Le voleur de temps - Lyonel Shearer - E-Book

Le voleur de temps E-Book

Lyonel Shearer

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Beschreibung

Lorsque Fabien sombre dans le coma à la suite d’un accident, Murielle ne se doute pas que c’est tout le passé qui peut être réécrit. Lorsqu'il était enfant, Fabien, alias Têtenlair, était très rêveur. Cependant, s’agissaient-ils de simples rêves ou de réminiscences d’un futur qu’il peut maintenant influencer ? Allons le découvrir au fil des pages.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Lyonel Shearer a consacré sa vie professionnelle aux chiffres en tant que banquier et éducateur financier. Il partage ici sa passion pour les lettres qui lui permettent d’exprimer pleinement son imagination sur fond de musique pop-rock.

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Lyonel Shearer

Le voleur de temps

Roman

© Lys Bleu Éditions – Lyonel Shearer

ISBN : 979-10-377-3554-6

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Bien que rien

Ne nous retienne ensemble

Nous pourrions voler du temps

Juste pour un jour

David Bowie, Heroes, septembre 1977

J’ai trouvé un livre sur la façon d’être invisible

Au bord du labyrinthe

Sous un voile que vous ne devez jamais soulever

Des pages que vous ne devez jamais tourner

Kate Bush, How to be invisible, novembre 2005

Prologue

Toulouse, dimanche 4 décembre 2011

« Henri voulait mourir malheureux pour ne rien regretter ».

Allongé près d’elle, fixant le plafond de la chambre, il se remémorait les paroles du chanteur de Balavoine. Quand il était adolescent, avec toute une vie à vivre devant lui, il n’avait pas prêté aux paroles une portée particulière. Dès les premières mesures, avec le chœur des jeunes fêtards de son époque, dans les boîtes de nuit, il beuglait l’introduction « J’me présente je m’appelle Henri ». Elle était tellement simple à mémoriser et à reprendre qu’elle en devenait un vrai moment de partage. Cette chanson n’était, comme l’aurait expliqué un comique contemporain, que l’histoire d’un mec. Avec le recul, il en comprenait enfin le sens, car en cet instant très précis il était convaincu que son bonheur le rendait triste.

Pourtant, plus tôt dans la soirée, vivant l’agréable insouciance amoureuse que seuls les quarantenaires savent apprécier, corps enlacés sur un sofa usé, tout était pour le mieux. Le couple complice parlait de moins en moins et s’embrassait de plus en plus, ce qui était bon signe, jusqu’à ce que les courts frissons annonciateurs d’un message sur son portable à elle ne viennent perturber l’instant délicieux. Intriguée qu’un message, à une heure où tout l’inquiétait, vienne troubler la quiétude de la nuit, elle avait consulté, vaguement perplexe, son smartphone qu’il maudissait pour avoir rompu le charme.

Ce qu’elle vit sur l’écran la fit joyeusement s’exclamer. En rangeant son appartement, sa fille avait retrouvé, perdue au fond d’une boîte, une clé USB. Sur celle-ci, souvenirs d’un passé pas si ancien où elle était encore mariée à un autre, trois photos l’avaient figée, rayonnante, au cœur de ses trente ans.

« Tu as vu ? J’étais à peu près jolie non ? »

Avec une innocente désinvolture, elle avait tendu son portable dévoilant un des clichés. Sur celui-ci, avec un sourire discret et sibyllin, elle fixait l’objectif de ses yeux sombres qui avait dû envoûter le photographe. Quinze ans plus tard, le charme agissait toujours puisque la femme d’hier séduisait le regard de l’homme qui partageait sa vie aujourd’hui.

Oui, elle était terriblement belle et semblait tellement épanouie à cette époque qui avait précédé leur rencontre qu’il avait ressenti un pincement de jalousie que le romantiquement correct réprouve.

« Si seulement on pouvait revenir en arrière… », avait-elle dit, laissant, malgré elle, libre cours à toute sorte d’interprétations et pas forcément les bonnes.

En vérité, par ces paroles, elle voulait exprimer le désir qu’ont les femmes inconscientes du pouvoir de séduction qu’elles possèdent, de retrouver la beauté de leurs plus jeunes années. Mais lui, exclu de souvenirs qu’il n’avait pas partagés, avait cru comprendre qu’elle manifestait des regrets du style « c’était mieux avant », avant qu’ils ne se rencontrent bien sûr.

Concentrée à répondre en tapant quelques miettes de mots à sa fille, elle n’avait rien remarqué du changement qui s’opérait en lui absorbée par l’écran qui vous rapproche de ceux qui sont loin en vous éloignant de ceux qui sont proches. Il avait lutté pour dissimuler ce mal-être soudainement surgi des abysses de son cœur, comme on résiste à un courant sournois qui vous entraîne au large. Elle n’aurait pas compris, du moins le supposait-il, la réaction qu’avait provoquée l’écho terrible d’une phrase somme toute bien innocente « Si seulement on pouvait revenir en arrière… ».

Ensuite, reprenant le fil de la soirée, il avait fait comme si, espérant apaiser, en l’ignorant, la brûlure de l’amertume jusqu’à l’oublier. C’était peine perdue car même quand un feu s’éteint, le temps ne refroidit que les cendres mais ne les fait pas disparaître.

Alors oui, dans le silence de sa nuit blanche, le bonheur le rendait triste. Le bonheur de sa vie d’avant à elle dont il n’était pas l’étincelle et qu’il n’avait même pas partagé. Mais aussi le bonheur de sa vie de maintenant à lui, car que peut-on espérer de mieux qu’être heureux ? Rien et c’est aussi pour cela qu’il en était malheureux. Le sommeil, lentement, l’avait ensuite gagné dissipant ses dernières pensées comme une brume sous la chaleur d’un soleil matinal.

« Si seulement on pouvait revenir en arrière… » et composer avec un passé pas si simple pour le conjuguer au plus que parfait ou effacer les ardoises de sa vie et s’épargner à bon compte les mauvais débits. Tout le monde en rêve.

1

Murielle Montgauch

Toulouse, lundi 5 décembre 2011

Le vol d’une mouche est capable de me réveiller. Mais ce matin, ce sont les miaulements affamés de Gribouille qui viennent perturber mon sommeil. Comme il insiste, je me glisse hors du lit pour rejoindre à pas de velours l’amour félin de ma vie. Il tremble d’extase à la première cajolerie et slalome entre mes jambes alors que nous rejoignons le salon. Quelques croquettes et une coupelle de lait plus tard, Gribouille s’en va profiter de la douceur matinale du jardin et m’abandonne sans remords. The « poor lonesome cat » s’éloigne d’un pas nonchalant en direction de son chêne favori afin de se faire les griffes.

Les premières lueurs de l’aube se dessinent au loin. C’est bientôt l’heure du café chaud et des toasts grillés.

Alexandra n’est pas là. C’est mon seul regret. J’aimerais partager avec celle qui a connu mes blues et mes abandons ma zénitude retrouvée.

Nous avons vécu ce que l’on ne devrait pas vivre, elle en tant que fille, moi en tant que femme. Destins liés et vies saccagées par le même homme. Parfois, je me dis que notre histoire aurait pu être écrite dans un livre de gare ou faire l’objet de quelques épisodes d’une fiction bon marché, le genre de truc que tu bouquines parce que… parce que tu ne sais pas pourquoi.

La dernière fois que j’ai fait confiance à un enfoiré, c’était Karl Montgauch. Un pompier. Qui se méfierait d’un pompier ? Pompier c’est synonyme d’honneur, de dévouement, de courage. Pendant une vingtaine d’années, j’étais si persuadée de partager mon existence avec quelqu’un de sincère que j’en avais plein la bouche de Karl, au point d’en arriver à gonfler mes copines de l’époque lassées de m’entendre lister toutes ses qualités. Nous sommes comme ça les filles, le bonheur conjugal des amies nous ravit extérieurement mais nous agace intérieurement. Tout allait si bien, jusqu’à ce jour…

***

Alexandra avait deux amies qui régulièrement venaient s’incruster à la maison. La première, Magali Visentin, extravertie plus que de raison, avait partagé avec ma fille, depuis le primaire jusqu’au lycée, Barbie, varicelles, stress du brevet et du bac et nous faisait profiter des péripéties de la vie de couple de ses parents.

« Vous en avez de la chance, madame Montgauch. Votre mari ce n’est pas comme mon père. Il vous offre tout le temps des fleurs. Il vous fait des surprises. Ma mère, ça la fait râler. Elle dit toujours à papa : “et si tu prenais exemple sur le père d’Alex…” » Je jouais les modestes mais j’en étais fière. Karl, comme de bien entendu, appréciait beaucoup Magali. Elle s’était inscrite comme pompier volontaire et comme il était adepte de la chute libre, il lui avait fait faire son baptême de l’air. Il voulait piquer un peu au vif Alexandra, me disait-il, car je lui avais transmis le gène de la « trouillardise » et elle s’était toujours refusée à suivre son père dans ses exploits de haut vol.

La seconde, Mélanie Courget-Montaud, était plus introvertie et se montrait très discrète sur sa vie de famille. Tout ce que nous savions c’était que sa mère était psy, ce qui m’a été bien utile par la suite. En revanche, elle ne parlait jamais de son père. Ses parents s’étaient séparés et d’après ce que m’avait raconté Alex, Mélanie le vivait mal. Elle plaisait beaucoup moins à Karl qui la jugeait trop calme, mais elle assurait l’équilibre parfait dans ce clan d’adolescentes.

Le croiriez-vous, j’étais un peu méfiante vis-à-vis de Mélanie, car je n’arrivais pas à cerner sa personnalité tant elle était réservée, alors que j’avais une confiance absolue en Magali tant elle paraissait prévisible. Quelle conne quand j’y pense ! Complètement aveuglée par ma naïveté, je n’ai rien vu venir. Il a fallu un coup de fil malheureux… ou bienheureux selon.

***

Karl, pour l’anniversaire d’Alexandra lui avait offert un week-end au Futuroscope de Poitiers. Ne pouvant se soustraire de son astreinte, nous sommes parties toutes les deux, un peu ennuyées mais pas trop quand même. En vérité, nous étions ravies de partager entre filles des instants de complicité. Et puis sur la route, mon portable a sonné. La caserne. Il fallait que je rentre. Karl avait eu un « problème ». J’ai demandé si c’était grave et grave comment, si je pouvais lui parler, où était-il ? … Mais mon interlocuteur s’excusa de ne pas pouvoir me donner plus de précisions au téléphone et poliment raccrocha. Vivre avec un pompier, c’est vivre avec l’angoisse qu’à chaque fois qu’il part pour une intervention dangereuse, il ne revient pas. Sauver ou périr.

Alors, après avoir bredouillé un semblant d’explications à ma fille, afin de la rassurer un peu, nous avons fait demi-tour et même Lewis Hamilton n’aurait pas pu me suivre sur l’autoroute.

J’ai voulu passer à la maison déposer Alex et récupérer quelques affaires. En arrivant, je n’ai même pas prêté attention à la voiture de Karl. Elle n’aurait pas dû se trouver là mais le stress avait chloroformé mon cerveau. Le temps que je me gare, Alexandra était rentrée déposer son sac et je l’ai suivi dans la foulée. La maison était silencieuse ou presque… Visiblement, quelqu’un était là et ce quelqu’un ne pouvait être que Karl. À moitié soulagée, j’allais crier « Karl, tu es là ? » quand des petits rires à l’étage ont résonné. Alex m’a jeté un coup d’œil mais avant qu’elle ne dise quoi que ce soit, mon index sur la bouche lui a imposé le silence.

Semblable à une voleuse, je suis montée tout doucement. Mon cœur, lui, devait tourner à 200 battements minute au compteur et je sentais dans mon dos la sueur suinter sous mon t-shirt. Pas de doute, on chuchotait dans notre chambre et même pire… deux ou trois baisers qui claquent, un gémissement féminin… Mes jambes me portaient à peine. J’ai hésité quelques secondes à pousser la porte entrouverte, certaine de découvrir ce que je refusais pourtant de croire. Je sais, c’est contradictoire, mais merde qui n’aurait pas les méninges en bouillie dans cette situation.

Comme si elle était chauffée à blanc, j’ai poussé du bout des doigts la porte, juste assez pour surprendre Karl, allongé sur le dos, admirant la partenaire qui le chevauchait. Elle, ne ménageant pas ses coups de reins et trop occupée à dompter son étalon, et lui, fasciné par le spectacle et motivé par les plaintes orgasmiques, n’avaient pas encore réalisé que j’étais spectatrice.

Debout, je n’osais pas bouger me sentant tellement stupide et pas à ma place. Coupable d’être victime. Puis, j’ai senti la rage naître au fond de mon ventre provoquant un tsunami acide qui a envahi ma poitrine pour finir au fond de ma gorge. J’ai vomi un « salopard ! » qui a provoqué une panique générale. Karl sans ménagement a désarçonné sa cavalière en bégayant un « Murielle » presque comique tant il était pathétique. La garce complice s’est alors retournée. Elle avait le visage de Magali.

***

Les heures, jours, mois, années d’après ont été terribles. Passe pour les excuses jamais obtenues et les explications jamais fournies. Karl est parti tout simplement. Il a aménagé avec cette petite pute et a fermé la porte à sa propre fille. Monsieur retrouvait une seconde jeunesse et pour couronner le tout en a profité pour lui faire un gosse et nous enfoncer un peu plus dans notre burnout sentimental. Alors, la maman de Magali, on souhaite toujours avoir un mari comme Karl.

Mireille, ma sœur jumelle, s’est empressée de venir me réconforter. Mireille se délecte du malheur des autres. Le temps qu’elle consacre à pêcher chaque bribe d’informations sur les aléas, peines, colères, déceptions de son prochain lui fait oublier son quotidien de bourgeoise désœuvrée. Mireille, quand vous vous noyez, veut tellement vous sauver qu’elle enfonce votre tête sous l’eau. Est-ce la raison pour laquelle mes vrais bonheurs la dépriment ? Pourtant au fond de moi je l’aime presque aussi fort qu’elle m’exaspère.

Alex avait perdu son père et ses meilleures amies. Magali Visentin, cela allait de soi. Je pense d’ailleurs qu’il valait mieux qu’elle ne la croise pas car je sentais ma fille capable de tout. Plus surprenant, Mélanie Courget-Montaud, d’abord présente, s’était aussi éloignée au fil du temps. Je pense que nous voir en pleine déprime lui a fait peur. Comment lui en vouloir car elle avait ses propres problèmes à régler ?

Finalement, Alex a repris le cours de sa vie. Moi aussi dans un sens, mais pas le bon. Je me suis… « loquisée » et en deux ans j’ai vieilli de dix kilos à coups de clomipramine, de doxépine, de dosulepine et d’autres drogues en « ine ». Pour m’en sortir, j’ai fait de la mère de Mélanie ma psy puis ma confidente et je suis devenue adepte de la tisane au millepertuis pas forcément plus efficace qu’un médoc mais moins nocif, ce qui n’était déjà pas si mal.

Jusqu’au jour où, énervée de me voir avachie sur un canapé, Alexandra vient s’asseoir à côté de moi interrompant un James Bond en replay. Je n’aurais accepté de personne d’autre ce sacrilège mais voilà Alex et moi nous ne sommes qu’une.

« Maman, faut te bouger.

— Le sport ce n’est pas mon truc, par contre, on pourra aller marcher tout à l’heure.
— Je ne parlais pas de ça. D’ici peu, je vais partir de la maison et je n’ai pas envie de te savoir seule.
— Mais je ne suis pas seule, Alex. J’ai des tas d’amis même si je ne reçois pas beaucoup.
— Écoute Maman. Je suis la première à comprendre qu’après ce qu’a fait Papa, il faut du temps pour digérer. Seulement ça me gave d’abord parce que tu es une mère géniale et que tu ne le méritais pas. Et puis tant que tu resteras… comme ça… »

Était-elle en manque d’inspiration pour me décrire ou voulait-elle rester dans le politiquement correct ? Bon, le bas de jogging et le sweat bleu délavé ne me mettaient pas en valeur mais pour une tortue comme moi, c’était la carapace idéale, chaude, protectrice, confortable… sauf qu’à sa moue dédaigneuse j’ai compris que je ne correspondais plus à son standard de femme.

« Alors maman, j’ai pris les choses en main…

— C’est-à-dire ?
— Je t’ai inscrit sur un site de rencontres.
— Tu as fait quoi ? ai-je eu le temps d’expirer incrédule.

— Mais pourquoi et de quel droit ?

— Du droit que je m’en veux parce que j’ai fait entrer Magali dans nos vies et que tout a explosé, que je m’en veux parce que j’étais si malheureuse que tu t’es consacrée exclusivement à moi sans penser à toi. Tu étais tellement belle, Maman, élégante, lumineuse. Mes copains étaient fous de toi, ce qui m’énervait et en même temps j’en étais fière et aujourd’hui on dirait un… Un je ne sais pas quoi mais pas celle que j’admirais en tout cas… »

Alex vainqueur par KO. Elle a laissé une goutte de tristesse couler sur sa joue, puis une autre, alors je l’ai embarqué dans un méga câlin pensant sécher sa peine, au lieu de quoi nous avons fait un duo de pleureuse.

***

Davantage pour elle que pour moi j’ai validé l’inscription sur le site, convaincu que cela ne marcherait pas. Mon scepticisme d’ailleurs grandissait au fur et à mesure des demandes de contacts. Entre les vieux amateurs de cinq à sept, les frustrés de la braguette, les post ados qui imaginent qu’à la quarantaine une cougar sommeille dans une femme et enfin les maris plus attirés par l’affectivité d’une maîtresse potentielle que par l’effectivité d’une épouse raisonnable, ma vision des hommes ne s’en est pas trouvée améliorée.

Pour être totalement convaincue de l’inutilité d’une telle démarche, j’acceptais néanmoins quelques rendez-vous laissant une chance aux moins mauvais de mes contacts. Mais chaque fois, j’en revenais désabusée. Il faut dire que j’y mettais de la mauvaise volonté et mes prétendants avaient beau sortir les rames, la barque restait amarrée au ponton. J’avais envie de mettre les voiles sans qu’on me mène en bateau. Aussi, j’étais résolue à laisser tomber jusqu’à ce qu’une demande de contact retienne mon attention…

2

Fabien Lefebvre

Garanou, Vendredi 4 juillet 1975

Juillet au parfum de vacances pointe le bout de son nez. La pendule de la classe égrène son décompte. Les écoliers jettent régulièrement un œil sur les aiguilles se désespérant de ne pas les voir tourner plus vite. L’impatient bourdonnement du début d’après-midi s’est mû au fil des minutes en léger chahut, toléré par Mme Pages.

Fidèle à sa réputation de rêveur qui lui vaut le surnom de « Têtenlair », Fabien s’est enfui discrètement par la pensée et personne ne soupçonne quoi que ce soit, tant il excelle dans l’art de vous regarder sans vous voir. Son institutrice ne compte plus le nombre de fois où les évasions songeuses de Têtenlair ont provoqué son agacement. Toutefois, en le voyant perdu et vulnérable, exposé aux moqueries des autres élèves à chaque rappel à l’ordre, elle a fini au fil du temps par culpabiliser au point de prendre le parti de le laisser tranquille. Après tout, un élève placide rêvasseur vaut mieux qu’un élève turbulent assidu.

Et alors que ses copains se réjouissent à l’idée de troquer prochainement leurs habits d’écoliers à ceux de collégiens, Fabien préfère s’accrocher à son enfance en s’abandonnant silencieusement à la nostalgie pour revivre sa première rentrée des classes.

***

Il y a toujours une première fois. Premier jour, premier cri, premiers pleurs, premier câlin, premier sourire, premiers mots, premiers pas, première joie et première peine, premières découvertes, premier amour bien sûr et première trahison ça va de soi…

Avez-vous remarqué comme les premières fois se gravent dans nos mémoires, même si nous tentons vainement parfois de les cacher sous les voiles opaques de l’oubli pour en faire des souvenirs perdus ? Insensibles au temps qui passe, leurs couleurs peuvent flétrir mais ne s’effacent pas.

Notre vie n’est qu’une succession de premières fois soldées de réussites ou d’échecs, provoquant renoncements ou entêtements, répondant à nos questions ou nous questionnant sur nos réponses. Elles façonnent notre vie, nous rendent unique et humains mais du haut de ses onze ans Fabien ne le sait pas encore.

Comment oublier cette école, son école, qu’il a découverte sous le soleil pâle d’un matin frais de septembre, ce grand portail gris ardoise qui s’ouvre sur un espace de jeux aux allures de poulailler où les futurs coqs s’affrontent pendant que le reste de la bassecour piaille avec force ?

Mais surtout, comment oublier cette salle de classe mystérieuse et impressionnante, belle comme une église sans vitraux, qui à défaut de sentir l’encens, exhale une douce odeur de cire d’abeille et d’essence de térébenthine ?

Derrière un immense et vénérable bureau en chêne, posé tel un autel sur une estrade, deux tableaux noirs affrontent une armée de bancs celés à des pupitres en bois parfaitement alignés. Les casiers propres et vides attendent livres et cahiers qui s’empileront pêle-mêle.

Dessous ils serviront accessoirement de réservoir à chewing-gums, mâchouillés jusqu’à l’extrême limite de leur saveur chlorophylline et collés pour toujours dans l’oubli de quelques étourdis. Durcis et blanchis au fil des trimestres ils ne feront alors plus qu’un avec le bois.

Dessus, des encriers remplis à ras bord se préparent à colorer de bleu tout objet qui s’y plongera. Ainsi les stylos tremperont timidement leurs plumes et tatoueront des buvards avides ou des doigts maladroits. Des bouts de craie taquins y sombreront dans l’indifférence pour certains et dans des pouffements de rire pour les autres. Sur les parois, quelques prénoms et symboles gravés à la pointe du compas témoignent du passage d’anciens prisonniers scolaires en pleine révolte juvénile.

Sur sa gauche, des cartes de France découpées en départements ou veinées de fleuves et de montagnes tapissent le mur. Sur sa droite, Du Guesclin investit avec ruse un château fort, grimé en bûcheron. Fagots de bois sur l’épaule et épée à la main, il orne une gravure. À ses côtés, une armoire vitrée aux portes grinçantes propose des livres de la bibliothèque rose ou verte écrits par la comtesse de Ségur, Dickens ou Enid Blyton. Des ouvrages retraçant la grande histoire de Napoléon ou de Charlemagne côtoient quelques bandes dessinées tolérées, à condition qu’elles ne soient ni irrévérencieuses ni destinées à un public adulte. Elles racontent les aventures de Tintin, d’Astérix, des pieds nickelés ou de Bibi Fricotin.

Calée près de la porte, Mme Pagès, forte de son savoir et du pouvoir que lui confère l’éducation nationale, les observe. Ils défileront chaque matin, deux par deux, pour gagner leurs places telle une armée de soldats plombés par un volumineux sac sur le dos. Les lèvres pincées et la mine sévère de l’institutrice n’autorisent aucun doute. L’école publique, en guerre contre l’ignorance, va leur offrir des coups de sang, de la peine, des larmes et de la sueur pendant les prochaines années de primaire.

Dans ses mains elle tient une baguette qu’elle tapotera sur un mot, un verbe, un chiffre, ou qu’elle pointera, désignant un malheureux sommé d’aller réciter, calculer, écrire, à moins qu’elle ne la fasse claquer sur une table en signe de dernière sommation avant punition, afin de dissiper tout embryon de chahut, mais qu’elle n’utilisera jamais comme instrument de châtiment corporel. Ah ! L’autorité que confère la magie d’une baguette…

À cette époque où les saisons sont de saison, l’éclat d’un soleil d’automne chevauchant les Pyrénées réchauffe et éclaircit ce lieu de culte dédié au dieu « Instruction ». La quiétude et le recueillement ne sont à peine troublés que par le chuchotement inquiet des petits et par les soupirs disciplinés des grands. À travers les grandes fenêtres qui n’isolent ni de la chaleur ni du froid, on aperçoit les sommets des montagnes toujours fidèles au vert des sapins alors que plus bas bouleaux, érables, peupliers ou platanes s’embrasent et que les pieds des chênes sont chatouillés par des ceps aux arômes putrides. Dans deux à trois mois une couette au blanc immaculé viendra bientôt se poser rappelant ainsi que si nous sommes tous différents à la frondaison, nous sommes tous égaux quand arrive l’hiver d’une vie.

En cet instant, Têtenlair n’a pas encore bâti sa légende et n’imagine pas que ce jour aura la couleur de l’heureuse insouciance. Ce ne sera pas le cas du voisin pleurnichard qu’on lui a attribué. Ce dernier n’accepte pas la séparation momentanée des jupes de sa mère, quand Fabien, à l’inverse, savoure cet instant tant attendu, trop heureux de quitter une mère poule qui n’a de cesse de vouloir le cacher sous son aile. Il s’étonne et s’émerveille d’un rien. Seul l’agace déjà Julien, ce compagnon geignard de maternelle, qui plus tard se révélera être un élève médiocre, puis un ado arrogant adepte de l’insolence qui préférera sagement déclarer forfait face au mur infranchissable d’un baccalauréat technique.

Fabien sera éternellement reconnaissant à la sagesse de Mme Pages qui, ne parvenant pas à endiguer le flot de larmes de Julien, lui colle dans les mains un puzzle pour l’occuper en silence. Enfin débarrassé du perturbateur, il peut écouter la chanson de la multiplication que la classe supérieure reprend en chœur. Au cœur de sa rêverie, il l’entend encore :

« Deux fois z’un… deux, deux fois deux… quatre ».

Elle lui plaisait bien cette comptine mystérieuse même s’il ne la comprenait pas encore. Il n’a d’ailleurs aucun mal à la chanter au bout de deux répétitions, sous le regard incrédule des six ou sept gamins de son âge et devant la mine dédaigneuse des aînés. L’institutrice tente de dissimuler son premier sourire de la matinée en lui lançant un compliment en forme de cadeau empoisonné :

« Très bien Fabien. Félicitations ! Alors les grands vous voyez que ce n’est pas si compliqué ! Vous faut-il donc un petit pour vous montrer l’exemple ? »

À cette occasion Fabien a bien failli commencer une carrière de lèche-bottes à l’insu de son plein gré. Mais fort heureusement, un sens inné de l’observation lui a rapidement permis de réaliser qu’être une tronche dans le monde scolaire est nocif pour la santé physique. Les premiers de la classe, les plus résistants sont condamnés à être persécutés, et les plus sensibles à être martyrisés avec parfois la complicité passive de professeurs soumis à la loi de l’enfant roi. Aujourd’hui plus qu’avant ils sont devenus fort nombreux les enseignants « Ponce Pilate » des cours de récré et des préaux qui savent comment tout commence et tout finit hors des quatre murs d’une école.

Son père lui dira au crépuscule de sa vie : « avoir de l’esprit ne sert à rien si l’on ne sait pas se faire comprendre. Dans ce monde de fou, cela peut même se révéler dangereux car au mieux on fait des envieux, au pire on se crée des ennemis ».

Et c’est vrai que dans une société mercantile et vénale, l’esprit, ne pouvant s’acheter échappe à une grande majorité d’entre nous.

Sa mise au ban de la caste des mineurs en culotte courte et blouse bleue pour les garçons, rose pour les filles, pendant la récréation qui a suivi, lui a servi de leçon. Elle lui a évité, plus tard, baffes, vexations diverses et harcèlement de meutes prépubères quand bien même les réseaux sociaux n’existaient pas. L’imagination punitive des gamins n’a pas de limites et la jouissance de voir une larme couler sur la joue d’un premier de la classe n’a pas d’équivalent. En plus, quelle chance… les intellos, comme on les appelle, n’ont pas, en règle générale, la morphologie d’un Teddy Riner et encore moins son appétence au combat. Risque zéro pour les bourreaux.

C’était quand même bien les récrés.

Les fragiles billes de terre aux couleurs pastel, que les plus pauvres échangeront contre une lumineuse bille perroquet en verre, roulent et se heurtent provoquant des « ouais » chez les gagnants et des « pfft » chez les perdants. Ici, c’est du sérieux. On joue pour de vrai. Les grands truandent les petits et les dévalisent au grand dam des parents qui n’en finiront pas de racheter des paquets non sans avertir encore et encore que ce sera la dernière fois.

De l’autre côté, sous des jupes légères, des guiboles maigrichonnes poursuivent un palet pour atteindre le ciel à cloche-pied. Des cordes à sauter claquent et des élastiques tentent de faire trébucher des pieds agiles. Plus loin, un mouchoir en guise de chiffon est déposé traîtreusement par un facteur qui n’aurait jamais dû passer.

Mais ce qu’apprécie le plus Fabien, ce sont les mythiques osselets qu’il fera bondir encore et encore. On se moque régulièrement de lui car il est muni de petits doigts et de paumes boudinées et pourtant le daron finit toujours sa course, comme aimanté, dans le creux de sa main. C’est qu’il n’est pas avare d’entraînement préférant s’isoler dans sa chambre pour maîtriser la « balayette » et devenir imbattable. Place au roi de la « retournette » du primaire.

« À toi Fabien et grouille-toi… » Disent résignés ses adversaires quand c’est à son tour de jouer. La perspective de l’observer, impuissants, triompher tout en les privant de minutes précieuses à se distraire les crispe. Les moins fairplay préfèrent d’ailleurs subitement abandonner et rejoindre un autre groupe :

« À toi Fabien… ».

***

« Fabien… Fabien Lefebvre… »

Cette tonalité qui se mêle à celles de ses copains, il la reconnaîtrait entre mille. C’est celle de Mme Pages qui vient l’arracher à sa mutique évasion du présent.

Trop occupés à enfourner fébrilement et pour la dernière fois leurs affaires dans des cartables à l’agonie, Marie Ange, Ghyslaine, Alain, Fabrice, Jeannot, Julien, tous ceux qui l’ont accompagné pendant cinq courtes années ne se sont même pas rendu compte de sa dernière escapade. Les joues de « Têtenlair » n’auront pas à rougir malgré lui et il n’aura pas à bafouiller quelques excuses.

Lentement, avec une once de regret il glisse ses cahiers un à un dans les compartiments de son sac d’écolier. Voici le bleu pour le brouillon, le vert pour les leçons, le jaune pour les devoirs, et enfin le rouge fatal pour les compositions écrites. La trousse grouillante d’une vie studieuse s’en va les rejoindre. Elle renferme des épluchures de crayon de couleur, une gomme tavelée d’encre, un squelette de stylo au capuchon rongé par l’angoisse, des crayons de bois amputés comme toujours de leur mine et des craies atteintes de nanisme à trop se frotter aux ardoises.

Dans la salle de classe enfin muette, les attaches cartable en laiton résonne sous la pression des doigts de Fabien. D’un mouvement ample, il enfile les sangles et sort sous le fardeau d’une enfance qui s’évanouit.

Mme Pages l’attend devant la porte.

« Eh bien, tu ne veux pas partir ?

— Si, si madame. C’est juste que ça me fait tout drôle de savoir que c’est la dernière fois. J’espère juste que j’aurai des professeurs aussi gentils que vous au collège d’Ax.
— Au collège d’Ax, reprend-elle un peu décontenancé, il me semblait que tu devais aller en internat au collège de Bellevue à Toulouse.

Devant les sourcils froncés de Fabien, elle poursuit :

— C’est ce que ta maman m’a laissé entendre. Elle ne t’en a pas parlé ? Peut-être voulait-elle te laisser tranquille pendant le temps des compositions… à moins que je n’aie pas bien compris… Ou alors tes parents ont changé d’avis. »

Le poids de cette révélation lui fait ralentir le pas au fur et à mesure de la conversation comme si ses pieds portaient des chaussures aux semelles de glus. Il hésite à franchir le portail espérant en savoir un peu plus mais, consciente de la tempête qu’elle a malencontreusement provoquée dans le cerveau de « Têtenlair », son institutrice préfère couper court à la discussion. Après lui avoir ébouriffé les cheveux pour dissiper toute mauvaise pensée, elle s’éloigne non sans lui avoir conseillé de ne pas s’inquiéter et en lui souhaitant de bonnes vacances.

3

Murielle Montgauch

Toulouse, lundi 5 décembre 2011

Ma nuisette de satin noir trop légère pour l’hiver ne cache que l’essentiel et laisse une vague de frissons caresser mon corps. Je décide alors de faire un come-back dans la chambre. L’homme de mes nuits coquines dort toujours et c’est tant mieux car je peux retrouver sa tiédeur réconfortante. J’aime bien le regarder quand il est plongé dans le sommeil. À quoi rêve-t-il ?

Je n’ai plus envie de dormir mais peu importe. C’est tellement bon ces instants qui m’appartiennent, ces quelques minutes où l’esprit s’apaise entre rêve et réalité. Je m’enfonce dans la douceur cotonneuse de la couette. Parfois, on aimerait demander au temps un armistice, le répit d’un repos bien mérité, appuyer sur le bouton « pause » pour arrêter le walkman d’une femme qui avance.

Mon voisin de lit commence à s’agiter et frotte ses paupières. Je souris. Il ouvre les yeux et me rend mon sourire. Il me tend ses bras et je ne résiste pas à l’envie de me coller contre lui.

« As-tu fait de beaux rêves ?

— Je n’en sais rien. À peine t’ai-je vu que j’ai déjà tout oublié. »

Je quitte à regret le lit pestant contre ces patrons qui vous obligent à gagner leur vie. Je me surprends à chantonner du Cloclo comme quand j’étais jeune :

« Mais quand le matin, je vois le soleil le matin… »

Mon ex ne supportait pas ça. Le matin devait démarrer dans le calme et dans un silence quasi monastique. Mais aujourd’hui, c’est différent. Je peux être moi

« Mais quand le matin, je vois le ciel bleu le matin

Je respire enfin et la vie me revient… »

Mon chat nous a rejoints dans la cuisine. Qu’il accepte cet étranger qui le prive, certaines nuits, de mon lit me rassure. Gribouille ne se trompe jamais. D’instinct, les chats savent quelles sont les bonnes personnes et celles qu’il faut fuir. Karl préférait les chiens. Une raison de plus de le détester mais je n’ai pas envie de penser à lui en ce moment. Il ne mérite pas mon mépris et je ne veux pas qu’il vienne polluer ces instants de douceur.

Pendant que mon compagnon grille quelques toasts, je mets la table. De temps en temps, je l’observe sans qu’il s’en aperçoive. On ne va pas se mentir, ce n’est pas Richard Gere mais comme je ne suis pas Julia Roberts… Je lui trouve un petit charme pas désagréable.

Autant me l’avouer, Il m’avait manqué. Aussi, hier matin quand il s’était proposé de passer, j’avais dit « oui bien sûr » d’un air détaché mais satisfaite de voir s’achever cet éloignement contraint qui nous avait séparés plus d’une semaine.

Il n’y a rien de plus excitant que de se préparer pour un rendez-vous plaisir. En bonne adolescente quarantenaire, le temps d’un maquillage discret, je me fais des films en imaginant de futurs instants coquins et complices.

***

À l’heure dite et ponctuel comme à son habitude, il est arrivé les bras chargés de fines d’Oléron, d’un fraisier à se damner et d’un bouquet de roses oranges. Quelques plaisanteries, quelques baisers, quelques caresses, tout commençait on ne peut mieux, jusqu’à ce qu’il me dise :

« Faut que je te parle ».

Ce genre de phrase n’est jamais bon signe.

« Aujourd’hui, ça fait un an qu’on s’est rencontré. Un an que je n’ai pas vu passer. Je sais que ta vie amoureuse n’a pas été simple et que tu m’as dit ne pas vouloir t’engager sentimentalement plus que ça, mais… Je me rends compte que je tiens à toi un peu plus chaque jour. Quand je suis seul, je pense à toi, et quand je suis avec toi je ne pense plus à rien. »

J’ai eu envie de crier : stop. Avant de continuer le film de la soirée, je devais débriefer et réfléchir. Objectivement, depuis quand n’avais-je pas vécu ces rendez-vous que l’on attend avec impatience, où l’on échange des confidences, des sourires et des rires, des moments intenses puis doux (et inversement) qui nous font oublier le quotidien, et au quotidien nous souvenir des instants passés ensemble...

J’ai besoin d’y croire. Toutefois, cela ne m’empêche pas de penser qu’homme est rarement synonyme de sincérité ? Alors oui le petit diable dans mon oreille gauche m’a rappelé que mes ex avaient eux aussi tenu ce type de discours, en moins bien certes, mais tous les merles ne chantent-ils pas la même mélodie… N’oublie pas Murielle, m’avertissait-il, qu’une vie de femme est jalonnée d’enfoirés qui trahissent ou de lâches qui n’assument rien.

Kaliel, mon ange gardien, dans mon oreille droite, m’encourageait à oublier quarante-deux ans de trahisons, de déceptions et de larmes. Les types bien ça existe forcément et les erreurs d’hier restent les erreurs d’hier. Là, on vit l’instant présent et quel intérêt à te faire cette déclaration ? Certainement pas pour t’attirer dans son lit puisque tu l’as déjà entraîné dans le tien. Ne sois pas si méfiante.

Le diable de surenchérir : « ça tombe bien, tu ne cherches plus l’amour et tu as de bonnes raisons d’être ainsi. »

C’est son silence qui a interrompu mes réflexions.

« Tu ne dis rien ?

— Je t’écoute. Où veux-tu en venir ? »

Il hésite et je comprends qu’il hésite car ma réponse manque d’enthousiasme et de chaleur.

« Le week-end dernier, j’ai mangé avec ma fille et je lui ai révélé que j’avais rencontré quelqu’un. Je ne lui ai pas dit comment, ni où, ni même qui tu es… c’est la première fois depuis la séparation avec sa mère que je lui confie que je vois une femme et que c’est… sérieux. Enfin, je trouve que c’est sérieux. »

J’ai envie de répondre un truc pertinent mais mon intelligence vient de se faire la malle. Tant qu’il ne veut pas me présenter à sa fille, je me dis qu’il n’y a pas de quoi s’affoler.

« Et elle aimerait faire ta connaissance et se propose de nous inviter samedi soir prochain »

Un ange passe.

En parlant d’ange, le mien me conseille de répondre un « pourquoi pas, avec plaisir » quand j’aurai plutôt penché pour un « tu aurais pu m’en parler avant » assorti d’un « je ne suis pas prête » ce qui, je le concède, aurait été le prélude à une prise de tête dont seule une femme a le secret.

Je tranche :

« Il faut que j’y réfléchisse. On peut en reparler. Là, je n’ai pas les idées claires, le champagne certainement ».

Il a eu l’élégance de me laisser tranquille sur cette question, le reste de la soirée, nous autorisant ainsi à vivre quelques doux moments, plus tard, comme à chaque retrouvaille.

***

Il paraît que la nuit porte conseil, comme quoi tout se perd. Voilà ce qui nous différencie des hommes. Eux dorment quand nous, nous nous posons des centaines de questions. Pourvu qu’il ne remette pas le sujet sur la nappe du petit déjeuner.

« Voilà, dit-il en posant les toasts sur la table fier comme un chef étoilé qui aurait réussi un foie gras poêlé sur une pâte à raviole et champignons de saison, et tout ça avec amour, conclue-t-il.

— Avec amour, comment sait-on que c’est de l’amour ? Tu me dis si facilement je t’aime, et je ne te le reproche pas, mais parfois cela me perturbe.
— Comment cela ?
— Tu es passé par des moments compliqués dans ta vie, tout comme moi. Sauf que toi on a l’impression que tu vas écrire un nouveau chapitre sur une page blanche, quand moi je rature encore et encore les paragraphes précédents.
— Je comprends et je ne te reproche rien d’ailleurs. Ce sont les gens qu’on aime qui peuvent nous faire du mal et nous faire souffrir, les autres on s’en fout. Et toi tu aimais très fort. En plus, je sais pertinemment que tu ne peux pas encore faire confiance et sans confiance forcément il n’y a pas d’amour. Je n’ai pas ce problème. J’ai confiance en toi. Tu as été claire et franche dès le départ de notre rencontre et du coup je n’ai pas de raison de douter de ta sincérité. »

Il se tait et boit son café en me délivrant le sourire qui me fait craquer. Je reprends.

« En revanche, ne m’en veux pas de ne pas pouvoir te dire je t’aime.

— J’aime savoir qu’on m’aime mais aux mots je préfère les gestes. Avec le temps, ces gestes deviennent des images que j’ai plaisir à revoir quand je ferme les yeux et que je pense à toi. Notre week-end main dans la main sur une plage près de La Rochelle, tes doigts qui parcourent mon dos quand tu me racontes ta jeunesse pendant tes nuits d’insomnie, et puis surtout notre première rencontre. »

Il scrute la photo que j’ai fait encadrer dans la cuisine. Les vagues de la Manche déferlent sur la digue de Wimereux et se jettent sur des abris azur et de blanc. L’un d’eux appartenait à mon père et nous le retrouvions chaque été à la fin du mois de juillet.

« Il faudra que tu m’y amènes un jour, me dit-il. Du Nord, je ne connais que les terrils de mon grand-père. »

Radioactivity nous interrompt. Je déteste cette mélopée qu’il a choisie comme sonnerie de portable. Je la trouve annonciatrice de mauvaises nouvelles contrairement à ma « cette année-là » de Cloclo dont je suis fan absolue tout comme lui d’ailleurs. C’est un des points communs que nous avons et qui nous a fait nous connaître.

« C’est ma fille me souffle-t-il avant de répondre ». Je réalise alors un super numéro d’actrice en faisant mine de ne pas vouloir m’immiscer dans la conversation alors que mes oreilles essaient de capter les propos. À ses réponses, je devine qu’elle doit lui demander si l’invitation pour rencontrer l’araignée qui a pris dans sa toile son gentil papa est validée. Cela m’intéresse au plus haut point. Comment va-t-il lui présenter mon absence de réponse ? Je dois avouer qu’il est réglo. Il ne m’accable pas et lui explique qu’il faut faire preuve de patience, me comprendre. Il met fin à la communication puis de son écriture élégante il note l’adresse de sa fille sur un post-it qu’il colle sur la porte du frigo au milieu de ma collection de magnets.

« Au cas où tu changerais d’avis. ».

Je proteste :

« Mais je n’ai pas dit non !

— Je te connais assez pour savoir que si tu avais été d’accord tu l’aurais déjà dit clair et fort.
— Tu m’en veux ?
— Non, non, il n’y a aucun problème. Nous avons chacun notre rythme. Je dois juste m’adapter. Pour information, si tu veux nous rejoindre, je serai chez elle aux alentours de vingt heures samedi soir… »

***

Je cours chercher refuge dans la salle de bain sous prétexte que le temps file et qu’il faut se préparer pour ne pas être en retard. En vérité, je ne suis pas fière et je culpabilise. Dans ces cas-là, j’ai tendance à me fermer comme une huître et nous n’échangeons après cela que quelques banalités y compris dans ma voiture. J’ai mis la radio et j’ai même monté le son quand j’ai entendu qu’il passait ma chanson préférée de Cock Robin. Je reprends même à tue-tête le refrain :

« Tell me

You'll be there in my hour of need

You won't turn me away

Help me out of the life I lead

Remember the promise you made

Remember the promise you made »1

« Refrain prémonitoire ? » me dit-il en riant.

Je l’interroge sur son planning de la semaine et où va le mener son boulot.

« Biarritz ! Je dois rencontrer des sportifs de haut niveau qui sont dans les pré-listes de sélections pour les Jeux olympiques. Il faut que je les informe et que je les aide à gérer leur budget. Et toi ton programme ?

— Travail, travail, travail… Sinon ma sœur veut absolument me voir avant de déménager. Elle aurait quelque chose à me donner d’ultra important mais tu connais Mireille, avec elle un détail devient essentiel. Et puis j’ai rendez-vous avec ma psy. On avait prévu de faire un point quand je le souhaiterai.
— Et tu sens le besoin d’aller la voir ?
— Non. Après la grosse dépression qui a suivi mon divorce, il me fallait de l’aide. J’allais la voir tous les quinze jours, puis tous les mois. Comme ça pendant un an. À la fin, quand j’avais rendez-vous, je me disais “tout va bien, je n’ai plus besoin de ses services.” Cinquante euros plus tard, je comprenais qu’il valait mieux que je prolonge une fois de plus. »

Je marque une pause.

« Et puis je t’ai rencontré et à ta façon tu as été mon psy. Bref, avec elle, nous avions prévu de laisser passer un peu de temps. C’est comme une visite de contrôle pour vérifier si tout fonctionne correctement là-dedans », dis-je en tapotant de mon index mon front. Inquiète je lui demande :

« Franchement, j’ai évolué depuis qu’on se connaît, non ? Je suis moins d’humeur changeante par exemple.

— Franchement… Oui.
— Tu dis ça pour me faire plaisir »

Il réfléchit le plus sérieusement du monde et rectifie.

« Tu as raison, je me dois d’être franc avec toi. En vérité, tu es pire qu’au début de notre rencontre. »

Je quitte la route des yeux au risque de provoquer un accident et me tourne vers lui. En voyant ma tête et mon expression complètement horrifiée, il éclate de rire.

« Je plaisante. Je sais que tu es passée par des périodes difficiles. La façon dont tu as évolué en un an est énorme. Tu doutais de tout et surtout de toi. Tu t’agaçais d’un rien. J’étais un peu inquiet au début de notre relation. Aujourd’hui, je ne le suis plus.

— Tu n’as pas eu de chance. Je te jure que je n’étais pas comme ça avant. C’est dommage que tu ne m’aies pas connu quand j’étais plus jeune…
—