer la damnation. Ce n’est qu’avec beaucoup de doigté que le vicaire put reprendre le contrôle des pécheurs du village. Les fidèles d’une paroisse constituent une chasse gardée, un patrimoine, une clientèle. Ils doivent être répertoriés et rassemblés dans l’enceinte protectrice de l’église, sous la protection du saint patron. Saint-Damien n’aurait pu tolérer longtemps que ses fidèles confient leurs péchés au curé de Saint Alexandre ou de Sainte Sabine.
Depuis l’intervention de Pie X en 1910, la confession a été mise à l’avant-garde de l’arsenal catholique romain. Le saint homme avait réalisé que la religion ne devait jamais relâcher son emprise sur la conscience des fidèles. Aussi, avait-il décrété que ce sacrement de la confession allait devenir obligatoire dès l’âge de sept ans, plutôt qu’à quatorze, comme avant, et que la fréquence passerait d’une fois par année à une fois par semaine.
En 1935, la confession est aussi ce merveilleux sacrement, qui entretient les fantasmes et meuble la nostalgie des jeunes vicaires, tout en les instruisant des us et coutumes du monde. Une fenêtre sur les moments très intimes des ouailles. Une expérience d’autant plus utile qu’elle demeure virtuelle. Le vicaire Simon devient rapidement le confident de la paroisse et en connaît les plus intimes secrets.
C’est dans cette paroisse de Saint-Damien qu’il a entendu sa toute première confession : comme une défloration spirituelle. Lui-même s’est confessé régulièrement depuis l’âge de sept ans, mais encore jamais, a-t-il usé de son pouvoir de prêtre et absout de vrais péchés. L’effet qu’il en ressent le sidère. Quelle puissance que celle de pouvoir pardonner les péchés et de disculper le pécheur. Un sacré tour de force que celui-ci,pense-t-il. Je contrôle l’entrée au paradis de ces pauvres arriérés« Ego te absolve », une formule magique qui efface les péchés du monde. Des mots qui se monnayent : commela vente aux enchèresd’indulgences ou les petits pains de la boulangère. Est-ce une prouesse marketing ou une fraude éhontée ? Un peu des deux. Ego te absolve, ces mots magiques, emballés dans un latin solennel, ont toujours été la vraie valeur marchande des religions ; des traites à valoir pour une meilleure place au paradis ou la délivrance de souffrances impitoyables et éternelles.
Pourtant, Simon imagine que les religions, dans leurs recherches de pouvoirs despotiques, auraient pu faire beaucoup plus pour l’humanité que de donner des laissez-passer fictifs pour un paradis aléatoire et de fomenter guerres et génocides. Possédant ce nouveau pouvoir, Simon distribue des « Ego te absolve » à tout venant, ajustant judicieusement les pénitences selon la faute commise. Ce qui lui cause parfois des problèmes de conscience : comment distinguer entre une médisance et une masturbation ? Est-ce que les garçons doivent être privilégiés aux dépens des filles ? Comment départager une petite rapine d’un maraudage ? Les livres saints ne sont d’aucune aide : Lévitiques et Exodus exécutent à qui mieux mieux : tant pour un travail le dimanche ou un crime odieux, ou alors, permettent de vendre sa fille ou de posséder des esclaves. Allez donc voir.
Aux femmes qui se confessent, d’empêcher la famille parce que j’en peux plus, il demande combien d’enfants elles ont déjà, et, le plus souvent, les encourage à bien élever ceux-là. Les trois Je vous salue Marie qu’il donne comme pénitence, indiquent que monsieur le vicaire comprend bien les femmes et leur misère, se dit-on en toute confidence.
3
Le désir est l’essence même de l’homme.
Spinoza
Son véritable baptême du feu eut lieu un vendredi vers seize heures, lors de la confession très détaillée d’un péché contrevenant le neuvième commandement. Quel feu, plutôt un brasier. Cette pénitente avait accaparé le confessionnal durant un long moment, prenant, de toute évidence plus de plaisir à titiller le jeune abbé qu’à libérer sa conscience : Cette Maria Magdalena ignore toutes les mises en garde, de ne pas entrer dans les détails intimes, que lui ordonne le confesseur. Elle s’entête à décrire, avec une précision chirurgicale, des gestes, dont Simon ignore les désignations. À bout de souffle, elle en vient à se taire. Décontenancé, Simon reste longtemps muet, puis c’est avec beaucoup de sérieux qu’il interroge cette pécheresse ; ne faut-il pas élucider quelques-uns des détails qui lui échappent ? Pourtant, on l’a mis en garde : selon l’enseignement reçu au grand séminaire, il faut rester dans le vague et ne pas encourager la récitation approfondie de ces agissements impurs. Si Simon sait que tout être vivant se caractérise par son orientation instinctive à se reproduire, une telle application, un tel déchaînement le sidère et il se doit de creuser le sujet.
En fait, tout de la confession de cette Maria Magdalena frise le quasi merveilleux : si Simon peut comprendre que le petit péché, fugace et honteux est banal, ce niveau de raffinement érotique éveille en lui la beauté, plutôt que la honte et le dégoût. L’éducation de grand séminariste ne lui a pas dévoilé les finesses des relations hommes femmes ; bien au contraire, ses professeurs faisaient preuve d’une grande retenue et s’efforçaient de dissimuler et banaliser ces merveilles, que sont la sensualité et l’érotisme. À un âge où les pulsions sont les plus fortes, on a eu grand soin de ne permettre aucun rapprochement entre ces jeunes étalons et la gent féminine.
— Vu la gravité de vos péchés, comme pénitence vous vous confesserez tous les vendredis et assisterez à la messe du samedi matin, se surprend-il à dire.
Instinctivement, sans y réfléchir un seul instant, il a mordu à cet hameçon appâté d’une pomme, que lui a présenté cette Ève contemporaine. Cette pénitence inhabituelle produit un soupir indéfinissable chez la pécheresse. Ç’aurait bien pu être de la satisfaction, se surprend-il à spéculer.
Curieux de voir le corps de cette ogresse du péché, le vicaire ne peut s’empêcher de jeter un œil, alors qu’elle s’extrait de l’isoloir et regagne son banc. L’ayant prévu, la coquine s’est retournée. Longtemps, son parfum capiteux embaume l’isoloir, et il faut la mauvaise haleine notoire du boucher Laramé, pour le dissiper.
L’été vient et passe ; les fruits mûrissent et le bedeau récolte ce qui n’a pas été prélevé par les oiseaux ou les voyous du village, le jeune Doolan en tête. Le canonisable Adolphe continue de changer du bon caribou en hémoglobine divine et le vicaire est maintenant tout à fait assujetti à absoudre les péchés de Marielle tous les vendredis ; le lendemain matin, lors de la messe de sept heures, il dépose l’hostie dans sa jolie bouche, entre ses lèvres palpitantes, la collant soigneusement sur cette langue exquise, parfois, la replaçant plus au centre de ce merveilleux tabernacle, qu’il effleure de son index. Cette langue libertine, l’un des instruments utilisés dans l’exécution de ces bien vilaines fautes dont elle s’accuse, reçoit le corps du Christ sans honte : pure poésie. Simon en ressent des frissons, dont il refuse de reconnaître la portée.
Durant plusieurs semaines, les deux acteurs de cette comédie, ou est-ce un drame, ne sont jamais plus engagés que dans ces joutes virtuelles sans conséquence apparente. Si par hasard ils se rencontrent sur la rue, le village étant petit, n’est alors échangé qu’un sourire, à peine cordial. Mais toujours, Simon se retourne, pour admirer son train arrière, et, toujours, Marielle le surprend. Elle esquisse un sourire. Il hausse les épaules et soupire. Elle avouera plus tard à sa copine Anne Lise, que ces regards coquins lui brûlent les fesses et inondent son ventre d’une douceur qu’elle qualifie d’angélique. Anne Lise croit que le vicaire peut provoquer un orgasme à distance, et de ce jour, se met dans les premières rangées, lors de la messe dominicale.
4
Les filles sont nées pour souffrir dommage qu’elles ne soient pas des garçons.
Xinran Wang
Goethe a dit de l’ennui que c’est une épice qui fait digérer bien des choses. Kierkegaard décrète que c’est le père de tous les maux, ou alors, selon Helvétius : qu’il peut être un stimulant puissant et engendrer des initiatives, parfois heureuses. Un soir, alors que le vague à l’âme l’envahit plus que d’habitude, Simon entreprend la rédaction d’un cahier, dans lequel il allait consigner les péchés les plus étonnants, recueillis durant la confession. La plupart de ces confessions ne sont qu’une banale récitation de peccadilles habituelles, ne méritant comme pénitences, que quelques « Je vous salue Marie ». Cependant, d’autres délits le gênent ; il demande alors conseil au curé qui énonce des opinions judicieuses.
Par exemple la confession d’une gamine de dix ans qui s’accuse d’être la victime d’un ami de la famille.
— Il t’agresse et c’est toi qui t’accuses.
— Il dit que je suis la tentation et qu’il ne peut pas résister. Il dit que c’est ma faute et que je dois lui venir en aide, répond-elle.
Son agresseur l’accueille après l’école ; la mère de l’enfant est veuve et travaille jusqu’à 1900 h. En questionnant la gamine, Simon apprend que ce calvaire dure depuis plusieurs semaines. Que faire dans de telles circonstances ; est-ce qu’il ne doit pas assister cette fillette en danger ? Il en parle au curé qui lui rappelle que ce qui est entendu au confessionnal doit rester secret.
— Même les lois du pays s’y soumettent, ajoute-t-il.
— Si vous saviez le nombre de cas semblable et pourtant nous n’y pouvons rien.
Puis il ajoute, baissant les yeux vers le sol : Ce serait la fin de la religion. La confession et l’extrême-onction nous élèvent au-dessus du peuple, sans ça que sommes-nous ? Ne cherchez pas trop à savoir, contentez-vous de donner l’absolution.
Confondu par autant de trahison, Simon fait demi-tour et s’enfuit dans le verger pour un brin de causette avec lui-même. Comme d’habitude, la marmotte l’apostrophe, puis le reconnaissant demeure sur place, interrompant à peine son repas de trèfle. Autour de lui, les arbres croissent et produisent de magnifiques fruits. Les oiseaux ne semblent pas s’affoler des drames humains, seule leur survie immédiate importe. Peut-être que la vraie sagesse est là sous ses yeux, et que lui, petit vicaire, devrait se soucier plus de son destin et de celui de son Église, que de la gamine Aubry. Il a pourtant posé la bonne question. Comment peut-on être au courant de ces abominations et laisser-faire ? Lui vient à la mémoire le dicton : « Qui ne dit mot consent ».
Bonne question. Mauvaise réponse. Cette abdication de l’Église n’est pas admissible pour Simon. Il est inconcevable que la protection d’un scélérat plutôt que de celle d’une gamine de dix ans puisse être le mandat que lui a confié ce Dieu tout puissant et infiniment bon. Il en vient à perdre le sommeil, cette pensée le hante durant plusieurs jours. Si son aventure virtuelle avec Marielle, sa pécheresse préférée, l’enchante, la persécution à laquelle est soumise cette gamine finit par lui gâcher la vie. Surtout, que, toutes les semaines, elle continue de s’incriminer et de s’accuser des agissements de son violeur. Simon lui a bien conseillé de se confier à sa mère, mais la fillette a étouffé un soupir.
Dans son journal clandestin, Simon écrit : Cette situation ne peut durer. Une solution doit être trouvée, sinon je passe à l’action personnellement. Comme d’habitude, il a ébauché une caricature. On y voit un personnage en soutane vermeil, qui étrangle un individu balafré, alors qu’une gamine applaudit, et que, tout debout sur ses pattes arrière, Poupette, la chatte de Léa, déchire les cuisses du vilain personnage.
C’est l’époque du flux migratoire italien et irlandais. Plusieurs loyalistes américains avaient déjà choisi de rester fidèles à la couronne anglaise en émigrant au Canada. Saint-Damien accueille ces nouveaux venus : un échantillonnage disparate d’une société émergente. Notamment y habite un des chefs de la mafia régionale. Sicilien de naissance et québécois d’adoption, bien élevé dans les traditions chrétiennes romaines les plus strictes, Rocco se confesse et purge sa conscience des peccadilles, commises dans le cadre de son travail. Peccadilles pour certains, mais péchés plutôt mortels pour d’autres.
Si Marielle Béland, toute épouse de notaire qu’elle est, a pu aguicher le vicaire Simon par des descriptions très imagées de scènes érotiques, les confessions de Rocco Naciri ne sont pas moins intéressantes. Simon en vient à apprécier certaines descriptions de ce travail très pointu, exécuté par un des meilleurs artistes du genre ; ce que confirme Adolphe, admettant y voir une contradiction.
La religion est loin de fournir toutes les réponses. Un pragmatisme invraisemblable accommode de telles contradictions : par exemple celle de ne pas intervenir dans le cas de la fille Aubry, et aussi, de plus ou moins souscrire aux crimes commis par les violeurs et mafieux, en les absolvant. Contrôler le monde plutôt que de le changer ; un code d’éthique invraisemblable plus conforme au caractère de Heidegger qu’à ses écrits, réfléchit Simon.
La moralité de ses fidèles le concerne sans l’inquiéter. Pour y voir plus clair, il continue de confier ses pensées les plus aberrantes dans son cahier secret.
— En même temps que le doute et le fanatisme, les religions ont inventé le mal ; pas n’importe lequel, un mal sournois, difficile à cerner, qui guette et inquiète. À ce contraire du bien, à ce mal inventé de toutes pièces, on a donné le nom de péché. Cette culture du bien et du mal est vite devenue complice essentielle de ce jeu de société que sont les religions. Relisant pour la énième fois sa pensée sur la confession, Simon doit admettre que ce sacrement n’est qu’une parodie, qu’un rituel insignifiant, sans autre but que celui de contrôler et manipuler en dominant et humiliant.
— La semaine dernière, celle d’avant et les autres, vous vous accusiez de ce même péché, avait-il reproché à l’un de ces nombreux récidivistes, vous savez que vous pourriez me dire bis ?
— Pas possible de résister à la tentation, même si j’en ai vraiment le désir. Mon cerveau n’obéit pas à ma pensée ; je n’y peux rien, c’est comme si j’étais possédé par un diable qui prend le contrôle de mon corps, avait murmuré le malheureux.
— Moi aussi, avait presque répondu Simon, qui comprenait très bien le désarroi de ce pénitent. Je ne vaux guère mieux, pensa-t-il, anticipant sa déchéance.
Sous son prunier favori, une idée germe. Les forces du mal sont invincibles ; son expérience et celle de ses pénitents en attestent, alors, pourquoi ne pas les utiliser contre elles-mêmes ? En questionnant discrètement les commères de la paroisse, il a pu identifier le violeur de la gamine Aubry. Cet individu est fils unique, sa mère, tante de la gamine, lui a laissé un héritage confortable et il vit de ses rentes. C’est un citoyen sans histoire, célibataire de quarante ans, hostile au mariage et au travail. Un chrétien exemplaire, il se confesse comme tout le monde, selon la coutume, mais que de fautes insipidement vénielles :
— Il y a une semaine depuis ma dernière confession et j’ai accompli ma pénitence. Je m’accuse d’avoir bu trop de bière et d’avoir eu de mauvaises pensées quand j’ai regardé le catalogue Sears.
Simon entend cette rengaine plusieurs fois par semaine. À croire que le catalogue devrait être mis à l’index, pense-t-il. Dans le libellé de la confession, incantation apprise sur les bancs de l’école dès l’âge de six ans, l’intervalle et l’exécution de la pénitence imposée sont vérifiés : Une semaine depuis la dernière et la pénitence a été exécutée. Pas de crédit. La population est prise en otage d’une semaine à l’autre.
— Vous êtes une bien bonne personne. Dieu, qui voit tout, doit être enchanté de votre franchise, ne peut s’empêcher de lui chuchoter Simon en appuyant et répétant : « voit tout ».
Programmé pour croire que Dieu est témoin de ses moindres faits et gestes, comment ce crétin ose-t-il mentir à son représentant terrestre. Peut-être que, conscient de l’horreur de ses gestes, il comprend que Dieu ne voit pas tout, autrement il aurait été puni sévèrement et sur le champ. Déduction logique, pensa Simon, qui lui inflige la pénitence d’un rosaire, pour avoir regardé durant quelques minutes, une demoiselle corsetée dans ce catalogue Sears.
Le tout puissant hasard fait bien les choses. Le pénitent suivant cet abject individu est l’infâme Rocco, lequel a un plein sac à vider. Après l’avoir écouté attentivement, Simon lui demande, si au lieu du rosaire habituel comme pénitence…
— J’aurais un service à vous demander, un bien petit service… plutôt que le rosaire habituel.
Il perçoit un léger mouvement de la tête et continue.
— La semaine prochaine, je vous glisserai un billet sur lequel il y aura un nom. Cette personne viole une gamine de l’âge de Sophia, votre fille. Il faut que ça cesse.
Il le bénit et referme le guichet. Le secret de la confession n’a pas été violé, seule l’enquête qu’il a menée a démasqué le coupable.
Rocco sort du confessionnal en chantonnant, ravi de ne pas avoir à se payer 150 – je vous salue Marie – interrompues de plusieurs autres incantations de son cru. Il est surtout heureux de pouvoir rendre service à son Dieu dans le cadre de son gagne-pain. Une profession qu’il a héritée de son père, lequel la tenait du sien, ainsi de suite, et depuis plusieurs générations. Il y est enchaîné et n’en sortira que les pieds devant. Une autre vocation, en est arrivé à comprendre Simon ; comme la sienne, de laquelle, comme Rocco, il ne sortira que les pieds devant.
Ce soir-là, l’annotation dans son cahier est courte et joyeuse :
Enfin j’ai fait le geste qui s’imposait. Comment faire autrement ? Je ne comprends pas l’égarement d’Adolphe dans cette affaire et les autres de ce genre. Le dessin représente un vicaire en liesse sautant de joie sous un prunier. Au loin, à moitié dissimulé par un cumulonimbus, l’œil de Dieu veille.
5
Les lois sont pour les faibles, la justice pour l’élite.
Spinoza
La semaine suivante, le billet, comportant l’adresse et le nom de l’agresseur de la gamine Aubry, est roulé et glissé entre les mailles du judas de l’isoloir ; Rocco hésite à le prendre, ne comprend pas, ayant oublié la requête du vicaire. Ça lui revient. Il le met dans sa poche. Alors Simon relève la tête, comme si un poids énorme venait de lui être retiré, comme s’il s’était confessé de sa lâcheté et que ce cauchemar venait d’être sublimé en une bonne action.
Ce soir-là, avant de fermer les yeux sur une autre journée, il ne peut résister à la tentation de deviner la manière qu’utilisera son ange vengeur, pour châtier ce pédophile et le convaincre de mettre fin à son crime. Les jours suivants, avant de s’endormir, au lever, ou durant la lecture du bréviaire quotidien, il élabore plusieurs scénarios. Puis, il se convainc d’y être allé trop fort, que sa cruauté est exagérée. Alors il repense au crime et à ses conséquences à long terme, et invente un supplice encore mieux adapté. Il confie à son cahier secret plusieurs de ces canevas, comportant des châtiments variés, avec dessins et modes d’application pour chacun ; plusieurs pages sont utilisées pour cette première utilisation des forces du mal contre elles-mêmes.
Il dut rester sur sa faim, car il ne sut jamais précisément ce qu’il advint du tortionnaire de la gamine Aubry. Une semaine plus tard, elle se confesse et fait part à Simon que l’oncle :
Puis elle rajoute. :
— Y avait dû m’oublier. J’suis trop petite.
— Dieu aide ses enfants par toutes sortes de moyens, répond le vicaire.
Curieux, il demande à la jeune fille ce qui s’est passé. Elle lui raconte que, la semaine dernière, oncle Émile a disparu, sans que personne ne sache rien d’autre. Il se serait volatilisé pense Simon. Rocco a dû lui faire tellement peur qu’il s’est enfui. Enfuir ? Peut-être pas, y repensant, il arrive à la conclusion qu’il est peu probable que l’oncle Émile se soit enfui sans ses affaires personnelles, sans bagage, sans argent, comme le détermina l’enquête qui s’ensuivit ? Les voies de Dieu sont impénétrables, et bien audacieux est celui qui essaie de comprendre.
Rocco revint à la confesse la semaine suivante et remit le billet incriminant par le grillage du guichet.
Ce soir-là, à l’abri des regards toujours indiscrets de Léa, il sort le billet de sa poche et le déplie. En son milieu une tache rouge. Simon allume une allumette et va brûler la pièce incriminante. Puis, change d’avis et la glisse dans son cahier, à la page de Justine Aubry.
Jusque tard dans la nuit, il décrit son entretien avec Rocco et la gamine. Il dessine les effigies de Rocco et de Justine : Rocco tient la main de la fillette, tandis que deux malabars hirsutes font expier l’oncle, suspendu à un crochet de boucher par les talons d’Achille. Plutôt que de se titiller la conscience avec cette loi de la confession, Simon avait choisi de braver cet interdit et de ne pas charger sa conscience de ce crime odieux. Le soleil se lève alors qu’il est enfin satisfait de son croquis.
Dessiner s’avère être une dérobade au désarroi de sa situation. N’eût été l’utilisation de son esprit créatif, cette ambiguïté, qui l’habite depuis le tout début de sa prêtrise, l’aurait miné et gêné dans la recherche de réponses à son questionnement. Dessiner remet les choses en ordre. Chaque trait de son crayon le ramène à la réalité toute nue de la vie et de ses avatars.
Comment devenir un habile caricaturiste, dans un milieu aussi fermé que celui de la campagne québécoise de ce temps-là ? Voilà une autre imputation à la causalité ; sa grand-mère Emma, infirme, à la suite des séquelles d’un accouchement, avait meublé sa solitude en dessinant des chevaux ; des chevaux auxquels ne manquait que le souffle pour qu’ils se mettent à piaffer. Elle lui avait inculqué ce goût de dessiner ; et pas trop mal, comme le démontrait ce portrait d’Adolphe en vêtement pourpre et aubergine.
— Pour son anniversaire le mois prochain, confie-t-il à Léa, qui l’avait vu en faisant son ménage.
— C’est l’évêque qui sera jaloux, prédit-elle, on le suspendra dans notre chambre.
Elle porte la main à sa bouche. Trop tard, Simon a entendu le « notre » possessif. Il s’en doute depuis le premier jour. Il sourit, en se retournant, pour ne pas voir son désarroi.
Dans le village, on s’inquiète beaucoup de la disparition d’Émile Aubry ; on ne disparaît pas comme ça sans alarmer les voisins. Des bruits coururent. On élabora plusieurs hypothèses. On cancana, après la messe, sur le parvis de l’Église, ou en buvant une bière chez Donegan. La police le rechercha durant quelques mois et son passé fut décortiqué. On utilisa les chiens de chasse du braconnier Renaud pour fouiller les rives de la rivière, jusque-là où avait été retrouvée sa chaloupe échouée sur la berge ; on en racla le lit avec cet affreux grappin. Enfin, Érasme Girouard, le détective chargé de l’enquête, s’avoua battu et ferma le dossier.
Mort accidentelle par noyade, put-on lire dans le journal de Granby. Détacher les amarres de la chaloupe d’Émile et la laisser descendre au fil du courant avaient été brillant.
À force d’investiguer et de questionner, plusieurs singularités avaient fait surface. Par exemple, on apprit qu’Émile n’était pas le pépère tranquille, tel qu’on le connaissait dans le village ; il avait fait plusieurs voyages d’affaires – louches – selon le détective. La bonne nouvelle demeurait que personne ne s’en inquiéterait ; sa mère, morte depuis cinq ans, eut été la seule. On se posa longtemps la question, mais nul ne sut ce qui était advenu de ce chrétien, qui ne serait inhumé qu’en enfer. Sa tante, la mère de la gamine, était la seule parente qu’on lui connaissait. Comme il n’avait pas fait de testament, elle fut déclarée héritière. La justice divine serait peut-être plus qu’une illusion.
Simon savait qu’il ne s’était pas noyé et supposa qu’il avait été enfoui sous l’asphalte de la route 52, en construction à cette époque. Pas ce qu’il avait souhaité, mais, pour le plus grand bien de tous, le mal avait été battu par le mal. Son pragmatisme l’effrayait, mais que serait devenu le monde sans ces hommes qui osaient choisir, se disait-il en souriant. Ce soir-là, il commença un sketch, dans lequel un homme nu était ligoté au tronc d’un pin centenaire, les corbeaux lui dévorant les yeux plutôt que le foie, tandis qu’une jeune fille, vêtue d’une robe à crinoline, se balançait sous un prunier, et qu’une marmotte grignotait un trèfle à quatre feuilles.
6
Moins un culte est raisonnable, plus on cherche à l’établir par la force.
JJ Rousseau
Durant la première moitié du vingtième siècle, le quotidien d’un curé et son vicaire n’offrait rien de bien stimulant. Les aléas habituels et les quelques décès, qu’une paroisse de moins de quatre mille âmes pouvait générer, apportaient pourtant leurs imprévus : chicaneries mesquines à la suite d’une succession ; querelles de ménage, violences conjugales ; quelques incendies et maraudages ; visite de l’évêque et les grandes fêtes chrétiennes avec cortèges ou processions dans les rues, comme lors de la Fête-Dieu, alors que l’hostie, coincée dans son rutilant ostensoir, était baladée dans les rues du village. Question de montrer aux protestants.
Puis un jour, la fourmilière est attaquée : arrivent Les Témoins de Jehova. Face à cet ennemi de l’Église, la communauté se regroupa derrière l’étendard chrétien. À cette occasion et exceptionnellement, les anglicans se joignirent à la chrétienté papale, pour évincer ces intrus, qui osaient jeter leurs filets dans ces eaux protégées. Une sorte de braconnage des âmes. De différentes façons, on leur signifia qu’ils n’étaient pas les bienvenus. Par exemple, en fermant les yeux, quand les voyous de service brisèrent quelques carreaux de leur temple. Le temps passa et on s’habitua à cette présence, jusqu’à ce qu’ils aillent planter leur tente ailleurs ; les villageois de Saint-Damien n’ayant pas exprimé le besoin de changer. En 1935, dans ce Québec radicalisé à la foi chrétienne papale, il aurait fallu des couilles en bronze pour oser apostasier.
Autrement le temps s’étiolait, comme une fleur en fin de vie, comme une journée de février au coin du feu. Avec la régularité des saisons, Poupette, la chatte de Léa– dropait – une portée, ce qui ramenait en première page la question existentielle chez ces deux chapons de Dieu. Que pour eux, car, soumise aux dictats du clergé, la fertilité des femmes du village n’était menacée d’aucune façon. À noter qu’un nouveau-né sur quatre décédait avant l’âge de cinq ans. Cependant, avec un taux de fertilité de sept par femme en âge de procréer, la vengeance des berceaux allait bon train. À Adolphe, qui se réjouissait de ce taux de natalité généreux, Simon avait répondu que, comme d’habitude, les exigences du Seigneur et des politiciens étaient honorées par la soumission des femmes.
— Elles ne sont pas autres que des juments poulinières. Vous savez comme moi que plusieurs ont des enfants annuellement. Et pourtant on nous encourage à les menacer d’excommunication si elles ne font pas leurs devoirs. De quoi nous mêlons-nous et quel est le vrai but de cette ingérence ?
Adolphe feignait ne pas avoir entendu. Léa hochait de la tête. La vraie raison demeurait que ce taux de natalité grossissait l’électorat et le cheptel chrétien. Le nombre des fidèles augmentait et Rome s’en glorifiait ; s’appropriant la paternité de ces nouveaux chrétiens. Pour l’Église, un bonus de taille se greffait à cette croissance démographique excessive : dû à l’astreinte financière, la majorité de cette population vivait dans l’indigence, donc illettrée et trop abrutie pour organiser raisonnablement sa vie et celles de ses enfants. Ce qui accommodait très bien, et les politiciens, et Rome. Cette grande pauvreté, l’effet d’un trop grand nombre de bouches à nourrir, de la rapacité des barons voleurs de ce début de siècle et à la dépression de 1929, faisait aussi la joie des banquiers et autres usuriers, qui en avaient profité pour accroître leurs fortunes. Ce qui avait fait dire à Karl Marx : Les prolétaires n’ont rien à perdre que leurs chaînes. Prolétaires de tous les pays unissez-vous. Comme la cire d’abeille sur les parquets, le presbytère était imprégné de cette pieuse arrogance, générée par le statut particulier que possèdent les ministres du Culte ; un statut qu’ils payaient cher, à grand débours de vœux de chasteté, pauvreté et, le pire, d’obéissance. Vivant dans cette Gomorrhe pouponnière, qu’était Saint-Damien, pouvait-on être un bon curé, un saint curé, sans cette abstinence sexuelle ? Astreinte inutile selon Adolphe. Au début de son empire sur les âmes, les plaisirs de la chair ne laissaient pas insensible cet ascète malgré lui. Maintenant, vingt-cinq ans plus tard, Léa s’était résignée à ne plus rechercher les cartes de France dans le lit du curé. Au service de la paroisse durant tout ce temps, et ayant changé et lavé des centaines de draps apostoliques durant cette période, Léa avait pu assister à l’assoupissement de la libido de son Adolphe ; comme elle le racontait à Clarisse, aussi vieille demoiselle qu’elle-même.
Curieuse, Clarisse l’approuvait vigoureusement, demandant depuis quand datait la dernière carte ; allant jusqu’à suggérer que l’une d’elles fût conservée, au cas où le curé retiendrait l’attention de Rome et rejoindrait le rang des saints. Léa rigolait un bon coup, se représentant une partie du drap souillé, sous verre dans une châsse dorée. Puis se calmait avant de répondre, sachant empiriquement que si sa libido avait effectivement diminué, le vieil Adolphe pouvait encore donner du plaisir. Elle changeait de sujet, et s’inquiétait plutôt que l’inspection des draps du vicaire n’eût jusqu’à maintenant donné aucun résultat probant ; ce qui la laissait perplexe. Il se soulagerait autrement que durant son sommeil, osa-t-elle partager avec Clarisse.
Le vicaire avait d’autres chats à fouetter, que de peindre des cartes de France ou d’Angleterre, pour impressionner Léa et Clarisse. Ce village était un bouillon de culture où grouillaient les pires pathogènes. L’inventaire des méfaits de ses paroissiens le laissait bouche bée. Autant de turpitudes dans un aussi petit village tenaient du miracle ; à croire que le diable se servait de Saint-Damien comme terrain d’essai. Il avait consigné dans son cahier que Saint-Damien devait être un centre de recherche et développement satanique. Un premier calepin était rempli de croquis et de descriptions pittoresques, et un autre cahier serait plein dans quelques mois. Certaines prouesses, dignes du marquis de Sade, restaient incompréhensibles pour le vicaire, et demeurèrent longtemps dans la section des projets à finir.
Le péché le plus fréquent était l’infidélité conjugale. Le divorce étant défendu par la sainte Église, le moyen de donner libre cours aux pulsions extraconjugales demeurait les amours clandestins entre voisins, cousins, amis ou même oncles ou tantes ; le plus souvent de sexes différents, mais parfois du même. Il n’était pas dans la culture du temps de reconnaître l’homosexualité comme une faute permise, et les pionniers de cette pratique ne l’admettaient qu’après un contre-interrogatoire serré, préférant le flou des mots vagues. Pour Simon, l’homosexualité n’avait rien d’abominable, plusieurs de ses collègues, vicaires ou curés, en donnant des signes certains. Cependant, il n’avait pas encore produit de croquis exposant une scène homosexuelle, ne voyant pas trop comment : l’onanisme, tel que décrit dans l’Ancien Testament, était un acte criminel selon les lois canadiennes, anglaises et américaines. Cependant, comme l’a dit Spinoza : Le chat n’est pas tenu de vivre selon les lois du lion.
Il ne fallait pas que ces croquis et descriptions tombassent dans les mains de Léa ; ce qui ne risquait pas tant que la clé de son coffre lui pendait au cou. Encore là, pensa-t-il, je ne crois pas que Léa apprendrait quoi que ce soit ; les petits villages sont aussi transparents que l’air du temps, et ce que Léa ne connaissait pas des us et coutumes de ce microcosme, Clarisse le lui apprenait sous le sceau du secret.
Les victimes de pédophilie étaient plus difficilement identifiables. Comme pour la gamine Aubry, la récurrence des confessions par la victime démasquait le pervers ; puis ; le questionnement habile du vicaire incitait la victime à tout raconter. La diligence démontrée par Rocco dans l’exécution de la première mission, que d’aucuns auraient qualifiée d’excessive, exigeait un grand discernement dans l’utilisation de cette ressource ; recours qui ne devait pas être ignoré.
Il ne l’utilisa qu’une seule autre fois : Gausset, un veuf, abusait ses six enfants depuis le décès de son épouse. Comme tant d’autres, la pauvre était morte en couche du septième. L’aînée, une grande fille de seize ans, osa aller au-delà de l’interdit et brava la honte de s’en accuser en confession.
— Surtout ne pas le dire à la confesse, répétait sans cesse Gausset, ce n’est pas péché tant que ça reste dans la famille.
Pour l’enfant, la parole du père est sacrée, et n’eût été les propos d’une institutrice qui avait mis en garde les élèves de sa classe, dont était la fille Gausset, celle-ci se serait tue comme les autres.