Les années de fer - Richard Poilroux - E-Book

Les années de fer E-Book

Richard Poilroux

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Beschreibung

« Les années de fer » : c’est ainsi que les historiens de la Provence désignaient la longue occupation sarrasine qui s’étendit bien au-delà de ses frontières, touchant le Dauphiné, la Savoie, la Suisse, le Piémont et la Ligurie. Ce récit, imprégné d’une époque troublée, trouve un étrange écho dans les défis de notre modernité, évoquant des thématiques telles que le terrorisme, le djihad ou « l’ensauvagement ». Sous le joug des envahisseurs, soutenus par le califat de Cordoue et solidement retranchés dans leur bastion du Fraxinetum, près de Saint-Tropez, la Provence, alors rattachée à l’empire des Francs de l’Est, endure pillages, destructions et déportations en esclavage. Tandis que l’empereur Othon reste passif, les Hauts Pays se mobilisent et résistent avec héroïsme. En 972, un événement bouleversant, l’enlèvement de Mayeul, premier Abbé de Cluny, déclenche un soulèvement général. Face à cet acte de défi, le Comte Guillaume, surnommé le Libérateur, rassemble ses troupes et franchit les Alpes à la tête de son armée. L’alliance entre les résistants et les chevaliers parvient à libérer la région et à expulser définitivement les occupants. À travers cette fresque, le lecteur est convié à revivre une lutte acharnée, empreinte de courage et de détermination, pour la liberté d’une terre et d’un peuple.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Profondément attaché à la Provence et à sa culture, Richard Poilroux partage, à travers les propos de Maistre Estienne, l’histoire méconnue des « années de fer », celle d’une invasion qui dura près d’un siècle, et de la lutte pour y mettre fin.

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Veröffentlichungsjahr: 2025

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Richard Poilroux

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les années de fer

Chronique de l’invasion

de la Provence par les Sarrasins

selon Maistre Estienne

Roman

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

© Lys Bleu Éditions – Richard Poilroux

ISBN : 979-10-422-6195-5

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À Joseph Balestrazzi, alias Guiol, le frère de ma mère,

qui rejoignit l’Armée Leclerc, mort au combat en Lorraine,

en 1944, à l’âge de 22 ans, pour la libération de la France.

 

À mes ancêtres qui vivaient à Castellane,

Senez et Le Poil, sur les hautes et rudes terres

qui furent toujours des foyers de résistance.

 

 

 

 

Carte arabe de la Méditerranée au Xe siècle

Par le géographe Al-Istakhri, Abu-Ishak al Faresi

Le triangle au Nord représente le Fraxinet dans le Var

comme territoire du khalifat de Cordoue

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Du même auteur

 

 

 

En lien avec l’histoire de la Provence :

Le Troisième Tombeau, Éditions Persée, 2017.

 

Vous pouvez contacter l’auteur et, après accord, lui adresser tout document sur des faits méconnus en lien avec l’histoire de la Provence à : [email protected]

 

 

 

 

 

Avertissement

 

 

 

Ce livre est un roman. Toutefois, il intègre une part majeure du matériau historique disponible sur cette période.

Le lecteur qui le souhaite trouvera en fin d’ouvrage une brève note sur le contexte historique, une chronologie des principaux évènements, une carte des lieux cités, ainsi qu’une bibliographie.

Après avoir hésité, nous avons choisi de prendre les noms des villes actuels au risque d’être dans l’anachronisme. Par exemple, Barcelonnette a pris ce nom quand la ville a été reconstruite par le Catalan Bérenger IV en 1231. Senez, détruite par les Maures une première fois en 812, puis à deux autres reprises, survivait sous la forme d’un bourg castral nommé Rocha Castelletti.

Nous avons aussi opté, par exemple, pour Antibes au lieu d’Antipolis et fait de même pour tous les noms latins ou grecs…

Nous avons évité de désigner les nations européennes par leurs noms actuels pour mieux ancrer le récit dans le contexte politique de l’époque.

En revanche, nous n’avons pas essayé de corriger certaines confusions de lieux rencontrés dans la Chronique sauf quand ils étaient déterminants, par exemple la confusion fréquente, chez les anciens, entre Orcières dans les Hautes-Alpes avec Orsières, une ville du Valais.

Par commodité, nous utilisons également des termes qui n’existaient pas encore, comme « féodalité » ou « Reconquista » qui apparaîtront plus tard, et même « Islam », qui n’était pas utilisé par les auteurs chrétiens de l’époque…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Écriture commencée le 14 août 2020 au Poil (04), la veille de la fête de Senez, jour de l’Assomption, et achevée en novembre 2020 à Nice, alors endeuillée par l’attentat islamiste à la cathédrale Sainte-Marie.

 

 

 

 

 

Avant-propos

 

 

 

Al-Qaïda, Jihad, territoires en sécession, débarquements clandestins sur les plages de la Méditerranée, choc des civilisations, idéalisation de l’œuvre politique de Charles le Grand, traité de Meerssen à Maastricht, prolifération des loups, remplacement de population, ensauvagement, attentats islamistes, passivité des gouvernants, bien-pensance et angélisme, réchauffement climatique, épidémies venues d’Asie, peur de l’effondrement, patriotes déconsidérés et, enfin, nostalgie des « trente années de l’âge d’or » qui avaient suivi la Libération…

Étions-nous dans les problèmes et les débats de nos années 2000 ?

Non, nous étions mille ans en arrière, au Xe siècle, dans une Provence rattachée, par le Traité de Meerssen à Maastricht à l’Empire de l’Europe occidentale. Empire dont le siège était en Germanie, qui niait les nations et avait la prétention de tout gouverner, mais qui ne protégeait pas ses frontières.

 

À partir d’un débarquement clandestin à Saint-Tropez, une vingtaine de Sarrazins venus d’Andalousie établirent l’Al-Qaïda (base militaire) dite du Fraxinet, sur la côte et le massif des Maures dans le Var. Rejoints par des bataillons venus d’Andalousie, ils allaient lancer le Djihad, envahir toute la Provence et occuper tous les cols alpins.

Ce fut la seconde invasion de la Provence, cent cinquante ans après celle, qui, venant du Languedoc, fut arrêtée par Charles Martel.

 

Loin du crédo de certains orientalisants imaginant des métissages culturels heureux, il était aujourd’hui établi que ce que la mémoire collective des Provençaux avait retenu était exact.

L’invasion des Maures ne fut qu’une succession de razzias, c’est-à-dire de raids violents, de destructions, de massacres et de déportations en esclavage des populations.

Nous avons une proche référence : nos ancêtres vécurent pendant cent longues années la barbarie que l’État islamiste avait fait vivre aux gens sous leur joug.

 

La Résistance s’organisa et quelques hauts pays comme ceux du Verdon, avec Castellane, tinrent. Toutefois, l’invasion allait s’étendre en quelques années au Dauphiné, à la Savoie, à l’Aoste, en Ligurie puis dans toute l’Helvétie.

Il faudra attendre presque un siècle, un réarmement moral et un attentat de trop, pour qu’un sursaut libérateur ait lieu.

L’enlèvement de Mayeul, le grand abbé de Cluny, considéré comme un saint, souleva les esprits.

Les moines et le clergé tinrent un rôle très actif dans ce sursaut, n’hésitant pas à prendre eux-mêmes les armes.

L’union de la Résistance populaire et de l’Armée de Libération, levée par le comte Guillaume, allait aboutir à l’expulsion des Sarrazins du Fraxinet.

Je voudrais vous faire partager la Chronique de Maistre Estienne, un chanoine de Senez, un lettré, qui était à la fois un acteur, un témoin et un penseur de cet « âge de fer et de feu ».

 

Comment avais-je pu tenir cette « Chronique de l’Invasion de la Provence et, à partir de la Provence du Dauphiné, de l’Helvétie, de la Ligurie et des Alpes par les Sarrazins du Fraxinetum, jusqu’à leur expulsion de ces pays » ?

Par un certain Marcus, une sorte de baroudeur et en même temps un médiéviste, chargé de cours dans les Universités italiennes.

Nous étions devenus amis quand il s’était proposé de faire une contre-enquête sur les thèmes de mon livre « le Troisième Tombeau ». Un roman historique, sous la forme d’une enquête sur la tradition de l’arrivée des plus proches amis du Christ, en Provence.

Nous échangions beaucoup sur la période mal connue du Moyen âge médian. Je le revoyais me dire : « Je te remets ça, il s’agit de la traduction de vieux écrits en latin, portant sur l’occupation de la Provence et de la Ligurie par les Sarrazins, un sujet qui t’intéresse, étudie-les et éventuellement vois ce que l’on peut en faire. »

 

J’acquiesçai, et emportai sans y prêter une attention particulière cette épaisse chemise de documents.

J’étais un peu piteux d’avouer que je l’avais laissée de côté pendant près de quatre ans !

Quand je m’y intéressai, à l’occasion d’une recherche, ce fut pour moi un véritable choc.

En fait, Marcus avait traduit un ensemble de copies de parchemins datant du XIe siècle reprenant des écrits antérieurs d’un moine du monastère de Saint Honorat près de Cannes. Celui-ci était un ami du moine Isarn de l’abbaye Saint-Victor de Marseille et auteur d’une chronique célèbre.

Ces textes étaient mélangés à des copies du Septième Manuscrit de Raban Maur, un conseiller de Charlemagne, mais aussi d’autres manuscrits rares comme celui dit de Déodat.

Il y avait eu un grand désordre dans la vie de Marcus à ce moment-là, dans la mienne aussi, ce qui pouvait expliquer pourquoi nous avions traité avec aussi peu d’intérêts ces documents.

 

Le matériau était des plus intéressant, quand on connaissait la rareté des textes existants sur cette période. Il s’agissait, en fait, d’une compilation de textes et de témoignages portant sur l’occupation de la Provence par les Sarazins, de leur expulsion après la bataille de Tourtour dans le Var, et la prise de l’Al-Qaïda du Fraxinet, leur base militaire dans le golfe de Saint-Tropez.

Frère Benoist avait donc transcrit la chronique d’Estienne de Riez, son maître, un lettré doté d’une grande culture, qui observait, pensait et agissait sur la chose politique, en lui adjoignant ses commentaires comme il était d’usage à l’époque.

Il relatait également les faits dont il avait été le témoin direct à la fin du Xe siècle puisqu’il combattit lui-même dans l’armée de Guillaume le Libérateur.

L’état actuel des connaissances historiques ne contredisait pas les écrits de Benoist à part quelques anachronismes mineurs sans doute dus à des initiatives postérieures de copistes.

 

Je vais donc m’efforcer de vous faire partager ce qui est certainement la relation la plus complète de l’occupation de la Provence par les Sarazins, puis, à partir de la Provence, du Dauphiné de la Savoie et de l’Helvétie, ensuite du Piémont et de la Ligurie, et, enfin, de la libération de ces pays à l’approche de l’an mil.

 

Mais laissons parler Benoist.

 

NDA : Ce n’est pas une surprise, des fragments de la « Chronique » manquent, d’autres sont trop endommagés, d’autres enfin sont inintéressants pour un lecteur actuel. Toutefois même si je ne suis pas toujours leur ordre j’ai choisi d’indiquer dans les sous-titres d’Estienne la numérotation originale des chapitres de la « Chronique ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Partie I

Occupation et résistance

 

 

 

 

Chapitre 1

Benoist de Senez

 

 

 

Je suis né à Senez, près de la ville de Castellane.

Je suis en quelque sorte un oblat.

À savoir que, comme Gerbert d’Aurillac le savant, devenu le pape de l’an mil, Sylvestre II, qui fut placé très jeune dans un monastère, j’étais encore un enfant quand ma mère me confia à l’évêché de Senez ; aux bons soins et au service de Maistre Estienne de Riez.

Chers lecteurs, vous qui ne connaissez pas la réalité de la dure et âpre vie des familles pauvres des pays de montagne, vous éprouvez peut-être de la compassion à mon égard de ce fait.

 

Bien sûr que la présence de ma mère et de mes frères m’a manquée. Mais je l’ai remerciée, tous les jours que Dieu fait de l’acte de générosité qu’elle avait accompli en me remettant au diocèse. M’emmenant, elle ne pouvait cacher ses larmes, et quand elle me serra dans ses bras avant de me quitter, je sentis tout son amour et sa peine.

 

L’on me fit débarbouiller dans un bac d’eau tiède, c’était un luxe que je ne connaissais pas ; oh, j’en avais vraiment besoin, c’était l’hiver, et du village perché dans les monts de Provence, le Peù (Le Poil ou Podium) duquel je venais, pourtant à seulement quelques lieux de Senez, l’eau ne dégelait pas à la froide saison. Nous étions à peu près propres que pendant les beaux jours, alors que nous pouvions nous baigner avec grand plaisir dans les vasques des torrents.

J’étais venu vêtu de haillons, et voilà que l’on m’enfila une robe neuve en drap de laine, et que l’on m’offrit une paire de sandales deux paires de chaussettes chaudes et de petits sabots. Tout neufs aussi !

J’ai dû toujours travailler, en tout cas être utile, avant de savoir marcher peut-être. Rassembler du petit bois, ramasser des glands puis aller chercher de l’eau, entretenir le feu puis prendre soin des plus petits…

Mon pauvre père mourut à l’âge de trente ans. Sur un chemin dans la montagne de Beynes.

On avait signalé des traces suspectes, il avait alors décidé de partir seul faire une reconnaissance. Il prenait très à cœur sa mission de veille sur les chemins d’accès d’Estoublon à Rougon pour la défense de Castellane.

Mort d’épuisement et de froid. Pourtant, il disait toujours que dans la neige il fallait marcher tant que les jambes te portent. L’on trouva son corps à demi dévoré par les loups.

Son épée courte et sa hache revinrent à André, mon frère aîné.

 

C’était un homme travailleur et courageux. Il n’avait pas son pareil pour le travail de la pierre, pour réparer les ponts et les murs qui soutenaient les chemins. Il travaillait avec trois compagnons, mais c’était toujours lui qui intervenait quand il fallait travailler attaché au bout d’une corde dans le vide des parois et des gorges.

 

Il était grand, avait le port droit, sa chevelure était de feu, et ses yeux d’un bleu intense.

Je ne l’avais jamais vu marcher sans porter une charge. Je ne l’avais jamais entendu renâcler une fois pour aller prendre la relève dans les tours de guet après une journée de travail exténuant, même les nuits d’hiver, ou pour donner un coup de main pour prêter assistance à qui que ce soit.

À sa mort, nous étions alors allés vivre chez mon oncle, le frère de ma mère qui, lui, venait de perdre sa femme en couche. Il possédait un petit troupeau de brebis et un équipement de charron.

Le village du Poil pourtant proche de Senez dépendait du diocèse de Riez, voilà pourquoi Estienne connaissait bien mon pauvre père.

 

Lors de mes premiers mois passés à l’évêché, j’avais alors à peine six ans, mon maître avait fait placer ma petite couche près de l’âtre de son scriptorium.

Je commençais aussitôt l’apprentissage de la lecture. Il ne tarissait pas d’éloge sur Charles le Grand qui avait imposé la Caroline. Cette forme de lettres simples qui rendait l’écriture et la lecture tellement aisées.

Certes, j’apprenais à lire comme tous les enfants dans le Psautier. Mais mon bon maître m’offrait plus que cela.

 

Il me demandait de lire, avant que le sommeil ne me gagne, à haute voix, la vie de saints ou de héros des temps anciens ou des temps présents.

Mot à mot et d’une voix hésitante, au début, bien sûr.

J’affermissais ainsi ma lecture et emplissais mon esprit d’histoires édifiantes.

 

Je comprenais maintenant qu’il voulait m’éduquer dans les quatre vertus cardinales des anciens Romains : Prudence, Courage, Maîtrise de soi, Justice. Il insistait sur cette dernière valeur, et aussi sur l’Honneur.

Je comprenais maintenant que j’étais à l’âge adulte et lettré, pourquoi il m’avait fait transcrire les écrits du grand Martin de Braga.

 

Mon maître travaillait sans cesse. Il ne cessait d’étudier et d’écrire.

Enfant, je m’endormais, heureux, rassuré par le frottement de sa plume sur le parchemin, avec les ombres aux mouvements paisibles de sa manche passant devant la douce lumière de la lampe à huile.

J’étais empli d’une sensation de paix et de sécurité.

 

Il me laissait libre de réciter mes prières en silence. Selon lui, la prière appartenait au Chrétien et n’avait vraiment de prix que dans le silence de son cœur et nullement soumise à l’écoute et au regard d’un autre.

Dès que je le pus, je rejoignis les deux copistes de son scriptorium, toutefois pas à temps complet. Mon maître ayant de plus grandes ambitions pour moi.

Il apprécia très vite ma curiosité intellectuelle et ma vivacité d’esprit et souhaitait que je devienne son disciple pour porter après lui ses convictions.

 

Quand j’eus une dizaine d’années, je fus autorisé à aller visiter les miens.

Je fus ému par la dureté de leurs conditions de vie. Les pauvres habits, la maigre pitance et le labeur ingrat. Ma mère paraissait vieillie avant l’âge. Mes frères étaient illettrés.

Je ne pouvais m’empêcher de penser à eux et en étais culpabilisé.

 

Mon bon Maistre vit que j’étais contrarié et que ma tête était ailleurs.

Je transcrivais alors ses méditations et sa chronique, et ma plume, habile et rapide à la suite d’un apprentissage rigoureux, devenait hésitante, mon oreille infidèle…

Je m’ouvris à lui de mes préoccupations.

Il se contenta de hocher lentement la tête. Cela signifiait qu’il m’avait parfaitement entendu et compris.

 

Un mois plus tard, il fit aller chercher ma mère et mon oncle.

Un fermier du diocèse venait de mourir et son bail arrivait à expiration.

Il proposa à mon oncle un bail à trois vies portant sur plusieurs tènements, un fond bas en prairies près du cours de la Bonde, une « jasse » (bergerie) en coteaux et un terrain plat à l’arrosant à usage de jardin.

Sur l’ensemble, on comptait de beaux noyers, des pommiers et des pruniers à pruneaux.

La « tasque » à reverser était d’un vingtième de la récolte. Volailles, lapins de garenne, et quatre porcs étant libres de droits.

 

Estienne avait imposé que sur les baux des biens de l’Église une clause soit rajoutée : aucun prélèvement n’était exigible les années où la récolte serait inférieure d’un cinquième à la récolte attendue, en conséquence d’un fort enneigement, sécheresse, gels, grêles ou orages dévastateurs

 

Mon oncle, après avoir hésité, accepta heureusement de s’engager. Il avait du mal à quitter ses terres hautes, pourtant si froides et ingrates. De laisser son appentis près du chemin qui ne voyait pourtant pas passer beaucoup de charrettes.

À Senez, leur vie changea.

 

Je fus fier de voir que ma famille se montra à la hauteur de la confiance d’Estienne. Mes frères firent prospérer le troupeau qui donnait de la bonne laine, tous montrèrent leur constance à faire produire de bonnes récoltes de racines, de fèves, de pois chiches et de fourrages.

 

Mon oncle dut installer son équipement de charron au château.

Il surveillait les fourneaux à fer de montagne de Senez et Barrême, car il connaissait les secrets de la fabrication du fer et de l’acier ; il prêtait aussi main-forte aux forgerons.

Castellane leur avait demandé de fournir un certain nombre de pointes de piques de bon métal.

Quelque chose se préparait…

Ce fut l’enlèvement de Mayeul, le Grand Abbé de l’abbaye de Cluny, qui marqua le soulèvement de la Provence et le début de la Libération.

 

Je raconterai plus loin ces évènements, auxquels je participais activement dans un détachement de l’armée de Guillaume le « Père de la Nation », que l’on honorera plus tard du titre de « Libérateur ».

 

Mon bon maître avait fait placer la ville sous le patronage de Saint Augustin, je vous expliquerai plus tard pourquoi.

 

Estienne était pressenti pour devenir le prochain évêque de Senez. Il aurait certainement accepté cette charge. Il fuyait les honneurs, mais il y avait plus d’efforts à accomplir que d’honneurs à recevoir dans ce pauvre diocèse directement menacé par les Maures qui occupaient les cols et Barcelonnette.

Il avait ceci de commun avec les seigneurs de Castellane, leur devise : en Provençal, « Toujou May d’hounour que d’hounours », « Plutôt l’Honneur que les honneurs ».

 

Après la Libération, je me retirais quelque temps du monde. Je fis, moi aussi, une retraite dans le monastère de Saint Honorat sur les îles de Lérins.

Je devais par ma présence et mon influence calmer un conflit territorial entre cette abbaye et l’abbaye de Saint-Victor de Marseille et veiller à la bonne application d’un traité de règlement.

 

Je nouais alors des liens d’amitié avec Isarn, un moine de Saint-Victor qui écrivait une chronique. Il prit ce nom en hommage au grand Isarn, l’évêque qui libéra Grenoble du joug de l’envahisseur maure.

Je raconterai, plus loin dans mon récit, les aventures que j’avais partagées avec lui.

À Lérins, malgré la victoire éclatante de nos troupes et l’expulsion des Sarrazins de leur Al-Qaïda du Fraxinet, le territoire en sécession, je restais quand même exposé à l’ennemi.

En effet, malgré la libération de la Provence, les Sarrazins venant d’Andalousie ne cessèrent de nous attaquer par voie de mer.

Mais dotés d’une nouvelle haute tour, nous résistâmes à chaque reprise. Il était vrai qu’attirés par les remparts qui devaient à leurs sens protéger des trésors, ils attaquaient par le couchant. Ignorants qu’ils étaient, de ce que malicieusement placés en bordure d’une mer qui couvrait juste pour les cacher à la vue, de redoutables récifs, l’on ne comptait plus les naufrages des bateaux des pillards.

 

L’épée en acier de Bordeaux

 

Avant de partir pour son malheureux voyage pour Rome, pendant lequel il fut capturé par les Sarrazins à Entracqua, en Ligurie, mon maître sortit de sous sa couche un long objet entouré d’une étoffe.

Il me le remit en disant : « ceci est pour toi, je te fais gardien de mon scriptorium ».

Je défis avec précautions les liens qui maintenaient le tissu. Les déroulant, une épée longue apparue, que je pris en main. Je fus surpris et fortement troublé par ce présent. J’ignorais que mon maître possédât une telle arme. Il avait dû soigneusement la polir, car son acier était semblable à un miroir, la garde ouvragée était pareillement soignée.

Il me dit qu’elle avait été forgée en acier de Bordeaux réputé alors pour être le meilleur acier d’Europe.

 

Tenant l’épée, je me sentis investi d’une mission de la plus haute importance. Je pouvais m’imaginer être un héros à l’image des « vies » dont, enfant, je faisais la lecture.

Ainsi, dame Vilborada qui défendit jusqu’à la mort les précieux écrits du monastère de Saint-Gall en Helvétie, contre un assaut des terribles Hongrois.

Son histoire était alors colportée partout, car son sacrifice était récent. Armée d’une pique, elle avait retardé l’avancée des pillards pendant que les nombreux livres et parchemins étaient transportés pour être mis à l’abri dans un autre lieu, autant que je me souvienne il s’agissait d’un monastère près de Constance.

 

L’abbaye bénédictine de Saint-Gall était alors une des plus importantes et anciennes abbayes bénédictines, car fondée au moins cent ans avant le sacre de Charles le Grand (Charlemagne).

Ses maîtres étaient réputés pour leur science et leur enseignement des belles lettres, des arts et surtout de la musique et du chant.

Mon maître avait tenté, en vain, d’échanger directement avec cette abbaye, dont l’abbé, outre le grec et l’hébreu, maîtrisait également l’arabe.

Estienne voulait être éclairé sur certains points de la doctrine de l’Al-Coran. Le courrier venant du Sud ne passait plus. Il avait quand même connaissance des travaux par l’entremise de son ami Mayeul, le grand abbé de Cluny.

Les moines venant d’Angleterre ou d’Irlande pour copier les manuscrits de Saint-Gall faisant halte à Cluny sis en Bourgogne septentrionale.

 

Mais revenons à l’épée dont me fit présent Estienne de Riez.

Qui aurait pu prédire que des clercs, des gens de paix, allaient, en Dauphiné et Provence porter et manier des armes ?

Alors que, suivant la doctrine de Cluny, nous étions les plus fervents et zélés porteurs de la Paix et de la Trêve de Dieu ?

Les plus ardents pourfendeurs des guerres des seigneurs et des puissants qui endeuillaient et plongeaient dans la misère, la douleur et la détresse, les pauvres populations ?

 

Oui, il m’était possible de penser alors que, si les Sarrazins nous attaquaient, je pourrais me joindre aux groupes de défense et user de cette arme pour défendre Senez, ses habitants, sa cathédrale, son scriptorium.

De là à imaginer que je la sortirai de son vieux fourreau de cuir, pour la brandir aux côtés des combattants de la Libération !

C’était pourtant ce que j’allais faire quelques années plus tard, en encadrant un détachement de volontaires qui combattra jusqu’à la Libération de la Provence, avec l’Armée des Chevaliers et l’Armée populaire.

 

C’était encore avec cette bonne épée que je participerai à la bataille décisive de Calatanazor, dans la vieille Castille, aux côtés de nos frères d’outre-monts.

 

 

 

 

 

Chapitre 2

Maître Estienne de Riez

 

 

 

Maître Estienne était né sous une bonne étoile.

La Providence fit qu’il vint au monde à Riez en 910, la même année que notre grand Saint Mayeul naissait, lui, à Valensole, la ville la plus proche.

Nés presque le même jour à trois lieues l’un de l’autre, ils mourront tous deux presque en même temps, âgés de quatre-vingt-quatre ans !

Alors que même nos grands seigneurs et rois dépassaient rarement la cinquantaine.

Il passa son enfance et son adolescence à Riez.

Sa famille était une famille de propriétaires libres (alleutiers) comme celle de Mayeul, mais beaucoup moins riches.

 

Les siens se vivaient toujours comme étant des Gallo-Romains.

Il lui plaisait de dire qu’à peine six ans après l’Incarnation, les habitants de la vieille Provence étaient citoyens romains de plein droit.

Il était fier de rappeler que pendant le règne de Gontran, un petit fils de Clovis, et sous le gouvernement du patrice Mummolus, ses ancêtres se distinguèrent à la bataille victorieuse qui écrasa l’armée d’invasion des Lombards et des Saxons venus d’Italie par le col de l’Argentière. Cette bataille se déroula prés de Riez, à Estoublon, sur la voie romaine qui reliait Digne à Riez ; elle sauva le pays d’une nouvelle invasion barbare.

 

À l’âge de six ans, il avait pu commencer à apprendre à lire et écrire le latin dans une école attenante à la cathédrale, créée sous le règne de Charles le Grand.

Le diocèse de Riez, comptait alors de bons lettrés et de bons professeurs. Il y fit de solides études. Il eut l’immense bonheur de partager, enfant, les mêmes bancs d’école que le grand Mayeul, de partager avec notre saint homme les joies enfantines.

Comme celles de patauger dans le Colostre pour en capturer les truites ou rejoindre Valensole, perchés tous deux sur la même mule.

 

Il ne partagea pas longtemps ces joyeux moments, malheureusement ; car comme vous le savez, notre Saint Mayeul à peine âgé de dix ans perdit ses deux parents, assassinés dans une expédition punitive de familles bourguignonnes installées sans droit ni titre par le roi de Bourgogne-Provence.

 

Même après avoir été promu grand abbé de la prestigieuse abbaye de Cluny, Mayeul n’oubliera jamais son Estienne ; il fallait vous dire qu’il avait conservé à Valensole sa maison natale et des droits sur une église.

Mon maître entra ensuite au monastère de Lérins sur l’île Saint Honorat, près d’Antibes.

Ce monastère était un haut lieu de la chrétienté. Il eut l’honneur d’être fréquenté par de grands personnages de notre sainte mère l’Église ; pour les érudits qui venaient du nord de l’Europe, il était une étape obligée sur le chemin de Rome.

Saint Patrick qui évangélisera l’Irlande y étudia et médita deux belles années, ainsi que Benoit de Bishop, ceci pour dire l’influence de ce noble et antique établissement.

 

Avec le monastère de Saint-Victor à Marseille et celui de Montmajour, Lérins restait un haut lieu du savoir malgré les attaques incessantes des Sarrazins.

Par ces temps de barbarie qui n’en finissaient plus depuis le jour néfaste de la chute de Rome, ces lieux restaient, heureusement, les conservatoires du savoir.

Estienne apprit aussi à être suffisamment fort et calme d’esprit, pour étudier et méditer les Saintes Écritures et les classiques tout en étant sans cesse exposé au « souffle de la bête ». Il désignait comme cela le risque permanent de subir une attaque, et si le monastère cédait, d’être, tué, violenté, castré, déporté…

Et le monastère de Saint Honorat était placé sur la mer et donc exposé aux attaques navales.

 

Si Lérins était exposé aux incursions par voie de mer, il était aussi tout près du Fraxinet, le Territoire Perdu, d’où surgissaient tous les jours que Dieu faisait ses sinistres bandes de pillards mahométans.

 

Le Fraxinet désignait le territoire solidement occupé et défendu par les Sarrazins, qui comprenait le golfe de Saint-Tropez, et l’ensemble du massif des Maures, dont la Garde Freinet.

Mais dans le haut pays, les montagnes ne nous protégeaient pas.

Notre petit diocèse alpin, tout comme celui de Glandevés, se trouvait aussi tout près de leurs gueules : les Sarrazins avaient un établissement à Barcelonnette et s’incrustaient très souvent à Allos. À savoir sur les terres même du diocèse.

Le paisible Senez était devenu une marche de guerre.

 

L’évêque de Fréjus duquel dépendaient les îles de Lérins, recommanda Estienne à l’évêque de Senez, à moins que ce ne soit Mayeul lui-même. Choix soutenu par les seigneurs de Castellane et de Senez.

Estienne accepta volontiers. Il rejoignit le chapitre des Chanoines avec le titre de rector.

Il se dépensa sans compter dans l’administration du diocèse, le renforcement de son rayonnement moral, la sauvegarde et l’embellissement de sa cathédrale. Il lui plaisait qu’elle fût achevée l’année du sacre de Charles le Grand en l’an 800.

Il galvanisa les énergies pour la construction d’un bourg castral. Nous étions fiers, nous, les gens de Senez, de notre château fort, modeste, mais flanqué de quatre tours de défense, des maisons qu’il ceinturait pour protéger la population menacée.

Les artisans s’y étaient repliés, fileurs et tisseurs de laine, menuisiers, tailleurs de pierre, et surtout les forgerons qui ne chômaient jamais et forgeaient jours et nuits outils et lames de bon acier.

Avec les Castellane qui verrouillaient la vallée du Verdon et leurs alliés l’idée était simple : que les Sarrazins qui parcouraient la vallée de la Durance et de l’Ubaye soient interdits de la vallée du Verdon.

Je repensais à toutes ces moissons menées à un rythme effréné par tous les habitants, hommes, enfants, femmes et vieillards, à la faux, la faucille, le couteau, et les charges de grains montés au pas de course, aux greniers de notre château, la peur au ventre, mais dans une pagaille joyeuse, sous la surveillance des guetteurs.

Les Occupants menaient leurs razzias à la belle saison pour s’emparer de nos récoltes ; et c’était nous qui moissonnions et engrangions à la façon des voleurs notre propre grain, si dur à voir pousser et mûrir sur nos terres ingrates.

Et puis il y avait son scriptorium.

C’était pour l’aider avec mes petits moyens que je fus pris à son service.

 

Estienne disait que Dieu avait fait l’homme pour s’élever, et que l’homme ne s’élevait avant tout que par la méditation et l’étude. L’homme était fait pour apprendre, et étudier, apprendre et réfléchir, apprendre et comprendre, cela jusqu’à la dernière minute de la vie qui lui avait été donnée.

C’était cela pour lui l’humaine qualité.

Il disait que la prière était le repos de l’esprit, mais que l’on ne pouvait pas passer toute sa vie à se reposer.

Mon maître ne connaissait pas seulement l’Ancien et le Nouveau Testament et les traités des Pères de l’Église.

Il avait un savoir immense. Il appelait sa bibliothèque « mon pauvre scriptorium » alors qu’elle comptait plus de trois cent cinquante codex et au moins quatre cents parchemins !

Et lors de ses voyages et retraites, il en avait étudié bien d’autres !

Il connaissait de nombreux écrits des auteurs grecs, je retranscrivais des œuvres de Ptolémée, d’Aristote, de Posiodonos, de Platon, et des auteurs latins, comme Cicéron, Virgile, Saint Augustin et surtout ceux d’Isidore de Séville l’évêque de l’époque des rois wisigoths… Mais aussi les écrits de Grégoire de Tours, de Bède le Vénérable, d’Hincmar l’évêque de Reims…

 

Pour me faire plaisir, mon maître me laissait contempler sans fin les enluminures et miniatures des manuscrits du grand Raban Maur, j’étais émerveillé de la richesse des couleurs et des traits.

Je comprenais ainsi par moi-même que pour créer autant de savoir et de belles œuvres, l’Homme avait bien été créé par Dieu à son image.

 

Je n’avais pas compté aussi tous les antiphonaires et capitulaires, les compilations de coutumes et arrêts de règlement des Parlements et de la Diète qui régissaient les droits de chacun.

Et puis il y avait un petit codex qu’Estienne cachait avec les traités d’astrologie, un traité d’Alchimie ; mon maître me disait d’un air malicieux que ce livre avait une odeur de soufre. Je ne comprenais pas pourquoi il éclatait de rire quand il me surprenait à le renifler.

 

Pour mon maître, peu de repos. Après l’activité diurne, la surveillance des travaux de construction de défense et des travaux d’aménagement agricoles, les prières et les messes qui rythmaient la course du soleil, après le repas du soir pris en commun au réfectoire, et le dernier office, la lampe à huile s’allumait, et, tard, très tard dans la nuit, alors que je ne pouvais plus empêcher mes yeux de se fermer, sa plume grattait la peau des parchemins ou le vélin des codex.

 

La nuit était le temps de la rédaction des missives. Estienne avait une correspondance régulière avec beaucoup de clercs et de laïcs. Des autorités du clergé séculier et des moines, de l’empire germain et romain, du Languedoc, de France et d’Espagne.

Toutefois, lors de ces derniers temps, les échanges épistolaires s’étaient multipliés avec certaines personnes et j’en compris le sens.

Mon maître était maintenant hanté par une idée : La Provence et le Dauphiné couraient le risque de disparaître.

Le temps jouait contre les chrétiens.

Tergiverser était devenu mortel.

La population ne cessait de décroître, laminée par les enlèvements, les massacres, les déportations, les famines et les maladies dues aux razzias permanentes lancées depuis plus de quatre-vingts années sans trêve ni répit à partir du Fraxinet.

 

Pendant que les Provençaux s’affaiblissaient et se clairsemaient, l’enclave de l’Al-Qaïda du Fraxinet, le Territoire Perdu, se renforçait ; des familles venaient d’Alicante pour s’installer. Les renforts venant de l’Al-Andalus grossissaient les rangs des colonnes des combattants de l’Al-Jihad, et les attaques devenaient de plus en plus nombreuses et brutales et frappaient de plus en plus loin…

 

Plus grave pour nous, les villes de Fréjus et de Toulon qui avaient réussi à résister pendant des décennies au prix de sacrifices incommensurables étaient tombées et leurs pauvres populations tuées ou déportées.

 

Dans l’année 952 de l’Incarnation, l’Helvétie entière était tombée aux mains des Sarrazins.

Ils étaient aux portes de la Germanie.

 

Ne pensez pas qu’Othon envoya une armée pour régler le problème ! La réponse d’Othon, l’empereur de l’Europe, sera d’envoyer une mission d’ambassade à Cordoue !

Grenoble était occupé, les cols des Alpes du Nord au Sud, l’Aoste, la Suisse, et une partie de la Ligurie.

Il fallait un sursaut.

 

Mon maître, donc, s’épuisait en échanges avec des personnages qui pouvaient l’aider à comprendre et à agir sur les évènements.

Il correspondait avec Liutprand l’évêque de Crémone, ambassadeur près du Basileus (Empereur) de Constantinople pour l’Empereur Othon.

Liutprand était lui-même en relation constante avec l’évêque mozarabe Raimondus de Grenade dans le khalifat d’Hispanie.

 

Estienne échangeait avec un certain Lévy de Narbonne un rabbin de cette ville, qui, lui-même, correspondait régulièrement avec un rabbin de Cordoue proche de Hashdaï, qui occupait de hautes fonctions dans le khalifat, et aussi avec Simon, un Juif sévillan informé des affaires du khalifat de Bagdad.

Levy de Narbonne échangeait volontiers ses informations, car mon maître correspondait aussi avec son ami d’enfance, Mayeul.

Et Mayeul de Valensole avait été nommé Grand Abbé de l’Ordre de Cluny ; il était un conseiller de l’Empereur Othon et un ami intime de Guillaume le comte de Provence.

Mayeul, par ailleurs, était aussi un conseiller du roi de France.

C’était pour cela que Mayeul fut d’ailleurs surnommé « l’Arbitre des Rois » !

Ce Grand Abbé qui pouvait ainsi sonder les reins et les poumons de tous ces hauts personnages partageait ses observations avec mon maître ; lequel donnait de temps à autre des informations utiles à Lévy de Narbonne qui l’instruisait en retour.

 

En conséquence, Maistre Estienne de Riez, dans son modeste et reculé diocèse de Senez était certainement l’un des hommes les mieux informés du sort de l’Europe.

Et les nouvelles étaient alarmantes.

Selon Lévy de Narbonne, le khalife de Cordoue était bien derrière les soi-disant « pillards incontrôlés » du Fraxinet.

En Asie, le khalife de Bagdad se réjouissait de la décomposition de l’empire des « Frengis » (Francs) et de celui des « Roumis ». (Grecs et Romains.)

Othon, le proclamé empereur de l’Europe, n’avait pas compris la gravité de la situation ; c’était un faible et un indécis, et le khalife de Cordoue le savait.

Il allait même s’en amuser.

 

Mûrissait chez les mahométans l’idée de s’emparer de la région provençale et alpine des Gaules pour en faire le coin qu’on enfoncerait pour fendre le bois pourri de l’Europe en deux.

Et l’Europe était déjà prise en tenaille par le khalifat d’Espagne au couchant et par les armées islamistes du Levant qui finiraient bien par s’emparer de Constantinople.

Ce n’était plus qu’une question de temps. Un temps compté en années ou dizaine d’années !

 

Estienne était maintenant rongé par une volonté fébrile ; par l’intermédiaire de Mayeul et d’autres il devait s’employer à convaincre l’empereur et Guillaume, le Comte de Provence, de lever une armée et de passer les Alpes pour chasser les envahisseurs.

 

Mais voilà que je m’écartais de mon sujet, moi-même emporté par le sujet qui hantait mon maître.

J’allais vous apparaître un peu fou, mais pour comprendre Estienne, mon maître aimé, il fallait connaître sa gentillesse et ses petites gourmandises, son émerveillement devant le bonheur d’être à l’existence à partir de simples et bonnes choses de la vie : quelques heures passées dans la tour de guet à observer dans le ciel pur du Mont Denier les constellations, le parfum d’une brouillade de truffe, le sourire d’un enfant, et moi-même j’ai été cet enfant, devant sa gentillesse et le plaisir de quelques friandises…

Il fallait connaître aussi les évènements terribles qu’il avait pu subir et sa façon de les traverser.

Notamment sa capture par les Sarrazins à Eze.

 

La capture d’Estienne